Chapitre 1. Vérone - Vicence - Padoue1
p. 15-23
Texte intégral
1Au nord des Alpes du Tyrol, dressées comme une muraille entre l’Italie et l’Allemagne, l’hiver se faisait encore sentir. A peine dans les campagnes voyait-on paraître çà et là, parmi des brins d’herbe desséchés, le vert nouveau d’une petite feuille ; les bourgeons des arbres ne s’ouvraient pas encore et les pentes orientées au nord restaient couvertes de neige. Au sud, lorsque je descendis vers la plaine d’Italie, il me sembla qu’un printemps fleuri m’accueillait en souriant. Les prairies déjà parsemées de fleurs surprenaient par la fraîcheur de leur vert, les arbres fruitiers, les festons de la vigne déployaient leurs fleurs et leurs feuilles et au loin, à l’arrière-plan de ce charmant tableau printanier, s’élevaient les Alpes aux cimes couvertes de neige. En deux jours et deux nuits, le voyageur laissait l’hiver et ses rigueurs pour la douceur du printemps. L’imagination poétique, si vive soit-elle, ne peut rendre dans toute sa force l’impression produite sur l’âme par ce brusque changement des saisons : c’était l’image exaltante de la vie l’emportant sur la mort2.
2Les Alpes du Tyrol sont abruptes et sauvages, mais pour les traverser on emprunte une des plus belles routes que je connaisse. Large, bien construite et bien entretenue, elle offre des points de vue aussi variés que pittoresques. Ce qui caractérise la montagne aux alentours, c’est une grandeur invincible et véritablement sublime. De romantiques vallées s’ouvrent dans les puissantes masses de roches escarpées. Les détours du chemin sont à peine sensibles, mais chaque fois les scènes changent, les perspectives se succèdent, toujours nouvelles, toujours grandioses3.
3Non loin de Roveredo se trouve le lac de Garde, célèbre par les bois d’orangers et de citronniers qui bordent ses rives méridionales. Les voyageurs qui arrivent de ce côté, attirés par ce spectacle si nouveau et si plein de charme, se détournent inévitablement de la grand-route. Je me hâtais pour en jouir plus vite, mais ce ne fut qu’en arrivant sur la dernière hauteur que je pus voir tout entier ce grand lac à la forme harmonieuse et les rives septentrionales couvertes d’oliviers. Ses eaux étaient violemment agitées par une tempête. J’avais pris un bateau pour gagner la délicieuse rive du sud, quand la violence croissante de l’orage rendit la traversée impossible et, me rappelant le passage de Virgile :
4« toi, Benacus*, dressant tes flots et frémissant comme la mer » (avertissement que respectent eux-mêmes les habitants de ces rives : ils ne se hasardent jamais sur le lac par gros temps), je dus renoncer à l’espoir de me promener dans des bois d’orangers en fleurs4.
5De tout temps, mon plus grand désir avait été de voir l’Italie5, mais j’eus la surprise de savoir qu’il serait exaucé quelques mois seulement avant de pouvoir le réaliser. Les idées que je m’étais faites de ce voyage répondaient à mes désirs, quand enfin j’arrivai dans ce pays par une route où tout ce qu’on a pu rêver se montre aussitôt bien inférieur à la réalité. L’imagination la plus exaltée ne peut, même à l’aide de descriptions très précises, se représenter clairement des monuments grandioses comme l’amphithéâtre romain de Vérone, le théâtre olympique de Vicence ou les superbes palais de ces deux villes, les premières que visite le voyageur à son arrivée en Italie. Déjà, devant ces chefs-d’œuvre dus aux architectes Sanmicheli à Vérone et Palladio à Vicence, les idées mesquines apportées d’outre-mont disparaissent progressivement et l’on s’élève peu à peu, par le sentiment, aux conceptions du beau et du sublime6. Ces notions abstraites que l’on avait si lentement, si péniblement accumulées aux cours d’esthétique, concernant les arts plastiques en général et l’architecture en particulier, notions de force, d’harmonie et d’unité, de beauté et de grandeur sublime, ne prennent toute leur valeur qu’ici, lorsque les oeuvres de Palladio et de Sanmicheli7 les font vivre devant vous et que vous embrassez d’un seul regard les objets dont toutes les théories n’avaient pu vous faire soupçonner la grandeur.
6L’amphithéâtre romain de Vérone a gardé de nos jours toute sa puissance. A peine remarque-t-on dans cet énorme édifice quelques petites restaurations effectuées à l’époque moderne. Il compte parmi les monuments les plus grands et les plus beaux que l’Italie ait conservés de la haute antiquité. Cet ensemble colossal présente le double caractère de la grandeur et de la durée, soit que, placé dans l’arène, on lève les yeux vers les gradins qui l’entourent, ou que, du gradin le plus élevé, on considère ce formidable amphithéâtre qui peut recevoir vingt-quatre mille spectateurs. Dans un coin de l’immense arène, on avait élevé un grand théâtre de marionnettes, un groupe s’était formé devant lui pour rire des tours de Polichinelle et de ses plaisanteries stupides. Je ne pus supporter longtemps un tel spectacle dans un tel lieu. C’était la première fois que m’apparaissait le contraste entre l’Italie d’autrefois et l’Italie actuelle, contraste que je devais par la suite retrouver si souvent et sous bien d’autres formes. Pour attendre la fin de cette pantomime, j’allai me réfugier dans les corridors de l’amphithéâtre ; là, sous les voûtes magnifiques, le tapage de ces fâcheuses jongleries ne me parvenait point8.
7Joseph II et Pie VI9, en des occasions bien différentes, purent voir l’immense amphithéâtre entièrement occupé par des spectateurs. Que j’envie ceux qui furent témoins de ce spectacle ! On donna à l’empereur des combats d’animaux, retrouvant ainsi la destination qui était celle de l’édifice au temps des Romains. Le pape choisit ce même lieu pour la cérémonie de la bénédiction et, dans cet amphithéâtre autrefois réservé aux jeux sanguinaires, il vit les gradins et l’arène elle-même couverts de fidèles agenouillés. A une tribune, une inscription gravée dans le marbre commémore ce haut fait ! — Pie VI a également consacré le souvenir de son passage par une inscription semblable, déposée au Musée de Vérone, où sont réunis tant de beaux ouvrages de l’antiquité. A son retour de Vienne, « il s’y rendit, — donna sa bénédiction, — et revint — » c’est ici qu’il se fit baiser la main et le pied, selon une inscription moderne, rédigée en latin et scellée dans la muraille près de celles qu’ont laissées les peuples anciens : peut-être constituera-t-elle en ce lieu une curiosité de plus pour la postérité, ne serait-ce que par ce contraste et comme témoignage de la gloire déclinante de la papauté. Le généreux fondateur de cette collection, le marquis Maffei, qui, à tant d’égards, avait si bien mérité de sa patrie, vivait encore quand la ville de Vérone reconnaissante lui fit élever un monument dans le musée même. Cet homme modeste demanda qu’il fût enlevé ; on ne put le rétablir qu’après la mort du marquis, avec la mention de ce dernier trait qui le rend plus digne d’admiration encore10.
8La plaine située entre Vérone et Vicence a un charme inexprimable, surtout pour le voyageur qui arrive en Italie. Elle n’est qu’un immense vignoble, et semble décorée selon le goût antique pour une fête en l’honneur de Bacchus. L’usage très ancien de faire monter la vigne pour la marier aux arbres s’est conservé jusqu’à nos jours dans toute l’Italie. C’est dans cette plaine de Lombardie que, pour la première fois, l’étranger jouit de ce spectacle enchanteur. Diverses variétés d’arbres, ormeaux et peupliers surtout, sont plantées le long des champs en doubles files qui s’allongent à perte de vue ; la vigne embrasse leurs troncs, se répand jusqu’aux dernières branches d’où
« elle s’élance joyeuse dans les airs, lancée à pleines guides dans l’air pur »†
9et de là retombe librement entre les rameaux. Une partie des tiges de la vigne est disposée en festons reliant un arbre à l’autre. Des champs de blé s’étendent entre ces plantations, et la grand-route court ainsi entre les vignes et les champs jusqu’aux portes de Vicence11.
10Dans cette ville qui donna naissance à Palladio, ainsi qu’aux environs, se trouvent rassemblées les plus belles œuvres de ce grand homme12. Il fut l’un de ceux qui, au XVIe siècle, s’attachèrent avec le plus de zèle à retrouver la tradition de l’architecture romaine et à réveiller le goût antique dans toute sa pureté, après une longue période de sommeil où la barbarie gothique lui avait si malencontreusement succédé. Ce fut l’époque la plus brillante de l’architecture italienne. Par son génie, Palladio surpassa presque tous les artistes de son temps et s’égala au plus grand d’entre eux. Il réunit dans son style la noble simplicité grecque, la rigueur et la majesté : tels sont les principaux caractères de ses constructions, qui s’allient en outre à une élégance charmante et à une légèreté pleine d’aisance. Tout ce qui ne correspondait pas à ces sublimes qualités de l’art grec lui était étranger et, toujours semblable à lui-même, il fut et il est encore, parmi tous les grands architectes des siècles passés, le modèle le plus parfait qu’on puisse se proposer d’imiter13.
11Avant de pénétrer dans la ville, à l’entrée du Champ de Mars, on remarque une porte magnifique, nommée en son honneur Arc de triomphe de Palladio. De superbes maisons de campagne ont été bâties aux environs, beaucoup d’entre elles sont dues à ce grand architecte. Il a trop prodigué son génie en édifiant les palais de la ville puisque, dans les rues étroites et sombres où ils sont situés, on ne peut généralement les voir que depuis le second étage des maisons qui leur font face. On lui a reproché, à propos de plusieurs édifices, de mal entendre la distribution intérieure et de négliger la commodité ; ce défaut est commun à tous les architectes italiens des temps modernes. Leur unique préoccupation est de donner à l’intérieur de leurs palais la grandeur et la majesté qui caractérisent l’ordonnance extérieure. Il est très rare d’y trouver une distribution judicieuse, prévue pour la commodité des habitants. Celle-ci, du reste, est moins nécessaire sous le doux climat de l’Italie que dans nos pays septentrionaux14.
12Le célèbre Théâtre olympique de Vicence, son œuvre la plus importante, prouve éloquemment combien Palladio s’était pénétré de l’esprit des Anciens. On peut l’égaler sans crainte à tous les théâtres antiques, grecs et romains, dont les plans nous sont connus, et la comparaison serait peut-être à son avantage. Palladio créa lui-même ses plans, il n’emprunta à la structure des théâtres antiques que la conception pour la développer à sa manière et c’est ainsi qu’il choisit, non la forme semi-circulaire, mais l’ellipse de l’amphithéâtre, plus favorable à la voix. Il est regrettable qu’il n’ait pu mettre la dernière main à l’aménagement et à la décoration de la scène. L’architecte Scamozzi s’en est chargé mais il n’a pas évité une certaine lourdeur, une certaine mesquinerie, on ne retrouve pas ici le génie de Palladio qui, jusque dans les plus petits ornements, savait créer une œuvre durable et noble sans sacrifier la beauté et la légèreté. Ce théâtre si magistralement conçu reste inutilisé à Vicence, seuls les écrivains qui louent sa beauté et sa perfection en font connaître l’existence ; depuis l’époque de sa construction jusqu’à nos jours, il n’a pas été imité, et c’est à tort qu’on prétend voir dans le Théâtre olympique de Vicence le modèle de ce charmant colifichet qu’est le nouveau Théâtre français de Paris. S’il est impossible de compter les fois où l’on en a relevé et restitué le plan, aucun ensemble ne s’en est jamais inspiré. Que l’influence d’un modèle digne de susciter l’imitation reste donc généralement faible ! Comme la supériorité d’un grand créateur est écrasante pour la postérité qui, n’ayant ni la force ni le courage de s’élancer sur ses traces, doit se contenter de l’admirer !15
13Situé sur une hauteur, le Couvent des Servîtes, Madonna del Monte, domine la vaste et magnifique perspective d’une plaine de Lombardie où alternent des villes et des villages, des maisons de campagne, des jardins et des champs cultivés ; la vue s’étend d’un côté jusqu’à des montagnes formant un vaste demi-cercle à l’intérieur duquel se trouvent Vérone et Vicence, et de l’autre jusqu’à Padoue et au de-là. Des yeux exercés doivent déjà découvrir d’ici Venise et la mer Adriatique, mais j’en fus empêché par la brume du soir qui commençait à s’élever.
14Vicence, comme la plupart des villes italiennes, est remplie d’une populace oisive et misérable qui erre sans but ou se livre, dans les étroites ruelles, à des jeux populaires bruyants ; il en résulte souvent des querelles et des rixes et les passants sont exposés à recevoir quelque coup ou quelque pierre16. Dans un seul quartier, où se trouve la manufacture de soie des Franceschini, l’ardeur au travail semble l’emporter sur l’oisiveté. Il y règne la plus grande activité ; cinq mille personnes sont occupées à manufacturer plus de cent mille livres de soie grège par an ; on a même employé la force d’un insignifiant ruisseau pour mettre en mouvement, grâce au mécanisme le plus simple et le plus ingénieux, les grands rouages des moulins et des dévidoirs.
15Ville ancienne, Padoue ne brille pas, comme ses voisines, par la magnificence de ses édifices ; mais son église Sainte-Justine est la plus belle de l’Italie supérieure, pour le moins. En voyant la majesté de ce temple, je reculai involontairement. Etait-ce dû à son aspect, dont la nouveauté me surprit ? L’intérieur de cette église surpasse-t-il réellement tous les autres par son caractère sublime ? aucune autre en Italie ne m’inspira jamais la vénération profonde, le sentiment de ferveur exaltante que j’éprouvai chaque fois que j’entrai ici. A l’intérieur, la magnificence s’allie à la simplicité, tout l’éclat de la décoration extérieure ne fait pas oublier la noble destination de l’ensemble, qui apparaît bien comme le sanctuaire de la divinité. On n’y voit point d’ornements accumulés, point d’œuvres étrangères à cette destination et pouvant distraire l’esprit du visiteur qui s’en approche. Il est impossible, en décrivant successivement les diverses parties, de donner une idée satisfaisante de cet ensemble et de l’impression grandiose qu’il produit. Dès l’entrée, aucun obstacle ne s’oppose à la vue ; elle peut saisir dans sa totalité un espace qui a environ cinq cents pieds de long, cent vingt-neuf de large et cent huit de haut. La lumière venue d’en haut, grâce à plusieurs coupoles, se répand dans l’église. Partout règnent la liberté et la clarté. Le chœur et le maître-autel sont surélevés, une grande mosaïque de marbres aux couleurs variées forme le pavement. Les chapelles latérales, qui abritent chacune un autel, se font face et se correspondent deux à deux par l’ordonnance de leur architecture et le choix des marbres dont elles sont ornées. Au-dessus des autels, entre des colonnes pour lesquelles ont été employés les marbres les plus beaux et les plus rares, on voit tour à tour des peintures dues aux maîtres de l’école vénitienne et des groupes sculptés dans le marbre. Je revins souvent à ce temple sublime, et je ne le quittai jamais sans ressentir une admiration recueillie et la paix de l’âme la plus bienfaisante17.
16La bibliothèque du couvent des Bénédictins, qui dépend de cette église, est fort belle, mais les moines, riches et bien nourris, la connaissent très peu. Ce fut avec beaucoup de peine que l’un d’entre eux put me trouver l’édition d’un auteur classique que je désirais voir et, ce faisant, il se montra peu loquace. Minerve, dans ce monastère, est reléguée dans un exil obscur, tandis que Bacchus est chez lui. Aussi mon guide fit-il preuve de la plus grande compétence dans la cave du couvent. Il m’y nomma l’une après l’autre toutes les différentes sortes de vin, précisa l’âge de chaque pièce, se répandit en louanges sur leurs qualités et leur valeur exceptionnelle ; les autres moines faisaient chorus, et certes ils n’avaient pas tort. Leur vin était excellent, et ils l’offraient avec la plus grande libéralité.
17Devant le couvent s’étend une grande place, nommée Prato della Valle. C’est l’ancien Champ de Mars des Romains où étaient bâtis autrefois des édifices et des temples imposants. Cette place, en grande partie inculte il y a peu de temps encore, formait au centre de la ville un marécage infect qui rendait l’air de la contrée fort malsain. Son assèchement, sa mise en culture furent accomplis en quelques années, aux frais de quelques particuliers animés d’un zèle patriotique. Celui qui est devenu le chevalier Guadagni et qui connut naguère la célébrité comme chanteur d’opéra se trouvait à la tête de l’entreprise. On creusa autour de la place un canal qui fut revêtu de pierre de taille, on y conduisit les eaux de la Brenta et l’on éleva sur ses bords des statues représentant les grands hommes de Padoue, parmi lesquels, si je ne me trompe, on remarque aussi Tite-Live, bien que le lieu de sa naissance ne soit pas connu avec certitude. Certes, ce fut une heureuse idée que de rappeler ainsi aux habitants de la ville, pendant leurs heures de loisir — car cette partie de la place sert de promenade publique — la mémoire de leurs concitoyens illustres. D’autres zones du Prato della Valle servent aux marchés hebdomadaires et aux foires annuelles et sur le pourtour ont lieu les courses de chevaux.
18Le chevalier Guadagni est un homme à l’esprit éclairé, aux manières nobles et accueillantes. Dans la haute société où il a vécu longtemps et avec éclat, il s’est acquis par ses dons de chanteur des richesses dont il jouit maintenant en paix, avec autant de goût que de somptuosité. Il a pris à ses frais une part des travaux qu’a nécessités le creusement du canal entourant le Prato. La maison qu’il s’est fait bâtir, moins magnifique que commode, est meublée avec élégance. Il avait dans son cabinet, un portrait de Frédéric II et quelques lettres de la main du roi, encadrées et mises sous verre. Sans nier qu’il y eût là quelque vanité, il se justifiait en invoquant l’enthousiasme que lui inspirait toujours le souvenir de son séjour à Berlin. A l’époque de mon voyage, sa voix restait encore très agréable et il chantait avec beaucoup de goût.
Notes de bas de page
1 Dès le premier chapitre, nous voyons se confirmer les intentions exprimées dans la préface : l’auteur choisit certains tableaux, certaines impressions ; il ne cherche pas, comme tant d’autres voyageurs, à tout dire et à rivaliser avec les guides de voyage, mais à évoquer ses souvenir les plus précieux.
Nous trouvons donc dans son livre trois éléments divers, dont l’importance respective varie selon les chapitres : des descriptions —· villes et paysages — ou plutôt, comme il l’a dit lui-même, quelques esquisses ; des tableaux de mœurs où peut intervenir la satire ; des impressions personnelles, parfois décisives : ici, par exemple, à propos de Sainte-Justine de Padoue, nous voyons s’esquisser une certaine conception de l’art : la part de l’autobiographie, encore réduite dans ce premier chapitre, n’en est pas absente cependant.
2 A la différence d’autres relations, celle de Meyer se consacre exclusivement à l’Italie. Elle ne nous apprend rien sur le long voyage accompli depuis Hambourg d’où, selon toute vraisemblance, notre auteur est parti, jusqu’au Brenner qui pouvait donner lieu à divers développements : difficultés de l’ascension : « ...pendant sept heures entières, nous n’avons fait que monter, écrivait Misson : c’est la plus raboteuse journée que nous ayons faite encore », (Op. cit., T. I, p. 141), remarques sur la population (Misson, Goethe, Voyage d’Italie, pp. 45 et 47), observations sur les particularités géologiques ou les effets de l’altitude sur les plantes (Goethe, ibid., p. 44)... Certains voyageurs notent avec curiosité qu’à une certaine époque de l’année la nature réunit en montagne « toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu », selon l’expression de Rousseau dans une lettre célèbre de la Nouvelle Héloïse (1ère partie, 1. 23).
Rien de tout cela ici. Nous aurons souvent à nous interroger sur la portée que peut avoir dans la relation de Meyer l’absence de certains motifs quasi traditionnels. Celle que nous signalons ici nous paraît correspondre à la recherche d’un effet esthétique : il s’agit de suggérer que tout ce qui se trouve au nord des Alpes ne compte guère pour le jeune voyageur, absorbé par un seul désir : voir le pays dont il a tant rêvé. Et soudain voici l’émerveillement de la découverte. Aussi le contraste entre le nord et le sud est-il, à dessein, fortement tranché : c’est l’opposition entre l’hiver et le printemps, dû à la saison sans doute, mais aussi à la vision éblouie d’un être qui s’avance vers une vie nouvelle, qui voit « la vie l’emporter sur la mort ».
Le lyrisme de Meyer a pu étonner les contemporains, il ne nous surprend plus, près de deux siècles plus tard, quand nous connaissons les impressions de tant d’autres pèlerins enthousiastes. Evoquant son voyage de 1786, Goethe y verra une seconde naissance ; et comment ne pas rappeler cette étape décisive que représente pour Henri Brulard le passage du Saint-Bernard ? L’exaltation éprouvée après la traversée des Alpes deviendra par la suite un motif presque inévitable dans les relations de voyage, elle nous apparaît ici dans toute sa fraîcheur. D’autres auront pour l’exprimer les ressources d’un style plus prestigieux, cependant le petit tableau sur lequel s’ouvre la relation de Meyer ne manque pas de grâce, avec cette évocation de la verdure nouvelle et l’arrière-plan de montagnes enneigées. Sans doute pouvons-nous être surpris de ne trouver aucune allusion à la lumière si caractéristique de l’Italie du nord en ce début de printemps — omission fréquente chez les voyageurs du XVIIIe siècle, sensibles seulement à l’éblouissante lumière de Naples.
Le tableau rapidement esquissé ici et l’impression ressentie sont étroitement liés, le mouvement du style traduit l’enthousiasme du jeune étranger. Il y aura, certes, des arrivées en Italie plus lyriques et plus belles : ainsi celle d’Henri Brulard, où un mouvement d'allegro vivace anime les phrases évoquant la découverte de l’Italie. Cependant, lorsque les deux voyageurs veulent transcrire ce moment privilégié, ils se heurtent à la même difficulté : comment rendre les sentiments d’autrefois dans toute leur intensité ? et, selon l’expression stendhalienne, « comment peindre le bonheur fou » ? (Vie de Henri Brulard, op. cit., p. 394).
3 Meyer emprunte l’itinéraire traditionnel des voyageurs venus par le Brenner — ce fut celui de Montaigne — mais, à la différence de Goethe, par exemple, il ne dit rien de deux villes relativement importantes, Bolzano et Trente. Estime-t-il, comme tant d’autres, que les caractères germaniques y dominent encore ? (c’est à Roveredo — sic — seulement que le langage est italien, note Goethe, op. cit., p. 61). Il semble n’avoir d’yeux que pour la nature — et nous rencontrons ici pour la première fois les termes pittoresque et romantique, si fréquents chez lui, cf. en particulier le chapitre 4 —, se hâter vers des paysages plus typiquement italiens et consacrés par les souvenirs de l’antiquité.
Notons qu’en 1729, à une époque où les paysages de montagne paraissaient dénués d’attraits, Montesquieu avait écrit de cette même route : « ... Je partis de Vérone pour aller à Trente. Le pays est plein de pierres et de rochers » (Voyages de Montesquieu, T. II, p. 129).
4 Traduction due à H. Goelzer (Virgile, Géorgiques, Paris, Belles-Lettres, 1947). La citation se retrouve chez la plupart des voyageurs ; elle figure dans le guide de Volkmann, comme le rappelle Goethe en disant sa joie : « le premier vers latin dont le contenu soit vivant devant moi » (op. cit., T. I, p. 63). Comme Meyer l’exprime ici, l’Italie, pour les voyageurs de cette époque, est en particulier le pays où fleurit l’oranger, celui où les textes classiques cessent enfin d’être sentis comme lettre morte.
5 Affirmation fréquente chez les contemporains : peu de voyageurs se hasardent encore en Grèce ; quant à l’Angleterre, certains esprits ont beau lui donner la préférence — voir la Correspondance littéraire, Ière partie, IV, pp. 165-67 etc., ou l’ouvrage d’Archenholz, England und Italien — elle n’a pas les mêmes séductions pour la plupart des étrangers ; le voyage d’Italie reste en général l’expérience privilégiée dont le souvenir éclaire toute une vie.
6 Comme précédemment dans le cas des auteurs anciens, la connaissance directe l’emporte enfin sur les notions livresques. Le beau est l’objet d’une révélation — et là encore l’Italie, « patrie des arts » comme on disait alors, représente un champ d’expérience privilégié.
7 Palladio : 1508-1580, Sanmicheli : 1484-1559. Le premier est considéré à cette époque comme l’architecte par excellence. Cf. infra, note 12.
8 Cf. Misson : « La ceinture en est toute désolée, mais on a eu soin de réparer les bancs à mesure que le temps a voulu les détruire » (Op. cit., T. I, p. 155). Et, comme la plupart des voyageurs le feront par la suite, il donne les dimensions du colossal monument. Meyer se contente d’une notation unique, mais suggestive : le nombre de spectateurs que peut contenir l’amphithéâtre.
C’est le premier monument antique qui s’offre au voyageur venu par le Brenner, et de quelle importance ! A Vérone, le secrétaire de Montaigne avait noté dans le Journal de voyage : « Ce que nous y vîmes de plus beau et qu’il (Montaigne) disait être le plus beau bâtiment qu’il eût vu en sa vie, ce fut un lieu qu’ils appellent l’Arena » (Montaigne, Journal de voyage en Italie, p. 86). Chez Meyer cependant, la déception se mêle à l’admiration : pour la première fois apparaît ici un thème fréquent à cette époque dans les relations de voyage : la décadence de l’Italie. Notre auteur pourra se divertir à Venise en observant les conteurs populaires, les lazzi de Polichinelle lui semblent insupportables dans un monument qui témoigne de la grandeur romaine.
9 Lalande avait fait allusion au passage de Joseph II à Vérone : « En 1769, on y donna pour l’empereur un combat de taureaux et tout l’amphithéâtre était rempli » (Voyage en Italie, 2° éd., T. IX, p. 118). Le passage de Pie VI se situe en 1782. Giannangelo Braschi (1717-1799), devenu pape en 1775 sous le nom de Pie VI, inquiet de la politique religieuse adoptée par Joseph II, s’était alors rendu à Vienne, mais son voyage fut un échec. Meyer critique presque toujours ce pape lorsqu’il a l’occasion de le nommer, et souligne la décadence de la papauté, puissance longtemps redoutable.
10 Scipion Maffei, antiquaire et écrivain italien (1675-1755), auteur, en particulier, d’un ouvrage sur Vérone : Verona illustrata, mentionné par Goethe (Op. cit., T. I, p. 87).
11 De Vérone, première ville importante qu’il ait visitée, Meyer ne retient que deux particularités : l’amphithéâtre, vestige de la grandeur romaine, et l’inscription commémorant au musée le passage de Pie VI : toutes deux lui prouvent la décadence de l’Italie contemporaine. Il n’est question ni de la belle position de la ville sur l’Adige, ni des nombreuses églises et de leurs trésors (Saint-Zénon, qui sera tant admiré plus tard, est souvent ignoré à cette époque, ou n’inspire que des remarques méprisantes. Cf. déjà Misson : « Il faut avoüer que les sculpteurs de ce temps-là estoient de pauvres ouvriers. Jamais il ne s’est rien vû de si pitoyable au monde, que les figures qui sont à la façade de cette Eglise », Op. cit., T. I, p. 154).
Pour chaque ville mentionnée, Meyer opère ainsi un choix parmi ses souvenirs et propose au lecteur, avec les tableaux qu’il lui présente, une conclusion plus ou moins explicite.
12 A toutes les époques, le spectacle de la vigne mariée aux arbres est un enchantement pour les étrangers et la citation empruntée à Virgile reparaît au XVIIIe siècle dans la plupart des relations. Cette plaine un peu monotone peut-être, mais extrêmement soignée, semblable à un immense jardin, a la préférence des voyageurs sur beaucoup d’autres paysages. Le goût pour la verdure et la fraîcheur, les souvenirs des idylles antiques, les considérations économiques que l’on oublie rarement tout à fait en présence de la nature expliquent cette prédilection. Les régions austères et dénudées suscitent une sorte de malaise ; avant que Chateaubriand ne soit venu en révéler la beauté, la Campagne romaine n’inspire que des diatribes contre le gouvernement pontifical.
13 En réalité, c’est à Padoue qu’est né Andrea di Pietro, auquel l’humaniste Trissino devait donner le nom de Palladio. On lui doit les villas de Terre-Ferme de l’aristocratie vénitienne, où le portique est systématiquement adopté. A Vicence, il restaura la basilique et l’enveloppa d’un portique où domine le motif d’arcade, éleva plusieurs palais et commença le Théâtre Olympique (1580). A Venise, il édifia les églises Saint-Georges-le-Majeur et du Rédempteur (V. A. Chastel, L’Art italien). Il est l’auteur d’un traité, Les quatre livres d’architecture (Venise, 1570), que Goethe réussira enfin à acheter à Padoue, et dont il dira qu’il lui a « ouvert le chemin de tout art et de toute vie ». Les voyageurs s’accordent à louer en lui l’architecte qui a restauré le goût des Anciens, triomphé de la barbarie gothique : voir R. Michéa, Le voyage en Italie de Goethe, IIIe partie, chap. 2, et en particulier « Le palladianisme, phénomène européen ».
Il est évident pour les hommes du XVIIIe siècle qu’un séjour en Italie joue un rôle irremplaçable dans la formation des artistes : ils y étudieront tout particulièrement, les architectes, Palladio (Lalande : « Les jeunes architectes devroient séjourner dans cette ville pour y étudier la pureté du style et la justesse des proportions ». Op. cit., T. IX, p. 68) ; les peintres, Raphaël ; les sculpteurs, les plus célèbres antiques, et avant tout ceux du Vatican. Quant aux objets d’usage domestique découverts à Herculanum et à Pompéi, on sait quelle influence ils auront à la fin du siècle sur les arts décoratifs.
14 La remarque se retrouve chez plusieurs voyageurs, à cette époque où l’on est plus sensible à la commodité des appartements qu’à leur majesté.
15 Lalande, toujours soucieux de précision, décrit ainsi le célèbre Théâtre Olympique, où Palladio avait voulu rivaliser avec l’architecture des Anciens : « Le Proscenium ou l’avant-scène a 78 pieds et demi de largeur, et 21 de profondeur, il représente l’entrée d’une ville. On voit un arc de triomphe en l’honneur d’Hercule ; les statues et les bas-reliefs sont relatifs à ce héros. Il y a sept espèces de rues qui partent du fond du théâtre, et aboutissent dans l’avant-scène ; l’ouverture principale a treize pieds sept pouces ; on aperçoit dans ces différentes avenues, des maisons, des temples, des forêts en relief, ou en perspective ; et tout est distribué d’une manière très propre aux tragédies. Les décorations sont de Scamozzi... » (Op. cit., T. IX, p. 69). Il invite son lecteur à consulter divers ouvrages et des plans de l’édifice.
Le Théâtre français (nommé par la suite Odéon) avait été construit de 1779 à 1782 par Marie-Joseph Peyre et Charles de Wailly, dans le goût qui portait vers l’antique. Par la suite, les comédiens français s’installèrent au nouveau Théâtre français dont il est question ici, conçu par l’architecte Louis et construit de 1786 à 1790. L’expression que lui applique Meyer, « die artige Spielerei », est particulièrement méprisante. Comme toutes les critiques adressées aux Français, l’allusion disparaît dans la traduction de Vanderbourg : souci d’opportunisme sans doute, mais nous croyons discerner aussi divers indices semblant prouver que Meyer, d’abord hostile aux Français comme de nombreux compatriotes de Winckelmann, aurait évolué au cours des dix années écoulées entre l’édition de son Voyage et la traduction française (1792-1802). On peut lire également dans cette optique ses Fragments sur Paris, traduits par le général Dumouriez (Hambourg, 1798).
16 Première apparition du petit peuple, considéré ici de façon tout extérieure et méprisante, comme chez tant d’autres voyageurs. Dans les villes où Meyer séjournera plus longuement — Rome, Naples — il nuancera ses observations et s’efforcera de découvrir les vrais responsables de ces défauts, oisiveté et violence, si souvent reprochés aux Italiens. L’exemple de la manufacture de soie, cité ici sans commentaire, semble déjà prouver qu’il ne faudrait pas considérer ces défauts comme une inéluctable fatalité, due à la race ou au climat.
17 Padoue. Comme dans le cas de Vérone, la relation de Meyer ne retient ici que peu de souvenirs ; Padoue n’est pas encore à cette époque la ville où l’on va voir les fresques de Giotto à la chapelle des Scrovegni : c’est celle où le voyageur rencontre pour la première fois l’architecture religieuse qui a sa préférence : un vaste espace lumineux, richement orné, mais où la décoration reste subordonnée à l’ensemble, un édifice qui ne laisse pas oublier sa fonction de sanctuaire — caractères que Meyer retrouvera à Rome à Sainte Marie-des-Anges. La ferveur religieuse et l’émotion esthétique se confondent ici et aboutissent à une impression d’apaisement. Plus que l’exaltation chère aux Romantiques, cette paix de l’âme paraît représenter pour le voyageur un état privilégié, il la trouve aussi grâce à certains paysages : cf. chap. 14 la contemplation du lac d’Albano.
Puis viennent des notations qui relèvent de l’observation des mœurs : la satire des moines ignorants, amateurs de vin et de bonne chère, est fréquente à cette époque chez les voyageurs, qu’ils soient ou non des protestants. Par contraste, Meyer évoque l’entreprise philanthropique de quelques particuliers, soucieux du bien-être de leurs compatriotes ainsi que de leur instruction (le désir de rappeler aux passants la mémoire des hommes illustres explique la présence des nombreux bustes qui borderont plus tard les allées des deux célèbres promenades romaines, le Janicule et le Pincio). Parmi ces particuliers se distingue un homme qui incarne une certaine forme de sagesse, même s’il n’est pas exempt de quelque petite vanité : sans mépriser l’élégance, il a compris que la commodité devait l’emporter sur la magnificence ; en outre cet homme éclairé, qui peut légitimement jouir de ses richesses, ne néglige pas pour autant de cultiver son jardin, ou plutôt de développer les ressources de sa ville, travaillant ainsi au bonheur de ses concitoyens. Le patriotisme local, qui apparaît si souvent aux voyageurs comme un stérile esprit de clocher, prend donc ici un aspect positif ; la manufacture de Vicence, l’entreprise de Padoue prouvent que tout n’est pas perdu pour l’Italie.
Frédéric II représente ici le monarque éclairé, mais l’allusion reste brève et permet seulement de compléter le portrait du chevalier Guadagni. Deux autres souverains amis des Lumières apparaîtront davantage dans la relation de Meyer : le grand-duc de Toscane, Léopold, et Joseph II, l’empereur d’Autriche.
Notes de fin
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Les tableaux d’Italie de Friedrich Johann Lorenz Meyer (Darstellungen aus Italien, 1792)
Friedrich Johann Lorenz Meyer Elisabeth Chevallier (éd.) Elisabeth Chevallier (trad.)
1980
Voyage court, agréable et utile fait par Mr Eyrard, prêtre de la congrégation de la Mission (1787)
François Eyrard Wanda Rupolo (éd.)
1988
Fabriquer l’antique
Les contrefaçons de peinture murale antique au XVIIIe siècle
Delphine Burlot
2012
Le duc de Luynes et la découverte de la Grande Grèce
Francesca Silvestrelli Jean Pietri (trad.)
2017