Chapitre 3. Venise
p. 33-42
Texte intégral
1Les voyageurs du temps passé comme les contemporains ont brossé un effroyable tableau de l’Inquisition d’Etat à Venise, avec tout le cortège de ses espions innombrables et de ses délateurs agissant dans l’ombre, les arrestations soudaines des gens qui font l’objet d’une dénonciation, la procédure secrète, l’exécution des sentences de mort... Dans cette peinture à demi véridique, à demi altérée par des traits inventés de toutes pièces ou fortement exagérés, il est impossible de distinguer l’erreur de la vérité ; seul l’observateur impartial y parvient quand un séjour prolongé à Venise lui a permis d’acquérir une expérience personnelle et quand il a réfléchi à l’histoire de la ville en comparant la façon dont s’est constitué cet Etat et le développement de ce tribunal secret. C’est alors seulement qu’il se réconcilie avec ce tableau terrible, dans la mesure du moins où il acquiert la conviction qu’à Venise, compte tenu de la constitution, des relations extérieures et des conditions locales, un tel mal était nécessaire à l’Etat pour maintenir l’équilibre à l’intérieur et la paix aussi bien au dedans qu’au dehors. Quelques faits bien caractéristiques empruntés à l’histoire de l’aristocratie vénitienne peuvent expliquer ce que je viens d’affirmer1
2L’Etat de Venise dut sa fondation à la terreur que suscitèrent les barbares venus du Nord quand ils dévastèrent l’Italie au Ve siècle, ainsi qu’à la haine des tyrans et à l’amour de la liberté. Refusant de se soumettre, les habitants des côtes cherchèrent un asile pour y vivre libres ; ils le trouvèrent en se plaçant sous la protection de la nature dans les îles de l’Adriatique. La concorde et l’égalité des droits furent d’abord les seuls liens de la république nouvelle ; bientôt pourtant, comme la population continuait à affluer de terre ferme, il fallut établir différentes institutions politiques. Le peuple partagea longtemps le pouvoir avec des tribuns élus par lui, puis la jalousie toujours en éveil de ses voisins, les troubles intérieurs suscités par les rivalités des familles rendirent nécessaire l’élection d’un chef suprême, qui resta subordonné à la nation et porta le titre de duc (Doge). La paix de l’Etat ne fut pas rétablie pour autant. Les fermentations intestines s’amplifièrent et devinrent générales. La liberté du peuple dégénéra en anarchie, le juste sentiment qu’il avait eu de sa grandeur devint soif de conquêtes, la modération des chefs et l’union des familles firent place à l’ambition de régner, à la discorde et à de sanglantes insurrections. L’Etat serait bientôt devenu la victime de ces désordres intérieurs et une proie facile pour ses voisins. On profita de ce moment pour établir la prépondérance des familles nobles. La forme républicaine du gouvernement fut peu à peu altérée. D’abord élus pour un certain temps, les conseillers du doge et les représentants de la nation aux assemblées du peuple parvinrent à se maintenir dans leurs fonctions. Le corps politique du Grand Conseil, composé des familles nobles, fut institué ; bientôt il nomma seul à tous les emplois de l’Etat ; ses membres, après s’être fait confirmer dans leurs charges pour leur vie, parvinrent à les rendre héréditaires. Tous ces changements furent introduits sous le prétexte de calmer les désordres à l’intérieur et à l’extérieur, de maintenir la constitution et la liberté de l’Etat, tandis que le peuple assoupi n’en voyait pas la portée. Il les accepta, et la liberté dont il avait joui jusque-là fut supprimée par la nouvelle constitution, favorable à l’aristocratie.
3La morgue et le despotisme des patriciens s’accrurent lorsqu’au XIVe siècle de nouveaux troubles et des factions intestines menacèrent de renverser cette constitution peu après qu’elle fut établie. Pour la maintenir, pour prévenir les conspirations, on institua le Conseil des Dix ; cet organisme devait choisir parmi ses membres trois hommes qui lui seraient soumis, et seraient soumis comme lui au Grand Conseil : ce furent par la suite les Inquisiteurs d’Etat. Leur puissance, d’abord limitée, s’accrut enfin grâce à des moyens légaux ou illégaux ; les patriciens eux-mêmes durent bientôt la redouter, puisque leurs crimes furent traduits devant le tribunal de l’Inquisition et jugés avec une extrême rigueur. L’arrogance des riches patriciens envers les patriciens plus pauvres et la noblesse de la Terre-ferme, les manœuvres illégitimes auxquelles ils avaient recours pour s’emparer des dignités — tantôt corrompant les électeurs, tantôt fomentant des émeutes parmi le peuple — leur mépris envers toutes les classes de la bourgeoisie qu’ils opprimaient, voilà tous les abus que combattirent les Inquisiteurs d’Etat, et ils s’y employèrent avec la plus grande énergie. Ils furent les sauveurs du peuple par leur vigilance à l’égard des aristocrates qui, dans leur colère, cherchaient à susciter des complots secrets ou des attaques ouvertes ; toujours attentifs à la conduite des puissances étrangères, ils assurèrent la paix à l’extérieur ; et ils rétablirent la sécurité publique en donnant à la police de sages règlements. Il ne faut donc pas s’étonner que les nobles aient toujours échoué dans leurs fougueuses tentatives pour répandre parmi le peuple la haine de ce tribunal qu’ils exécraient, afin d’en provoquer la chute, et que le peuple comme les meilleurs d’entre les grands n’aient vu en lui que « le soutien des lois, le fondement de l’égalité et de la concorde, le frein mis à l’ambition des chefs, le moyen le plus sage de réunir toutes les parties de la République » * — Tous ces devoirs, le Tribunal sut les accomplir pendant des siècles jusqu’à nos jours. On pourrait certes relever dans son histoire, surtout aux époques les plus anciennes, bien des décisions arbitraires, des traits de sévérité injustifiée et même de cruauté — sombres taches, que rien ne peut effacer ! elles ne permettent cependant pas de méconnaître les immenses avantages qu’un Etat comme celui de Venise dut à cette sage institution, ni de la condamner totalement. En 1762, l’une des plus violentes attaques qu’eussent déclenchées les aristocrates menaça de renverser le tribunal ; elle avait l’appui énergique d’Alvise Zeno et Paolo Renier, le précédent doge, mais le procurateur Marco Foscarini et le vieux sénateur Antonio Giorgi réussirent à l’écraser, et l’Inquisition d’Etat fut maintenue avec l’éclatante approbation du peuple2.
4De nos jours, les trois Inquisiteurs d’Etat sont choisis le plus souvent parmi des vieillards connus pour leur probité et jouissant de l’estime générale. L’âge a calmé leurs passions, l’approche du tombeau les incite à la justice et à la modération. Les lumières des temps modernes, elles aussi, ont beaucoup adouci la rigueur de ce tribunal et l’ont ramené à sa première destination, fondamentale dans un Etat comme celui de Venise : la répression des ambitions de la noblesse, le maintien de la sécurité à l’intérieur et à l’extérieur. Quand les Inquisiteurs d’Etat apparaissent en personnes, ils suscitent le silence général et l’obéissance aux lois. S’ils se font voir au Broglio ou au palais, les groupes de ces nobles pleins de morgue, qui d’ordinaire ne se dérangent pour personne, s’ouvrent aussitôt pour leur laisser le passage, nul n’ose prononcer un mot ou se départir de l’attitude la plus respectueuse ; le seul aspect de leur Fante ou huissier disperse les bruyants attroupements de la populace et il suffit à ce dernier de prononcer avec une solennelle lenteur les mots : « Au nom de l’Inquisition d’Etat ! » pour rétablir le calme.
5Le doge Renier, mort en 1789, fut encore frappé, peu de temps avant de disparaître, par la rude main de ce tribunal dont cet homme altier se montrait depuis si longtemps l’ennemi. Les Inquisiteurs d’Etat lui déléguèrent un de leurs subordonnés pour lui donner un avertissement concernant certaines charges qu’il avait distribuées au mépris de la légalité, afin d’en retirer des avantages financiers. Le doge répondit avec hauteur ; alors les Inquisiteurs se rendirent en personnes chez lui et lui adressèrent une remontrance solennelle ; quand les triumvirs se retirèrent, les portes de l’appartement ducal se fermèrent et le doge y demeura trois mois emprisonné.
6Le procès instruit par l’Inquisition d’Etat lors de la dernière conjuration des Pisani et des Contarini, le verdict auquel il a abouti, ont au premier coup d’oeil l’apparence d’une rigueur injustifiée ; mais les mobiles secrets et profonds de cette conspiration qui prit une telle ampleur sont restés trop peu connus pour permettre de porter sur la procédure un jugement objectif. Les patriciens sans fortune étaient fort probablement d’intelligence avec la noblesse de Terre-ferme pour renverser le gouvernement et le remplacer à leur avantage. Un de mes amis vénitiens, O….., célèbre avocat, y fut compromis malgré son innocence. Il était intimement lié avec l’un des chefs du parti, sans avoir part à la conjuration. Un soir où il se trouvait parmi ses amis — il avait coutume de les réunir dans son salon de la place Saint-Marc3 — on vint l’appeler et... sur l’escalier il se trouva face à face avec le redoutable Fante. O dut le suivre jusqu’à la prison, déjà sa famille le croyait perdu. Mais une nuit, après une détention de quelques semaines, peu rigoureuse et au cours de laquelle il ne fut ni interrogé ni obligé de comparaître devant le tribunal, le même huissier taciturne lui ouvrit sa prison et sans autre explication le reconduisit jusqu’à la porte de son salon. Des écrits de sa main, trouvés dans les papiers des conjurés, avaient prouvé son innocence, et le tribunal fit libérer le prisonnier politique O...... en le dispensant même de l’exhortation solennelle qui est d’usage en pareil cas.
7Rien ne vient troubler la sécurité publique ; Venise, privée d’enceinte et de garde, sillonnée de si nombreux canaux, se distingue en cela de la plupart des grandes villes italiennes, malgré sa situation défavorable ; elle le doit à l’Inquisition, dont le regard vigilant sait pénétrer jusque dans les asiles les plus secrets du crime et les ténèbres de la nuit, pour maintenir la sécurité de l’Etat et rétablir rapidement l’ordre dès qu’il vient à être troublé4.
8La légende prétend que les habitants de Venise aussi bien que les étrangers ne pourraient sans danger s’entretenir des affaires politiques et religieuses, et particulièrement de l’Inquisition d’Etat, que l’étranger doit exercer la plus grande prudence dans sa conduite en public ; mais il s’agit là de ces contes colportés par des voyageurs partiaux ou pusillanimes. L’honnête homme qui observe la bienséance et qui, respectueux des lois, ne trouble en rien l’ordre public, est en sécurité à Venise, comme en tout autre lieu. On a prétendu qu’il était très risqué d’exprimer librement son avis sur les actes de l’Inquisition : j’ai eu souvent la preuve du contraire. Dans ma chambre d’auberge, je me crus plus d’une fois obligé de rappeler à la prudence quelques avocats de mes amis lorsqu’ils parlaient de ces questions sans aucune retenue, à voix haute, sur un ton déclamatoire, selon l’habitude prise au tribunal et qu’ils gardaient dans la vie courante ; mais ils n’en tenaient aucun compte, poursuivant leur conversation sans montrer plus de réserve, se bornant à la rigueur à baisser quelque peu le ton — cela à l’auberge ou même lors de nos promenades sur la place Saint-Marc.
9Le Môle de Palestrina, encore peu connu, est une des entreprises les plus grandioses, une des œuvres les plus hardies que l’on doive aux temps modernes†5. Il sert d’écran aux îles reliées à Venise et les protège, ainsi que la ville, des tempêtes de l’Adriatique. Cette digue opposée à la violence des vagues aura, quand elle sera terminée, une longueur de quarante milles italiens. Lors de mon voyage, on en avait à peine achevé le quart après plusieurs années de travail. Elle est faite d’énormes blocs de pierre équarris, sa largeur est de soixante pieds et sa hauteur au-dessus du niveau de la mer représente plusieurs fois la taille d’un homme. Quand la houle s’élève, le premier assaut des vagues vient se briser contre cette digue ; faute d’une hauteur suffisante, elle ne peut opposer aux masses d’eau qui affluent lors des grandes tempêtes une barrière absolument efficace ; elle se trouve alors submergée, mais elle peut les rendre moins dangereuses : quand les lames ont frappé le môle, elles continuent leur course avec moins de violence. Puisse la prochaine génération montrer dans la poursuite de cette œuvre, fort onéreuse mais extrêmement utile, la même constante fermeté dont a fait preuve la génération actuelle en la commençant dans un esprit d’entreprise qui force l’admiration.
10« Avec la hardiesse des Romains et l’argent de Venise » :‡ voilà l’inscription, orgueilleuse sans doute, mais justifiée, que l’on a placée sur cet ouvrage d’une audace toute romaine.
11Un jour où nous revenions d’une promenade jusqu’aux îles de la lagune les plus éloignées, une violente tempête nous surprit, mes amis vénitiens et moi. Nous demeurâmes d’abord tranquillement assis dans notre frêle gondole ballottée par les vagues qui grossissaient toujours. Bientôt nous entendîmes nos deux gondoliers, dont l’un manœuvrait à la proue et l’autre à la poupe, entonner le même chant, comme s’ils s’étaient concertés. C’étaient des stances du Tasse, aussi familières pour eux que des chants populaires. Mes compagnons vénitiens, soupçonnant par6là que le danger augmentait, se regardaient avec effroi ; enfin le rameur de la proue, sans doute par sollicitude, pour éviter que notre frayeur ne s’accrût à l’aspect des vagues déchaînées, tira les noirs rideaux de la gondole et nous demanda de tenir fermées également les ouvertures latérales de notre petite chambre. Notre navigation se poursuivit de la sorte au fort de la tempête, sans que les gondoliers interrompissent leur chant. Ainsi parvinrent-ils à dissiper notre peur, du moins la mienne et celle de mon compagnon de voyage, allemand comme moi. Nous arrivâmes enfin à bon port à Venise, et, comme nous débarquions, mon gondolier s’écria : « Voilà une tempête où un barcarole lui-même pourrait laisser sa vie ! » Il est très rare que ces habiles bateliers périssent en mer, bien qu’ils se risquent au large par tous les temps sur leurs légères gondoles. C’est, dans l’ensemble, une classe d’hommes intéressante que celle des barcaroli à Venise. Connaissant leur résolution et leur esprit rusé, la police les surveille de près, car leur nombre et l’union qui règne parmi eux pourraient les rendre redoutables. Cependant, la police sait s’attacher la plupart d’entre eux dont elle fait ses espions et ses serviteurs, elle apaise ainsi les troubles qui naissent dans cette classe grâce à des hommes qui en font partie. Un gondolier est en même temps le domestique du maître qu’il sert, il l’annonce dans ses visites et fait toutes ses commissions en ville. Il est en outre le confident de ses aventures et son défenseur intrépide dans toutes les querelles qui peuvent en résulter. Leur gaîté toujours égale, le chant qui leur est particulier rendent plus agréables encore les promenades sur l’eau auxquelles la vue incomparable sur les îles de Venise et des lagunes, aux édifices si variés, donne tant de charme. L’habileté de leur manoeuvre est admirable. Avec une rapidité incroyable et de légers détours, ils font glisser leurs petites gondoles qui se croisent et se dépassent sans jamais se heurter. L’aventure que j’ai contée ici donne une preuve de leur prévoyance et de leur sagesse quand ils doivent faire face au danger ou même le prévoir6.
12Dans toute l’Italie et particulièrement à Venise, le climat et le goût particulier des habitants ont fait naître la coutume de renverser l’ordre fixé par la nature à la veille et au sommeil, d’employer aux occupations de la journée les trois-quarts de la nuit, pourtant destinée au repos. C’est la nuit qu’ont lieu les réunions dans les maisons des particuliers et les casins, salles où s’assemblent la noblesse et la riche bourgeoisie, ainsi que tous les divertissements publics. Le peuple lui-même se conforme à cette coutume pour vaquer à ses occupations ; à minuit, les étroites venelles sont aussi animées, aussi bruyantes qu’en plein jour. Malheur à l’étranger qui n’est point fait à ce bruit et cherche en vain le repos dans les chambres donnant sur ces ruelles ! Les véritables gens d’affaires craindraient même d’encourir le soupçon de négligence s’ils se mon traient le jour dans les lieux de divertissements publics. Pour compenser l’insuffisance du sommeil nocturne, ils font dans la journée une sieste de plusieurs heures, si bien que toutes les affaires publiques ou privées se trouvent littéralement suspendues. Les maisons, les boutiques, les magasins partout illuminés chassent complètement des rues l’obscurité de la nuit. Ces magasins sont si nombreux qu’ils se touchent partout et les Botteghe (ces petites maisons si joliment décorées et bien éclairées où l’on peut se procurer du café et toutes sortes de rafraîchissements) ne connaissent en général l’affluence qu’aux heures de la nuit. Les dames de qualité elles-mêmes s’y réunissent, accompagnées de leurs sigisbées7.
13Quoi que l’on puisse dire pour justifier cet usage italien, il n’en est pas moins une des principales raisons qui expliquent la corruption des mœurs dans les classes élevées et la ruine de bien des familles, car il entraîne à la plus grande prodigalité les sigisbées soumis aux caprices de leurs dames. Il faut reconnaître que la bienséance extérieure est toujours respectée et, à cet égard, cette coutume, qui fut introduite autrefois en Italie mais qui semble, du moins en d’autres villes que Venise, perdre de son importance, est moins indécente, moins scandaleuse que l’usage des sigisbées tel qu’il existe en fait dans les grandes villes d’autres pays : là, s’il ne prend pas ouvertement ce nom, il blesse davantage la délicatesse des mœurs, porte un plus grand préjudice à la paix des familles et sape au moins aussi profondément les principes de la moralité8.
14Les nombreuses curiosités, tous les divertissements publics et privés de Venise, cette ville unique entre toutes, l’hospitalité, dans la mesure où celle-ci est favorisée par la coutume locale des assemblées et des réunions et, d’après ce que j’ai pu en juger, exercée envers tous les étrangers sans exception, jusque dans les plus hautes classes, les rencontres intéressantes avec les Vénitiennes, qui unissent à l’esprit et à la beauté la gaîté la plus vive, tout cela ne peut cependant compenser une certaine uniformité de la vie quotidienne ; elle finit par se répandre sur toute chose et devenir lassante pour le visiteur étranger lorsqu’il y fait un séjour de quelque durée. La principale cause de cette uniformité est la situation singulière de Venise, groupe d’îles coupées de la terre ferme. La place Saint-Marc, la seule promenade publique, est bien trop étroite pour la foule qui s’y presse, aussi perd-elle bientôt pour le voyageur une grande partie du charme qu’il lui trouvait à l’arrivée. On ne peut bien respirer qu’en se promenant sur l’eau, et pour revoir la verdure des arbres, des prairies et des jardins, dont on a vite la nostalgie dans cette ville, il faut entreprendre une longue navigation et s’enfermer dans ces noires gondoles aux rideaux de drap également noirs. Souvent, cette seule contrainte suffit à faire abandonner un tel projet. En été, l’odeur des canaux est extrêmement incommode. A l’exception de quelques places assez grandes et des Riva (quais), les ruelles, très étroites, sont à peine praticables en raison de la foule qui s’y bouscule et de leur malpropreté. Enfin les mendiants les plus hideux, répandus sur les ponts, au coin des rues et devant les églises, suscitent le dégoût et l’horreur. Beaucoup d’entre eux, misérables créatures qui ressemblent à peine à des hommes, sont couchés à même le sol, leurs corps, rongés et rendus méconnaissables par des chancres et des ulcères, offrent l’image la plus horrible que l’on puisse trouver dans la nature, celle de la décomposition du tombeau. Avant même qu’on n’aperçoive ces cadavres vivants, leur présence est annoncée de loin par une odeur de putréfaction, des hurlements et des lamentations. On affirme que ces misérables, eux aussi, sont à la solde de l’Inquisition d’Etat et que souvent déjà leurs dénonciations ont permis d’importantes découvertes. Le premier devoir de la police serait pourtant de purger la ville de ce monstrueux spectacle ! Lorsque je pense à Venise, je retrouve souvent malgré moi cette horrible impression, ou celle que laissent ses autres inconvénients ; elle n’affaiblit cependant pas les souvenirs plus précieux dont je lui reste reconnaissant, ceux que je dois aux joies sans nombre de la vie de société et à tant de plaisirs délicieux9.
Notes de bas de page
1 Soucieux de fournir des renseignements complets, les guides de voyage, nous l’avons vu, ne manquent jamais d’évoquer l’histoire des grandes villes italiennes, ce que Meyer néglige généralement, sauf dans les chapitres consacrés à Rome et à Naples, où il introduit quelques brèves allusions, et dans ce chapitre 3, où il rappelle les grands traits de l’histoire de Venise.
Venise avait été une étape privilégiée du Grand Tour, non seulement grâce à sa situation particulière et à la richesse de ses œuvres d’art, mais aussi à cause de son gouvernement : le jeune noble y trouvait ample matière à réflexion et pouvait ainsi compléter sa formation politique. Tel n’est pas le souci de Meyer ; cependant, comme la position exceptionnelle de la ville ne s’explique que par un ensemble de conditions historiques, le voyageur juge nécessaire de les rappeler (cf. Goethe, qui ajoute même cette intéressante observation : « Il fallut que le Vénitien devienne une nouvelle espèce de créature » (Op. cit., T. I, p. 139).
Après un premier chapitre concernant les scènes de la vie familière, qui frappent d’emblée le voyageur, voici donc des remarques plus graves, suscitées par une volonté de lucidité : Meyer cherche à savoir ce qui est vrai du tableau politique si sombre présenté par tant de relations de voyage ; il a donc recours à l’histoire comme à l’observation directe : trois exemples empruntés à l’actualité viennent confirmer le pouvoir de cette institution redoutable, l’Inquisition d’Etat, et le prestige dont elle jouit. De même, page 37, Meyer examine une autre question, sans cesse débattue au XVIIIe siècle : est-il exact que les étrangers ne peuvent avoir de relations avec les Vénitiens ? que chacun, entouré d’espions, doit surveiller ses moindres paroles ? Quelques petits faits prouvent la sécurité, la liberté d’expression dont on jouit à Venise ; le Môle de Pellestrina montre que la Sérénissime République, quoique déchue, peut encore dans certains cas se mesurer à l’ancienne Rome. Et quand nous revenons aux tableaux de la vie quotidienne et aux usages, qui représentaient la plus grande partie du chapitre précédent, la politique n’est cependant pas oubliée, puisque nous apprenons que la police s’est assuré des espions parmi les gondoliers, et peut-être aussi chez les mendiants. Si ce chapitre, comme le précédent, semble à la première lecture suivre les caprices du hasard et de la fantaisie, son ordonnance est plus rigoureuse qu’il n’y paraît d’abord.
2 Meyer retrace ici les principaux traits de l’histoire de Venise, sur lesquels nous n’avons pas à revenir. Nous rappellerons seulement les dates les plus mémorables, mentionnées par Lalande (Op. cit., T. VIII, p. 300) :
— 1927 : « établissement de l’aristocratie vénitienne dans l’état où elle subsiste actuellement : du moins l’autorité du doge commença à diminuer ».
— « en 1310 on créa le conseil des dix ».
— « vers 1320, il devint perpétuel ».
De Brosses avait pu, par faveur, assister à une séance du Grand Conseil pour voir l’élection du général des galères (Op. cit., p. 91).
Paolo Renier (novembre 1710 - février 1789) : avant-dernier doge de Venise. Elu en 1779, il se trouva opposé à un courant réformiste, ayant pour chefs Giorgio Pisani et Carlo Contarini.
Marco Foscarini (1695-1763) : doge en 1762.
3 Cette salle de réunion située place Saint-Marc rappelle un usage de la société vénitienne mentionné par Lalande : « Les casins sont de petits appartements autour de la place Saint-Marc, dans le dessus des cafés et dans les procuraties, composés de deux ou trois pièces ; le maître du casin y va souper tous les soirs avec la dame qu’il sert ; il y reçoit ses complaisans, ou ses amis particuliers, et l’on y passe souvent une grande partie de la nuit ; on y joue et l’on y rit beaucoup ; les étrangers n’y sont guère introduits, cependant cela n’est pas sans exception » (Op. cit., T. VIII, pp. 91-2).
4 De Brosses — comme bien d’autres voyageurs — est surpris de « voir cette ville ouverte de tous côtés, sans porte, sans fortifications et sans un seul soldat de garnison » ; comme Meyer, il souligne « la liberté qui y règne et la tranquillité qu’on y goûte » (Op. cit., p. 80).
5 Bartels et Meyer écrivent Palestrina, Goethe Pelestrina (Op. cit., T. I, p. 183) au lieu de Pellestrina. Bartels, né un an après Meyer (1761), également à Hambourg, a fréquenté comme lui l’université de Goettingen ; après avoir visité la Sicile et la Calabre en 1786, il a publié en 1791 ses Briefe über Kalabrien und Sizilien, dont il n’existe pas de traduction française. Meyer y fait de nouveau allusion dans une note du chapitre 19. Dans cet ouvrage, le seul texte qui ne concerne pas l’Italie du Sud est consacré au Môle de Pellestrina (pp. 218-223) : Bartels, comme Goethe, a pris une barque pour aller le visiter et a été frappé par la hardiesse de l’entreprise. Stolberg, lui aussi, estime que cette oeuvre ne le cède en rien à celles des Romains.
6 Comme on pouvait s’y attendre, la gondole a suscité l’étonnement de tous les voyageurs ; les uns sont charmés : « Il n’y a pas dans le monde de voiture comparable aux gondoles pour la commodité et l’agrément » (De Brosses, op. cit., p. 80) ; d’autres éprouvent une impression de tristesse devant ces barques noires, dépourvues d’ornements, et comparent leurs petites chambres à des cercueils — on sait que cette comparaison sera une sorte de lieu commun à l’époque romantique — tel Stolberg : « Der bedeckte Kasten, in welchem man sitzt, sieht einem Sarge ahnlich » (Reise in Deutschland, der Schweiz, Italien und Sicilien, T. IV, p. 374).
Lalande les décrit ainsi : « Ce sont de petits bateaux longs et fort agiles, conduits ordinairement par deux gondoliers ou barcaroles qui rament l’un sur le devant et l’autre sur le derrière, chacun avec une seule rame. Il y a au milieu de la gondole une petite chambre où peuvent tenir quatre personnes à l’aise et six dans le besoin (...) ; cette chambre est fermée par des glaces, mobiles dans des coulisses, qu’on ouvre et qu’on ferme à volonté » (Op. cit., T. VIII, p. 479). C’est en nous référant à ce texte que nous avons traduit par chambre le terme Schiffverdeck. A propos des ouvertures de cette chambre, de ses rideaux noirs, voir De Brosses : La gondole « est un bâtiment long et étroit comme un poisson, à peu près comme un requin ; au milieu est posée une espèce de caisse de carrosse, basse, faite en berlingot (...) ; il n’y a qu’une seule portière au-devant, par où l’on entre (...). Tout cela est ouvert de trois côtés, comme nos carrosses, et se ferme quand on veut, soit par des glaces, soit par des panneaux de bois recouverts de drap noir, qu’on fait glisser sur des coulisses, ou rentrer par le côté dans le corps de la gondole » (Op. cit., p. 80).
La plupart des voyageurs s’intéressent aux chants des gondoliers. Rousseau, le premier, suggère R. Michéa, aurait découvert que les paroles en sont des vers du Tasse (Op. cit., p. 65) ; voir l’article Barcarolles du Dictionnaire de Musique. En réalité, la remarque avait déjà été faite au début du siècle par Addison (jusqu’à présent, nous ne l’avons jamais rencontrée plus tôt) : « Je ne puis m’empêcher de rapporter une coutume de Venise, et qu’on m’a dit être particulière à la populace de ce païs-là, qui est de chanter des Stances du Tasse sur un ton joli et grave ; et quand quelqu’un commence un endroit de ce Poète, c’est une merveille si un autre ne lui répond pas ; de sorte que quelquefois dans un même voisinage, vous entendez dix ou douze personnes se répondre, en prenant verset après verset du poème, et allant aussi loin que la mémoire les mène » (Remarques sur divers endroits de l’Italie, par M. Addison, p. 71). Cette observation ne figure pas chez Misson. Au cours du XVIIIe siècle, elle devient un lieu commun presque inévitable, mais en 1786, Goethe est persuadé qu’elle ne correspond plus à la réalité : « Le 6 octobre. Pour ce soir, je m’étais commandé le fameux Chant des Mariniers qui chantent le Tasse et l’Arioste sur leurs propres mélodies. Ces chants, il faut vraiment les commander, on ne les entend pas habituellement, ils font partie des légendes des temps anciens à demi évanouies. Au clair de lune, je montai dans une gondole, un chanteur à l’avant, un autre à l’arrière ; ils entonnèrent leurs chants, alternant à chaque vers » (Op. cit., p. 171). Tout est donc concerté ici, cette audition sur commande fait déjà penser au folklore pour touristes qu’exploiteront les agences de voyages au XXe siècle. L’épisode conté par Meyer, au contraire, n’est pas dépourvu de romanesque : comme dans le cas du concert spirituel aux Mendicanti, le voyageur n’était pas préparé à entendre le célèbre chant des gondoliers ; en outre, cet épisode a pour cadre grandiose la mer déchaînée, et il permet à l’auteur de brosser un portrait des gondoliers. Ce qui était un lieu commun chez beaucoup d’étrangers prend donc ici une vie nouvelle.
Après cette expérience vécue, la relation exploite des informations que le voyageur a pu trouver ici ou là, dans ses lectures ou grâce à des entretiens avec quelques habitants de Venise. La police a-t-elle ou non des espions parmi ceux que Chateaubriand, dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, nommera poétiquement les « fils de Nérée » ? Il est difficile aux étrangers de le savoir, mais depuis longtemps les gondoliers leur apparaissent comme les figures les plus curieuses peut-être du peuple italien ; Misson en faisait déjà des personnages romanesques : « Un gondolier est un homme à tout faire (...). Ils sçavent les tours et les détours ; ils se vantent de connaître les heures propres, et les escaliers dérobez, et destre d’intelligence avec les soubrettes ; ils fournissent les échelles de corde, quand on en a besoin ; ils promettent à l’oreille, d’introduire dans des lieux qui passent ailleurs pour impénétrables ; ils servent en toutes sortes de choses, et ils feroient le mestier de Braves, s’il estoit nécessaire » (Op. cit., T. I, p. 247).
7 Voici maintenant quelques usages de la société vénitienne, qui n’apparaissait au premier chapitre que comme une foule tourbillonnant sur la place Saint-Marc ; nous apprenons quels sont les lieux de rencontre et de réunion : boutiques de commerçants, casins (voir la note 3 de ce chapitre), botteghe (selon l’usage italien d’alors, H. Beyle, dans son journal de 1811, parlera encore des « boutiques de glaces et de café », éd. de la Pléiade, p. 1159). — Tout ce bruit, ce mouvement, cette vive lumière de la Venise nocturne, viennent confirmer l’impression reçue à l’arrivée : celle d’une société qui court sans cesse à la recherche des plaisirs.
8 « L’usage des sigisbées » (nous avons préféré traduire par cette périphrase le terme cicisbeat employé par Meyer, plutôt que par sigisbeat ou sigisbéisme, assez rares chez les Français à cette époque) est sans contredit celui qui a suscité le plus de commentaires au cours du siècle (en 1729, Montesquieu notait : « Augmentation de la liberté des femmes depuis quinze à vingt ans » (Op. cit., p. 54). Certains étrangers le condamnent violemment comme une preuve de corruption ; d’autres essaient de prouver que le sigisbée n’est pas un amant, mais une sorte de chaperon, soucieux de divertir sa dame (C. J. Jagemann défend cet usage dans la deuxième lettre de son livre, Briefe über Italien, qu’il intitule : Ueber die Cicisbeatura der Italiäner ; il y trouve un certain nombre d’avantages : ainsi un mari, passant toute la journée avec une dame dont il est le sigisbée, voit beaucoup mieux les défauts de celle-ci que les défauts de sa femme ! (pp. 18 à 37). D’autres encore, parmi lesquels Meyer, sans nier les inconvénients de cet usage, sont plus nuancés et reconnaissent qu’il existe aussi dans d’autres pays, malgré les apparences. Ainsi, ni l’Italie, ni Venise n’ont le monopole de la corruption comme certains le prétendent — notons ici que Meyer n’aborde pas le thème des courtisanes vénitiennes, déja fort rebattu à cette époque.
Les plus vives critiques contre les sigisbées sont dues à l’anglais Sharp (Letters from Italy, 1767), auquel Lalande répond dans la seconde édition de son Voyage : « Toutes ces déclamations ou plutôt ces invectives ne sont que de la bile noire d’un homme malade, et qui ne voit rien de bien quand il n’est pas en Angleterre : le cicisbée n’est jamais un amant que la jeune mariée se soit destiné d’avance : c’est très souvent un homme pour qui elle a peu de goût et qui l’accompagne par décence ; il voit sa Dame beaucoup plus au spectacle et en compagnie qu’en tête à tête » (Op. cit., T. VIII, p. 490). Meyer note les désastreuses conséquences financières de cet usage, ce qui échappait à beaucoup d’étrangers et en particulier à Jagemann.
9 Le chapitre précédent avait insisté surtout sur les plaisirs de Venise ; le seul désagrément, vite oublié, était dû, à l’arrivée, aux exigences des douaniers. Puis, à mesure que le séjour se prolonge (nous n’en connaissons pas la durée, sans doute s’agit-il de quelques semaines tout au plus), les inconvénients deviennent prépondérants et l’impression de malaise — malaise aussi bien physique que moral — finit par dominer. Le voyageur se sent comme prisonnier dans cette foule agitée, toujours présente, toujours bruyante, dont à l’arrivée il notait la bigarrure avec curiosité ; il est privé de verdure, de vastes espaces libres (cf. De Brosses : « Le 1er septembre, nous partîmes en poste — de Padoue — fort satisfaits de revoir des arbres et des champs, dont la vue est, au vrai, fort préférable à l’éternelle uniformité de la mer » Op. cit., p. 103) ; il étouffe dans la gondole même et le dernier tableau consacré à Venise, cette ville aux canaux empuantis, est un tableau d’horreur où le trait se fait incisif comme celui d’un Callot. A propos des mendiants apparaît la seule critique adressée par Meyer à l’Inquisition d’Etat, dont ce chapitre a d’abord souligné le rôle bénéfique dans une République comme celle de Venise.
L’expression mit schwarzem Boi verdeckt (texte allemand, p. 56) nous a d’abord semblé difficile à traduire. Le terme Boi ne figure pas dans la plupart des dictionnaires bilingues. Kluge (Etymologisches Wörterbuch) le définit ainsi : « Ein Wollgewebe, feiner als Fries und grôber als Flanell, heisst afrz baie, wohl nach lat. badius ’kastanienbraun’... ». Nous référant aux « panneaux recouverts de drap noir » dont parlait De Brosses (cf. note 6), nous avions d’abord traduit : « aux rideaux de drap noirs » ; puis après avoir vu le texte de Misson et la gravure qui l’accompagne, nous avons préféré : « couverte de serge noire ». La gondole représentée par cette gravure n’est pas celle que nous connaissons actuellement ou que nous pouvons voir dans les tableaux de Canaletto et de Guardi.
Notes de fin
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