Présentation
p. 7-17
Texte intégral
Introduction
1Il vaudrait mieux ne pas parier d’une part que, pour l’ensemble des chercheurs en sciences humaines, la Protohistoire soit autre chose qu’une période “analphabète” et, d’autre part, que l’étude de l’émergence de l’État ne soit pas du seul ressort des historiens de l’époque moderne : on aurait toutes les chances de perdre. Sans doute, en prenant un peu de recul, et à comparer entre elles les diverses traditions académiques, obtiendrait-on sur ce sujet des résultats, disons, contrastés. Cela met d’autant plus en relief le soutien que nous a apporté l’École française de Rome –en la personne de son Directeur d’alors, Monsieur Claude Nicolet, de Madame Catherine Virlouvet et Monsieur Maurice Lenoir, à qui Mme Virlouvet a succédé au poste de Directeur des Études anciennes-dans l’organisation matérielle de la table ronde dont ce volume constitue la publication : les préoccupations qui sont les nôtres ont trouvé un écho favorable chez des chercheurs impliqués dans des recherches historiques et archéologiques sur une période –l’époque romaine –connaissant de tout autres “princes” et un tout autre “État”.
2Ce n’est pas le lieu ici de regretter le manque d’unanimité autour de l’archéologie protohistorique. Mais il serait coupable de ne pas réagir : l’intérêt de la Protohistoire, le caractère indispensable des apports de l’archéologie à la connaissance des phénomènes d’apparition des inégalités (sociales, politiques, économiques) et au bout du compte de l’État-même si cela n’en constitue pas l’inévitable débouché-ne peuvent se limiter à des pétitions de principe avec lesquelles seuls les archéologues, voire seuls les protohistoriens, seraient d’accord. C’est avec cette idée en tête qu’il nous a semblé nécessaire de nous impliquer-après d’autres-dans ce domaine des recherches constitué par la protohistoire, ou plus généralement l’archéologie, de l’État. Sans chercher à faire preuve ici d’exhaustivité, il faut signaler que des rencontres précédentes
3En axant la perspective de la table ronde sur “les princes de la protohistoire et l’émergence de l’État” nous avions conscience qu’il s’agissait d’un mode peut-être réducteur de présenter sinon d’envisager des problèmes d’une remarquable complexité : les phénomènes “princiers” sont vraisemblablement multiples, les formes d’apparition de l’État aussi. Il est vrai que pour éviter une longue périphrase, nous avions désigné par “princes” tous les individus au centre –entre autres –de pratiques funéraires extra-ordinaires, ce qui est un raccourci, à la réflexion injustifié, sur un plan tant archéologique qu’historique et vraisemblablement sociologique : le cas de la Grèce archaïque est là pour nous rappeler que les tombes “princières” sont, comme le souligne I. Morris (pp. 57-80), davantage celles de “héros” que celles de “rois”. Néanmoins, après d’autres, nous avions été frappés autant par certaines similitudes entre les phénomènes que par les différentes approches adoptées par les chercheurs des périodes concernées. Il nous paraissait d’une part utile de concentrer la réflexion sur ces ensembles de cas ainsi que les phénomènes connexes et d’autre part préférable, pour cette raison, de retenir l’extension la plus large du champs sémantique du terme, soit “princier” lato sensu. Cela étant, la direction générale dans laquelle nous souhaitions attirer les différentes contributions était l’articulation entre ces phénomènes “princiers” et l’émergence de l’État plus que l’exploration de la validité d’un modèle évolutionniste unique qui ferait des “princes” l’étape nécessaire et suffisante précédent inévitablement l’émergence de l’État. Le titre retenu ne sous-entend donc pas une acceptation a priori d’un modèle général évolutionniste, mais plutôt les termes principaux articulés autour d’un questionnement sur des phénomènes évolutifs (en termes d’évolution et de dévolution). De la même façon, il ne nous semblait pas utile de nous focaliser uniquement sur une tentative supplémentaire d’évaluation du modèle de l’“économie-monde”, ou, dans une perspective plus générique, du modèle qualifié “centre-périphérie” : des publications récentes ont exploré avec beaucoup de minutie ces questions (e. g., Brun 1991, 1992, 1993 pour l’un et Champion 1989, Rowlands et al. 1987, Bilde et al. 1993, pour l’autre). Il ne s’agissait cependant pas de renoncer à ces questions et, dans le cadre de cette rencontre, pouvaient se poursuivre des dialogues depuis longtemps engagés, comme celui, par exemple, entre R Brun et M. Dietler. C’est aussi pour contourner une tentation réductrice que nous souhaitions diversifier aussi bien les approches que les régions étudiées. Sur tous ces aspects, nous avons cherché à nous inscrire dans le prolongement de recherches antérieures. A la suite de la typologie proposée par Service (1962), les problèmes posés par les chefferies ont fait l’objet de plusieurs études et de diverses rencontres ou séminaires portant sur plusieurs aspects : les bases du pouvoir des chefferies envisagée d’un point de vue unitaire ou comparatiste (e. g. Earle 1991a, 1997) ainsi que leur évolution et le passage à l’État-la “transition to statehood” des anglo-saxons –, soit d’un point de vue général (Carneiro 1981, Johnson/Earle 1987, Earle 1991b), soit en fonction d’approches particulières, par exemple sur des micro-régions spécifiques comme la Vallée de l’Aisne (Pion et al. 1990), sur des régions culturelles homogènes comme la Celtique (Arnold/Blair Gibson 1995), la Polynésie (Kirch 1984) ou moins homogènes comme la Méso-amérique et le Pérou (Jones/Kautz 1981). Les phénomènes “princiers” en eux-mêmes ont été également le sujet de plusieurs publications (e. g. Brun 1987, Mohen et al. 1988, Brun/Chaume 1997). On s’était aussi, auparavant, interrogé sur le passage de la tribu à l’État (Dalla tribu alio Stato 1962). Tout cela sans tenir compte de l’ample littérature sur la hiérarchisation et la complexification de la société. En bref, nous avions conscience que notre questionnement initial s’insérait dans un domaine de recherches déjà très précisément balisé.
4Ainsi, la diversité des intervenants, de leurs positions théoriques-de leurs paradigmes ?-et de leurs champs d’études, devait nous prévenir de toute tentation hégémonique de tel ou tel modèle. De ce point de vue, et quant au thème que nous avions retenu, l’Italie méridionale en général et Naples en particulier pouvaient constituer ce lieu central, à distance à peu près égale des différentes régions bordant la Méditerranée qui ont livré des traces de pratiques qualifiées de “princières” : c’est ainsi que, grâce à l’appui immédiat de son directeur, Michel Bats, le Centre Jean Bérard de Naples a pris en charge l’essentiel de l’organisation de la table ronde.
5Notre propos dans la suite de cette présentation n’est pas de résumer des communications qui se suffisent à elles-mêmes et qui, de plus, sont précisées par des discussions retranscrites à la suite. Il n’y a en effet aucun intérêt à rendre schématiques et approximatives des analyses subtiles et précisément argumentées. Ce que nous souhaitons plutôt est d’inciter à une lecture qui ne se limite pas à celle d’un contexte archéologique ou d’une aire chrono-culturelle particuliers-par exemple le monde ibérique-mais qui au contraire se laisse guider vers ces thèmes transversaux constituant la véritable ossature des contributions afin de découvrir des enquêtes dont l’intérêt dépasse à chaque fois les stricts cadres chronologiques et spatiaux que les auteurs se sont fixés. Nous l’avons déjà souligné : il ne s’agit pas ici de publier des contextes mais les développements d’un questionnement. En anticipant quelque peu sur les discussions, les trois thèmes transversaux qui paraissent le plus essentiel à ce questionnement initial sont les suivants : d’abord la reconnaissance des phénomènes “princiers” ; ensuite l’articulation des dimensions symboliques, imaginaires et réelles de ces phénomènes “princiers” ; enfin le problème du devenir de ces phénomènes, envisagé d’une part sous l’angle d’un de leurs caractères dominants –l’instabilité-et d’autre part en fonction des relations théoriques et historiques pouvant exister entre ces phénomènes et l’émergence de l’État.
La reconnaissance des phénomènes “princiers”
6La confrontation de différents exemples de situations archéologiques qualifiées de “princières” par les archéologues concernés débouche inévitablement sur une interrogation initiale qui doit porter sur la reconnaissance d’une catégorie éventuellement homogène. Elle peut être formulée en ces termes : y a-t-il des caractères suffisamment récurrents dans les différentes manifestations “princières” pour qu’on les envisage sous l’angle d’un phénomène “princier” unitaire ? Si oui, l’échelle de perception à laquelle nous nous plaçons ne risque-t-elle pas d’aplatir toute réalité au profit de généralisations artificielles et de ce fait non-opératoires ?
7La reconnaissance du phénomène “princier” nous semble devoir passer par trois étapes : sa perception dans la documentation archéologique ; la classification des phénomènes ; sa caractérisation en termes anthropologiques.
La perception du phénomène “princier”
8Les archéologues le savent bien, et d’ailleurs leurs collègues d’autres disciplines ne se font pas faute de temps en temps de leur rappeler : parce qu’il travaille sur des traces sur lesquelles sont enregistrées des activités, des pratiques, des croyances humaines, l’archéologue est toujours confrontée, à un moment ou à un autre de la réflexion, à ce qu’on peut appeler par un terme neutre le “décalage” entre ces activités, pratiques, croyances et son “enregistrement” dans les vestiges archéologiques. Ce “décalage” prend parfois des formes de véritables biais documentaires dans le cas, par exemple, où une sélectivité dans les pratiques funéraires rend archéologiquement visibles des populations défuntes qui ne sont pas représentatives des populations vivantes originelles. Les travaux bien connus de I. Morris sur Athènes (Morris 1987) ont mis en évidence pour tous les chercheurs cet aspect essentiel et A. Bottini a raison d’évoquer cette question dans son introduction (p. 89).
9Dans le cas du phénomène “princier”, le décalage susceptible de se produire peut être d’ordre chronologique et de ce fait fonctionnel. M. Dietler (pp. 135-152) se demande justement si les manifestations les plus exacerbées de la magnificence de certains individus ne peuvent pas également correspondre aux moments où la prééminence de ces individus est la plus contestée plutôt qu’à la seule époque de l’acmè de leur position sociale, politique et économique : les exemples convoqués par M. Dietler comme celui du Shah d’Iran, de ses grandioses cérémonies alors que son autorité était directement contestée, est en effet éloquent ; l’auteur n’exclut du reste pas une hypothèse de ce genre pour les “princes” hallstattiens. E. Greco de son côté avait par ailleurs attiré l’attention sur un phénomène qui, en partie, possède la même signification, à propos de la tombe d’un couple d’individus “émergents” de l’antique cité de Laos, dans l’actuelle Calabre (Greco 1992). Il s’agit d’une tombe à chambre datée des années 330-320 contenant des objets précieux ou socialement explicites : diadème d’or et ceinturons de bronze dont certains à appliques d’argent, panoplie complète de bronze, mors de cheval, strigile, broches, service de vases pour le symposion, etc. L’idéologie funéraire exprimée à travers les différents choix concrétisés dans cette tombe est interprétée par E. Greco comme la manifestation de conceptions archaïsantes « de la famille aristocratique de la “vieille” société lucanienne » (Greco 1992, 96) au moment où ces conceptions sont rejetées par cette société lucanienne qui adopte la forme nouvelle de la communauté civique, qui se structure donc en cités. L’opposition entre les deux systèmes de valeur est rendue d’ailleurs explicite par la déposition dans la tombe d’une feuille de plomb portant une défixio des défunts à l’égard des magistrats de la ville.
10Il n’est pas question de généraliser à partir de cet exemple, qui rappelle, si besoin était, la complexité des lectures des contextes funéraires mais il est vraisemblable que dans un autre contexte le qualificatif de “princier” aurait pu être employé pour caractériser cette tombe. Toutefois, cela n’aurait été fait qu’en tenant compte des caractères intrinsèques de la sépulture, ce qui aujourd’hui ne suffit plus.
Unité et diversité des phénomènes “princiers”
11Il y a plusieurs façons d’appréhender le phénomène “princier”. Schématiquement, on peut être tenté soit plutôt d’en chercher les caractères communs, soit d’insister sur la grande-voire l’extrême-variabilité qui existe dans ce phénomène générique. Dans leurs contributions respectives à ce volume, P. Brun poursuit ses réflexions en suivant la première approche tandis que B. d’Agostino et I. Morris privilégient la seconde.
12La contribution de P. Brun montre que la recherche de caractères récurrents dans des phénomènes proches mais distincts n’aboutit pas nécessairement à l’élaboration de catégories et de modèles trop généraux pour être véritablement opérationnels. Pour P. Brun, l’apparition de phénomènes “princiers” se confond avec la mise en place de système de type “économie-monde” (pp. 31-42) ; les critères distinctifs ne sont pas seulement les biens de prestige attestés dans les tombes ni des investissements particuliers dans les mobiliers ou les constructions funéraires, mais sont également d’ordre spatial (distribution et hiérarchie des sites, tailles des espaces polarisés) et temporel (développement dans la longue durée). En clair, et pour reprendre la terminologie fixée par J.-C. Gardin (1979), la catégorie qualifiée de “princière” ne repose pas sur les caractères intrinsèques des sépultures (le contexte archéologique dominant dans ce genre de problématique) mais aussi sur les caractères extrinsèques. Les autres cas d’individus “émergents” souvent caractérisés comme des “princes”, en général antérieurs au premier millénaire, ne sont donc pas pris en compte parce qu’ils ne répondent pas à cette seconde série de critères. Concrètement, l’approche de P. Brun pourrait exclure du même coup les phénomènes qualifiés de “princiers” et attestés dans les régions qui occupent les centres des systèmes d’“économie-monde”, disons pour simplifier la Grèce et l’Italie. Comment rendre compte, comment, alors, appréhender ces phénomènes ?
13La situation est variable et la confrontation des deux enquêtes italiennes est, de ce point de vue également, riche d’enseignements : si dans les régions envisagées par B. d’Agostino (pp. 81-88), les manifestations “princières” peuvent difficilement-au moins dans un premier temps-être analysées dans les termes du modèle d’un “système-monde”, dans celles que prend en compte A. Bottini (pp. 89-95), les problèmes se posent différemment et les réalités archéologiques analysées pourraient bien posséder la plupart sinon tous les caractères, autant intrinsèques qu’extrinsèques, retenus dans le modèle développé par P. Brun, et présenter les perspectives évolutives avec la formation d’États dans la seconde moitié du Ve siècle ; les stimulantes suggestions d’A. Bottini sur l’existence d’un éventuel « troisième niveau d’intégration » (vraisemblablement de la même nature que celui que P. Brun reconnaît dans les régions qu’il prend en compte) incarné par ces « princes-roi » ne contrediraient pas cette lecture modélisatrice.
14Dans sa contribution à ce volume (pp. 57-80), I. Morris partage avec B. d’Agostino une approche contextuelle du phénomène “princier”, ce qui l’incite à insister davantage sur les caractères particuliers de ses manifestations en Grèce et à souligner, comme cela a été rappelé, que la riche tombe de guerrier est plus une tombe de “héros” qu’une tombe de “prince”. Mais si la diversité existe entre phénomènes “princiers” de régions différentes, elle paraît également avérée à l’intérieur d’un ensemble de manifestations qui pourraient paraître a priori plus unitaires. B. d’Agostino montre en effet qu’à l’échelle de l’Italie centrale tyrrhénienne –de l’Étrurie septentrionale à la Campanie-il peut y avoir davantage de similitudes entre des régions culturellement distinctes (par exemple Campanie étrusque et Latium) où existent pourtant deux degrés différents dans les manifestations “princières” (celle du “premier” ou de la “première” de la gens – princeps gentilis – et celle du “prince-héros”) qu’à l’intérieur d’une zone culturellement homogène comme l’Étrurie proprement dite : là, le « prince-guerrier » de la zone septentrionale ne trouve pas d’équivalent dans le « prince invisible » de la zone méridionale maritime, comme les qualifie avec bonheur B. d’Agostino. Dans tous ces cas, les caractères extrinsèques des tombes d’individus émergents ne servent pas à caractériser le phénomène “princier”, mais en quelque sorte seulement à en individualiser les sous-types.
15Dans les autres parties du monde méditerranéen, les problèmes se posent différemment. Ainsi, pour les régions occidentales de l’Afrique du nord, le mérite revient à P. Lévêque d’avoir réexaminé, en fonction de la problématique de la table ronde, une documentation stimulante mais qui comporte encore beaucoup de lacunes (pp. 153-164). Ce sont ces lacunes qui justifient que les nouvelles interrogations, pour un lecteur non spécialiste de la région, soient, au terme de l’analyse, plus nombreuses que les questions résolues. Les incertitudes chronologiques et spatiales empêchent par exemple d’articuler avec précision les deux voies de développement possibles retenues par P. Lévêque, soit l’émergence de cités d’une part et l’apparition de phénomènes “princiers” d’autre part : s’agit-il en particulier de deux termes d’une seule alternative ? Les deux phénomènes ne se recoupent-ils pas en partie, au moins autour de sites comme Volubilis ? Plus généralement, ces phénomènes se manifestent dans deux régions distinctes, Algérie nord-orientale et Maroc nord-occidental parallèlement à une importante présence étrangère-phénico-punique-sur la côte. P. Lévêque s’interroge sur le modèle qu’un site comme Carthage a pu jouer vis-à-vis des populations indigènes. Même si on souligne que les deux zones géographiques correspondent-pour ce qui est de l’attestation de tombes “princières” –à celles où s’est développée la céréaliculture, n’est-on pas en droit d’aller plus loin et d’évoquer-plus que des relations de type “influence d’un modèle” –la possibilité qu’ait pu se mettre en place, dans ces deux régions, des relations de type centre/périphérie (soit de type “système-monde” pour reprendre la terminologie popularisée par P. Brun) entre les zones d’occupation phénico-punique et l’arrière-pays indigène ? Sans préjuger du type de réponses qu’un spécialiste comme P. Lévêque formulerait à cette interrogation, on doit reconnaître que le panorama historique proposé dans la contribution à ce volume retrace une évolution qui va bien dans le sens d’une progressive complexification des sociétés indigènes parallèle à une intégration spatiale croissante, le tout pouvant déboucher, après un épisode “princier” témoignant de l’apparition d’un troisième niveau d’intégration, sur l’apparition d’État proprement dit.
16Si dans le contexte géographique retenu par A. Ruiz-la haute vallée du Guadalquivir-les manifestations des aristocraties “princières” les assimilent aux “princes-héros” conçus sur le modèle grec et déjà reconnus, à la même époque (le Ve siècle), dans d’autres régions du monde méditerranéen, de son côté J. Santos Velasco adopte, à propos de l’Espagne du sud-est, une perspective évolutive différente en soulignant que le passage de la Phase Ancienne à la Phase Pleine se traduit dans la société ibérique par le passage d’une société à chefferie complexe à une société à classes dans laquelle émerge les “princes”. Il est possible que, pour d’autres chercheurs, les deux phases pourraient plutôt être tenues comme caractéristiques du passage d’un chefferie simple à une chefferie complexe. Mais au-delà de ces problèmes de terminologie, et au-delà de l’intérêt de la présentation du phénomène “princier” de cette partie du monde méditerranéen, les deux cas tirés de la péninsule ibérique-région sud-orientale de l’Espagne et haute vallée du Guadalquivir-attirent l’attention sur deux aspects nouveaux : les relations denses entre les systèmes de parenté et la complexification de la société d’une part ; certaines analogies que les chercheurs du monde ibérique trouvent avec l’organisation gentilice-clientélaire de l’Italie centrale et méridionale d’autre part. La confrontation de ces deux parties du monde méditerranéen qui a en partie été déjà entreprise (e. g. Coarelli et al. 1992 et les contributions de J. Santos Velasco et A. Ruiz dans ce volume) promet d’être, dans le futur, particulièrement riche d’enseignements.
Catégories anthropologiques, catégories archéologiques
17Une des questions lancinantes que le phénomène “princier” pose est celle de la relative adéquation (ou inadéquation) entre les catégories archéologiques et les catégories anthropologiques. Non pas qu’il faille dans l’absolu prôner de parfaites équivalences entre les deux disciplines et leurs taxinomies respectives. Toujours est-il qu’en anthropologie, ce n’est pas de “princes” que l’on parle. Mais à l’inverse, dans la littérature archéologique et accessoirement historique, ce sont bien les termes de “Big Man” ou de “chefferie”, parfois caractérisée comme “simple” ou “complexe” (e. g. Johnson/Earle 1987, Earle 1991b), que l’on trouve fréquemment employés. Derrière les termes, les définitions sont par- fois plus ambiguës. Il n’est qu’à considérer par exemple la grande popularité que connaît l’expression-sinon le concept –des “Big Men” que l’on commence à identifier un peu n’importe où et à n’importe quelle époque. Cette identification pose des problèmes sur lesquels M. Godelier a attiré l’attention à plusieurs reprises (e. g. Godelier 1989). Elle en pose plus encore lorsque, pour rendre le terme de “Big Man” plus explicite, un traducteur français se voit contraint de préciser “grand homme” en négligeant le fait que le concept de “Grand Homme” –en anglais “Great man” –a été forgé par ailleurs pour rendre compte de réalités anthropologiques très différentes1. “Grand Homme”, “Big Man”, “Leader”, “Chief”, il revenait à M. Godelier de préciser ce qu’aujourd’hui les anthropologues entendent par ces termes.
18Il reste que la confrontation entre les deux disciplines ne peut se faire que lorsque les catégories respectives ont été formalisées : on compare les catégories archéologiques avec les catégories anthropologiques et on juge ensuite de l’adéquation des deux systèmes descriptifs. C’est la solution la plus sûre si l’on veut éviter de convoquer, pour reprendre l’expression de M. Godelier (1990, 75), « les fausses lumières » de telle ou telle catégorie anthropologique afin d’éclairer une réalité archéologique ou historique mal caractérisée : dans le cas contraire on se borne à un simple travail d’identification, une sorte d’expertise anthropologiquement savante-dans le meilleur des cas-mais historiquement vaine car sans capacité explicative.
19C’est déjà la critique que nous avions formulée à l’égard de l’assimilation faite par J. Whitley entre les nobles de la Grèce des siècles obscurs, dont la position dans la hiérarchie sociale semble “instable”, et les “Big Men”2. La même idée est reprise ici par J. Bintliff à propos de la même situation historique mais selon un éclairage quelque peu différent : ce n’est plus tant en terme de catégories anthropologiques que les “Big Men” sont convoqués qu’en fonction d’une similitude des mécanismes de mobilité sociale qui rend réciproquement perméables les deux niveaux supérieurs de la hiérarchie sociale. La question qui demeure est de savoir si l’on a absolument besoin de cette catégorie des “Big Men” pour rendre compte de tous les phénomènes de mobilité et d’instabilité sociale. Nous reviendrons ailleurs sur cette question3.
20Les critiques soulevées par le recours au modèle des “Big Men” amène à une question de fond : les problèmes posés par le ou les phénomènes “princiers” ne sont pas, comme le souligne justement M. Dietler dans ce volume (pp. 135-154), de l’ordre de la typologie-que cette typologie soit archéologique ou/et anthropologique-mais bien de l’ordre des processus. Toutefois, ce que les typologies anthropologiques rappellent aux archéologues, c’est que les types ne peuvent être seulement construits sur des critères qualitatifs dont on repérerait la présence ou l’absence mais aussi, sinon surtout, sur des critères dont seules les différences d’intensité sont pertinentes : M. Godelier (pp. 19-30) nous rappelle d’une part qu’entre la société égalitaire des Baruva et celle d’une chefferie générique, il n’y a pas de différences dans « la nature du pouvoir » mais seulement dans sa « concentration », dans son intensité, et d’autre part qu’« entre chefferie héréditaire et État », « il n’y a pas de différences de fond » mais « une différence d’échelle ». P. Brun et J. Bintliff, entre autres, ont bien compris cette exigence de quantification dans la perception des phénomènes, cette exigence de prise en compte des problèmes d’échelle des manifestations et ce n’est pas un hasard si, pour caractériser l’un les phénomènes “princiers”, l’autre les différents types de la cité-État grecque, les deux chercheurs ont recours à une précise analyse spatiale. Toutefois, le pouvoir ne mobilise pas seulement les espaces mais aussi les esprits.
Symbolique, imaginaire, réel
21C’est bien évidemment un aspect auquel s’intéressent les anthropologues : au-delà de l’opposition théorique entre C. Lévy-Strauss et J. Lacan d’un côté et M. Godelier de l’autre quant à la primauté du symbolique sur l’imaginaire ou le contraire (Godelier 1996, 39-44), M. Godelier dans sa communication souligne à travers ses exemples d’une part que « le monopole des moyens imaginaires de reproduction de la vie [et] de la société » précède historiquement le monopole des « moyens matériels de reproduction de la vie et de la société » et d’autre part qu’il n’y a « pas de passage de la chefferie à l’État sans qu’il y ait... une complexification des systèmes de croyances religieuses... et des rites ». Ces préoccupations sont également devenues celles des archéologues comme en témoignent entre autres la contribution présente de J. –P. Démoulé –« les premières manifestations du pouvoir dans l’Europe protohistorique relèvent de la manipulation de l’imaginaire » –et les travaux récents de P. Brun (e. g. Brun 1996). Au reste, la question des rapports entre symbolique, imaginaire et réel apparaît au centre des préoccupations de la plupart des participants à la table ronde : on pense par exemple aux développements de I. Morris sur les “princes” grecs en tant que “héros”, ou à ceux de B. d’Agostino sur ceux d’Italie centrale et méridionale tyrrhénienne. Les informations fournies par A. Ruiz (pp. 97-106) sur le fait que « les images d’un pouvoir théocratique dans la phase tartéssienne correspondent plus à une ambition aristocratique qu’à une pratique concrète du pouvoir » et plus généralement les changements de thèmes iconographiques perceptibles entre le VIe et le Ve siècle rejoignent, pour d’autres contextes, les mentions de J. –R Démoulé sur les « manipulations et monopoles de l’imaginaire ». Les phénomènes “princiers” au sens large, et plus généralement encore les phénomènes de complexification sociale et politique, sont de fait à l’intersection de ces trois sphères : imaginaire, symbolique et réalité. On ne sera pas surpris que l’exploration, à laquelle se livre V. Schiltz, de l’iconographie du pouvoir “royal” des Scythes (pp. 115-124) nous confronte directement à ces conceptions imaginaires. Le jeu de mots entre image et imaginaire est facile et depuis longtemps passablement éventé : il n’en reste pas moins que, comme en témoignent également de leurs côtés les développements d’A. Ruiz pour le sud de l’Espagne, les documents iconographiques se révèlent des sources de première importance pour une enquête sur les rapports entre imaginaire, symbolique et réel : malgré sa date ancienne, la hache de Kelermès avec sa représentation figurée-à la fois signe et symbole du pouvoir-sur laquelle conclut V. Schiltz de même que la façon dont « l’art grec [est au IVe siècle] instrumentalisé au service du pouvoir scythe » en offrent un raccourci saisissant.
22Les rapports entre imaginaire, symbolique et réel constituent également le thème central de la communication de M. Rowlands (pp. 165-172) qui envisage cette question à partir des problèmes particuliers que pose la “royauté divine” et qui occupent les recherches en anthropologie depuis Frazer et son Rameau d’or. En étudiant le cas particulier de la “royauté divine” dans les régions occidentales du Cameroun, M. Rowlands montre d’une part comment les conceptions imaginaires s’articulent avec un ordre symbolique particulier (le corps comme conteneur de substances vitales et simple dépositaire de forces) et qu’en fonction de lui, en retour, les corps et leur production (en particulier sous la forme de travail) soient différemment valorisés, et d’autre part comment cela s’articule en même temps avec une production spécifique du réel, tant du point de vue des effets concrets du pouvoir sacré que, par exemple, de la justification du commerce d’esclaves pour se procurer des produits rendus aux dieux dans le cadre de rituels. La perspective historique adoptée par M. Rowlands lui permet en effet d’appréhender comment, lorsque une telle population est intégrée à la périphérie d’un “système-monde” –en l’occurrence l’économie européenne du xixe siècle –, les formes du pouvoir réel sortent renforcées tout en conservant leurs racines imaginaires et symboliques. Sans qu’il soit question de plaquer le cas du Cameroun occidental sur les différents contextes protohistoriques de phénomènes “princiers” pris en compte dans cette table ronde, l’éclairage apporté par M. Rowlands se révèle particulièrement stimulant.
23C’est à une question essentielle dans l’articulation des sphères de l’imaginaire, du symbolique et du réel que s’attaque également M. Dietler dans ce volume (pp. 135-152) : celui des rapports entre rites, en particulier les rituels de commensalité, et politique ou, autrement formulée, la « dimension politique des rituels de commensalité » attestés dans les élites de la zone hallstattienne des “résidences princières” –Fürstensitze. De la même façon que, comme le souligne de son côté M. Rowlands, le sacrifice est-en tant que pratique rituelle donc symbolique –l’élément clef pour comprendre l’articulation entre l’ordre social réel et les conceptions imaginaires qui entourent le “roi divin”, les pratiques de commensalité rituelles constituent un des thèmes essentiels pour l’appréhension du phénomène “princier” hallstattien. Si de son côté, dans la conclusion de sa communication, P. Brun évoque une question apparentée à travers le problème de la primauté de l’idéologie vs la primauté de l’économie dans l’origine ou l’exercice du pouvoir des dominants, M. Dietler s’intéresse quant à lui non pas aux origines du phénomène “princier” hallstattien mais à son devenir : la particularité des contextes archéologiques pris en compte tient au fait qu’ils émergent sur un double plan rituel, d’une part un plan funéraire dans lequel se manifeste entre autres une richesse générique, d’autre part un plan comportemental auquel fait allusion la présence d’objets méditerranéens importés qui se réfèrent à peu près tous aux pratiques de commensalité. Les rapports entre rituel et politique ont donc deux facettes. Au passage, M. Dietler rappelle qu’il y a biens de prestige et biens de prestige, ceux qui sont destinés à être redistribués, ceux au contraire qui doivent être conservés. On retrouve ici sous une autre formulation la question du « keeping while giving » étudiée par A. Weiner et récemment réexaminée par M. Godelier (1996, 49-53). Les développements sur la dimension politique de la commensalité (« commensal politics ») éclairent l’importance et la diversité des fonctions de la fête, cadre de manifestations d’un « symbolisme politique » et plus généralement de rapports sociaux, en même temps que cadre de relations économiques. L’analyse de M. Dietler va très loin puisqu’il met l’échec de ces “princes” –en clair la disparition rapide des “résidences princières” au milieu du ve s. – sur le compte de « l’échec de la transformation symbolique de l’idéologie dominante en hégémonie », interprétation qui fournit un éclairage particulier sur la question de la domination de l’imaginaire sur le symbolique dans la production du réel.
24Mais la question de l’instabilité des systèmes “princiers” n’est de fait pas un problème simple encore moins lorsqu’on l’articule avec celle de l’émergence de l’État.
Instabilité des systèmes “princiers” et émergence de l’État
25Comme c’était attendu, la question de l’articulation historique entre phénomène “princier” et émergence de l’État a constitué l’un des thèmes centraux des communications présentées dans la table ronde publiée dans ce volume. La raison en est aussi sans doute l’actualité du problème soulignée par de récentes publications. Admettre, comme c’est aujourd’hui courant, une division en stades (qu’on les appelle ainsi ou autrement) héritées de l’analyse marxiste ne doit pas nous autoriser à faire l’économie d’une recherche des mécanismes ou, si l’on préfère des processus, recherche très différente nous semble-t-il d’une vague quête des origines que bien des chercheurs ont déjà balayée d’un revers de la main.
26En suivant les divers exemples proposés dans les différents contributions, l’instabilité apparaît comme un caractère constitutif des phénomènes “princiers” du type “système-monde”. Mais éliminons tout de suite une aporie : cette instabilité ne permet en aucun cas d’assimiler ces “princes” davantage à des “Big Men” qu’à des chefs, quoi qu’on en pense parfois : les chefferies sont en général très instables et minées par des rivalités internes (Gledhill 1988, 14). Dans les cas qui nous intéressent, P. Brun souligne que les deux issues à cette instabilité sont soit un accroissement de la complexité, c’est-à-dire le passage à l’État, soit une sorte de “dévolution” qui se traduit par une complexité moindre, en recourant à la segmentation de la société. Ainsi envisagée, la question du passage des “princes” à l’État n’apparaît que comme un des termes à l’alternative qui s’offre à ces sociétés complexes mais instables.
27Il semble que cette alternative ne soit cependant pas limitée aux sociétés complexes connaissant un phénomène “princier” de type “système-monde” –le phénomène “princier” stricto sensu. Elle se pose aussi aux sociétés connaissant les autres formes de phénomènes “princiers”, ceux du second millénaire av. n. è par exemple. C’est à ces mécanismes qui permettraient aux sociétés humaines de rester ou revenir à un niveau inférieur de complexification (comme c’est le cas pour les exemples des principautés de la Celtique et d’Illyrie mentionnés par P. Brun) que s’intéresse J. –P. Démoulé (pp. 125-134). De ce point de vue, on peut souligner que des mécanismes identiques-par exemple la scission des groupes ou pour certains la « segmentation » –peuvent apparaître dans les différentes catégories de phénomènes “princiers” : cela confirme que dans leur ensemble, ils ne sont pas privés d’un arrière plan politique, sans doute improprement qualifié de “princier”, mais sur lequel il convient de s’arrêter.
28L’analyse de la situation en Grèce au sortir des Siècles Obscurs proposée par I. Morris dans ce volume (pp. 57-80), met bien, elle aussi, en lumière l’existence de ce genre de mécanismes visant à empêcher qu’émerge un individu au dessus des autres. L’intérêt du cas grec dans ce domaine est de rappeler que cela se produit non pas dans une société “égalitaire” mais bien dans une société dominée par une « élite homogène ». Il est significatif que ce soit précisément les pratiques d’héroïsation (elles ne concernent que des individus défunts) qui aient cette fonction : elles visent un membre de la communauté-mais mort –au bénéfice de toute la communauté-vivante. Un des autres intérêts de la situation grecque telle qu’elle est analysée par I. Morris, est de mettre en évidence que l’apparition de l’État n’est pas liée qu’à l’un seulement des deux termes de l’alternative mentionnée précédemment : la complexification. Pour I. Morris, l’émergence de la cité est la conséquence de mécanismes visant à empêcher l’apparition d’un niveau supplémentaire et supérieur dans la hiérarchie sociale et politique ; de plus, le cas grec ne serait pas unique puisque, par exemple, l’histoire de la Rome archaïque et le passage à la République pourraient être interprétés dans le même sens.
29Une fois qu’on s’éloigne des particularismes athéniens, l’histoire de l’État grec ne paraît donc plus si original. C’est également le propos de J. Bintliff qui, laissant un temps de côté les phénomènes “princiers”, se concentre au départ sur l’émergence de la cité (pp. 43-56). Là encore, les mécanismes qualifiés ici d’“attracteurs étranges” ne sont pas propres au contexte général de la Grèce des Siècles Obscurs jusqu’à l’époque classique mais sont également à l’œuvre dans l’Europe du Moyen Age : ce qui est propre au contraire au contexte grec, c’est que ces mécanismes d’évolution des communautés humaines fonctionnent en l’absence (alors que dans l’Europe médiévale ils fonctionnent en présence) d’une autorité supérieure capable d’empêcher-ou rendant inutile-de traduire l’homogénéité des communautés –des « corporate communities » –en autorités politiques indépendantes, en États.
30Pour la société de la Grèce des Siècles Obscurs, les chercheurs se sont longtemps opposés sur la présence ou l’absence de hiérarchie sociale et politique : schématiquement, les archéologues-avec de notables exceptions-estimaient plutôt que la société grecque était à cette époque de type “égalitaire”, tandis que les historiens –encore une fois avec des exceptions d’importance-insistaient sur l’existence de hiérarchies sociales marquées (Snodgrass 1993, 35) ; cela n’était bien évidemment pas sans conséquences sur l’analyse de l’émergence de la cité-au sortir des Siècles Obscurs-que les uns et les autres proposaient à partir de ces prémices. Aujourd’hui, en confrontant les approches respectives de I. Morris et de J. Bintliff, il ressort que l’hypothèse d’une société égalitaire ne paraît plus retenue et que le débat s’en trouve quelque peu déplacé : d’une part quant au nombre de niveaux de la hiérarchie sociale (deux ou trois) et d’autre part quant à l’implication de ces différents niveaux (en particulier le niveau inférieur des kakoi) dans l’émergence de la cité.
31Dans les cas italiens pris en compte par B. d’Agostino dans ce volume (pp. 81-88), le modèle de société dans laquelle se manifestent les différents phénomènes “princiers” est relativement unitaire –il s’agit du modèle qualifié de “gentilice-clientélaire”-et c’est dans ce cadre que se pose la question de l’émergence de l’État plus qu’en rapport avec les manifestations “princières” proprement dites. Toutes choses égales par ailleurs, c’est un procès évolutif semblable que met en évidence P. Lévêque en Afrique mineure : les aristocraties locales continuent à assumer en quelque sorte “naturellement” les différentes formes de pouvoir qui se succèdent à mesure que se dissolvent les cadres tribaux ; l’auteur conclut même à la participation directe des “princes” dans l’élaboration des formes étatiques que l’on y rencontre. Alors que pour J. Santos Velasco (pp. 107-114), ce sont directement les “princes” attestés par des mobiliers funéraires particuliers qui sont les indices de l’émergence de l’État, pour autant qu’ils sont les indices de l’apparition d’une société de classes. Dans l’autre partie du monde ibérique qui sert de cadre d’études à la communication d’A. Ruiz, les choses se présentent différemment. La reconstitution historique que propose l’auteur (pp. 97-106) insiste sur la succession entre une période caractérisée-aux ve et ive siècles – par une « structure politique atomisée en groupes gentilices relativement petits », articulés autour d’oppida, et une autre période marquée par l’émergence d’ « ethnies gentilices-étatiques » ce qui paraît un débouché original, sinon pour un phénomène “princier”, au moins pour des aristocraties.
32Le cas particulier du monde scythe suscite bien des interrogations auxquelles font écho d’amples discussions : la moindre n’est pas-bien entendu-celle relative à l’existence ou non d’un État scythe. V. Schiltz conclut à l’inexistence d’un tel État pour la simple raison que c’est une forme incompatible avec le nomadisme “secondaire” de ces populations. Sans anticiper ici sur les débats qui sont retranscrits à la suite, il est évident que ce cas scythe pose par contre-coup la question de la caractérisation du phénomène “princier” scythe et nous renvoie à l’une de nos interrogations initiales. Cependant, il n’y a rien de “vicieux” dans ce cercle, et d’ailleurs c’est vraisemblablement plutôt une spirale qu’un cercle : même si, au bout du compte, on est amené à envisager à nouveau des problèmes rencontrés au départ, la façon de les appréhender ne peut que se trouver modifiée par les développements précédents.
Conclusion
33Pour conclure cette présentation, il n’est pas utile de s’arrêter longuement sur la question des approches retenues par chacun des participants. Pour faire bref, on peut noter que s’opposent toujours, sinon une archéologie, au moins certains archéologues, les uns produisant des grands modèles (par exemple du type “économie-monde”) et les autres promouvant une archéologie “post-processuelle” ou “contextuelle”. Il reste que cette opposition apparaît avec le temps de plus en plus artificielle : l’archéologie “modélisatrice”, pour caractériser un peu schématiquement la première approche, ne fait pas l’économie d’une prise en compte précise des contextes archéologiques. Il est possible, comme l’affirme en quelque sorte I. Morris, qu’adopter un point de vue évolutionniste-voire seulement néo-évolutionniste-condamne à pratiquer une discipline qui en serait restée à ses errements du xixe siècle. Mais il faudrait d’une part que toute prise en compte de processus évolutifs ne soit pas assimilée à une approche évolutionniste et d’autre part que soient justifiés des paradoxes-au moins apparents-dont celui-ci : parmi les archéologues qui ont recours à une conception décontextualisée des “Big Men” –conception qui aboutit à dissimuler complètement le fait que ces “Big Men” sont caractéristiques de sociétés égalitaires pour ne retenir que l’instabilité de leur pouvoir –il se trouve justement un nombre non négligeable de promoteurs d’une archéologie “contextuelle”.
34Plutôt qu’accepter de s’embourber dans ces débats un peu vains et dans lesquels domine au bout du compte un incontestable sectarisme commun aux deux approches, on se prend à préférer une archéologie simplement “pragmatique” qui allie résolument l’appréhension précise des contextes par le moyen de modèles efficaces et explicites à une enquête historique sur la longue durée (« long-term history ») et à des questionnements précisément articulés en fonction des différentes échelles géographiques d’analyses retenues. Le fait que la plupart des contributions rassemblées dans ce volume présentent ces caractéristiques explique sans doute en grande partie pourquoi elles se révèlent si stimulantes. Il y a quelques années, au terme d’une table ronde au demeurant fort intéressante, un participant avait conclu, devant les nombreuses interrogations qui demeuraient posées, que les archéologues devaient « retourner à leurs fouilles » pour progresser dans leur compréhension des phénomènes. Sans doute n’était-ce pas complètement inexact. Mais il est plus vraisemblable qu’ils aient dû aussi, sinon surtout, « retourner à leurs concepts ». C’est à un tel avis qu’en tout cas nous nous sommes rangés au terme de la présente rencontre.
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Notes de bas de page
1 Cf. p. 71 de la traduction française de Murray 1995.
2 Whitley 1991 et le compte rendu que l’on en a proposé dans Ruby 1993.
3 Cf. notre article en préparation sur l’utilisation du modèle du “Big Man” dans les contextes antiques. En anticipant quelque peu sur nos conclusions, on peut souligner que l’un des problèmes majeurs posé par l’emploi de ce modèle tient au fait qu’il est caractéristique de sociétés égalitaires : or, avant d’arriver à la conclusion que la société grecque-par exemple celle des Siècles Obscurs-est assimilable à une telle société égalitaire (au sens anthropologique) il y a un certain nombre de contradictions théoriques, historiques et archéologiques à dépasser, à résoudre ; ce sera peut-être au bout du compte envisageable mais, on en conviendra, c’est loin d’être gagné d’avance.
Auteur
Université d’Amiens
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