Note à la préface de l’auteur
p. 4-13
Texte intégral
1A quelques exceptions près, le voyage d’Italie est à cette époque considéré par les étrangers comme une expérience inoubliable ; rentré chez lui, le voyageur en garde la nostalgie et s’efforce de le revivre en rédigeant ses souvenirs : une telle affirmation figure dans de nombreuses relations. L’astronome Lalande lui-même a beau prôner avant tout l’objectivité, chercher à être utile à ceux qui se rendront dans « ce beau pays », il ne peut s’empêcher d’avouer le plaisir qu’il a pris à écrire son guide et à retrouver ainsi les joies du passé. Il n’est donc pas surprenant de rencontrer cette affirmation chez Meyer : son voyage d’Italie fut une période heureuse, dont l’évocation est une fête (il emploie l’expression « ein frohes Fest meiner Phantasie », dont la traduction littérale ne peut malheureusement être gardée).
2Un fait peut étonner les lecteurs de notre époque, éprise avant tout de nouveauté, d’expériences exceptionnelles, et où le « voyager », comme disait Montaigne, est devenu un exercice, sinon toujours profitable, du moins destiné à occuper des périodes de vacances : c’est le grand nombre des relations de voyage publiées à la fin du XVIIIe siècle. Ce qu’on y cherchait il y a deux siècles environ n’est plus ce que nous demandons à nos contemporains lorsqu’ils écrivent de tels ouvrages. L’intérêt de ces livres, à nos yeux, est de nous présenter, soit un document exceptionnel sur un pays où le tourisme n’a pas encore pénétré, soit une oeuvre littéraire où l’essentiel est moins la région visitée que la richesse des impressions suscitées chez le voyageur, la beauté du style, peut-être aussi, dans certains cas, une nouvelle vision des choses, en somme, ce qu’ont pu trouver, au début du XIXe siècle, les lecteurs de Chateaubriand dans la fameuse Lettre à M. de Fontanes sur la campagne romaine. A la limite, le pays n’importe plus, seule compte l’expérience intérieure à laquelle a donné lieu le voyage : Giono n’affirme-t-il pas qu’il va en Italie, non pour voir l’Italie, mais pour être heureux ? (Voyage en Italie, Paris, Gallimard, 1953, p. 62).
3L’optique était différente au XVIIIe siècle. En ce qui concerne l’Italie, depuis longtemps visitée par les étrangers, la relation de voyage tend bien de plus en plus à prendre ses distances à l’égard des guides et à se constituer en genre littéraire, mais de nombreux lecteurs continuent à y chercher moins les impressions personnelles de l’auteur que des renseignements précis ; cela explique la déception que leur donnent certaines œuvres ayant pour nous un grand inintérêt : on sait quelles réactions dédaigneuses suscita le journal de voyage de Montaigne à sa parution en 1774 (Voir Charles Dédéyan, Essai sur le « Journal de voyage » de Montaigne, Paris, 1946).
4Surprenant est aussi pour nous le délai souvent assez long qui, au XVIIIe siècle, sépare du voyage la rédaction et la publication des souvenirs. Nos contemporains livrent le récit de leur expérience, dès qu’elle est vécue, à un éditeur, à une revue hebdomadaire ou mensuelle. Meyer, lui, ne donne quelques pages à la Berlinische Monatschrift et au Neues deutsches Museum que six et huit ans après son retour, et son livre ne paraît qu’en 1792 : ce n’est pas exceptionnel à cette époque, il existe beaucoup d’exemples analogues.
5Beaucoup de ces relations, demeurées à l’état de manuscrits, circulent alors dans des cercles plus ou moins restreints : on les confie à quelques amis, parfois elles jouissent d’une certaine notoriété, et c’est ainsi que Lalande peut consulter les Lettres du Président De Brosses, qui ne seront publiées pour la première fois qu’en l’an VIL Il nous arrivera de retrouver de tels manuscrits, liasses jaunies ou volumes somptueusement reliés, dans les collections de quelque bibliothèque. D’autres sont publiés après un délai plus ou moins long, dans certains cas du vivant de l’auteur et sur les conseils de ses amis, qui répondent peut-être ainsi à son désir secret : voilà comment nous parviendront des œuvres qui ne sont pas dues à des écrivains, mais à de simples voyageurs : Bartels, Meyer... La bibliographie de ce dernier compte plusieurs titres et il s’agit toujours de relations de voyage : après l’Italie, il a visité la France, l’Allemagne, la Russie, et ne semble pas s’être laissé tenter par d’autres genres littéraires.
6Les pages que Meyer consacre à l’Italie sont imparfaites, il l’avoue lui-même : moins favorisé que Wilhelm Heinse ou Karl Philipp Moritz, qui ont séjourné plusieurs années en Italie, il n’a pu y passer que cinq mois, c’est-à-dire assez peu de temps relativement à l’usage de l’époque. D’autre part, il n’est pas écrivain, et il le sait. Sa principale originalité semble être à ses yeux cet esprit qui se manifeste dans certains passages : tableaux de mœurs, développements satiriques, où il a trouvé en effet une de ses meilleures veines.
7Il ne s’agit pas pour lui de donner une description complète : désormais, les guides de voyage sont nombreux et bien documentés (on peut à cet égard comparer le guide de Misson, dont la première édition date de 1691, à ceux de Richard — 1766 — et Lalande — 1769 —), les voyageurs se dispensent donc de tout dire et le critère de leur choix est de plus en plus un critère subjectif. Nous sommes à l’époque où, chez les visiteurs de l’Italie, la relation de voyage tend à se constituer en genre littéraire indépendant, parfois assez proche de l’autobiographie, et à se distinguer du guide. Certes, il n’est pas possible de fixer de limites chronologiques précises, de parler de nouveauté absolue, mais il est incontestable que les exemples de cette tendance sont de plus en plus fréquents dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, où les auteurs insistent souvent sur l’aspect personnel de leur expérience. Au contraire un Lalande, qui compose un guide conçu comme une véritable encyclopédie du voyage d’Italie (l’expression est de René Michéa), utilise une vaste documentation puisée à des sources diverses.
8Lorsque le voyageur prétend donner de l’Italie une vision qui lui est propre, son œuvre devient dans une certaine mesure le miroir de sa personnalité, beaucoup plus que ne pouvaient l’être les guides d’un Richard ou d’un Lalande (la remarque ne vaut pas pour le guide de Misson : il ne s’agissait à l’origine que d’une authentique correspondance, destinée à informer le destinataire, et non d’un ouvrage destiné à la publication). Déjà les Lettres familières, datées de 1739 et 1740, donnent au lecteur l’impression d’entendre converser avec ses amis le spirituel De Brosses puis, dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle qui voit triompher l’influence de Rousseau, le Sturm und Drang, l’enthousiasme de Winckelmann, on cherche moins à briller par son esprit qu’à exprimer sa sensibilité : des termes comme Gefühl, employé ici par Meyer, ou sentiment, apparaissent souvent dans les préfaces. Parfois les spectacles offerts par l’Italie deviennent avant tout des prétextes pour faire vibrer cette sensibilité : ainsi chez Dupaty, l’un de ces pèlerins exaltés qui seront nombreux à l’époque romantique, après que Mme de Staël, revenue d’Allemagne, aura souligné le rôle privilégié de l’enthousiasme dans l’expérience de l’homme, et en particulier dans celle du voyageur : « Croient-ils connaître la terre, croient-ils avoir voyagé, ceux qui ne sont pas doués d’une imagination enthousiaste ? Leur coeur bat-il pour l’écho des montagnes ? l’air du midi les a-t-ils enivrés de sa suave langueur ? Comprennent-ils la diversité des pays, l’accent et le caractère des idiomes étrangers ? » (De l’Allemagne, 4ème partie, chapitre XII).
9Subjective, la relation de voyage est aussi, de plus en plus, incomplète. C’est au guide qu’il appartient de fournir une information sur toutes les régions, toutes les villes de l’Italie, du moins celles que l’on juge à cette époque dignes d’intérêt. Tandis que le tableau de l’Italie devient plus complet et plus précis dans les guides, les relations renoncent en général à se plagier mutuellement. Naguère beaucoup de voyageurs, s’ils n’avaient pas vu tel monument ou si leur mémoire les trahissait, n’hésitaient pas à emprunter un développement à quelque prédécesseur. Désormais, on ne cherche pas à dire tout ce qu’on a vu : nous connaissons l’itinéraire emprunté par Meyer pour gagner Rome et Naples, mais nous n’avons ici aucun renseignement sur son retour sinon, au chapitre 9, une brève allusion à la route de Montefiascone, c’est-à-dire celle de Sienne et Florence. Certes, pour composer sa relation, l’auteur devait choisir parmi les notes, sans doute abondantes, prises sur les lieux mêmes, mais l’importance numérique des pages qu’il consacre à Rome et Naples, la place de Naples à la fin de l’ouvrage, sont significatives de ses préférences. Le cas commence à être fréquent chez les contemporains et l’éditeur de Dupaty juge nécessaire de préciser dans l'Avertissement qu’il place en tête des Lettres sur l’Italie en 1785 : « Ceci n’est pas un voyage d’Italie, mais un voyage en Italie ». Un voyage d’Italie a pour but d’informer, tandis que l’auteur d’un voyage en Italie peut donner la primauté à l’expression de ses sentiments.
10La méthode adoptée consiste donc à reprendre les notes réunies dans le journal de voyage (pour d’autres voyageurs, dans leur correspondance), tantôt en les élaguant, tantôt en les complétant, à composer sa relation à partir de textes plus ou moins élaborés — méthode analogue à celle du peintre qui utilise dans son atelier les études faites sur le motif : Meyer ne l’indique-t-il pas quand il emploie ici des termes empruntés au vocabulaire de la peinture ? Cependant, la relation de voyage ne reste pas à cette époque l’expression d’une pure subjectivité et Meyer, comme ses contemporains, garde le souci d’informer le lecteur. Cela explique qu’il ait recours également à une autre méthode : il ne se contente pas alors d’utiliser ses notes personnelles, mais consulte toute une littérature : textes anciens, qu’il a parfois relus en Italie même, ouvrages spécialisés dus à des historiens, des géographes, des économistes, des critiques d’art, des architectes... livres de voyage aussi, parmi lesquels il n’omet pas les plus récents : nous le voyons se référer à la relation de son compatriote Bartels, parue en 1789-1791, ou à celle du savant français Dolomieu, consacrée au tremblement de terre de 1783. Meyer ne peut davantage, pour un pays comme l’Italie, éviter de présenter à l’occasion une perspective historique.
11Expression du sentiment, présentation de spectacles pittoresques, tels sont, outre les traits d’esprit auxquels il a fait allusion au premier paragraphe, les aspects de sa relation que Meyer juge essentiels. Nous avons adopté le terme tableau pour traduire Darstellung, qui peut être rendu aussi dans certains cas par description ou peinture (Vanderbourg a préféré donner à sa traduction le titre plus fréquent à cette époque de Voyage en Italie). Ce livre comporte en effet de nombreux tableaux, aux différents sens que le mot peut prendre en français : description de monuments ou de paysages (place Saint-Pierre, cascades de Tivoli ou de Terni, golfe de Naples au soleil levant) — l’écrivain rivalise souvent ici avec le peintre, comme le montre la fréquence du terme pittoresque (malerisch), tout en gardant une conscience aiguë de ses limites, car il est difficile de peindre avec les mots ; tableaux plus complexes où intervient aussi l’observation des êtres, consacrés aux scènes de rues (les mendiants de Venise) ou aux cérémonies religieuses ; tableaux de moeurs enfin, où se fait jour, tantôt l’ironie quand l’auteur présente les avocats vénitiens, les conteurs populaires, les ciceroni de Rome, tantôt la satire violente dans le cas des pèlerins de Lorette ou des vexations frappant les juifs de Rome.
12Neuf ans après son retour d’Italie, Meyer juge d’un oeil critique les notes de son journal concernant les œuvres d’art et renonce à les publier. C’est pourtant l’époque où les voyageurs s’y intéressent de plus en plus. Naguère, les relations s’en tenaient à de sèches nomenclatures, exception faite de quelques œuvres comme le Voyage de Misson ou celui de Montesquieu (édité seulement à la fin du XIXe s.) ; leur insistance sur certaines œuvres se justifiait rarement par une analyse des qualités esthétiques, mais souvent par le désir de rapporter une fois de plus une anecdote — on affirmait ainsi, en présentant une Crucifixion conservée à Naples et attribuée à Michel-Ange, que le peintre, soucieux de vérité, aurait crucifié puis poignardé un pauvre homme, afin d’étudier l’expression qu’il allait donner à son Christ agonisant ! anecdote que Keyssler commente ainsi : « Toute cette histoire n’est peut-être qu’une fable » (traduit et souligné par nous). Le même auteur se contente généralement d’indiquer dans son guide la valeur marchande d’une œuvre d’art : la célèbre Pietà de l’Espagnolet, visible à la Chartreuse Saint-Martin de Naples, a été achetée 4000 ducats, écrit-il, et en vaudrait aujourd’hui 10000 (Neueste Reisen, op. cit., T. II, p. 823 sq.).
13Diverses raisons expliquent cet intérêt pour les oeuvres d’art, et particulièrement la peinture, qui va croissant à la fin du siècle. L’Italie, qui permettait au cavalier de parfaire sa formation politique et historique, sa connaissance des bonnes manières aussi, est maintenant considérée comme la terre des arts, vaste musée dont les chefs-d’œuvre sont dus à l’Antiquité aussi bien qu’aux Temps Modernes. Les voyageurs sont-ils plus cultivés qu’à l’époque précédente ? Beaucoup d’entre eux ont baigné dans un climat bien différent, comme le prouvent certains faits significatifs. On sait quelle est, pour les contemporains de Diderot, l’importance des Salons organisés à Paris et dont les lecteurs étrangers de la Correspondance littéraire attendent impatiemment le compte-rendu ; un financier comme Bergeret de Grancourt entreprend en 1773 son voyage d’Italie en compagnie de Fragonard, qui doit dessiner pour lui ; les jeunes Allemands qui passent les Alpes après avoir terminé leurs études ont suivi à l'Université des cours d’histoire de l’art et d’esthétique (voir le chapitre I de Meyer). C’est l’époque où les théoriciens cherchent à déterminer quelles facultés jouent un rôle prépondérant dans le jugement des œuvres d’art, celle où la critique d’art progresse, grâce aux travaux d’un Gougenot et d’un Cochin, d’un Mengs et d’un Winckelmann. Le public cultivé n’ignore pas ces travaux, et les principaux guides de voyage vulgarisent les idées développées par les spécialistes. Lalande emprunte beaucoup à Cochin et à Gougenot, puis à Winckelmann dans sa seconde édition ; Volkmann recommande au voyageur d’Italie d’emporter dans ses bagages le Traité sur la peinture de l’Anglais Richardson, connu surtout grâce à l’édition française. En outre, certains guides expliquent « la manière de connaître et d’étudier les tableaux », selon l’expression employée par l’abbé Richard dans son Discours préliminaire (Nouveaux mémoires, op. cit., T. I, p. LXXV). On voit même paraître en 1778 une oeuvre anonyme — elle est due à Jean-Dominique Cassini — le Manuel de l’étranger qui voyage en Italie, conçu comme un guide portatif à l’usage des amateurs pour les aider à mieux juger « les ouvrages de peinture, sculpture et architecture ». Enfin, plus d’un voyageur rencontre en Italie, à Rome surtout, des artistes, ses compatriotes, qui parfois y séjournent longuement ; c’est en leur compagnie qu’il va voir les plus célèbres chefs-d’oeuvre. Le Suédois Björnstaehl, en 1770, est fier d’entendre louer par les Italiens les jeunes peintres, sculpteurs et architectes venus de son pays (Briefe, op. cit., T. I, p. 226 sq.).
14Il est donc évident que le lecteur s’attend à trouver dans un livre de voyage des observations sur les trésors faisant la gloire de l’Italie. La prudence de Meyer renonçant à publier ses notes se justifie à ses yeux par le simple bon sens : comment un amateur, venu si jeune en Italie et pour un séjour si bref, pourrait-il présenter des remarques à la fois personnelles, intéressantes et judicieuses ? Sa prise de position n’est pas sans rappeler ici un débat qui a passionné son époque.
15On sait que le XVIIIe siècle a cherché à répondre à cette question : comment est-il possible de juger une oeuvre d’art ? Faut-il donner la primauté au sentiment ou à la raison ? Les guides de voyage vulgarisent les conclusions des théoriciens et les voyageurs, à leur tour, prennent position dans le débat. L’abbé Dubos, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, dont la première édition date de 1719, estime que, pour connaître le mérite d’une oeuvre d’art, la voie du sentiment l’emporte sur celle de la discussion et de l’analyse ; certes, il nuance son affirmation, notant par exemple que tous les hommes n’ont pas les yeux et les oreilles également bons, ni le sentiment également parfait, il délimite en outre le domaine du connaisseur et celui du public, mais il déclare : « Le sentiment enseigne bien mieux si l’ouvrage touche, et s’il fait sur nous l’impression qu’il doit faire, que toutes les dissertations composées par les critiques pour en enseigner le mérite et pour en calculer les perfections et les défauts (...) Le raisonnement ne doit donc intervenir dans le jugement que nous portons sur un poème ou sur un tableau, en général, que pour rendre raison de la décision du sentiment et pour expliquer quelles fautes l’empêchent de plaire, et quels sont les agréments qui le rendent capable d’attacher » (Citation empruntée à l’édition de 1770, T. II, p. 310). Pour apprécier une œuvre d’art, l’homme possède en effet une sorte de « sixième sens », c’est « ce qu’on appelle communément le sentiment » (p. 312). Cependant, reconnaître le mérite d’une œuvre ne signifie pas nécessairement être capable de la juger, et c’est ici que nous retrouvons la distinction si fréquente à cette époque entre connaisseur et amateur : « La perfection d’une partie des beautés d’un tableau, par exemple la perfection du dessin, n’est bien sensible qu’aux peintres et aux connaisseurs qui ont étudié la peinture autant que les Artisans mêmes » (p. 357).
16Le but de Cassini, dans son Manuel de l’étranger qui voyage en Italie, est d’aider les voyageurs à juger les œuvres d’art. Son premier principe est celui de l’abbé Dubos : « C’est un principe général et incontestable, qu’auparavant de juger d’après les règles, il faut toujours commencer à juger par sentiment, c’est-à-dire d’après le premier effet et l’impression plutôt naturelle que raisonnée que fait sur vous l’objet de votre examen » (p. 27). Le voyageur ne devra donc se référer au jugement d’autrui qu’après avoir prononcé le sien. Et c’est dans un deuxième temps qu’il s’efforcera de juger cet objet ; s’il s’agit d’un tableau, il examinera séparément, selon une méthode très cartésienne qui était déjà celle de Roger de Piles, ce qu’on appelle « les quatre parties de la peinture », composition, dessin, expression et coloris. Ainsi, « plusieurs mois de séjour et d’observation en Italie procureront des lumières, qui ne feront que croître de jour en jour, et feront enfin de tout homme qui a du bon sens et du goût, un vrai connaisseur, et même un juge éclairé » (p. 29). Le voyage d’Italie, ou comment l’amateur peut devenir un connaisseur...
17Nous ignorons si Meyer a lu Dubos, le guide de Cassini semble n’avoir pas été très répandu, mais de telles idées sont désormais diffusées dans un large public. Comment d’ailleurs un jeune Allemand n’accorderait-il pas un rôle privilégié au sentiment et même à l’enthousiasme dans la critique, alors que l’influence de Winckelmann reste si forte sur ses compatriotes ? L’expérience de notre voyageur semble apporter une confirmation à ses idées. Dès son arrivée à Vérone, Vicence et Venise, il peut vérifier l’importance du sentiment qui vient enfin, grâce au contact avec les chefs-d’œuvre, prendre la primauté sur les notions livresques acquises à l’université, qui lui permet de s’élever jusqu’aux notions de beau et de sublime, restées jusque-là lettre morte. Telle est donc la révélation apportée par l’Italie. Et puis, neuf ans plus tard, reprenant ses notes pour composer la relation de son voyage, il comprend qu’elles ne sont pas utilisables ; il reconnaît, comme l’affirmaient les théoriciens, qu’il existe deux démarches distinctes : sentir le mérite d’une œuvre et bien juger ses diverses beautés. Dans le second cas, il attribue un rôle principal à ces connaissances qui lui manquaient lorsqu’il visitait l’Italie, connaissances que Cassini voulait inculquer à ses lecteurs.
18Le voyage d’Italie a été pour Meyer une période capitale dans sa vie, et c’est lui-même que son livre doit faire revivre, mais pour ses amis plutôt que pour le public. L’auteur reste très discret quand il s’agit de sa vie personnelle : sa relation fait de rares allusions au compagnon de voyage dont le nom n’est donné que dans une note de la préface. Le temps n’est pas encore venu des effusions auxquelles se complairont par la suite tant de voyageurs, cependant, à la description sèche et aux nomenclatures qui firent longtemps l’essentiel de nombreuses relations, l’auteur substitue souvent ses impressions, et il fournit ainsi à ses lecteurs une double image : celle d’un pays, vu de façon subjective, et celle d’un homme que ses amis, espère-t-il, pourront reconnaître.
19La relation de voyage, genre aux limites mal définies, tend à cette époque à se rapprocher de l’autobiographie ; l’œuvre de Meyer constitue un exemple de cette tendance. Répond-elle ainsi aux vœux du public ? Il semble bien que, pour celui-ci, l’intérêt documentaire garde la primauté, à en juger par l'Avertissement que l’éditeur Heinrichs place en tête de la traduction française : Meyer, écrit ce dernier, ayant voyagé en Italie avant la Révolution, a su montrer « la physionomie particulière qu’avait alors ce beau pays » ; plusieurs critiques, tant en France qu’en Allemagne, reprocheront à l’auteur de faire, dans ses descriptions, trop de place à l’enthousiasme et au sentiment.
Auteur
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