Chapitre 5. Rome1
p. 59-67
Texte intégral
1« Déesse de l’univers et des nations, Rome, que rien n’égale et dont rien n’approche »1.
2C’est ainsi qu’en arrivant dans sa patrie, le Romain, fier de sa dignité de citoyen, saluait jadis la déesse Rome ! Cette auguste image de la divinité, aujourd’hui encore, est présente à l’esprit du voyageur quand il s’approche de la ville. Il se sent pénétré d’un sentiment grave et profond, que les mots ne sauraient exprimer. Plus il s’avance, plus les idées et les images surgissent, se pressent, ne laissant nul repos à la pensée. Il entre dans la ville, et le contraste offert par la réalité le remplit d’horreur. L’auguste déesse Rome, qui avait pour attributs la lance et le bouclier, s’est transformée en un saint de bronze portant la clef capable de lier et délier, et c’est à ce saint patron qu’on a dédié le temple le plus magnifique de l’univers !
3Toutes les images de la Rome antique qui s’étaient présentées au voyageur sur le chemin de l’arrivée, celles de sa majesté et de son invincible puissance, de son gouvernement, de ses mœurs et de sa religion, celles de sa grandeur et de sa magnificence, disparaissent dès qu’il voit la Rome pontificale2. Il lui faut un certain temps pour s’habituer à ce spectacle. La vue de l’édifice sublime entre tous qu’est la basilique Saint-Pierre me frappa d’étonnement ; entrée par la porte Angelica, ma voiture contourna d’abord l’église, puis elle fit un détour pour m’amener sur la place devant la colonnade et cet ensemble m’apparut alors dans tout l’éclat de sa splendeur — la surprise que j’éprouvai en un tel instant m’en a laissé un souvenir inoubliable ; mais cette vue même ne put me délivrer entièrement de la stupeur où j’étais tombé après avoir ressenti une si violente émotion quand, ayant évoqué les brillantes images de l’antiquité, je les vis soudain faire place à la réalité. — Lorsque ce spectacle inattendu me frappa comme la foudre, je sortis pourtant de mes rêveries pour crier : halte ! à mon postillon qui poursuivait sa course. Il ne m’entendit pas, je dus me laisser emmener à contre-coeur, ébloui par ce que j’avais entrevu un instant. Le désir d’en jouir pleinement devint plus vif encore et, dès que j’eus mis pied à terre devant l’auberge, rien ne put me retenir3.
4On regrette, non sans raison, que le quartier de l’église Saint-Pierre, les petites rues qui y mènent depuis le pont Saint-Ange et les îlots de maisons qui lui font face correspondent si peu à sa grandeur. On voudrait les voir abattre, on voudrait pouvoir s’acheminer vers Saint-Pierre depuis ce pont par une large rue où le regard découvrirait de plus loin ce spectacle grandiose. J’ignore si un tel projet a jamais été conçu, mais son exécution rencontrerait sans nul doute de grandes difficultés, sans pouvoir répondre aux espérances qu’elle aurait fait naître. Ma surprise fut d’autant plus agréable quand, au sortir d’une rue étroite, je découvris à la fois tout ce qu’il est possible de voir au premier regard : la splendeur éblouissante de cette majesté qui écrase tout ce qui l’environne, cette place, cette coupole s’élevant vers le ciel ! « Je veux — le premier souvenir qui vienne à l’esprit devant cette oeuvre sublime est celui des fières paroles que Bramante, l’auteur du premier projet de cette église, aurait prononcées en voyant le Panthéon — je veux vous mettre une coupole semblable là-haut ; sans prendre appui sur terre, elle semblera planer dans le ciel ». Michelangelo Buonarroti, ce penseur si profond dans les trois arts du dessin, succéda à Bramante dans la construction de l’église Saint-Pierre ; il édifia la coupole et tint tout ce que son prédécesseur avait promis. Mais ce grand homme ne pensait pas que son chef-d’oeuvre, lui aussi, montrerait si tôt les marques de la fragilité des choses humaines. La coupole se fendit après un siècle environ ; on fut obligé, pour apaiser les craintes des Romains quand on découvrit ses importantes fissures et pour diminuer le danger d’écroulement que l’on redoutait, de la consolider au moyen de robustes liens de fer. Cet irréparable dommage a suscité entre les architectes modernes une querelle bien inutile, puisqu’elle ne pourra malheureusement lui apporter aucun remède : selon les uns, le Bernin aurait affaibli les piliers de fondation en aménageant des escaliers et des chapelles dans les souterrains sacrés, pour complaire à la pieuse croyance des fidèles ; d’après les autres, c’est la construction intérieure de la coupole même qui serait défectueuse et aurait provoqué, entre autres causes, ces fissures et ces fentes. On dit que Michel-Ange aurait prévu ces risques de dégradation et recommandé, à son dernier souffle encore, de ne pas toucher aux piliers de fondation4.
5Le projet du Bernin pour l’aménagement de la place Saint-Pierre, avec la quadruple colonnade qui l’entoure, les deux jets d’eau et l’obélisque dressé en son centre, peut rivaliser, par sa grandeur et sa majesté, avec le plan de l’église elle-même ; ce fut l’un des plus grandioses desseins qu’un architecte ait jamais conçus et exécutés. De quelque point qu’on la contemple, cette place prodigieuse enchante toujours les yeux par quelque beauté nouvelle : que l’on se tienne à l’entrée, devant l’un des deux bras de la colonnade, ou que, depuis les marches qui mènent au grand portail de la basilique, on se tourne vers la place ; que l’on se rende jusqu’à son centre, près de l’obélisque égyptien ; que l’on en fasse le tour en suivant chaque colonnade pour regarder, entre les divers entre-colonnements, la place et la colonnade opposée. Dans ce dernier cas en particulier, la forme elliptique des quatre rangs de colonnes permet de découvrir presque à chaque pas de nouveaux et merveilleux effets, grâce à la très grande variété des angles et des perspectives. A chaque instant la beauté, la grandeur apparaissent sous un aspect différent. C’est la nuit surtout que cet ensemble se montre dans toute sa majesté sereine et véritablement sublime, quand la lune éclaire la place et ses colonnades, l’obélisque, les eaux abondantes des fontaines et la basilique. La lumière et l’ombre se répartissent alors par grandes masses sur les objets les plus rapprochés, les plus éloignés se confondent sous une faible lueur. Les deux jets d’eau brillent d’un éclat argenté et semblent lancer des étincelles. Tout est paisible ; seul le doux murmure de ces fontaines sans cesse jaillissantes interrompt le silence de la nuit - « symbole sacré, dit un poète, de la vie qui se manifeste éternellement dans la nature »5.
6Rien de si trompeur, pour l’oeil qui n’est pas accoutumé à ces masses colossales, que les dimensions de la place, de l’intérieur de Saint-Pierre et de chacune de ses parties. On n’apprend que peu à peu à les évaluer avec exactitude. Peu après mon arrivée, je vis, depuis la balustrade qui surmonte les colonnades, le pape donner sa bénédiction à la foule. Six mille spectateurs étaient réunis sur la place, selon l’affirmation de mes compagnons, à laquelle je peux me fier, mais j’avais l’impression de voir quelques groupes de personnes réunies çà et là et je n’estimais leur nombre qu’à deux mille. L’aspect de certains objets est trompeur, lui aussi. Les grands blocs de granit entourant le pied de l’obélisque et dont la taille atteint celle d’un homme me paraissaient avoir la forme et la hauteur des bornes que nous plaçons d’ordinaire au bord des routes. Dans l’église, les figures et les décorations sont colossales, mais leurs proportions ont été calculées avec tant de justesse par rapport à l’ensemble que l’on sous-estime aussi leur grandeur tant qu’on veut l’évaluer à distance6.
7La justesse des proportions entre les différentes parties et l’ensemble, la beauté et la variété des détails, le caractère grandiose de la construction rendent l’intérieur de ce temple bien digne d’admiration, cependant l’impression qu’il produit au premier coup d’oeil ne répond pas à l’idée, assurément fort exagérée, qu’on s’en était faite2. J’avais été ému au plus profond de mon être en voyant pour la première fois Sainte-Justine de Padoue, la chartreuse Sainte-Marie-des-Anges à Rome, le Panthéon, et j’ai retrouvé cette émotion chaque fois que j’y suis retourné, elle m’a laissé un souvenir plus vif que celle de ma première visite à Saint-Pierre. Il faut y revenir souvent pour que l’oeil parvienne à oublier les nombreuses oeuvres qui y sont accumulées et dont le rôle est purement ornemental, sculptures, peintures, revêtements de marbre, décorations de toute sorte, et à jouir, sans se laisser distraire, de l’unité et de la grandeur qui caractérisent les proportions de cet ensemble. Jusque-là, l’oeil s’égare dans cet espace immense ; déconcerté par tous ces objets si divers, il n’en trouve aucun qui puisse le retenir.
8Le baldaquin du maître-autel, aussi haut que les plus grands palais de Rome, et les colonnes qui le soutiennent sont faits en partie avec le cuivre et le bronze des ornements arrachés au Panthéon. On pourrait à la rigueur pardonner à un prêtre couronné de la tiare ce forfait commis au détriment du plus beau monument légué par l’antiquité ; mais qui excusera le Bernin, un artiste si renommé, d’avoir favorisé une telle entreprise, d’avoir dérobé les matériaux qu’il allait employer pour l’autel parmi les dépouilles que leur haute antiquité avait rendues sacrées ?7
9Pour embrasser la totalité de cette église colossale, des voûtes qui la surmontent et de la magnifique coupole, pour bien juger leurs proportions, il faut monter sur l’entablement des colonnes qui supportent les voûtes ou aux deux galeries intérieures de la coupole. Là, on oublie ces ornements accumulés qui, d’en bas, retiennent le regard et dispersent l’attention ; on découvre vraiment cet ensemble remarquable par sa grandeur et son unité, on est rempli d’étonnement et d’admiration. Et quand vient l’heure de prendre congé de Rome, c’est à la coupole qu’il faut monter, jusqu’à la lanterne et au grand globe. De là, à une hauteur de quatre cents pieds, on jouit d’une vue immense sur Rome et tout le pays qui l’entoure. On éprouve une mélancolie qui n’est pas sans charme en promenant une dernière fois son regard sur cette ville et cette contrée où l’on a goûté tant de joies auparavant inconnues et qui ne reviendront plus ! On évoque une dernière fois toutes les impressions qu’on y a reçues, on recueille ces grands souvenirs pour le reste de sa vie et on dit enfin adieu à Rome et à ses environs !8
10Avec Carlo Marchioni, maintenant disparu, qui fut l’architecte de la chambre pontificale, on crut voir revivre l’esprit de Borromini et de son école, si étrangère au bon goût en architecture, quand il éleva un monument en l’honneur de Pie VI, la Sacristie située près de Saint-Pierre, qui a suscité tant de critiques. Le style de cet édifice est aussi dépourvu de noblesse que de correction. Les proportions se révèlent pour la plupart inexactes. Partout des saillies et des angles font obstacle à la vue ; des colonnes et des autels se trouvent relégués dans des coins obscurs, l’ensemble est surchargé d’ornements mes quins. Tous ces défauts blessent l’oeil du simple amateur et révoltent le connaisseur9.
11Le véritable caractère d’un temple consacré à la divinité, on le trouve à la Chartreuse de Rome, Sainte-Marie-des-Anges. C’est toujours avec un sentiment de profonde ferveur religieuse que l’on s’approche de l’Etre invisible et très haut à qui cet édifice est dédié, ou du moins devrait l’être. Michel-Ange l’éleva sur l’emplacement et entre les ruines des anciens Thermes de Dioclétien, dont il remploya les murs antiques. Toutes les constructions qui lui sont dues respectent de la façon la plus rigoureuse l’unité et la majestueuse simplicité qui caractérisent son projet grandiose. A une époque récente, on a décoré l’intérieur avec un goût plein de noblesse. L’église s’annonce à l’extérieur par une façade extrêmement simple. On entre d’abord dans une petite rotonde ornée avec simplicité, vestige de l’antique édifice romain, que Buonarroti a su utiliser. On y voit les tombeaux de deux cardinaux et des peintres Salvator Rosa et Carlo Maratti. En pénétrant dans l’église elle-même, dont la forme est celle d’une croix latine, on éprouve une sorte d’effroi à la vue de sa hauteur et de sa largeur prodigieuses ; mais bientôt on se sent irrésistiblement attiré par son caractère de grandeur et de simplicité. Quand on a fait quelques pas en se dirigeant vers le milieu de la croisée du transept, on peut embrasser tout l’ensemble de l’édifice. Nul objet n’arrête le regard, aucune décoration surajoutée ne le retient. Les hautes murailles n’ont pour ornements que d’importantes peintures de l’école romaine ancienne et moderne. Huit puissantes colonnes de granit, hautes de quarante-deux pieds, provenant des anciens thermes, s’élèvent aux quatre angles intérieurs de la croix. Ce sont les seules décorations remarquables de cette église. J’avais coutume de m’y rendre le soir, à la venue du crépuscule, quand nul bruit de pas ne troublait plus le silence qui rendait ce lieu plus solennel encore. Appuyé à l’une des grandes colonnes, je m’abandonnais à cette impression bienfaisante et souvent je m’y trouvais encore lorsqu’à la nuit tombante le gardien du couvent descendait à l’église, venait s’agenouiller près de l’autel pour une prière solitaire, puis s’apprêtait à fermer les portes. Pour compenser la frayeur qu’il éprouvait en me voyant paraître tout à coup, je lui souhaitais une « felicissima notte » et je m’éloignais avec le projet de revenir le lendemain, ce que je fis bien souvent10.
12A l’intérieur de la basilique Saint-Paul ont été remployés les vestiges les plus précieux provenant des palais, temples et tombeaux de la Rome antique. Une double rangée de colonnes, aussi remarquables par la richesse de leurs matériaux, marbre de Paros, granit, porphyre, que par leur hauteur exceptionnelle et l’élégance de leur forme, soutient un plafond plat et gothique. Ainsi voit-on ici la sublime beauté grecque et la splendeur romaine étrangement unies au mauvais goût des barbares. Le pavement, lui aussi, est en partie composé d’informes fragments de marbres antiques portant des inscriptions latines. La faible lumière qui tombe d’en haut ne suffit pas à dissiper l’obscurité solennelle de ce lieu où règne un silence funèbre, car on visite peu cette vaste église ; située dans un quartier éloigné et malsain, elle demeure presque toujours déserte11.
13Que dire du Panthéon ! qui peut trouver des mots capables d’exprimer toute la grandeur, toute la majesté de ce temple élevé aux dieux de Rome et resté debout dans sa splendeur et sa puissance d’autrefois ! Si des mains avides l’ont dépouillé de tous ses ornements, elles n’ont pu altérer le caractère sublime qu’il doit à son architecture. Il a résisté à la violence des barbares. Ils ont pu piller ce sanctuaire des dieux et des arts, mais il ne leur fut pas permis de l’anéantir : il semble que ces impitoyables pillards de Rome furent eux-mêmes sensibles à sa haute dignité, qu’elle parvint à les toucher et que, par ses seuls mérites, le temple réussit à échapper à la dévastation dont le menaçait la main de fer des barbares. Le Panthéon a défié le cours des siècles et s’est conservé jusqu’à nos jours. Ce fut le soir que j’y entrai pour la première fois, au moment où la lumière du jour, qui pénètre par l’ouverture circulaire ménagée au sommet de la coupole, commençait à décliner et restait tout juste suffisante pour permettre de distinguer les objets. Cet éclairage, me semble-t-il, est celui qui convient le mieux à la calme grandeur, à la noble simplicité de ce temple et de son portique — du moins je n’ai jamais plus profondément ressenti ces caractères qui lui sont propres. Pourquoi faut-il que de nombreuses adjonctions modernes, dues aux architectes et aux dévots, étrangères à l’esprit de l’antiquité, viennent détruire l’impression produite par ce monument sublime ? Agrippa avait fait de ce temple le sanctuaire de tous les grands dieux et peut-être le souvenir de cette ancienne destination a-t-il suscité l’heureuse idée de le consacrer au souvenir des hommes illustres qui, à Rome, ont cultivé et enseigné les arts. On y a élevé à la mémoire de Raphaël et d’Annibal Carrache, de Mengs et Winckelmann aussi, des monuments qui sont ornés de leurs bustes. Cependant les défunts qui reçurent cet honneur insigne ne le durent pas toujours à un éminent mérite, l’art ne prit pas toujours soin de ne placer ici que des ouvrages dignes de ce sanctuaire. C’est ce que prouvent les tombeaux élevés à des hommes qui ne peuvent être comparés à de tels artistes et plusieurs bustes fort médiocres — celui de Raphaël est l’un des plus mauvais12.
Notes de bas de page
1 L’exaltation du voyageur n’a fait que croître à mesure qu’il s’approchait de Rome ; elle connaît une chute brutale lorsque se révèle le contraste entre le passé et le présent, le rêve et la réalité. L’opposition entre la Rome antique et la Rome moderne est alors symbolisée par deux figures allégoriques, correspondant à deux formes de mentalité : l’une, la fierté d’un peuple puissant, conscient de sa grandeur — c’est la Dea Roma portant la lance et le bouclier, l’autre, l’effroi des hommes hantés par l’au-delà et l’idée de péché, qui n’espèrent obtenir leur salut que par l’intervention du saint capable d’ouvrir les portes du paradis.
Meyer n’insiste pas sur les aspects les plus décevants de la ville moderne — bien des voyageurs s’y étaient attardés — il consacre ce chapitre à quatre édifices religieux, Saint-Pierre, Sainte-Marie-des-Anges, Saint-Paul-hors-les-Murs et le Panthéon, devenu l’église Sainte-Marie-des-Martyrs. Le voyageur a beau rappeler, dans la note de la page 63 sa volonté de transcrire uniquement ses impressions et ses sentiments personnels, il doit reconnaître que ses réactions sont parfois celles des autres visiteurs étrangers : c’est le cas, en particulier, de Sainte-Marie-des-Anges : nous y retrouvons la prédilection en matière d’architecture religieuse et la profonde émotion que Meyer avait déjà exprimées à propos de Sain te-Justine de Padoue ; son goût correspond ici à celui de ses contemporains.
2 Bien des voyageurs ont exprimé leur déception à l’aspect de la Rome moderne où les monuments grandioses voisinent avec les maisons misérables. Ce sentiment apparaissait déjà chez J. J. Bouchard, arrivé à Rome en février 1631 (il se présente à nous sous le nom d’Orestes) : « Orestes, étant entré par cette porte di Cavalli leggieri, conceut une plus grande idée qu’il n’avoit encore fait (quoy qu’elle fut grandissime) de Rome, lorsqu’il vit le derrière de Saint-Pierre et la sua cupola, qui est à n’en point mentir la plus belle et la plus magnifique qui soit aujourd’hui en Europe ; puis, voyant de loin, en passant, la façade de l’église et du palais du Pape, et de là passant par devant l’hospital de San Spirito, où cette grande rue de la Longare d’un costé, et de l’autre la façade de l’église, et ce long portique qui orne le flanc de l’hospital jusques à l’eau, donnèrent extrèmement dans la vue d’Orestes ». Même admiration en découvrant le château Saint-Ange, si bien qu’il « s’imaginoit voir une ville enchantée. Mais ayant passé le pont et entrant dans ces rues estroites et tortueuses et qui sont bordées de maison inégales (...) il rabattit beaucoup de cette première bonne opinion, estant véritablement le plus vilain et sale quartier de Rome » (Les Confessions de J.J. Bouchard, suivies de son voyage de Paris à Rome en 1630, p. 247).
Quand Taine y viendra en 1864, Rome aura encore « l’aspect d’une ville de province, mal tenue, mal rangée, baroque et sale » (Voyage d’Italie, T. I, p. 24).
3 Meyer se dispense de décrire ces aspects si différents de ce qu’il attendait : si la Rome moderne est bien déchue de sa grandeur passée, ne doit-elle pas son attrait à la beauté de ses monuments ? Les relations destinées à servir de guides aux voyageurs dressent la nomenclature des principales églises ; Meyer n’en retient que quatre, Saint-Pierre d’abord, la première qui lui soit apparue sur le chemin de l’arrivée. Ses prédécesseurs, parmi lesquels Richard et Lalande, suivis par Volkmann, commençaient par préciser la situation de cette basilique et résumer son histoire, puis ils analysaient ses diverses parties selon une méthode toute cartésienne. Ici, l’accent est mis en premier lieu sur l’émotion du voyageur : de plus en plus, et l’exemple le plus significatif est celui de Heinse, la découverte de l’oeuvre d’art exceptionnelle a lieu dans une atmosphère de ferveur, parfois même de passion, dont on trouve bien peu de traces avant 1780. Evoquant son arrivée à Rome, le président De Brosses écrivait : « Nous courûmes à Saint-Pierre comme au feu » (Op. cit., p. 134), mais terminait sa phrase par une plaisanterie. Pourtant, ce que beaucoup de lecteurs demandent alors à la littérature de voyage, ce sont des renseignements, des anecdotes et des traits d’esprit, non des épanchements : Meyer se verra reprocher par quelques critiques un excès d’enthousiasme et un manque d’objectivité. Les anecdotes sont rares chez lui : ainsi, il ne précise pas où se trouve l’auberge où Ta conduit son postillon (la plupart des étrangers s’installent sur la place d’Espagne ou dans les rues voisines, comme aux siècles précédents).
4 Meyer revient à Saint-Pierre par le pont Saint-Ange : Rome a peu changé depuis que De Brosses l’avait vue en 1739 : « On ne le passe guère (le Tibre) que sur le pont Saint-Ange ou sur le pont Sixte ; les autres ponts sont ruinés ou peu fréquentés », écrivait-il (op. cit., p. 175). Il traverse le Borgo, ce quartier populaire aux rues étroites que devait transformer au début du XXe siècle le percement de la via della Conciliazione·. Meyer est le premier voyageur chez qui soit exprimé le désir d’une telle réalisation.
Tous les étrangers admirent la beauté et la hardiesse de la coupole. Rien ne surprend davantage l’arrivant, surtout quand il n’a pas vu Florence et la célèbre coupole de Brunelleschi ; cette architecture paraît tenir du prodige : pour exprimer cette impression, Meyer, qui relate d’ordinaire peu d’anecdotes, surtout quand elles risquent d’être par trop connues, cite les paroles de Bramante, telles qu’on les retrouve dans d’autres livres de voyage (Dupaty les attribue à Michel-Ange, op. cit., p. 160). Autre anecdote : les recommandations que Michel-Ange aurait faites à son dernier souffle — on la retrouve chez Heinse, elle figure dans les Voyages de Montesquieu, presque sous la même forme, comme la responsabilité attribuée au Bernin (op. cit., T. I, p. 234)... Dans certains cas, les voyageurs se contentent de transcrire les indications fournies par un cicerone ou un guide : de là tant de redites d’une relation à l’autre.
Liens de fer : renseignement pris auprès d’un architecte, la traduction littérale convient ici. Lalande employait l’expression cercles de fer : « ... des architectes et des mathématiciens (...) convinrent qu’il falloit fortifier le tambour et la coupole par des cercles de fer, et l’on en plaça cinq en 1743 et 1744 » (op. cit., T. III, p. 504). Et ailleurs : « L’on y employa encore beaucoup de fer pour lier les deux voûtes » (ibid., p. 503).
Bramante (1444-1514) actif d’abord en Lombardie. A Rome à partir de 1500. On lui doit en particulier le cloître de Santa Maria della Pace, le Tempietto de San Pietro in Montorio, les premiers travaux du nouveau Saint-Pierre, dont il conçut le plan central, et la cour du Belvédère.
Michel-Ange (1475-1564) : c’est sous Paul III, en 1546, à soixante-dix ans, que Michel-Ange devint architecte ; à Saint-Pierre, il se consacra surtout à la coupole.
Le Bernin (1598-1680), architecte, sculpteur et peintre. A Saint-Pierre, on lui doit le baldaquin, le portique, les tombeaux d’Urbain VIII et Alexandre VII, et la célèbre colonnade.
5 La place Saint-Pierre est l’une des principales curiosités de Rome ; on s’accorde à trouver sa conception aussi grandiose que celle de la basilique elle-même, à laquelle on adresse les plus vives louanges : pour Lalande, c’est « la plus grande et la plus belle église qu’il y ait au monde », le « chef-d’oeuvre de l’Italie », « on pourrait même l’appeler la merveille de l’univers. Elle seule mériterait un voyage à Rome » (op. cit., T. III, p. 385). Cet ensemble a inspiré de nombreuses gravures : admirables, comme celle de Piranèse, plus souvent médiocres ; la plupart des voyageurs ne quittaient pas Rome sans en acquérir quelques-unes.
Il est bien difficile d’être original quand on parle d’un ensemble si renommé. Lalande et les voyageurs qui rédigent un guide de voyage insistent sur les précisions numériques : largeur des portiques, nombre des colonnes et des statues... d’autres s’abandonnent au lyrisme. Meyer recherche ici un compromis entre les deux attitudes ; nous avons donc quelques données descriptives, assez gauches et parfois maladroites (le terme colonnade désigne tantôt, selon l’usage, tout l’ensemble, tantôt l’un des deux bras) ; des effets plus recherchés : le souci de ne pas présenter la place sous un angle immuable, mais de nous faire participer aux découvertes du promeneur qui l’observe de divers endroits ; enfin, elle apparaît sous un éclairage privilégié : Meyer, comme beaucoup de ses contemporains, a une prédilection pour les clairs de lune — on sait que la poésie de la nuit finira plus tard par dégénérer en poncif — qui semble correspondre chez lui à une certaine forme de sensibilité artistique : goût pour les grandes masses d’ombre et de lumière, pour l’éclat des eaux jaillissantes... Il ne parlera plus des fontaines de Rome — elles ont ici une valeur esthétique et symbolique, encore que la citation convienne assez mal à ce paysage urbain ; lui qui aime tant les eaux — lacs ou cascades — paraît les avoir particulièrement appréciées au sein de la nature, alors que les fontaines seront un des grands charmes de Rome pour des générations d’artistes et de voyageurs. C’est déjà le cas du président De Brosses : celles de Saint-Pierre sont pour lui « deux feux d’artifice d’eau » et, comme il n’y a chez lui nulle trace de ce qui sera la mélancolie romantique, c’est le jour qu’il vient « leur faire une visite d’amitié, surtout quand le soleil donne dessus » (op. cit., p. 167).
6 A l’arrivée, tous les étrangers sont décontenancés, incapables d’évaluer les dimensions de la place et de l’église. Le lieu commun, dû à l’expérience de chacun, s’exprime de façon banale, à quelques exceptions près, ainsi chez De Brosses, qui sait donner un tour personnel aux remarques les plus dépourvues d’originalité : « Rien ne m’a tant surpris à la vue de la plus belle chose qu’il y ait dans l’univers que de n’avoir aucune surprise ; on entre dans le bâtiment dont on s’est fait une si vaste idée, cela est tout simple. Il ne paraît ni grand ni petit, ni haut ni bas, ni large ni étroit. On ne s’aperçoit de son énorme étendue que par relation, lorsqu’en considérant une chapelle, on la trouve grande comme une cathédrale ; lorsqu’en mesurant un marmouset qui est là, au pied d’une colonne, on lui trouve le pouce gros comme le poignet » (op. cit., p. 166). Si Meyer est un écrivain moins adroit, il a le mérite de passer rapidement sur ces considérations banales.
7 La déception se mêle à l’admiration, Meyer réaffirme sa préférence pour des édifices à l’architecture plus dépouillée, sans se demander si cette décoration qu’il juge trop importante ne contribue pas à produire un certain effet. Cette tentative d’explication n’apparaîtra d’ailleurs qu’au XIXe siècle, ainsi chez Taine : « Il n’y a ici qu’une salle de spectacle, la plus vaste, la plus magnifique du monde, par laquelle une grande institution étale aux yeux sa puissance. Ce n’est pas l’église d’une religion, c’est l’église d’un culte » (op. cit., T. I, p. 33). Quant au célèbre baldaquin, Meyer ne peut l’apprécier lorsqu’il pense au sacrilège commis au Panthéon.
8 La montée à la coupole : après le moment où Meyer conte son arrivée à Rome et la découverte de Saint-Pierre, sa relation cesse de s’ordonner selon la chronologie du voyage, comme c’était le cas aux chapitres 1 et 4 : dès ce chapitre 5, l’heure des adieux à la ville éternelle est évoquée. R. Michéa montre qu’à cette époque le départ de Rome prend une allure théâtrale : le voyageur, dit-il, se trouve dans un décor grandiose, « baigné de la clarté lunaire ou de la gloire mélancolique du soleil couchant » (op. cit., p. 54) ; ainsi chez K. Ph. Moritz ou Goethe, avant que Madame de Staël n’exploite de tels effets dans son roman. Notre texte procède d’un semblable désir de donner aux derniers instants un caractère exceptionnel, mais il évite les éléments qui deviendront bientôt des poncifs. Monté jusqu’au globe de la coupole, le plus haut possible, Meyer veut parcourir une dernière fois du regard cette ville, cette contrée tant aimées, goûter les charmes de la mélancolie. Le voyageur sensible a succédé à l’homme du monde spirituel — L’attitude et les sentiments s’opposent à la précipitation de l’arrivée, à l’émotion soudaine et violente due à la découverte de Saint-Pierre ; si certaines descriptions ne sont pas dépourvues de maladresse, la relation de Meyer révèle certaines recherches de composition, le goût de certains effets de contraste.
9 Après l’évocation des derniers instants à Rome et son lyrisme discret, voici, sans transition, une notice fort sèche, telle qu’elle pourrait figurer dans un guide, concernant la nouvelle sacristie.
Carlo Marchioni (1702-1786), architecte romain, auquel on doit la villa Albani. Il construisit la sacristie de 1776 à 1784.
Borromini (1599-1667) est jugé actuellement « l’un des maîtres les plus originaux du baroque » (A. Chastel, op. cit., T. II, p. 294) ; mais pour les voyageurs de la fin du XVIIIe siècle, admirateurs de Palladio et de Michel-Ange, c’est Borromini qui a entraîné la décadence de l’architecture : telle est l’opinion de Winckelmann, reprise dans le guide de Volkmann utilisé par les Allemands (op. cit., T. I, p. 60). Selon Goethe, « il accumule les ornements et tombe dans le gothique ».
Meyer, Goethe admirent dans un édifice la simplicité et la noblesse, l’harmonie des proportions, une décoration subordonnée à l’ensemble. Le terme Südelei appliqué ici à l’oeuvre de Marchioni est particulièrement péjoratif.
10 Caractère grandiose, unité, majestueuse simplicité (ce dernier terme est employé plusieurs fois), noblesse de la décoration : Sainte-Marie-des-Anges s’oppose en tous points à la Sacristie de Marchioni. La préférence de Meyer pour ce type d’architecture est à cette époque celle de nombreux voyageurs. Ce qui est plus original ici, c’est la ferveur qu’éprouve le visiteur dans cette église, comme à Sainte-Justine de Padoue, et le souci, fréquent chez lui, de rechercher l’éclairage qui convient le mieux à un monument (cf. infra, le Panthéon) : plaisir esthétique, émotion teintée de religiosité sont indissociables. La qualité de cette émotion distingue Meyer de certains voyageurs contemporains, un Stürmer comme Heinse, un Dupaty, tous ceux qui, devant la nature ou l’oeuvre d’art, s’abandonnent à l’exaltation : pour lui, nous le verrons, c’est dans une impression d’apaisement qu’il croit trouver le meilleur de lui-même.
Salvator Rosa (1615-1673), peintre napolitain, dont les voyageurs du XVIIIe siècle apprécient particulièrement les paysages. Il est célèbre également pour ses tableaux de batailles.
Carlo Maratta (1625-1713), peintre bolonais, auquel on doit de nombreux tableaux d’autel (notons que l’orthographe des noms propres est souvent fautive chez Meyer).
11 Saint-Paul-hors-les-Murs, la plus vaste église de Rome après Saint-Pierre, est aussi considérée à cette époque comme la plus belle après la célèbre basilique vaticane (Voir H. Lynch Piozzi, Observations and Reflections..., T. II, p. 107. Cette église sera presque entièrement détruite en 1823 par un incendie). Pour Meyer, cet édifice, comme Saint-Pierre, est à la fois admirable et décevant. Nous retrouvons à propos de son « plafond plat », caractéristique de certaines grandes basiliques romaines, le terme gothique, péjoratif et étranger à toute considération de chronologie. A la différence des romantiques, Meyer et ses contemporains n’apprécient pas l’obscurité qui règne dans certains édifices religieux.
12 Moins enthousiaste que la plupart des voyageurs lorsqu’il s’agit de Saint-Pierre, Meyer éprouve pour le Panthéon, souvent appelé aussi la Rotonde, une admiration que nul ne songerait à discuter. La plupart des remarques qui apparaissent ici se retrouvent partout, presque dans les mêmes termes — on se contente de puiser aux mêmes sources — : le monument dépouillé, mais toujours sublime, les barbares eux-mêmes touchés par sa grandeur, la médiocrité des quelques bustes... Le seul trait personnel est la recherche d’un certain éclairage. De nouveau, la simplicité caractérise l’architecture la plus noble aux yeux de Meyer.
Parmi les adjonctions modernes dues aux architectes, il faut compter les deux clochers dont on avait surchargé le Panthéon ; on sait d’autre part que le temple antique fut consacré au culte chrétien en 609.
Raphaël (1483-1520) est le peintre par excellence pour les voyageurs de cette époque ; les louanges sont à peu près unanimes.
Annibal Carrache (1560-1609) : avec Raphaël et Corrège, les Bolonais sont les peintres les plus estimés au XVIIIe siècle.
Mengs (1728-1779), peintre bavarois, ami de Winckelmann. Converti au catholicisme, il s’était fixé à Rome et avait pris la tête du mouvement néo-classique. Il fut considéré comme l’un des plus grands peintres de son époque. On lui doit des écrits théoriques, parmi lesquels les Gedanken über die Schonheit (1762).
Winckelmann (né à Stendal en 1717, mort assassiné à Trieste, en 1768). Après des débuts difficiles, il put s’adonner à l’histoire de l’art. Il abjura le protestantisme et partit pour Rome. Il devint en 1758 bibliothécaire du cardinal Alessandro Albani, puis préfet des Antiquités Romaines et bibliothécaire du Vatican. Dès 1755, il avait publié ses Réflexions sur l’imitation des ouvrages grecs dans la peinture et la sculpture, puis en 1764, son Histoire de l’art dans l’antiquité, où il affirmait la suprématie des artistes grecs. Ses écrits exercèrent une grande influence à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, ils furent très tôt traduits en français. Les voyageurs qui visitent alors l’Italie ne peuvent pas ignorer ses idées, puisque Volkmann introduit dans son guide de longues citations, de même Lalande dans la seconde édition de son Voyage.
La traduction de Vanderbourg, destinée au public français, ajoute qu’un monument a été élevé au Panthéon à la mémoire de Poussin.
Notes de fin
1 Terrarum dea gentiumque Roma, cui par est nihil, et nihil secundum. Martial, XII, Epigramme 8
2 Ma seule prétention est de relater dans ces pages l’impression particulière que j’ai ressentie devant les objets et les sentiments qui me sont propres : fût-ce au risque de me tromper, je n’aime pas les emprunter à d’autres. Cependant, si je ne m’abuse, mon opinion rejoint celle de très nombreux visiteurs en ce qui concerne l’intérieur de Saint-Pierre.
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