12ème Lettre
p. 100-106
Texte intégral
1Toulouse le 19 avril 1788
2Monseigneur,
3quoique j’aie paru ne pas faire beaucoup d’attention aux temples, en ne donnant à Votre Grandeur qu’un détail très rapide de quelques églises auxquelles je n’ai donné qu’un coup d’œil, j’ai cependant consacré un jour entier pour faire la visite de[s] sept églises privilégiées1 dans lesquelles on fait dans tous les tems de l’année les stations comme pendant le jubilé. Ces sept églises sont St Pierre, Saint Jean de Latran, Ste Marie Majeure, St Paul, St Sébastien, Ste Croix en Jérusalem et St Laurent hors-les-murs [fig. 11]. Il faut les avoir parcourues dans un jour ecclésiastique, c’est-à-dire depuis les premières vêpres jusqu’au soleil couché du lendemain. L’insalubrité de l’air qu’on respire aux environs de Rome empêche le concours pendant l’été : mais on y fait plusieurs pèlerinages pendant le carnaval. Il s’y rend plus de deux mille personnes, dont la plupart paraissent très recueillies. Il en est même qui font ce voyage nuds pieds. Les Philippins dirigent toute cette troupe dans sa marche. Une riche fondation a pourvu pour chaque année au dîner qu’on prend dans le cours de la route2. Tout s’y passe avec le plus grand ordre [fig. 12].
4Nous visitâmes à pied l’église de St Pierre, et comme il nous étoit impossible de nous rendre sans voiture le lendemain dans les autres églises je pris deux missionnaires avec le directeur du petit séminaire de Bordeaux pour m’accompagner dans un carrosse. Le chanoine, très bon marcheur, avoit fait son pèlerinage tout seul, parce qu’il vouloit aller ce jour là à Tivoli, où il alla en effet. Nous partîmes de bonne heure pour aller à St Paul à trois ou quatre mille[s] environ de Rome. Les religieux bénédictins qui la desservent n’avoient pas ouvert leur église, parce qu’ils étoient en ville3. Ils passent quatre mois à Rome et ne se rendent1 que pour l’office canonial. Nous continuâmes la route environ un mille et demi jusqu’à l’église des trois fontaines [fig. 13]4. C’est le lieu où St Paul fut décollé. Nous y vîmes la colonne sur laquelle on lui trancha la tête et les trois fontaines qui marquent les lieux sur lesquels elle se fléchit. Il y a dans la même enceinte de muraille[s] deux autres églises5, je ne les vis presque pas, parce que je craignois la fièvre qui attaque sans miséricorde les étrangers dans cette saison.
5Nous repartîmes pour revenir à St Paul. Il paroît bien que cette église n’est pas dans Rome, elle a de beaux restes, mais elle est mal entretenue. Elle est fort large et fort haute, mais sans lambris. Les bas-côtés sont séparés par une longue enfilade de colonnes. Ses deux grandes nefs expriment la forme d’un T. La partie qui en fait la tête a trois chapelles sur une même ligne et une à chaque extrémité. On y montre un crucifix qu’on dit être miraculeux et d’assez belle sculpture6. Les portraits de tous les papes, rangés par ordre de succession dans le haut de l’église7 font à peu près le même effet qu’une litre.
6Au point qui réunit la tête du T à son pied, on trouve la confession de St Paul. Sa décoration est une faible imitation de celle de St Pierre. Nous célébrâmes la messe dans cette église2. Nous en sortîmes aussi vite qu’il fut possible et nous n’y laissâmes qu’un seul clerc ; nous montâmes dans notre voiture pour aller à l’église de St Sébastien. Nous avions besoin de nous rafraîchir, nous trouvâmes dans notre voiture d’excellentes provisions, dont une bonne partie servit3 à notre domestique et à notre cocher, pendant que nous fîmes quelque visite de dévotion. Il me parut que nous avions fait plus de trois mille[s] lorsque nous entrâmes dans l’église du St Martyr, et que nous étions à une égale distance de Rome. L’église est peu vaste et peu ornée, livrée à un sacristain pendant tout l’été à cause du mauvais air, auquel les moines qui sont propriétaires de ce lieu ne veulent point s’exposer.
7Ce sacristain nous fit voir beaucoup de réliques et nous conduisit aux catacombes. On les regarde comme les plus précieux de Rome ou des environs : nous descendîmes par un degré de vingt à trente marches, portant chacun un cierge à la main, et nous entrâmes dans un roc taillé de la largeur de trois pieds, haut quelquefois d’une toise, quelquefois plus bas. Nous fîmes plusieurs circuits ; nous vîmes dans un cul-de-sac un petit oratoire dans lequel St Philipe de Nery8 venoit fréquemment faire son oraison. Ces souterrains forment un vrai labyrinthe. Il faut un homme expert pour trouver une issue. Le plan que nous vîmes tracé représente un terrein de plus de trois lieues quarrées, percé en différens sens4, et les routes assez proches les unes des autres. Nous vîmes en parcourant ces sentiers plusieurs loges taillées dans le roc à la hauteur de trois pieds. Elles me parurent de six pieds de long sur dix-huit pouces de haut et vingt pouces de large. C’est dans ces dépôts qu’on conservoit précieusement le corps des fidelles qu’on croyoit morts dans la grâce de Dieu. On distinguoit les martyrs par une bouteille pleine de sang. On mettoit quelquefois des inscriptions sur la pierre qui scelloit le sépulchre. Parmi les tombeaux qui sont encore intactes, on remarque celui d’une Sainte Cécile9. On ne peut se méprendre d’aucune façon sur cet article. Il y a des loges plus petites, dans lesquelles on déposoit le corps des enfans.
8Un sentiment de respect et d’effroi naît à l’aspect de ces lieux dans le cœur des chrétiens, qui rapellent le tems de la persécution. L’obscurité du lieu, la difficulté du travail, la nature du toit5 sous lequel on se promène, la sainteté héroïque de ceux dont les corps y ont occupé une place, la foy de ceux qui venoient s’y réfugier, soit par la crainte de succomber aux violences des persécuteurs, soit pour s’animer au combat le plus opiniâtre, l’idée de la force des évêques et des prêtres qui venoient y offrir le divin sacrifice, et la piété du troupeau qu’ils nourrissoient de leur parole, et du corps de Jésus-Christ, faisoient tous à la fois, dans mon cœur et dans mon esprit, les plus vives impressions. Ces hommes, dont le monde n’étoit pas digne, se déroboient à la vue des hommes, mais ce n’étoit pas par lâcheté ni pour trahir la cause de Jésus-Christ : ils brûloient d’amour pour lui, ils s’ensevelissoient tous vivans, afin de reparoître plus forts : ils venoient ici répandre leurs larmes, former leurs vœux, et bientôt après, leurs [sic] corps ensanglanté venoit occuper une place qui leur assurait les hommages des saints et de laquelle ils ne devoient sortir que pour passer du centre de la terre sur nos autels et de l’échafaut6 à la gloire. Je me représentois le zèle des chrétiens qui, sans faire attention à leur âge et à leurs tempéramens, bravoient les difficultés des saisons, des chemins, des lieux, de leurs parens, des étrangers et de leurs affaires, pour venir adorer Jésus-Christ en esprit et en vérité. J’admirois la providence de Dieu qui donne du courage à ceux qui le cherchent et, passant du tableau des7 chrétiens des premiers siècles à celui de nos jours, je ne pus m’empêcher de dire : o tempora, o mores. Nous parcourûmes quelques tems ces lieux de dévotion et je n’en sortis qu’avec un désir plus fort de servir Dieu. On a une manière de penser bien différente de celle du monde lorsqu’on réfléchit sérieusement8 sur ce que les saints ont fait pour Jésus-Christ.
9C’est à l’école de ces généreux confesseurs qu’il faudroit envoyer ces mondains lâches pour tout ce que la religion leur prescrit, et si pleins de feu pour tout ce que la vanité du monde peut introduire. Les prétextes qu’on pourroit apporter pour excuser sa nonchalance devraient disparaître. On peut leur répéter ce que St Paul disoit aux Hébreux en rapellant les vertus des Patriarches et des Prophètes, quoique le détail pourroit en être bien plus riche dans la nouvelle loi que sous l’ancienne. Oui, c’est au milieu des catacombes qu’on dirait, avec bien d’éloquence, aux pieds des tombeaux de nos Saints per fidem adepti sunt9 repromissiones, obturaverunt ora leonum, extinxerunt impetum ignis, effugerunt aciem gladii, convaluerunt de infirmitate, fortes facti sunt in bello, castra verterunt exterorum, acceperunt mulieres de resurrectione mortuos suos. Alii autem distenti sunt non suscipientes redemptionem, ut meliorem invenirent resurectionem. Alii vero ludibria et verbera experti, in super et vincula et carceres, lapidati sunt, secti sunt, tentati sunt, in occisione gladii mortui sunt : circuierunt in melotis, in pellibus caprinis, egentes, angustiati, ad flicti ; quibus dignus non erat mundus : in solitudinibus errantes, in montibus et speluncis et in cavernis terrae10.
10Oui, nos chrétiens ont surpassé les juifs ; ils ont suivi le précepte de l’apôtre : a[d]spicientes in au[c]torem fidei et consummatorem Jesum11. Ils l’ont vu de plus près, ils l’ont suivis [sic], peut-on avoir un autre maître, un autre modèle, un autre but, après qu’on a eu le bonheur d’être éclairé des lumières de la foy ?
11Vous voyez, Monseigneur, que je ne sais point captiver ma plume ; quel écart ! Elle imaginoit apparement composer un sermon, non une histoire ; il faut lui pardonner quelque chose. C’est la religion qui la guide. Elle voudrait pouvoir se transformer toute en sentimens, en retraçant des objets plus dignes de l’admiration d’un chrétien que tous les chefs-d’œuvre de l’art que les amateurs admirent dans Rome.
12Il nous restoit encore quatre visite[s] à faire. Nous revînmes à notre maison de Monte Cavallo et nous nous10 disposâmes à faire à pied le reste de notre pèlerinage. Nous allâmes à Sainte Marie-Majeure, et à St Jean de Latran : à peu de distance nous trouvâmes dans un lieu fort désert l’église de Ste Croix de Jérusalem. Il fallut traverser pour cela la Voie Latine et quelqu’autre dont j’ignore le nom. Nous la trouvâmes absolument déserte. L’église est jolie, mais elle n’a rien qui soit absolument remarquable. Après que nous y eûmes fait nos prières nous dirigeâmes notre route vers St Laurent hors-des-murs ; nous longeâmes pendant trois quarts d’heure les murailles, nous ne vîmes personne. Elles sont bâties en brique et très élevées. Les câpriers y viennent très abondamment et sans culture ; voilà tout ce qu’on peut dire des remparts de la ville la plus belliqueuse de l’univers. S’il n’y avoit pas des martyrs à visiter dans les environs ils ne seraient vus que par quelques habitans du pais qui n’y paraissent que dans la plus grande nécessité.
13Nous arrivâmes un peu tard à l’église de St Laurent. Ce temple est placé dans un lieu très bas, il est si humide qu’il a fallu transporter beaucoup de terre pour élever le chœur de cinq pieds et qu’on a enterré en bonne partie les colonnes qui supportent une galerie. On montre différentes choses relatives au martyre de St Laurent. Nous n’eûmes pas le tems de nous y arrêter. Nous arrivâmes vers la nuit assez fatiguéz, et nous ne trouvâmes presque personne. Il faut sans doute qu’on se dédommage dans les saisons moins rudes des voyages dont on se dispense pendant l’été.
14Il sembleroit qu’un pèlerinage aussi long devrait être fort agréable aux environs de Rome ; mais il n’y a presque rien qui plaise à l’œil ; quelques monumens qu’on y rencontre n’excitent guère la curiosité d’un homme qui fait un voyage de dévotion. Les villa qui sont sur le chemin d’Ostie sont très simples. Le terrein est très irrégulier, sans arbres, sans haie, c’est une espèce de monotonie. Il y a plus d’art et de verdure du côté de St Laurent, mais c’est peu de chose. L’air est partout très mauvais : c’est sans doute la cause qui rend ces contrées presque sauvages.
15Vous imaginez, Monseigneur, que je ne peux vous rendre compte de plusieurs lieux de dévotion qui se trouvent à Rome. Je n’ai pas eu le tems de les parcourir ; c’est beaucoup que j’aie pu prendre sur mes affaires ce jour tout entier. Je vais bientôt parler du Bienheureux Labre, mais à condition que Madame la Marquise ne dise plus que le portrait que je lui en donnai étoit habillé à la M...
16J’ai l’honneur d’être etc.
Notes de bas de page
1 Cfr. P. Pecchiai, Roma nel Cinquecento, Bologna 1948, pp. 368-371 ; C. Gasbarri, La visita Filippina delle sette chiese, Roma 1947, p. 9 ; cfr. anche il poemetto di Carlo Goldoni del 1764, La visita delle sette chiese.
2 Il convito si svolgeva a Villa Mattei, ora Celimontana. Esso è illustrato in un quadro conservato nella casa dei padri dell’Oratorio di Roma. Cfr. C. Gasbarri, L’Oratorio Romano, Roma 1963, pp. 38 e 388.
3 I monaci risiedono stabilmente nel monastero di S. Paolo solo dal 1914 ; in precedenza, nei mesi estivi erano ospitati a S. Callisto in Trastevere a causa della malaria, assicurando però il culto e la vigilanza della Basilica.
4 La chiesa di S. Paolo alle Tre Fontane fu data in proprietà alla basilica di S. Paolo da Leone Magno, per poi passare, all’epoca di s. Bernardo, ai Cistercensi. Eretta nel V sec. sul luogo del martirio dell’Apostolo, fu rifatta nel 1599 da Giacomo della Porta.
5 La chiesa dei SS. Vincenzo e Anastasio e quella di S. Maria Scala Coeli.
6 Il crocifisso miracoloso si trova tuttora nella basilica, nella cappella del SS. Sacramento. Cfr. F. Mancinelli, Arte medievale e moderna, in Boll. Musei e Gallerie Pontificie, I, 1959-1974, pp. 90-111.
7 Gli antichi ritratti ad affresco dei pontefici, in gran parte distrutti dall’incendio del 1823, sono stati sostituiti con mosaici. I medaglioni superstiti sono conservati nel Museo di S. Paolo. Cfr. L. De Bruyne, L’antica serie di ritratti papali della Basilica di S. Paolo f.l.m., Città del Vaticano 1934.
8 Al primo piano delle catacombe una lapide indica la cripta in cui, tra il 1540 e il 1550, s. Filippo Neri trascorreva molta parte della notte in preghiera.
9 La Cripta di S. Cecilia. Cfr. S. Northcote, Les catacombes romaines, Paris 1859, pp. 117-120 ; O. Marucchi, Catacombe romane, Roma 1933, p. 187 sgg.
10 Ad Hebraeos, cap. XI, vv. 33-39. Nella citazione sono omesse, dopo « per fidem », le seguenti parole : « vicerunt regna, operati sunt iustitiam ».
11 Ibid., cap. XII, v. 2.
Notes de fin
1 Ms. : ne se rendent scritto due volte, una cancellata.
2 Ms. : église corretto su chapelle.
3 Ms. : servit aggiunto.
4 Ms. : sens scritto due volte, una cancellata.
5 Ms. : du toit lettura incerta.
6 Ms. : echafaut corretto su parola illeggibile.
7 Ms. : premiers cancellato.
8 Ms. : sérieusement aggiunto con segno di richiamo R.
9 Ms. : adepti sunt aggiunto.
10 Ms. : nous aggiunto.
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