Conclusion générale
p. 269-276
Texte intégral
1Cette étude nous semble avoir permis de mettre en lumière certains points fondamentaux.
2Tout d’abord, le thème du luxe est manifestement récurrent chez les auteurs latins du Ier siècle après J.-C.
3Ensuite, l’étude de cette notion se révèle très importante pour la compréhension de certains traits importants de la société et des mentalités romaines contemporaines.
4En troisième lieu, c’est dans ses liens avec la moralité que le luxe est le plus souvent abordé, étudié et parfois même analysé par les auteurs latins, pleinement conscients de l’importance du thème dans la société et l’histoire romaines.
5Certains points fondamentaux de la pensée romaine sont apparus. D’une part, nombreux sont les auteurs qui tentent de définir une sorte de phénoménologie historique du luxe : celui-ci est perçu comme un événement historique né à une date d’ailleurs souvent très précise, et toujours en relation avec les conquêtes d’Orient. Une fois apparu, ce phénomène se diffuse dans le monde romain, prenant de l’ampleur tandis que les formes qu’il adopte se diversifient et s’enrichissent.
6D’autre part, et c’est ici que la perspective, de purement historique, devient à proprement parler morale, cette luxuria dite Asiatica d’après son origine, est tenue responsable de la décadence des mœurs, et l’une des causes essentielles des crises sociales et politiques majeures qu’a connues le monde romain à partir de la fin du IIème siècle avant J.-C., et tout particulièrement des guerres civiles. C’est d’ailleurs fréquemment ici que se situe le point de départ de la réflexion des auteurs latins sur le luxe : comment expliquer ces crises, si contraires à l’idéal romain de stabilité sociale et politique, en même temps que de concordia des citoyens ?
7La luxuria apparaît, chez de nombreux auteurs (Pétrone, Satir. CXXI, 98-115), comme l’une des causes profondes des guerres civiles, notamment les conflits du Ier siècle avant J.-C.. Dans cette perspective, la politique de renovatio morale d’Auguste se comprend d’autant mieux qu’elle contribue à légitimer la domination du seul homme parvenu à rétablir la concordia : la lutte contre les progrès manifestes de la luxuria est destinée à éviter que ne réapparaisse l’une des causes majeures des guerres civiles du siècle précédent.
8Mais cette étude de la notion chez les auteurs latins a fait entrevoir un changement des mentalités dans le temps, à l’échelle des 125 ans environ qui séparent la fondation du principat de l’assassinat de Domitien. En conclusion, nous pensons avoir cerné, sans, il est vrai, pouvoir la démontrer, une évolution majeure dans la conception romaine du luxe au cours du Ier siècle après J.-C., que les débats de l’époque de Tibère confirment dans le sens d’une acceptation, voire d’une légitimation, croissantes, où le luxe apparaît nécessaire aux nobiles pour maintenir leur status, les mesures restreignant le luxe étant alors écartées parce qu’elles minimiseraient la valeur de ce status. Le phénomène, considéré sous la République comme socialement déstabilisant, devient un code de conduite aristocratique. Une idéologie de l’ostentation de la richesse semble donc se développer, où le faste est un moyen pour les nobiles de préserver un rôle dans les cadres socio-politiques et, au-delà, idéologiques, définis par le nouveau régime. Mais l’avènement des Flaviens puis la politique de renovatio des Antonins réintroduisirent l’idéologie de la parcimonie sans exclure la richesse.
9Le luxe de la table apparaît comme un moyen privilégié d’affirmer ce status, et c’est pourquoi nous lui avons consacré une part importante de nos recherches, destinées à mettre en lumière la diversité des facteurs qui concourent à la détermination du caractère luxueux d’un repas.
10D’une part, le même mets est très diversement apprécié sur “l’échelle du luxe” suivant son origine sauvage ou d’élevage, et suivant qu’il présente des caractères ou une provenance particulières, des dimensions ou un poids exceptionnels. Ces distinctions subtiles, ce code minutieux révèlent l’existence d’une censura culinarum manifestant le raffinement de l’hôte capable de les maîtriser, et des convives capables de l’apprécier. Ensuite, l’origine géographique du mets et son exotisme sont essentiels. Celui-ci tient naturellement à l’éloignement, éventuellement à la provenance extérieure à l’Empire, voire de contrées ennemies, mais aussi à la nouveauté et à la capacité de maintenir la fraîcheur qui vainc l’éloignement. La capacité à se procurer de tels produits manifeste les opes et rehausse le status de l’hôte mais révèle aussi la grandeur de l’Empire. L’hôte et ses convives participent ainsi à l’affirmation et l’exaltation de la puissance romaine. Les mets et les vins jouent le rôle de marqueurs sociaux et leur consommation doit être ostentatoire et suivre les règles de l’élégance. L’attitude des Romains du Ier siècle après J.-C. par rapport aux mets exotiques est complexe, partagée entre attirance manifeste et méfiance des adeptes du mos maiorum, qui privilégie, dans une perspective d’idéalisation de l’autarcie, la production italienne, et associe fréquemment, selon un processus commun au luxe de la table et aux objets luxueux de la domus, exotisme et corruption orientale. De fait, le repas luxueux transgresse toutes sortes de normes : la modération des quantités et le coût des mets bien sûr, mais il est aussi le gaspillage, l’irrespect des horaires tacitement autorisés, et la satisfaction de la gula.
11Enfin, le repas luxueux ne se limite pas aux seuls mets, et développe un ensemble de moyens mis en œuvre pour étonner les convives : c’est ce que nous avons appelé la scénographie du luxe fournie par des esclaves choisis en fonction de leur origine et de leur beauté, par un personnel spécialisé dans le service de la table et par un mobilier somptueux. Mais elle tient également à la mise en scène d’un spectacle manifestant le goût pour l’illusion et la surprise dans la préparation, l’agencement et l’apparition des plats. La scénographie s’appuie naturellement de façon marquée sur le cadre que représente le décor du triclinium mais aussi sur le prospectus, qu’il soit naturel ou artificiel, ou les deux comme dans un jeu de miroir. Le banquet est conçu comme une féerie où chaque sens doit pouvoir y aiguiser son plaisir, le triclinium fait office de salle multi-spectacles dans lequel l’hôte évolue comme acteur-vedette. Trimalcion donne ainsi à voir, à goûter et à entendre toutes sortes de lautitiae inédites qui entraînent l’admiration (mirari, admiratio) et les félicitations des convives qui expriment alors leur plaisir et leur reconnaissance par des acclamations et toute une gestuelle de l’adulation. Une telle outrance reflète la perversité du système et les ressorts sociaux-économiques - spectacles et clientélisme - sur lesquels il repose (Biville 2003, p. 53-54).
12Les sources littéraires soulignent donc l’importance sociale du luxe de la table mais également de l’habitat dans l’affirmation du status. Nous avons constaté tout d'abord que la villa faisait l’objet d’un grand débat tout au long du Ier siècle après J.-C. Horace, en représentant de la propagande augustéenne, oppose, au luxe des villas de son temps, la simplicité des vieux Romains qui n’admettaient autrefois des dimensions et un luxe amples que pour les édifices publics. Sa position marque l’exaltation du faste public et la condamnation du luxe privé. S’il est vrai que la doctrine de la magnificentia publica liée à la maiestas imperii, que nous retrouvons chez Vitruve (I, praef. 2), est née dans le cercle des Scipions, la nouveauté de la fin de la République réside dans l’appropriation de tels symboles à des fins essentiellement individuelles. La préoccupation de Vitruve se place dans un cadre politique différent : la fin du processus de dissolution des classes dirigeantes puis la phase d’affirmation du pouvoir d’Octave et la politique de réaffirmation du sens de l’État contre toutes les tendances centrifuges. En rapport avec les nouvelles directions que prend la politique augustéenne, Vitruve est conscient du rôle de collaboration active que l'architecture peut lui offrir : elle doit contribuer à la maiestas de l’Empire, et dans la sphère privée, elle doit s’adapter à l’image de grandeur que requiert l’exercice du pouvoir romain au niveau de l’œkoumène entier. On passe donc d’un processus individualiste incontrôlable de course au luxe et à l’ostentation, à l’invention d’un nouveau “standard" architectural dans lequel la nouvelle classe dirigeante peut se reconnaître. Les thèses de Vitruve sur les caractères de l’architecture privée répondent à ces exigences et montrent l’acceptation d’une certaine forme de magnificentia pour les demeures privées, mais en en délimitant clairement l’extension et les caractéristiques en fonction du status de chacun. Dans sa perspective d’agronome, Varron n’apparaît pas réellement opposé aux villae "luxueuses” (ou tout du moins élégantes, car il n’emploie pas le mot luxuria), à condition quelles soient en même temps productrices de richesses pour leur propriétaire. Il marque ainsi très explicitement son opinion favorable vis-à-vis de l’élevage des animaux de "luxe”. Columelle adopte également une position modérée : la villa doit être d’une élégance en rapport avec le status de son propriétaire ; elle ne doit pas être trop rustique car le propriétaire risque d’être dissuadé d’y séjourner et donc de négliger son but productif. En revanche Sénèque le Rhéteur s’indigne contre les luxueuses résidences, causes d’un pillage de la nature. Juvénal souligne comment les villas rivalisent de faste avec les monuments publics de Rome et en particulier avec ses temples. Sénèque suit la même ligne de pensée : les villae représentent en elles-mêmes un luxe, ou, plus précisément, c’est celui-ci qui pousse à leur construction, souvent artificielles et contre la nature. La position de Martial et Stace est au contraire caractérisée par une pleine acceptation du luxe des villas, marquant ainsi la forte évolution qui s’est produite au cours du siècle. Stace, en louant la beauté de deux villas, exalte leur modernité et leurs paysages "artificiels”, et plus généralement le progrès technologique. Pline le Jeune et Stace valorisent ce qui n’apparaissait avant eux que sous une forme négative. La fin du siècle marque la fin de toutes entraves morales et intellectuelles à la célébration du goût pour les villas. Le processus idéologique que nous venons de retracer est donc très net et lié à une nouvelle approche de l'otium permise par le nouveau régime.
13Cette évolution révèle en fait le rôle important joué par la villa, et surtout par la domus, dans l’affirmation et l’exaltation du status. Nous avons déterminé quelques caractéristiques de la domus ou villa luxueuse telles que la laxitas, c’est-à-dire l’ampleur de l'édifice mais aussi l’étendue des portiques, la multiplicité des pièces. Or, il est apparu difficile d’en déterminer la signification concrète sinon qu’elle correspondait à une superficie, pour une domus de Rome, excédant 1200-1800 m2. Les sources littéraires ne sont pas prolixes sur les caractéristiques architecturales de la domus ou villa luxueuse, mais elles insistent sur leur décor dont nous avons donc cherché à déterminer les éléments spécifiques. Tout d’abord, la peinture murale ne constituait généralement pas un élément du décor luxueux, par contraste avec certains tableaux sur chevalet. Les pavements de mosaïque n’étaient probablement pas non plus des manifestations de luxe, d’après le silence éloquent des sources littéraires si fréquemment portées à la critique. En revanche, la dorure des plafonds apparaît bien comme l’un des éléments inhérents au décor luxueux : les données archéologiques révèlent que les plafonds à caissons dorés devaient être assez répandus dans les demeures impériales mais également chez les riches nobiles. La dorure est stigmatisée par les auteurs moralistes, en raison sans doute de son caractère ostentatoire.
14Étant donné que le marbre semble être le matériau privilégié du décor luxueux, notamment d’après les sources littéraires et ses imitations picturales, nous avons établi un tableau des domus de Pompéi, d’Herculanum et des villae qui présentent encore aujourd’hui des restes de pavements et de revêtements pariétaux en marbre. Lorsque le propriétaire ne pouvait s’offrir qu’une seule pièce avec ce type de décor, son choix se portait sur une pièce d’apparat visible depuis l’entrée mais aussi très souvent tournée vers le péristyle avec jardin et fontaine, offrant une scénographie. Cette étude a mis, en outre, en évidence un fait rarement souligné par l’historiographie moderne : certains de ces pavements réutilisaient des carreaux récupérés à partir de pavements démantelés, ou encore faisant partie de restes ou de stocks invendus. L’échantillonnage de marbres retrouvés en Campanie est particulièrement vaste et confirme l’utilisation des marbres les plus précieux pour les Romains du Ier siècle après J.-C. et leur commercialisation à grande échelle. Ce qui intéressait, semble-t-il, davantage le commanditaire, c’était d’avoir dans son pavement toutes les sortes de marbres différents possibles, notamment polychromes et exotiques, plus que les qualités esthétiques du motif. Nous avons remarqué, à partir de l’étude des pavements et des socles des domus et villae de Campanie, que le marbre le plus représenté semble être le jaune antique, puis le pavonazzetto et l’africano, ce dernier étant pourtant un marbre dur, difficile à travailler ; mais il n’apparaît en fait qu’en petits motifs, dans certaines maisons (cf. fig. 32-33). Le cipolin aussi est relativement bien représenté ; d’ailleurs, il était si renommé auprès des Romains que l’on en observe des traces partout dans l’Empire. En revanche, les porphyres et l’albâtre égyptien apparaissent rarement, les premiers étant durs à travailler et disponibles en quantité réduite ; le porphyre rouge était en fait pour l’essentiel réservé aux demeures impériales, telles que la Domus Transitoria ou la villa impériale de Subiaco. Les vestiges campaniens témoignent d’un éventail de pavements très large : depuis le modeste carreau de marbre servant d’emblema, inséré dans du cocciopesto, jusqu’aux modules supérieurs au pied romain présentant un motif végétal, motifs les plus somptueux apparus pour la première fois dans un palais impérial. Concernant les différences que nous avons observées entre luxe des domus et des villae, nous avons souligné l’extension des portiques utilisant ou non des colonnes de marbres dans celles-ci. Nous attribuons ce fait à la plus grande facilité avec laquelle le décor luxueux pouvait s’y déployer, hors des contraintes de l’espace urbain.
15Quant au décor de parois en marbre, les sources littéraires témoignent d’une évolution du goût des Romains les plus riches : après avoir recherché l’utilisation des marbres pour leur caractère précieux, et les effets chromatiques par la variété de ceux-ci, l’apparition de la technique de l'interrasum marmor permit d’imiter les motifs figurés les plus délicats de la peinture murale, sujets narratifs et floraux. Cette évolution renforça le raffinement du décor marmoréen accentuant ainsi son caractère précieux. Ce type de décor devait constituer le luxe suprême : la rareté des exemples, hors contexte impérial, l’atteste peut-être. Les textes insistent également sur le goût des riches Romains pour les éléments de décor en bronze doré avec incrustations de gemmes, de plaques d’ivoire et d’écailles de tortue. Compte tenu de la rareté des données archéologiques correspondantes, il est difficile d’évaluer avec quelle ampleur ils étaient effectivement répandus. Ces matériaux si précieux furent évidemment démontés dès l’Antiquité : le trésor des Horti Lamiani en porte témoignage (cf. fig. 98). Les peintures murales complètent heureusement quelque peu nos connaissances sur l’utilisation de ces matériaux. Au-delà des critiques morales, les textes nous transmettent une véritable connaissance des décors précieux, des matériaux et techniques utilisés, des modes et des goûts de l’époque. Il est frappant de remarquer que ces évocations sont souvent très précises quant à la variété des marbres utilisés ou l’origine de l’écaille de tortue. Les auteurs les plus moralistes, comme Sénèque, semblent au courant des dernières modes. Ce qui implique une même érudition chez les lecteurs. Ces décors précieux devaient donc être assez développés dans les riches demeures de la nobilitas ou en tout cas faire partie de leur imaginaire. Le marbre et la dorure mais également 1e prospectus, créé pour le propriétaire et ses hôtes, participent à l’élaboration du luxe des constructions privées. Les façades des villas, avec saillants et rentrants, portiques de marbre et étagement des constructions sur des niveaux différents, sont élaborées comme des décors de théâtre. Cette mise en scène est à la fois extérieure, destinée à surprendre le visiteur, et intérieure, permettant de jouir de vues différentes.
16Il est intéressant de noter le parallèle entre le luxe de la table et celui des demeures privées : l’élément luxueux ne suffit pas à lui seul, il suppose une mise en scène.
17Les sources littéraires, après le luxe déployé dans les demeures privées, sont particulièrement prolixes à propos des objets précieux.
18Leur étude a d’abord fait apparaître que la céramique ou les objets de verre “commun” n’en faisaient pas partie, contrairement à ce que notre vision contemporaine aurait pu nous suggérer. Nous n’avons pas pu définir, en revanche, la valeur du verre-camée et celle du verre millefiori, dont les sources littéraires ne témoignent pas, et à propos desquels les données archéologiques ne permettent pas d’aboutir à des conclusions tranchées. Il est certain que les différences de qualité, de taille et d’ateliers devaient établir une gamme de produits depuis le cristal jusqu’aux objets utilitaires en verre soufflé.
19Nous avons pu montrer cependant que la possession d’une grande quantité de métal argent, d’une vaisselle ciselée par un artiste de renom, notamment grec, ou d’œuvres “antiques” était un luxe. La possession d’un petit vase lisse, c’est-à-dire sans ciselures, ou de quelques bijoux en argent, est le propre de F “indigent”. Il en était de même pour les bijoux en or.
20Quant aux objets en cristal de roche ou en ambre, le luxe devait se révéler dans la taille de l’objet, l’origine de la matière et sa pureté ; de petits objets ont été découverts dans des maisons relativement aisées mais non luxueuses. L’étude des pierres précieuses a abouti à quelques conclusions : la cornaline était une pierre apparemment accessible aux bourses les plus modestes mais ce n’était pas le cas des émeraudes, grenats, agates ou onyx qui n’ont, à notre connaissance, été trouvés que dans les maisons les plus riches ou luxueuses. Deux qualités de perles fines devaient exister au Ier siècle après J. C. : les perles de fleuve, de qualité inférieure, étaient sans doute à la portée des plus humbles tandis que la margarita, produite par l’huître perlière, de qualité supérieure et provenant d’Orient restait une gemma de grand prix. Certains vêtements apparaissent également comme des produits de luxe dans les sources littéraires du Ier siècle après J.-C., en particulier les soieries de Chine ou les tissus teints de pourpre, substance tinctoriale très coûteuse. Les sources littéraires attestent pleinement de l’importance des vêtements teints de pourpre dans l’exaltation du status et l'ostentation des richesses. Elles révèlent également l’existence de leur imitation par l’utilisation de teintures animales et de teintures végétales et minérales beaucoup moins onéreuses
21À partir de cette étude des objets luxueux pour les Romains du Ier siècle après J.-C., nous avons pu définir certaines caractéristiques qui leur sont propres :
la rareté ou/et l’origine lointaine du matériau, qui détermine une sorte de palmarès au sein d’un même produit.
la valeur marchande généralement très élevée de l’objet luxueux. Elle est la conséquence de la première caractéristique mais ne semble pas être déterminée par le coût du travail.
la renommée de l’artiste, surtout s’il est grec, fait de l’objet luxueux une œuvre d’art.
l’“antiquité” de l’objet ou son “histoire” augmente parfois sa valeur.
22Un passage de Th. Veblen peut tout à fait s’appliquer à la définition des objets luxueux pour les Romains : « Nous pouvons à présent généraliser en disant que tout objet de prix, pour s’adresser à notre sens de la beauté, doit satisfaire à la fois les exigences de la beauté et celles de la cherté. Or, ce n’est pas tout. La règle de la cherté affecte notre goût de telle sorte que dans notre estime les signes de la cherté s’amalgament inextricablement aux traits admirables de l’objet, et que le résultat de cette combinaison se range sous une idée générale qui porte le seul nom de beauté. Les signes de cherté se font accepter comme éléments de beauté. Ils flattent l’œil en parlant de haut prix et d’honneur, et ce plaisir se mêle au charme du galbe et du coloris. “Absolument ravissant !”. Après analyse esthétique, il arrive souvent que l’on puisse traduire approximativement par “pécuniairement honorifique !” » (Veblen 1970, p. 86-87).
23Les produits de luxe s’exhibent pour témoigner du status du riche et le placer au sommet de la hiérarchie. Ils déterminent un faste qui est un moyen de domination de l’individu privilégié sur sa familia et sur la masse des citoyens pauvres.
24Les produits souvent rares, exotiques et chers que la société romaine tout entière convoite, montrent la puissance de Rome sur l’Empire et, au-delà, sur l’ensemble du monde connu, et leur possession permet symboliquement de s’approprier une part de ce pouvoir.
25Cette étude montre que les parallèles entre les trois domaines du luxe, celui de la table, des constructions et des objets, sont nombreux. Par exemple, dans le luxe des constructions privées, l’équivalent de cette capacité à se procurer des mets exotiques est la maîtrise de la nature affirmée par l’exotisme des matériaux de construction ou des objets de luxe et la transformation de la nature environnante. Ces manifestations de luxe révèlent la domination de la nature par le propriétaire ou l’hôte. Précisément, d’autres parallèles peuvent être esquissés du point de vue moral : la transformation du cadre originel de la villa ou d’un mets, par exemple, crée un désordre qui s’oppose directement à l’idée du respect de la nature.
26La mise en scène est également un point commun aux trois domaines du luxe : le luxe n’a d’intérêt que s’il est vu, compris, décodé et placé sur une échelle de valeur.
27Les peintures murales cherchent à imiter ce luxe, à en donner l’illusion. Les natures mortes rappellent la joie de la possession des choses en tant que composante de la luxuria, et à travers elle, d’un status économique et social dont rêvent la plupart des gens, bien que peu y accèdent réellement (De Caro 1993, p. 299). Elles représentent certainement des objets ou des décors désirés mais elles sont également les précieux témoignages d’une échelle de valeur codifiée et connue de tous. D’une manière générale, le choix de natures mortes représentant des aliments peut être interprété, au-delà du fait ornemental pur, fortuit, comme un rappel des plaisirs de la table raffinée : que l’on pense aux murènes, rougets, turbots, daurades et mollusques qui évoquent le mode de vie des piscinarii, comme on appelait les propriétaires des villas possédant des viviers1.
28De plus, la richesse exubérante des architectures peintes incrustées de pierres précieuses et de marbres polychromes, des colonnes d’albâtre, de même que la représentation de villas ou de tableaux sur chevalet, œuvres d’artistes de renom, sont les expressions éloquentes du concept de luxuria, et trouvent dans les éléments de natures mortes, qui évoquent la richesse des campagnes, les plaisirs de la chasse et les produits de la pêche, un parfait complément dans cette quête d’un idéal de vie2. Et dans un lieu religieux par excellence comme la tombe, la nature morte peut aussi exprimer une attitude envers les objets qui relève de ce type de symbolisme, terrestre, laïc tourné vers le bien-être de la vie en ce monde : pensons au service d’argenterie représenté dans la tombe de C. Vestorius Priscus située près de la porte du Vésuve à Pompéi. C’est de la même façon, comme signe d’une richesse désirée, avant même d’être réellement obtenue, que nous considérons ces natures mortes avec vaisselle d’argent que l’on retrouve dans certaines maisons : par exemple celle du Laraire d’Achille (I, 6, 4). Toutes ces représentations picturales d’éléments de luxe sont la manifestation des symboles d’une vie idéale et désormais légitimée.
29L’imitation d’objets de luxe est également un phénomène extrêmement révélateur. La pâte de verre sert à imiter les pierres précieuses, le verre le cristal, la céramique marbrée les vases de pierre dure, l’os l’ivoire, les teintures végétales et minérales la pourpre et les peintures de faux-marbres les socles en opus sectile ; les jardins avec fontaines, euripe et diatae, s'approprient des éléments des villae somptueuses. C’est un luxe dénaturé, parce que simulé, qui témoigne d’un désir d’accession à un idéal de vie mais également d’appropriation des symboles de statuts sociaux inaccessibles.
30Cette création très dynamique de succédanés du luxe n’est pas sans rappeler la marée montante du toc et du simili née au XIXème siècle et accompagnant les perfectionnements du “confort” et de son “ingénierie”. Ce fut l’époque de l’alchimie à rebours : la chrysocale remplace l’or, le ruolz l’argent, le verre le diamant, le tulle la dentelle, le papier peint la tapisserie... Le strass, le cuivre doré, le zinc bronzé, l’argenture, le laiton brilleront d’un éclat d’emprunt (Perrot 1995, p. 126).
31Pour ces deux époques, ces objets marquent la victoire du clinquant sur le solide, du plaqué sur le massif, du faux sur le vrai : l’ingéniosité technique permet de parodier la richesse et la beauté, en produisant profusément les apparences. Les formes et les matériaux ne valent plus pour eux-mêmes, pour leurs propriétés réelles, mais bien pour leur capacité de suggérer, d'évoquer le luxe, de le représenter, d’arborer ses qualités, du moins ses signes.
32Les textes ont révélé avec quel soin il conviendrait d’étudier les rapports du luxe privé et du luxe public. L’étude même du vocabulaire a montré à de nombreuses reprises combien les mêmes termes s’appliquent aux deux domaines avec des différences qu’il faut, non pas négliger mais au contraire mettre en lumière. Par exemple, la magnifïcentia peut être l’apanage d’un individu comme d’un monument public ; on objectera peut-être que la magnifïcentia, non d’un monument public, mais de la res publica elle-même s’exprime par le mot maiestas, qui lui n’appartiendrait pas au vocabulaire de la sphère privée. Or, la période qui nous intéresse voit précisément le développement de la maiestas d’un individu, l’Empereur. C’est donc peut-être l’ambiguïté du statut de l’Empereur dans le cadre général des institutions politiques et sociales romaines qui imposerait par nécessité l’étude du luxe public conjointement avec celle du luxe privé, et précisément pour éclairer celui-ci, le délimiter, pour être encore plus à même d’en définir les caractéristiques par contraste. Enfin, le statut ambigu de l’Empereur, qui nécessiterait de traiter du luxe public et du luxe spécifiquement impérial, manifeste clairement qu’une distinction tranchée entre luxes privé et public est impossible à Rome, particulièrement, peut-être, au Ier siècle de l’Empire.
33La condamnation du luxe par les auteurs latins s’adresse le plus généralement au luxe spécifiquement privé. Nous avons souligné en effet, le clivage entre l’attitude des sources littéraires face au luxe privé et celle qu’elles adoptent pour traiter du luxe public. Ceci se reflète dans la terminologie, relevant de champs lexicaux nettement distincts, l’un généralement vecteur de connotations péjoratives, l’autre au contraire témoignant d’acceptations emphatiques.
34Le luxe public est accepté dans la mesure où il sert à manifester la maiestas imperii : la polémique contre l'aedificatio privée luxueuse s’oppose à l’opportunité d’une architecture publique riche et somptueuse, dont le but est de témoigner et d’exalter la grandeur de l’État romain : Caton (ORF. de sumptu suo, IV, 174), Salluste (Cat. XII, 3 ; XIII, 1), Cicéron (De Off. I, 138) et Sénèque (Ep. 51 ; 56 ; 86 ; 89, 21) en sont certains des plus éminents représentants (Corti 1983-1984, p. 195). La célèbre formule d’Auguste, se targuant d’avoir laissé de marbre une ville qu’il avait trouvée de briques (Suétone, Aug. XXVIII, 5), révèle toute la portée symbolique de l’emploi des matériaux riches. La maiestas imperii doit être naturellement comprise comme étant aussi la “majesté” providentielle de l’Empereur lui-même, et non plus seulement de la res publica (Gros et Torelli 1988, p. 178).
35Les temples sont les édifices publics où le déploiement du luxe est particulièrement attendu et unanimement loué. Nous pouvons nous demander comment il s’y manifesta ? N’est-ce pas dès la prise de Corinthe que l’emploi du matériau grec par excellence, le marbre, s’intensifia ? N’est-ce pas ainsi que Rome escomptait rivaliser avec les cités hellénistiques ? Chez Properce (Elégies, IV, 1, 5-6 ; II, 31, 1-2), Virgile (Aen. VIII, 347-348) et Ovide (Ars am. III, 113-114 ; Fast. 1, 223-225), le thème des aurea templa est lié à celui de la modestie des commencements, non pas de façon antithétique, pour opposer le luxe des temps nouveaux à la pauvreté sacrée des origines, mais pour signifier au contraire une sorte de sublimation des richesses humaines. L’or et le marbre des temples ne montraient-ils pas la richesse et la puissance de Rome ? Les dieux pouvaient-ils s’offusquer de ce luxe puisqu'ils en sont les bénéficiaires ? La splendeur de leur demeure n’exprimait que l’accord privilégié de la Ville et de ses protecteurs divins (Gros 1976, p. 41). Cette magnifcentia est devenue un instrument politique permettant l’exaltation de la personne impériale dans la mesure où elle concernait les temples dédiés aux dieux de la famille impériale.
36Quelle fut l’image du Forum d’Auguste, première grande œuvre réalisée entièrement en marbre ? Le Forum d’Auguste marqua l’apparition de marbres polychromes étrangers : le numidique, le synnadique, l’Africano. Il présentait les premiers pavements en opus sectile à grands modules attestés à Rome. Dans quelle mesure contribua-t-il à représenter de manière déterminante le nouveau courant politique, administratif, culturel que le princeps voulait imprimer à la capitale d’un Empire naissant ?
37Cette légitimité concernait-elle également les édifices civils et les édifices de loisirs ? Auguste fit construire la porticus Liviae sur le site occupé par la domus de Vedius Pollion, sur la pente septentrionale de l’Oppius. Cette demeure, dont Auguste avait hérité, illustrait l’exhibition provocatrice du luxe privé, comme le témoigne Ovide (Fast. VI, 633-644). Sa destruction pour faire place à une structure publique était une opération de propagande liée à la politique du princeps visant à pénaliser et endiguer le luxe privé. Les thermes d’Agrippa, construits sur des terrains appartenant à celui-ci et précédemment à Pompée et Antoine, se présentaient comme une sorte de villa et constituèrent donc un autre exemple de l’exaltation d’un luxe offert au peuple. De même, Auguste fit détruire une partie de la demeure de Scaurus et rendit les colonnes en marbre africano au peuple en les insérant dans la scène du théâtre de Marcellus (Asconius Pedianus, in Cicéron Scaur. XLV). Lorsque Ovide, dans les Pontiques (I, 8, 29), regrette les théâtres de Rome revêtus de marbre, il en confirme implicitement le luxe et aussi l’acceptation pleine et entière, enthousiaste de celui-ci. L’utilisation de matériaux exotiques permettait de manifester la puissance politique de Rome, et, au-delà de l’empereur lui-même. Le décor luxueux pouvait-il se déployer de la même manière dans les édifices religieux et les édifices de loisirs ?
38Les cités italiennes ne cherchèrent-elles pas à imiter Rome et à rivaliser avec la Capitale par l’intermédiaire d’un décor luxueux déployé dans les édifices publics ? Disposaient-elles de moyens financiers suffisants ? Peut-on ainsi différencier la magnificentia de Rome de celle du reste de l’Italie ? Nous pouvons donc nous interroger sur le luxe en tant que vecteur de romanisation ?
39Les sources littéraires témoignent de l’importance de la position de l’empereur vis-à-vis du luxe, affaire politique, affaire d’Etat. Les différents portraits d’empereurs julio-claudiens et flaviens brossés par Tacite, Suétone et Pline le Jeune déterminent l’attitude idéale du bon princeps : il ne doit pas être prodigue dans sa vie privée car pouvoir impérial et luxe sont incompatibles ; mais il doit manifester un certain faste dans sa vie publique. Il ne doit pas être avaricieux c’est-à-dire qu’il ne doit pas accumuler de richesses ou d’objets luxueux pour son propre plaisir mais il doit les redistribuer ou les exposer dans des lieux publics. Il doit être modéré dans ses constructions privées mais bâtisseur d’édifices publics.
40Étant donné le statut ambigu, à la fois public et privé, de la demeure impériale sur le Palatin et la nécessité d’un faste public chez l’empereur, comment ce dernier pouvait-il s’y déployer ? Dans la demeure du premier empereur, peut-on discerner un clivage net entre une partie publique somptueuse et une partie privée plus modeste ? L’attitude de Martial et de Stace vis-à-vis du décor somptueux de la Domus Flavia et Augustana témoigne peut-être du fait qu’un faste palatial est désormais considéré comme légitime. L’empereur n’était-il pas amené à surpasser le simple particulier, fût-il très riche, en déployant un luxe spécifique : aut frugi hominem aut Caesarem ? Comment ce "nouveau” luxe fut-il accueilli par les Romains ?
41À quel niveau se situent les différences entre le luxe d’une construction privée et celui d’un palais impérial ? Est-ce un emploi plus massif des marbres exotiques, des dorures, des incrustations de matériaux précieux ? Nous avons signalé dans notre étude que les motifs complexes (de type végétal) sont apparus pour la première fois dans la Domus Transitoria et que les exemples d’interrasum marmor appartiennent aux demeures néroniennes et aux Horti Lamiani3. Ces derniers attestent de l’utilisation des pierres précieuses et semi-précieuses dans le décor impérial. Pourrait-on affirmer également que la différence entre le luxe des demeures privées et celui des demeures impériales se situe au niveau de la somptuosité des œuvres d’art ?
42Quelle a été la position d’Auguste vis-à-vis de la construction de villas ? A-t-il été fidèle à la cura morum ou fut-il tenter de déployer un grand luxe dans ces demeures attachées à l'otium et éloignées des regards ? Quels seront les critères permettant de distinguer le luxe des villas impériales de celui des villas des privati ?
43C’est l’ensemble de ces différents angles d’approche qui nous permettra d’affiner notre définition du luxe privé.
Notes de bas de page
1 D’un autre côté il est admis que dans certaines de ces natures mortes, surtout celles où l’argent est présent, tablettes et diptyques sont à interpréter comme des registres de comptabilité ; leur choix doit donc vraisemblablement être considéré comme une adhésion du commanditaire à cette idéologie du salve lucrum que les écrits de Pompéi évoquent si fréquemment. Et que des objets, des aliments et de l’argent soient parfaitement en harmonie entre eux dans cette idéologie, nous semble démontré par une nature morte pompéienne avec vases de verre, figues et dattes dans laquelle, avec un symbolisme évident pour l’une de celles-ci, fruit exotique déjà en lui-même évocateur d’une table richement servie, est fichée une pièce d’or (Pompéi) (De Caro 1993a, p. 299).
2 On ne peut en effet, en les regardant, s’empêcher de penser aux leporaria et aux therotrophia (réserves de chasse et parcs zoologiques : Varron, R. R. III, 13, 3), aux aviaria (volières : Varron, R. R. III, 5, 10), aux oporothecae (resserres à fruits organisées avec art, avec des triclinia d’été et des diaetae : Varron, R. R. III, 4,3 ; 5, 15-16), aux piscinae pour l’élevage des poissons et des mollusques, tous éléments rapportés de la villa de loisir dont l’idéologie, qui va dans le sens de la luxuria, se développe justement au cours de cette période.
3 Sans oublier ceux du dépôt de marbre découvert sur le Janicule dans des salles appartenant certainement à une domus impériale (cf. ci-avant Filippi (dir.) 2005).
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