Chapitre 6. Rome1
p. 68-74
Texte intégral
1C’est à juste titre que Raphaël est l’idole des artistes venus à Rome de toutes les nations de l’Europe pour s’y consacrer à l’étude de l’art, et que son culte a pour sanctuaire le Vatican. Dans leur patrie, ces artistes pouvaient se bercer d’illusions, proclamer « Anch’io son’ pittore ! » (moi aussi je suis peintre !) ; certains osent encore le dire à Rome, mais nul ne peut plus l’affirmer dans les salles qui portent le nom de Raphaël et devant ses chefs-d’oeuvre incomparables*2. Tous, même s’ils ont le sentiment de leur propre valeur, reconnaissent leur néant dès qu’ils découvrent ce maître inégalé ; le temps seul leur permet de s’accoutumer à la gloire qui L’environne, d’oser enfin s’approcher de Lui et de se consacrer à l’étude de Ses oeuvres3. Mais ces oeuvres qui représentent le sommet de la peinture, éphémères comme toutes les choses de ce monde, sont menacées depuis longtemps. La plupart d’entre elles ont souffert de l’humidité qui règne en ce local peu aéré, comme de la négligence des hommes ; bientôt on n’en pourra plus voir que l’ombre. Beaucoup d’artistes peu scrupuleux ont encore accéléré ces ravages par leur conduite inexcusable quand ils ont copié ces peintures : ils les ont tachées, en ont calqué les figures, ils ont osé clouer leur papier à la fresque même ! On accuse particulièrement les artistes de la nation française qui ont autrefois étudié à Rome et dont aucun peut-être ne peut plus répondre à cette grave accusation de barbarie, de sacrilège envers les Mânes sacrés de Raphaël ; à la honte des peintres, on en trouve partout les traces les plus visibles. S’il s’agit d’une calomnie, les artistes français ont pu accréditer eux-mêmes ces bruits défavorables, dans la première moitié de ce siècle, par le peu d’estime et même le mépris qu’ils ont témoignés à Rome aux chefs-d’oeuvre de l’art et de l’antiquité. Il y a quelques dizaines d’années encore, quelques-uns de ces originaux dépourvus de goût et de connaissances donnaient aux autres artistes de Rome un spectacle unique en son genre : tandis que les Allemands, guidés par les grands réformateurs du goût en matière d’art, Mengs et Winckelmann, allaient étudier au Vatican les peintures de Raphaël ou les grands ouvrages de la sculpture grecque et méditaient les leçons offertes par ces chefs-d’oeuvre parfaits, les Français demeuraient sur le pont Saint-Ange pour reproduire avec le plus grand zèle, par le dessin ou le modelage, les statues des anges et des apôtres, ces masses informes et dépourvues de tout mérite4. Mais l’art français qui avait connu le déclin au cours de ce siècle retrouva, avant qu’il ne fût achevé, sa renommée d’autrefois, grâce aux grands noms de Pierre, David et Drouais. Libérés des préjugés qui pesaient sur beaucoup de leurs maîtres, éloignés du goût mesquin tout puissant dans leurs écoles et leurs académies, ces peintres, ainsi que quelques autres, délaissèrent le chemin routinier qu’avaient suivi tant de leurs prédécesseurs, pour se former d’après les grands modèles de l’antiquité et les meilleurs maîtres des anciennes écoles italiennes. Avec eux, l’art voit s’ouvrir en France une époque nouvelle et féconde ; ce pays, où la liberté nationale est devenue sacrée, lui promet appui et récompense, comme aux époques où il brillait de tout son éclat en Grèce et à Rome5.
2Pie VI a beaucoup fait pour la collection des antiques du Vatican, l’actuel musée Pio-Clementino. Lors de mon voyage, le pape avait déjà presque doublé le nombre des morceaux qui s’y trouvaient au commencement de son règne, et il l’augmente encore chaque année. Il s’est réservé le droit de premier acheteur auprès de tous ceux qui trouvent des antiques ; il acquiert ainsi les objets sans que les antiquaires puissent se livrer à la surenchère, de première main, pour un prix raisonnable. De plus, les anciennes salles des antiques ont été agrandies, et on n’a rien épargné pour embellir celles qui ont été récemment construites. Lors des aménagements toutefois, les moyens l’ont, plus d’une fois, emporté sur le but et la vanité du pape sur l’utilité publique. Le nom du pontife brille partout en de pompeuses inscriptions, il est même gravé en lettres d’or sur le piédestal de tous les morceaux qu’il a achetés, accompagné de ces mots : « Munificentia Pii VI P. M. » (dû à la munificence de Pie VI). Dans plusieurs des nouvelles salles, il semble qu’on ait cherché uniquement, en exposant les trésors de l’antiquité, à rehausser la gloire de Pie VI le Magnifique, protecteur et restaurateur des arts6. Un jour défavorable et souvent tout à fait faux empêche de voir ces trésors dans toute leur beauté ; il faudrait les mettre en valeur grâce à une meilleure présentation et à une disposition des salles plus satisfaisante. Pour remédier à ces défauts, il faut voir ces chefs-d’oeuvre à la lumière des flambeaux ; ils gagnent d’ailleurs toujours à être ainsi éclairés et se montrent alors dans toute leur beauté7. La nuit qui précéda mon départ de Rome, je visitai la collection d’antiques du Vatican, le flambeau à la main, en compagnie d’artistes allemands nombreux et remarquables, peintres, sculpteurs, architectes ; ce fut la fête d’adieu que je voulus leur donner et me donner à moi-même. Inoubliables heures consacrées à la contemplation, à la jouissance paisible et pure des perfections idéales conçues par le génie des grands artistes grecs et romains pour en douer ces êtres d’une nature supérieure auxquels leur main sut donner naissance ! Eclairé par la lumière mouvante de nos flambeaux, le marbre semblait s’animer. L’artiste grec ne pouvait soupçonner, quand il créait son oeuvre, l’effet qu’elle produirait ainsi. Tandis que nous approchions avec lenteur, portant nos flambeaux, Apollon, tel un être d’essence divine, semblait descendre de son piédestal et s’avancer vers nous dans les airs, lever d’un mouvement altier sa tête où brille une éternelle jeunesse pour dissiper l’antique nuit du chaos et faire triompher le jour. Ce n’était pas le vainqueur courroucé de Python qui, ayant bandé son arc d’argent et abattu un monstre abject, lance encore à son ennemi terrassé un regard de colère, non ! c’était le dieu du Soleil lui-même, précipitant sa course pour entrer dans sa vaste carrière et répandre sur le monde, avec les flots de sa lumière, la vie et la fécondité — image du jour tel qu’il se leva au premier matin de la création†8.
3Près de l’Apollon se trouve le groupe du Laocoon, frappé d’une terrible douleur, et de ses fils ; les sentiments qu’inspirent ces deux oeuvres forment un étrange contraste. Le dieu de la lumière captive le regard ; à l’aspect de ce groupe qui suscite la terreur, on recule involontairement. Ce père, livré à la vengeance divine, semble subir plusieurs agonies, puisqu’il doit encore assister aux tourments de ses fils. Il lutte en vain contre la force bien supérieure du monstre, rien ne saurait empêcher le destin de les frapper tous les trois. C’est quand on voit ce groupe à la lumière des flambeaux que l’illusion de la vie est la plus parfaite. Tous les muscles contractés par la douleur et l’effort de résistance semblent se mouvoir, les veines paraissent se gonfler davantage quand on déplace lentement les flambeaux ; l’expression de l’agonie devient plus terrible, l’ultime gémissement semble prêt à s’échapper des lèvres entr’ouvertes de l’infortuné. Il n’est rien de plus émouvant, de plus effrayant pour l’imagination que de contempler cet homme de douleur dans le silence de la nuit. On détourne les yeux de cette oeuvre qui représente une souffrance inhumaine, dont le modèle ne se trouva jamais dans la nature et n’exista que dans la pensée de l’artiste ou les fables de la mythologie9.
4Voyez ici le bel enfant, le divin Ganymède, qui se livre étourdiment aux plaisirs de l’instant et sourit avec complaisance, sans autre pensée que celle d’être le compagnon passionnément aimé du père des dieux et des hommes — et l’Apollon Musagète qui s’avance d’un pas dansant, vêtu d’une tunique flottante, la tête couronnée de lauriers ; satisfait de son rôle, il savoure gaiement les beaux fruits des arts ; le choeur des Muses l’entoure, chacune d’elles caractérisée de la manière la plus judicieuse ; Melpomène est la plus remarquable, le pampre couronne sa tête dont nulle autre, pas même celle de la Vénus de Médicis, ne surpasse la beauté si gracieuse et la charmante douceur — plus loin, le Génie, doué d’une merveilleuse beauté, qu’un artiste grec inspiré créa, semble-t-il, pour en faire le protecteur de sa bien-aimée ; — et tant d’autres statues, tant d’autres bustes de dieux et d’hommes divins, qui sont dignes d’être égalés à ces chefs-d’oeuvre de la collection vaticane ou n’ont guère moins de mérites ! Arrêtons encore nos regards sur le Torse si admiré des artistes et des connaisseurs : c’est celui d’Hercule entré parmi les dieux et jouissant de la béatitude céleste ! Il semble que l’artiste ait voulu le représenter au moment où le divin héros, ayant accompli ses pénibles travaux, jette un dernier regard sur sa brillante carrière, qui lui a valu d’accéder au rang des immortels, et goûte pleinement le sentiment de sa grandeur !10 Mais le dieu de la lumière et des Muses, Apollon, nous rappelle irrésistiblement à lui. Il n’est dans cette riche collection aucune oeuvre que l’on ne quitte pour revenir à lui, c’est toujours près de lui que l’on s’attarde à la fin de la visite pour emporter le souvenir d’une oeuvre sublime. L’inexprimable majesté de cette figure divine produit sur tous les spectateurs une impression si forte que devant lui tout se tait. Plusieurs de mes compagnons s’étaient montrés assez loquaces pour juger les mérites et les défauts d’une autre statue, mais tous gardèrent le silence devant l’Apollon, au moins pendant les premiers instants, comme s’ils avaient craint d’offenser la majesté du dieu par une critique audacieuse. Ils se contentaient d’indiquer de la main les perfections qu’ils lui découvraient. Ce fut devant l’Apollon du Belvédère et en cette heure solennelle que je pris congé de mes amis, ces artistes dont la conversation m’avait si souvent instruit et dont l’humeur enjouée et sociable m’avait procuré tant de joyeux moments. Nous nous séparâmes en silence pour ne jamais nous revoir peut-être, du moins pour ne plus nous réunir en ce lieu11.
5La vie la plus agréable du monde et, selon moi, la plus digne d’envie, est celle que mènent à Rome les artistes étrangers (si l’on en excepte les vexations et les querelles que suscitent parfois entre eux l’envie et l’esprit mesquin, les cabales, les pressions exercées par les artistes les mieux nés et les plus fortunés sur leurs camarades moins favorisés). La plupart d’entre eux y séjournent pendant les années de leur jeunesse, ces belles années où un être possède toute sa fraîcheur d’âme et n’est pas encore accablé de soucis : et ils y trouvent en outre ces plaisirs inépuisables, cette nourriture quotidienne de l’esprit qu’ils doivent aux plus belles productions de la nature et de l’art, dont l’Italie offre une telle variété ! Rien peut-il rendre l’âme plus sereine et la vie plus heureuse que ces occupations qui comblent à la fois l’esprit et le coeur, que ce progrès selon lequel on s’élève par degrés dans la connaissance de l’art ? Que de sources de joie s’offrent ici au jeune artiste de talent qui se consacre à l’étude ! Aussi voit-on rarement un homme moins préoccupé du passé, plus satisfait du présent, plus libre d’inquiétude pour l’avenir, que certains de ces jeunes gens qui s’instruisent à Rome. Chacun d’eux garde toujours sa gaîté et sa belle humeur, qu’augmente encore la jouissance d’une liberté sans bornes. Il supporte même facilement la pauvreté et les difficultés matérielles. Une pagnotta (un petit pain), un verre d’eau à la glace, et le voilà en route pour étudier Raphaël au Vatican : là, il oublie les soucis dus à l’indigence et les chagrins qu’ont pu lui causer la jalousie et l’esprit de coterie. Il en revient apaisé. Heureuse vie ! et comme elle diffère, dans bien des cas, de celle qu’il doit mener après son retour dans sa patrie, où son mérite, souvent méconnu, reste plus souvent encore sans récompense, et où il ne trouve plus, comme à Rome, les joies qui pourraient compenser tant de mortifications !
Notes de bas de page
1 Au XVIIIe siècle, Rome est considérée par la plupart des voyageurs comme la capitale des arts plastiques, à laquelle aucune autre ville d’Europe ne peut être comparée (cf. Heinse, op. cit., lettre du 29 juin 1782 : « Für die bildenden Künste bleibt es ohnedem die Hauptstadt der Welt, mit welcher keine andre kann verglichen werden »), La relation de Meyer, après avoir présenté au chapitre 5 quatre des principales églises romaines, évoque ici les oeuvres les plus fameuses du Vatican : le choix de ces oeuvres, les jugements qu’elles lui inspirent, sont bien caractéristiques de l’époque.
Un seul peintre est nommé, Raphaël — les fresques de la chapelle Sixtine, à quelques rares exceptions près, comme celle de K. Ph. Moritz, restent peu appréciées, Michel-Ange est surtout estimé comme architecte —-Meyer ne donne aucune description, aucune observation personnelle ; de même, au chapitre 2, il s’est borné à citer les noms des grands peintres vénitiens, persuadé qu’un amateur ne saurait prononcer un jugement juste et compétent.
A propos des célèbres antiques conservés au musée Pio dementino, il s’abandonne à son admiration ; l’aspect de confidence personnelle domine dans toute la fin du chapitre, avec l’évocation de cette inoubliable soirée, cette fête d’adieu dans les salles du Vatican, et peut-être encore, bien que de façon plus voilée, quand l’auteur évoque la vie des jeunes artistes étrangers à Rome : ne serait-ce pas celle qu’il aurait souhaité vivre lui-même ?
2 Friedrich Wilhelm Basilius von Ramdohr (Ca 1757-1822) fit ses études de droit à Göttingen, quelques années avant Meyer. Il devait passer six mois à Rome en 1784 et y fut souvent guidé par le conseiller Reifenstein, dont Meyer parle à diverses reprises. Ce séjour lui permit de composer l’ouvrage dont il est question ici, Ueber Mahlerei und Bildhauerarbeit in Rom für Liebhaber des Schonen in der Kunst, 3 Theile, 1787, destiné essentiellement, comme l’indique le titre, aux amateurs.
Selon Meyer, cet auteur réunit toutes les conditions nécessaires à qui prétend porter un jugement sur les oeuvres d’art ; mais aux louanges de notre voyageur s’oppose la condamnation de Goethe, qui lit cet ouvrage pendant son séjour à Rome et voit en lui « un monstrueux hybride de compilation et de pensées originales » : « Il nous est aussi arrivé un livre sur la peinture et la sculpture à Rome. C’est une oeuvre allemande, et ce qui est pire, le produit d’un cavalier allemand (...). Il a su donner à son ouvrage une apparence de totalité, il contient beaucoup de vrai et de bon, et, tout à côté, des choses fausses et absurdes, des fables et des ragots, des longueurs et des échappatoires » (op. cit., T. II, pp. 735-7, 27 octobre 1787).
3 Le terme idole appliqué à Raphaël, l’utilisation d’une graphie particulière (les majuscules inusitées) comme s’il s’agissait d’un être divin, ne doivent pas nous étonner : l’admiration que cet artiste inspire aux voyageurs du XVIIIe siècle tient de la vénération. Toute gloire pâlit auprès de la sienne ; il est le Peintre par excellence, comme Homère était le Poète (cf. Stolberg : « Ihn könnte man den Mahler nennen, wie die Griechen oft Homer den Dichter nannten » (op. cit., T. IV, p. 234). Lalande l’appelle le « Dieu de la peinture » (op. cit., T. III, p. 569) et Montesquieu écrivait déjà : « Il semble que Dieu se sert de la main de Raphaël pour créer ».
Lorsque les théoriciens expliquent ce qu’il faut entendre par « beau idéal », ils se réfèrent toujours, pour la sculpture, aux oeuvres considérées alors comme les plus belles que la Grèce ait léguées à la postérité et, pour la peinture, à Raphaël. De même, les vulgarisateurs : dans l’article de l’Encyclopédie, Nature belle, la (Beaux-Arts) ; le chevalier de Jaucourt cite trois statues, la Vénus de Médicis, l’Antinoüs et l’Apollon du Vatican, et d’autre part la Galathée de Raphaël.
4 Une constatation mélancolique s’impose en présence des chefs-d'oeuvre : ils sont éphémères, comme toutes les choses de ce monde. La coupole de Saint-Pierre présente des fissures, les fresques de Raphaël, des marques de dégradation. D’autres voyageurs ont déjà insisté sur leur mauvais état de conservation, qui inspire à Meyer une violente diatribe contre les Français, et en particulier les pensionnaires de l’Académie de France. Le guide de Lalande donnait une autre explication, reprise par Volkmann : « Ce sont ces peintures si vantées (il s’agit des Stanze) et qui seroient en effet les plus belles de l’univers, si le peu de soin, l’humidité du lieu et quelques accidens, ne les avoient fort endommagées ; mais rien ne leur a fait plus de tort que la barbarie des soldats allemands de l’armée du connétable de Bourbon. Lorsqu’ils eurent pris Rome d’assaut, en 1528, on établit un corps de garde dans cet appartement où, faute de cheminée, les soldats faisoient du feu au milieu des salles ; la fumée, et l’humidité des murs pompée par le feu, gâtèrent tout-à-fait ces fresques incomparables ; la pièce où est l’école d’Athènes, est celle qui a le plus souffert » (op. cit., T. III, pp. 567-8).
C’est encore chez Lalande que nous trouvons des précisions concernant les copies faites d’après ces fresques. « Les pensionnaires du roi à l’Académie de France, étoient occupés en 1740 à calquer à voile, ces belles peintures du Vatican, et à les peindre ensuite, pour servir à faire des tapisseries aux Gobelins (...). Pour lever exactement ces peintures au voile, on étend sur l’original une gaze claire où l’on trace le contour des figures, et on le rapporte ensuite sur la toile imprimée. Le pape ne permet que fort rarement de copier ainsi ces peintures ; et si ce n’eût été pour le roi, on ne l’aurait pas souffert, parce qu’il y a toujours quelque danger d’altération pour les originaux » (op. cit., T. III, pp. 594-5).
On sait que diverses influences, en particulier celle de Winckelmann, ont contribué au XVIIIe siècle à répandre chez les Allemands un grand mépris à l’égard des artistes français, du goût français. Meyer reprend une accusation déjà ancienne en ce qui concerne les fresques de Raphaël, mais, quand il fait allusions aux jeunes pensionnaires du roi occupés à copier les statues du pont Saint-Ange, il se réfère sans doute à ses souvenirs personnels. Jadis coupables de sacrilège envers le divin Raphaël, les Français étaient donc encore, en 1783, des originaux — le terme est péjoratif — et des ignorants, qui préféraient de telles sculptures aux chefs-d’oeuvre antiques du Vatican, sur lesquels Mengs et Winckelmann avaient cependant attiré l’attention · (Vanderbourg, toujours soucieux de souligner le rôle joué par la France dans l’histoire de l’art et des idées, cite également dans sa traduction le nom de Caylus avant ceux des deux théoriciens allemands). Hors de l’Antique, point de salut pour la sculpture : à la règle qui aurait pu être formulée à cette époque, peu de voyageurs admettent des exceptions. La statuaire baroque soulève une réprobation presque unanime ; on voit avec quel dédain Meyer juge les statues du pont Saint-Ange. Le président De Brosses avait critiqué moins ces statues elles-mêmes que leur emplacement : « Les anges et les saints se trouvent si bien dans les églises ! pourquoi ne pas les y laisser ? Ils n’ont pas l’air de se plaire ici, du moins y font-ils une figure assez déplacée » (Op. cit., p. 175). A l’exception des « originaux » raillés par Meyer, les étrangers n’apprécient pas ces figures, le gracieux mouvement de danse que certaines semblent esquisser, leur silhouette qui se détache sur le ciel de Rome.
5 Frédéric II a pu nourrir une grande prédilection pour l’art français du XVIIIe siècle, Watteau et son école surtout, dont témoigne son importante collection : il s’agit là d’un goût princier, qui ne correspond pas à celui de nombreux Allemands. Les contemporains de Winckelmann — ô Joseph Vernet, Fragonard, Chardin ! — estiment que l’art français du XVIIIe siècle est en pleine décadence, tandis qu’ils portent aux nues Mengs, Tischbein, Ph. Hackert. Selon eux — Meyer, on le voit, exprime ici les idées qui ont cours chez ses compatriotes — cet art ne retrouve son prestige qu’avec David (1748-1825), le peintre qui revient au grand, au sévère, à l’antique, conscient qu’il doit étudier les chefs-d’oeuvre des Anciens conservés à Rome. Lorsque paraît la relation de Meyer, en 1792, David jouit d’une renommée européenne ; on sait quels torrents d’enthousiasme a déchaînés, à Rome en particulier, sa célèbre toile, le Serment des Horaces, que toute la ville, tous les étrangers de passage sont venus en 1785 admirer dans son atelier.
Jean-Baptiste Pierre (1714-1789), élève de Natoire et de Troy, professeur en 1748, protégé par M.me de Pompadour, fut premier peintre du roi en 1770. Il est intéressant de comparer le jugement laudatif de Meyer à ceux que Diderot formule dans ses Salons (1761, T. I, p. 113 ; 1763, T. I, pp. 207-9), par exemple, dans ce dernier : « Depuis une douzaine d’années, il a toujours été dégénérant ». Et plus loin : « II ne faut plus compter Pierre parmi nos bons artistes ».
Jean Germain Drouais (1763-1788), un des élèves préférés de David. Son Marius à Minturnes connut un grand succès. Sa mort prématurée fut ressentie comme une grande perte pour l’art français (cf. Goethe, op. cit., T. II, p. 765).
Dix ans plus tard, l’édition française du Voyage de Meyer remplace cette énumération par ce qui suit : « Vien, le Nestor des peintres, David et quelques-uns de leurs rivaux ». Joseph Marie Vien (1716-1809) dont le rôle n’est pas négligeable dans le mouvement néo-classique, apparaît alors comme un artiste plus prestigieux que Pierre et Drouais, morts depuis plus de dix ans.
Les sentiments de Meyer à l’égard de la France connaissent avec les années une évolution dont il est possible de marquer différents jalons. En 1783, lorsqu’il visite l’Italie, la France et l’art français lui inspirent, sans doute, comme à tant de ses compatriotes, de nombreuses critiques ; le voyage qu’il entreprend ensuite en France ne semble pas les avoir modifiées, à en juger d’après les attaques qui apparaissent dans ses Darstellungen aus Italien parues en 1792 : dans cet ouvrage, cependant, il loue le pays qui est devenu la terre de la liberté, où l’art va pouvoir connaître le même essor qu’aux plus brillantes époques du passé. Bientôt, il revient en France avec un ami, Sieveking, envoyé auprès du Directoire, et ce séjour lui permet d’écrire sa seconde relation de voyage, bientôt traduite par le général Dumouriez sous le titre : Fragments sur Paris (1798) : l’auteur y observe avec curiosité et sympathie le pays de la Révolution. En 1802 paraît son Voyage d’Italie dans la traduction de Vanderbourg ; on lit dans la préface une phrase surprenante : pour se justifier d’avoir omis dans son livre les observations qu’avaient pu lui inspirer en 1783 les oeuvres d’art, Meyer ajoute alors un nouvel argument : « Une autre raison a contribué à me faire user de cette sage retenue : ce n’est plus à Rome, mais à Paris que l’on admire aujourd’hui les chefs-d’oeuvre de l’art antique et moderne » : ainsi Paris a détrôné Rome grâce à l’afflux de tous ces trésors arrachés aux églises et aux collections de l’Italie. Sincérité ou flagornerie, rien ne permet de préciser quelle est alors l’attitude de Meyer. A la même époque, d’autres voyageurs étrangers, visitant la péninsule, comparent la jeune armée révolutionnaire aux hordes d’Attila, dévastant tout sur leur passage...
6 Les louanges que les voyageurs adressent si souvent au musée Pio dementino se mêlent ici aux critiques : nous ne voyons guère Meyer se départir de sa sévérité à l’égard de Pie VI. Le nombre des statues achetées par ce pape finira par se monter à deux mille, selon Valéry (Voyages en Italie, T. IV, p. 38). La procédure réservant au pontife le droit de premier acheteur apparaît comme une nécessité, si l’on se réfère aux relations de voyage affirmant que la nouvelle Rome vend pièce à pièce l’ancienne. Le terme antiquaire a évidemment ici le sens du XVIIIe siècle, le seul que connaisse encore Littré, « celui qui s’applique à l’étude de l’antiquité » ; or cette étude peut devenir une passion et entraîner certains antiquaires à se faire collectionneurs. La Correspondance de Caylus prouve l’intérêt que ces hommes portent au commerce des oeuvres d’art : nous voyons avec quelle insistance le comte demande à ses correspondants de le renseigner, de lui envoyer la moindre « guenille » — c’est-à-dire l’objet le plus insignifiant en apparence — et comment il les charge d’acheter telle ou telle pièce qu’il convoite.
7 Avec les Stanze de Raphaël, les salles où sont exposés les célèbres antiques sont les plus visitées du Vatican. On peut alors prendre des abonnements pour voir certaines statues, et c’est ainsi que, pendant son séjour à Rome, Winckelmann se rendait chaque jour au Vatican pour y admirer l’Apollon et le Laocoon.
La cour du Belvédère est un haut lieu de l’art plastique. Lalande évoque avec respect cette « ancienne et fameuse cour des statues du Belvédère, le lieu le plus remarquable pour les arts qu’il y ait dans toute l’Italie, ou plutôt dans l’univers entier, puisque c’est là que l’on conserve les statues grecques les plus parfaites qui nous soient restées, Laocoon, Apollon, Antinoüs et le Torse » (op. cit., T. IV, p. 6). La phrase est reprise par Volkmann. Ce jugement est en effet celui de tous les critiques, de tous les voyageurs à une époque où l’on ne connaît pas encore les chefs-d’oeuvre de l’art grec — les statues du Parthénon ne seront découvertes qu’au début du siècle suivant ; R. Michéa rappelle que, même après l’acquisition des marbres d’Elgin par le Parlement britannique en 1816, certains critiques les jugeront inférieurs au Laocoon —. Aussi les planches de l'Encyclopédie consacrées à quelques études des proportions les plus remarquables ne manquent-elles pas de donner celles de l'Apollon et du Laocoon (voir l’article Dessein, planches XXXIV et XXXVI). Montaigne les avait déjà citées parmi les statues qui lui avaient le plus « agréé » à Rome (op. cit., p. 160).
On considère généralement aujourd’hui que le Laocoon, oeuvre hellénistique due à trois sculpteurs rhodiens, daterait du IIe siècle avant J.-C. ; l’Apollon serait la copie d’une oeuvre (peut-être en bronze) datant du IVe siècle avant J.-C.
Ce qui fait l’intérêt des pages consacrées par Meyer aux célèbres antiques, c’est l’atmosphère dans laquelle s’accomplit la visite : à cette époque, on se rend au Vatican la nuit, pour voir les statues à la lumière des flambeaux — cf. à cet égard les notes de l’éditeur in Goethes Werke, Hamburger Ausgabe, Bd 11 (Italienische Reise, Korrespondanz), Christian Wegner Verlag, Hamburg, 2e éd., 1954, p. 439 sq. — Le spectacle y gagne en solennité et favorise la naissance de l’émotion. Cet usage paraît encore assez nouveau en 1783, il va bientôt devenir une mode (cf. les Observations and reflections de Mme Piozzi, qui voyage en Italie dans les années 1785 et 1786 : « It is the fashion for every body to go see Apollo by torch light », T. I, p. 249). Certes, des visiteurs ont dû auparavant se rendre la nuit dans les musées ; au XIXe siècle encore, un dessin au lavis de Granet, conservé au Cabinet des Dessins du Louvre, montre quelques personnages dans une galerie du Louvre éclairée par des torches ; mais c’est vers 1780 et pour une dizaine d’années environ que les relations de voyage mentionnent de telles visites au Vatican ; les voyageurs croient voir s’animer les statues grâce à un tel éclairage. Nous n’avons rien trouvé à cet égard à l’époque antérieure : ni chez Lalande — dans la première édition ou dans celle de 1786 —, ni chez Volkmann, venu à Rome en 1758, ni chez Bernoulli : d’ailleurs, en 1775, quand ce dernier visite le Vatican, des travaux ont lieu dans la cour du Belvédère ; le Laocoon, l’Apollon, l'Antinoüs et le Torse ne sont pas visibles. A l’époque du voyage de Volkmann, les effets de lumière auxquels se complaît Meyer n’auraient pas été possibles : « Der Hof ist mit acht Nischen umgeben, worin so viel Statuen stehen, viere davon sind offen, die vier vornehmsten aber verschlossen, nâmlich der Laocoon, Apollo, Antinoüs und der Torso » (Op. cit., T. II, p. 239).
Il semble — sans que nous puissions jusqu’à présent le démontrer — que cet usage se soit répandu en premier lieu chez les jeunes artistes allemands qui séjournent à Rome ; en tout cas, c’est parmi leurs compatriotes voyageant en Italie qu’il suscite d’abord le plus d’enthousiasme, un enthousiasme venu de Winckelmann, directement, par l'Histoire de l’art dans l’antiquité — Lalande insiste sur le caractère lyrique de certains passages : sa description du Laocoon est « un hymne », dit-il (Op. cit., T. IV, p. 13) — et plus souvent peut-être par l’intermédiaire des citations introduites dans le guide de Volkmann. Quant à l’illusion, sincère sans doute chez quelques-uns, mais vite conventionnelle, de voir planer l'Apollon dans les airs, se gonfler les muscles du Laocoon et s’ouvrir sa bouche prête à faire entendre un cri de douleur, n’aurait-elle pas été suscitée, elle aussi, par quelques lignes du celebre critique, citées par Volkmann, puis par Lalande dans son édition de 1786 ? Reportons-nous à la traduction relativemente fidèle utilisée par ce dernier : Winckelmann contemple l’Apollon, sans qu’intervienne aucun effet de lumière particulier : « ... De l’admiration je passe à l’extase. Saisi de respect, je sens ma poitrine qui se dilate et s’élève, sentiment qu’éprouvent ceux qui sont remplis de l’esprit de prophétie. Je suis transporté à Délos, et dans les bois sacrés de la Lycie, lieux qu’Apollon honoroit de sa présence ; car la beauté que j’ai devant les yeux paroît recevoir le mouvement comme le reçut jadis la beauté qu’enfanta le ciseau de Pygmalion (c’est nous qui soulignons). Comment pouvoir te décrire, ô inimitable chef-d’oeuvre (...). Les traits que je viens de crayonner, je les dépose à tes pieds ; ainsi, ceux qui ne peuvent atteindre jusqu’à la tête de la divinité qu’ils révèrent, mettent à ses pieds les guirlandes dont ils auroient voulu la couronner » (Op. cit., T. IV, pp. 15-16). Si l’émotion semble sincère chez un Meyer et un K. Ph. Moritz, et l’illusion vraisemblable — elle est en elle-même banale : quel amateur n’a cru un jour voir s’animer une oeuvre, statue ou tableau, passionnément admirée et longtemps regardée — les visites nocturnes à la cour du Belvédère finissent bientôt par donner naissance à d’insupportables poncifs : il est de bon ton d’être ému et chacun prétend voir l’Apollon descendre de son socle, entendre crier le Laocoon. Dans les nombreuses pages consacrées par Dupaty à ces deux oeuvres apparaît ainsi une attitude purement conventionnelle, de même dans un petit ouvrage anonyme, capable de tenir dans la poche d’un visiteur, le Manuel du Voyageur en Italie, Paris, 1785, 2 vol. in-24 : ce livre, dédié à Madame de *** par M. le Chevalier de *** (selon Barbier, l’auteur serait Kalichoff, gentilhomme russe) n’a d’autre intérêt que celui de collectionner les principaux lieux communs concernant l’Italie : on y voit, à propos de l'Apollon, l’auteur prendre à son compte, presque textuellement, les phrases enthousiastes de Winckelmann : même extase qui se traduit par la dilatation de la poitrine, même illusion d’être transporté à Délos et en Lycie, même référence à Pygmalion, et pour finir même hommage de l’esquisse tracée par le visiteur, déposée aux pieds du dieu. Toute émotion personnelle a disparu, on se contente d’exploiter certains effets.
De tels excès expliquent en partie pourquoi il n’est bientôt plus question des visites nocturnes au Vatican dans la littérature de voyage. Est-ce pour cette raison que Goethe, dans son Voyage d’Italie — dont la rédaction, on le sait, est tardive — ne consacre à l’Apollon que de rapides notations ? « L’Apollon m’a transporté hors de la réalité... » peut-on lire à la date du 9 novembre 1786. « Ici l’original de marbre est tout autre chose à côté des plâtres, dont cependant jadis j’ai connu de très beaux exemplaires » (Voir aussi le 25 décembre 1786). (On sait que les moulages des plus célèbres antiques avaient été répandus en Europe dès la Renaissance et que Winckelmann lui-même, quand il rédigeait ses Réflexions sur l’imitation des oeuvres grecques, n’avait pas encore vu les originaux). L’Apollon, le Laocoon restent cependant très admirés. Pour les diverses études qu’inspira ce dernier, nous renvoyons à l’ouvrage de Justi, Winckelmann und seine Zeitgenossen, Leipzig, 1798 (T. I, chap. V : die Gruppe des Laocoons, p. 404 sq), nous bornant à mentionner le texte de Lessing, Laocoon oder über die Grenzen der Malerei und der Poesie (1766) et celui de Goethe, Ueber Laokoon (paru pour la première fois en 1798).
D’autres causes interviennent pour expliquer la disparition de ce motif dans la littérature de voyage. Des copies remplacent les célèbres antiques quand ceux-ci, comme tant d’autres oeuvres d’art, sont transportés à Paris, riche butin destiné à assurer le rayonnement de la nouvelle capitale des arts après les victoires des armées françaises en Europe. Madame de Staël, lors de sa visite au Belvédère par une nuit de 1805, ne peut voir les originaux. « Musée vu aux flambeaux. Tristesse des copies », note-t-elle dans ses carnets (Simone Balayé, Les carnets de voyage de Mme de Staël. Contribution à la genèse de ses oeuvres, Genève, Droz, 1971, p. 248). Aussi, dans Corinne (1807), conduit-elle les deux héros de son roman à la cour du Belvédère pendant le jour, elle relate assez rapidement leur visite, qu’elle situe en 1795, alors que les statues s’y trouvaient encore, et c’est dans l’atelier du sculpteur Canova qu’Oswald et Corinne admirent une nuit les marbres à la lumière des flambeaux. Une vingtaine d’années après son voyage à Rome, Meyer, très ému, revoit les antiques au Louvre, mais il estime qu’il leur manque l’essentiel : le cadre même de Rome, la nature, l’antiquité, le ciel pur et le soleil éclatant, la terre classique (Briefe aus der Hauptstadt und dem Innern Frankreichs, Tübingen, 1803, T. II, p. 133 sq).
En outre, l’influence de Winckelmann décline peu à peu. En 1788, Karl Philipp Moritz ose déjà affirmer qu’on aurait tort de relire la célèbre description de l'historien quand on se trouve devant l’Apollon : on risquerait ainsi de se laisser détourner de l’essentiel au profit de l’accessoire, d’admirer, plus que la statue elle-même, le texte — où Moritz trouve d’ailleurs trop d’artifice et d’affectation (Reisen eines Deutschen in Italien in den Jahren 1786 bis 1788, Berlin, 1792, T. III, p. 156 sq). Quelques années plus tard, Stolberg met en doute les affirmations de Winckelmann concernant le Torse et l'Apollon : il admire encore ce dernier, mais se refuse à voir en lui un original grec, puisque le marbre viendrait de Carrare et non de Paros (Reise in Deutschland, der Schweiz, Italien und Sicilien, Königsberg und Leipzig, 1794, T. III, p. 246). Valéry, qui voyage en Italie en 1826, 1827 et 1828, juge « emphatique » la description de 1'Apollon par Winckelmann, « exagérés » les développements du peintre Mengs (celui-ci avait prôné, comme Winckelmann, le retour à l’antique, et ne voyait la perfection que chez les artistes grecs et chez Raphaël). Ce voyageur n'omet pas de rappeler que l'Apollon a cessé d’être considéré comme la plus belle des oeuvres grecques — c’est ainsi que « M. de Chateaubriand le trouve trop vanté » ; une telle réaction lui semble la conséquence inévitable de « tout cet enthousiasme à froid » (Antoine Claude Pasquin, dit Valéry, Voyages historiques et littéraires en Italie, Paris, 1831-1833, T. IV p. 41). Le temps n’est plus où Mme de Staël, dans De l’Allemagne (1813) louait chez Winckelmann l’admiration si pleine de vie où elle voyait le seul moyen de comprendre les beaux-arts.
Enfin et surtout, les découvertes archéologiques faites en Grèce attirent 1'attention du public sur d’autres oeuvres de la statuaire, éclipsant peu à peu la renommée dont avaient joui si longtemps l’Apollon, le Laocoon et les antiques conservés en Italie. Ce n’est plus à Rome que l’on va révérer la beauté grecque, mais à Londres, où ont été transportées les sculptures du Parthénon (Devant ces chefs-d’oeuvre, Canova, déjà vieux, eut la certitude de s’être trompé toute sa vie ; et cette erreur remontait à Winckelmann, note Lionello Venturi dans son Histoire de la critique d’art, Paris, Flammarion, 1969, p. 159). Des moulages les font connaître sur le continent et Stendhal peut écrire, relatant une visite a l'Apollon du Belvédère revenu au Vatican après la chute de Napoléon : « La vue des marbres d’Elgin, dont les plâtres existent à vingt pas d'ici, nuira beaucoup ce me semble au rang qu’occupait cette statue. La majesté du dieu sembla un peu théâtrale à nos compagnes de voyage. Nous avons lu la description de Winckelmann ; c’est du Phébus allemand, le plus plat de tous » (Promenades dans Rome, Florence, Parenti, Collection le Divan 1958, T. I, p. 219 ; 1ère Edition en 1829).
Désormais, l’Apollon et le Laocoon ont bien perdu leur place au sommet de la hiérarchie ; ils suscitent même, au XIXe siècle, les réflexions ironiques de certains voyageurs tandis qu’au XXe quelques critiques jugent avec sévérité ces oeuvres où, après Winckelmann, de nombreux voyageurs du XVIIIe siècle crurent voir les plus belles créations de l’art grec (voir note article L’oeuvre d’art dans le temps, in Aiôn, le temps chez les Romains, Caesarodunum X bis, Paris, Picard, 1976).
8 Tous les termes employés ici par Meyer seraient à commenter, tant ils permettent de caractériser le jeune voyageur et son époque. L’oeuvre d’art n’est plus considérée comme une simple curiosité qu’il faut citer parmi bien d’autres dans sa relation de voyage, mais comme un objet de contemplation qui élève l’âme — Winckelmann l’avait affirmé à propos de l’Apollon — et qui apporte la paix : c’est toujours ce sentiment qu’inspirent à Meyer les oeuvres qui le touchent le plus, comme nous l’avons vu pour Sainte-Justine de Padoue et Sainte-Marie-des-Anges. La grandeur des sculpteurs anciens tient à leur esprit génial et à l’habileté de leur main : ils ont su concevoir des perfections idéales qui ne se trouvent pas dans la réalité. L’auteur exprime ici une idée très répandue à son époque, elle apparaît même dans quelques guides de voyage — celui de Richard ou de Volkmann — alors que certains théoriciens, dont Winckelmann, considèrent la beauté idéale comme un assemblage de beautés individuelles.
Tandis que la procession des visiteurs recueillis s’avance lentement, à la lumière des flambeaux — l’admiration de la beauté prend parfois déjà à cette époque un caractère sacré — le miracle s’accomplit : le dieu semble se mouvoir, s’avancer vers ses fidèles. L’évocation de Meyer est à notre avis la plus réussie de toutes celles qui se trouvent alors dans la littérature de voyage. Il n’est pas possible de préciser quand cet effet apparaît pour la première fois — ne serait-ce qu’en raison du délai relativement long qui s’écoule souvent entre le séjour à Rome et la rédaction de la relation — il faut le rattacher à toutes ces émotions, mi-esthétiques, mi-sentimentales, que recherchent alors en Italie tant de voyageurs et de jeunes artistes étrangers.
Le nom de Winckelmann n’est pas cité à propos de cette visite à la cour du Belvédère, mais son souvenir est présent dans tout le passage : l’allusion aux grands historiens de l’art, dans la note de la page 72, suffirait à le prouver. Nous avons vu Meyer s’opposer à sa conception de la beauté idéale, et voici qu’il conteste l’interprétation donnée par le célèbre critique à l’attitude de l'Apollon. Selon Winckelmann en effet, le dieu vient de porter le coup mortel au serpent Python, mais chez cet être d’essence divine, la colère, le mépris ne se manifestent pas comme chez l’humanité ordinaire. On sait qu’au XVIIIe siècle les artistes disposaient de répertoires où étaient figurées les expressions des diverses passions ; pour ce qui concerne la colère, on peut voir, par exemple, la figure et son explication données par l’Encyclopédie d’après Lebrun, à l’article Dessein, planche XXVI : cette passion déforme les traits, enlaidit le visage. Rien de tel chez l’Apollon, qui garde toute sa noblesse : « Son auguste regard pénétrant dans l’infini, s’étend bien au delà de sa victoire. Le dédain siège sur ses lèvres, l’indignation qu’il respire gonfle ses narines, et monte jusqu’à ses sourcils. Mais une paix inaltérable est empreinte sur son front, et son oeil est plein de douceur... » (Winckelmann, cité par Lalande, op. cit., T. IV, p. 13). Or Meyer refuse cette interprétation ; il ne voit aucune trace de courroux sur le visage du dieu, selon lui, Apollon ne vient pas de donner la mort, fût-ce à un monstre : il apporte la vie et la fécondité. La phrase où est évoquée la course rapide du dieu au premier matin de la création nous paraît l’une des plus belles de ce Voyage. Dans la note, Meyer insiste sur l’originalité de son interprétation, confirmée cependant par deux oeuvres qui font autorité, celle de von Ramdohr (noter que celui-ci prétend également voir l'Apollon s’avancer vers lui : « So wie ich zutn ersten Mahl in meinem Leben aus Genuas Küsten die Sonne sich aus dem Meer heben sah, so schwebte mir im Belvedere die Statue des Apollo entgegen » (Op. cit., T. I, p. 50), déjà mentionnée au début de ce chapitre et la Théorie de Sulzer (Hans Georg Sulzer, 1720-1779, né à Winterthür, reçu à 1'Académie des Sciences de Berlin en 1750. Son ouvrage le plus important est la Théorie universelle des Beaux-Arts, 1772).
9 Devant les deux oeuvres fameuses, l'Apollon et le Laocoon, qui représentent alors la beauté grecque par excellence, Meyer accorde sa préférence à la première : il est frappant de constater que les critères justifiant cette préférence ne sont pas d’ordre esthétique, mais appartiennent au domaine du sentiment. Sans doute la lumière des flambeaux contribue-t-elle à rendre terrifiant le célèbre groupe : elle paraît produire un effet presque hallucinant. Meyer est-il sincère, ou veut-il seulement souligner, par un artifice d’écrivain, le contraste avec la beauté rayonnante de l'Apollon ? Ce passage semble révéler en lui une grande émotivité, qui expliquerait sa prédilection pour les oeuvres d art et les paysages lui donnant une impression d’apaisement. Le Laocoon, à propos duquel Madame Piozzi évoque Shakespeare (Op. cit., T. I, p. 427), est à son gré trop pathétique, trop tourmenté. Ici encore, l’auteur se contente de quelques notations personnelles, sans faire allusion, ni au texte de Virgile, ni aux oeuvres de Winckelmann et Lessing.
10 Les autres statues mentionnées par Meyer jouissent chez ses contemporains d’une admiration incontestée. Les interprétations qu’il donne ici sont alors traditionnelles ; ainsi, pour le Torse, dont on rappelle souvent que Michel-Ange le considérait comme le plus grand chef-d’oeuvre de l’antiquité, Lalande écrit, citant Winckelmann : « Hercule paroît ici au moment qu’il s’est purifié par le feu des passions grossières de l’humanité, à l’instant qu’il a obtenu l’immortalité et pris sa place parmi les dieux. » (Op. cit., T. IV, p. 28). Quant à la Vénus de Médicis, conservée à Florence dans la galerie du grand-duc, elle est placée au même rang que les plus célèbres statues du Belvédère. Le dernier adieu à l’Apollon se fait dans une atmosphère recueillie : de cette admiration, de ce silence que respectent les visiteurs, même les plus loquaces, nous avons un autre témoignage dans la relation de K. Ph. Moritz.
11 Ce qui donne son originalité à cette page, c’est que cette visite nocturne au Vatican apparaît comme une fête, au cours de laquelle on vient célébrer le culte de la beauté.
Meyer semble avoir accordé une importance toute particulière aux fêtes : fête d’adieu, fête commémorative relatée au chapitre 8..., ce qui n’a rien de surprenant à une époque où triomphe la sensibilité. Le terme apparaît aussi chez K. Ph. Moritz à propos de ces mêmes visites (quand il se rend au Belvédère de 1786 à 1788, il a sans doute parmi ses compagnons des artistes qui ont connu Meyer) : « Es ist hier allezeit eine Fest für uns, wenn eine Gesellschaft sich vereinigt, um die Statuen in Belvedere des Abends bei Fackelschein zu betrachten ...» (Op. cit., T. III, p. 155). La différence est que, chez Meyer, cette fête prend un caractère particulièrement solennel puisqu’il s’agit d’un adieu à Rome, aux amis qui y séjournent: le thème de l’amitié est aussi l’un de ceux qui se retrouvent à diverses reprises dans ce Voyage. A l’exaltation de l’arrivée s’oppose le recueillement dans lequel sont vécues les dernières heures. Le « jamais plus » introduit sa note mélancolique à la fin de ce passage, lorsque la compagnie se sépare aux pieds de l’Apollon; il reparaît dans les dernières lignes quand l’auteur évoque la vie des artistes séjournant à Rome, ces moments de bonheur, cette jeunesse, cette insouciance qui ne reviendront plus.
Notes de fin
* M. von Ramdohr a publié un ouvrage devenu classique, De la peinture et de la sculpture à Rome, que tout voyageur arrivant dans cette ville pour y voir les trésors de l’art devrait consulter comme un guide, dont tout artiste, tout amateur devrait faire son étude constante ; on distingue surtout dans la première partie, parmi tant d’excellentes observations que renferme ce livre, celles qui concernent le développement du génie de Raphaël, le commentaire dense et profond de ses peintures du Vatican et le détail de la collection des antiques du même palais. L’auteur unit un esprit philosophique pénétrant et un profond discernement à un sentiment élevé de l’art ; il possède, outre un vaste savoir théorique et pratique, un coup d’oeil capable de juger rapidement l’ensemble et les détails d’une oeuvre. A mon retour d’Italie, je rencontrai M. von Ramdohr au pied des Alpes, et mon seul regret, dans cet hommage que je rends à son mérite et à son autorité de critique, est de n’avoir pu, lors de mon séjour à Rome, prendre pour guide son excellent livre3.
† Je reconnais volontiers que cette interprétation, selon laquelle l’artiste grec aurait représenté l’Apollon du Belvédère comme le symbole de la lumière se levant au premier jour de la création, peut apparaître trop hardie, trop audacieuse et contraire à l’opinion des grands historiens de l’art, qui se bornent à voir en lui le vainqueur de Python. Le sentiment que m’a fait éprouver cette statue et que je rapporte ici, s’il ne s’oppose pas aux anciens mythes, ne s’appuie cependant sur aucune tradition. C’est moi qui, en contemplant cette merveilleuse figure, divine en vérité, pris plaisir à m’abandonner à cette première impression, susceptible de satisfaire également la sensibilité et la réflexion. Quelle fut ma joie par la suite en trouvant cette impression, qui m’avait donné tant de joie, confirmée, du moins en partie, dans la Théorie des sciences et des beaux-arts, due à Sulzer, article Allégorie, et dans l’ouvrage classique de von Ramdohr, op. cit., 1ère partie, p. 50.
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Les tableaux d’Italie de Friedrich Johann Lorenz Meyer (Darstellungen aus Italien, 1792)
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