Le visage des élites
Remarques sur les portraits de notables municipaux des Gracques à Néron. Quelques exemples des collections américaines et européennes
p. 255-262
Résumés
Malgré les nombreuses difficultés que pose l’interprétation des portraits sculptés, certains rapprochements permettent de supposer que les effigies susceptibles de représenter des notables municipaux ont parfois été marquées par un héritage grec, étrusque ou italique ; d’autres semblent accuser l’influence de portraits de personnalités romaines connues, tant certaines ressemblances de détail sont frappantes. La diversité de ces influences ne permet pas de parler d’un “style municipal” homogène. Mais un parti pris de réalisme confère cependant une certaine unité à ces portraits ; et on voit même plusieurs traits caractéristiques marquer ponctuellement le portrait urbain jusque sous l’Empire. Ainsi, le portrait “municipal” ne se contente pas de subir telle ou telle influence ; il a pu aussi exercer la sienne propre.
In spite of the difficulties of interpreting sculpted portraits, certain comparisons can lead to the conclusion that effigies allegedly representing municipal notables sometimes bear resemblance to Greek, Etruscan or Italic effigies. In contrast, other effigies were obviously made from portraits of known Roman notables, so striking is the resemblance. Because of the diversity of influences, however, it is impossible to speak of a consistent “municipal style”. Yet, the realism common to all the portraits confers them undeniable unity of style. Several punctual characteristic features are even common to portraits down to the Empire. So then, the “municipal portrait” can be considered, not only to receive some influence or other, but even to bear its own.
Remerciements
Je tiens à exprimer ici toute ma gratitude à Mme Cébeillac, qui a bien voulu me convier à cette rencontre, et à mes maîtres Jean Marcadé et Jean-Marie Dentzer de l’Université de Paris I, ainsi qu’à MM. Jean-Louis Ferrary, de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, et Christian Peyre, de l’Ecole Normale Supérieure, sans lesquels je n’aurais pas su donner à mon travail sa direction actuelle. Je remercie également MM. Michel Sève, de l’Université de Metz, Paul Zanker de l’Université de Munich, Jean-Charles Balty, conservateur des Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles, Filippo Coarelli de l’Université de Pérouse, Fausto Zevi de l’Université de Naples, Cornelius Vermeule du Museum of Fine Arts de Boston. Mmes Joan Mertens du Metropolitan Museum de New York et Evelyn Harrison de l’Institut des Beaux-Arts de New York, dont les conseils m’ont été particulièrement précieux.
Texte intégral
1Point n’est besoin, au terme de cette rencontre, de souligner l’importance des données concrètes dans l’étude de phénomènes aussi décisifs que l’émergence des aristocraties municipales. Et les quelques remarques qui vont suivre n’ont pas d’autre justification que d’apporter, autant que possible, l’exemple concret que peut offrir la sculpture. En d’autres termes, quel était, ou quel aurait pu être le visage de ces notables ?
2Ces préliminaires expédiés, arrivons-en à la question même des portraits attribuables à des notables municipaux. Au cours de son intervention du colloque de Naples au Centre Jean Bérard (Bourgeoisies 1983, 59 sqq.), Madame Cébeillac-Gervasoni avait souligné combien il était difficile de délimiter avec un tant soit peu de rigueur un corpus de textes épigraphiques concernant les notables municipaux, difficulté due pour une large part à l’absence de contexte. Les spécialistes de sculpture se heurtent à des difficultés du même ordre, et Paul Zanker n’avait pas caché, à l’occasion du même colloque, combien les difficultés lui semblaient grandes ; je ne puis ici qu’abonder dans son sens. D’abord parce que les statues nous parviennent la plupart du temps sous la forme de têtes sans corps ou de corps sans têtes, selon l’expression de Jean Charbonneaux, et, ce qui est plus gênant, privées de la dédicace dont nous aurions tant besoin. Ensuite parce que la désolante formule “provenance inconnue”, qui revient si souvent dans les catalogues de musées nous empêche de savoir à quel type de personnage nous avons affaire : homme d’état de tout premier plan, connu par les textes mais dont la physionomie reste incertaine (ainsi Sulla ne nous est connu que par une effigie monétaire de 57 av. J.-C.) ou portrait d’un privatus dont seule la piété familiale justifie l’existence ? Chevalier ou sénateur ? Surtout, comment savoir s’il provient de l’Urbs ou de la “province”, colonie ou municipe ? La présence éventuelle du nom de l’antiquaire ne nous aide guère, le commerce des antiquités italiennes étant bien concentré à Rome. On sait enfin aussi que nombre de ces portraits (c’est surtout vrai des collections américaines) ont été légués à des musées par de généreux donateurs qui n’ont pas toujours cru bon d’en vérifier la provenance précise. Source ultime, mais non la moindre, de cruelles incertitudes, la présence toujours possible de faux. J’entends par faux les pièces fabriquées à dessein pour abuser l’amateur peu éclairé, mais aussi des effigies exécutées au XVIe ou XVIIe siècle, au vu et au su de chacun et sans supercherie aucune, représentant des personnages de l’histoire romaine qui proposaient un modèle politique (César) ou philosophique (Cicéron ou Sénèque). Bref, le procédé le plus rigoureux, comme Madame Evelyn Harrison me l’expliquait au printemps dernier, consisterait à ne travailler que sur du matériel provenant de fouilles récentes et qui aient fait l’objet de rapports exhaustifs. Méthode utopique (Madame Harrison est la première à en convenir), car on ne pourrait guère aller loin si on devait cesser de tenir compte de toutes les pièces, connues parfois depuis fort longtemps, qui nous viennent de collections privées ou de marchés d’antiquités.
3C’est en tenant compte de ces difficultés qu’il faut se jeter in medias res. Il me semble que l’on doit distinguer les influences extérieures qui ont pu jouer sur les portraits des domi nobiles, celles qu’ils ont pu recevoir venant de l’aristocratie urbaine, mais aussi celles que les portraits municipaux ont pu exercer sur les portraits urbains.
4En ce qui concerne les influences étrangères, c’est à l’apport grec que l’on songe le plus souvent, depuis qu’on a perdu l’habitude d’opposer systématiquement hellénisme et romanité en matière de portrait. Cette influence est d’abord visible dans les formes, et particulièrement celle de la statue virile nue, qui concerne non seulement l’aristocratie urbaine (comme le Prince hellénistique du Musée des Thermes ou le général de Tivoli), mais aussi les aristocraties municipales ; j’en veux pour exemple la statue de Cartilius Poblicola à Ostie (Zevi 1976, 52), qui fut huit fois duumvir et qui dut sans doute cet honneur à son action contre les attaques de Sextus Pompée. Nue, dans une pose héroïque, un manteau roulé autour du bras, et tenant sans doute une épée, cette œuvre rappelle fortement la statue acéphale d’un autre citoyen romain du début du Ier siècle, C. Ofellius Ferus de Délos (cf. Zanker 1983, 252-257 et pl. 24, fig. 5), issu d’une famille de marchands bien connue en Campanie, et dont la main gauche tenait de la même façon un objet disparu ; la pose de la statue ainsi que sa nudité ont fait supposer un caducée, mais Jean Marcadé (Marcadé 1969. Voir aussi l’intervention de Zanker 1983) n’exclut pas qu’il s’agisse d’un glaive. Or de nombreuses effigies tiennent un glaive de la même façon qu’Ofellius, à savoir entre deux doigts (par exemple P. Gessius, cf. infra, 257-258), et dans un fourreau plaqué le long du bras et remontant jusqu’à la saignée du coude. Cette hypothèse a du reste été retenue par François Queyrel dans l’article qu’il a dernièrement consacré à C. Ofellius Ferus et dans lequel il prend en compte, avec la plus grande minutie, le contexte archéologique dont on a la chance de disposer (Queyrel 1991). Bien que P. Zanker ait considéré comme fort improbable la présence d’une épée dans la main d’un civil, il n’est pas inepte de supposer que C. Ofellius, membre éminent de sa communauté, ait pu, en cette période troublée de l’histoire délienne, jouer un rôle militaire, ce qui expliquerait la pose Achilléenne de l’œuvre et la présence d’un glaive, mais aussi le fait que les autres ρωµαιoι de l’Agora des Italiens soient des promagistrats.
5Notre sujet concerne essentiellement les œuvres de pierre (marbre, calcaire, tuf ou travertin), mais il faut faire ici un sort spécial aux portraits de terre cuite, assez fréquents en fait sur le sol italien. Parmi les portraits d’Italie méridionale, je voudrais consacrer quelques mots a une pièce assez exceptionnelle à tous les points de vue. Conservée au musée de Boston (Inv. 01 8008), elle représente un homme plus proche de la cinquantaine que de la quarantaine ; elle est censée provenir des environs de Cumes, c’est-à-dire d’une région où les traditions italiques et helléniques ont pu se rencontrer1 ; le visage, assez plein, semble avoir souffert de l’amaigrissement ; le nez est fort, sans pour autant relever du vérisme, la bouche est presque entrouverte et présente des trous comme de foret aux commissures des lèvres ; les joues sont imberbes, et les cheveux sont traités en mèches raides qui couvrent une partie du front, non sans rappeler la célèbre tête “du proconsul” à Delphes2. L’expression n’est pas exempte d’un certain pathos auquel contribue fortement l’incision des pupilles et de l’iris3. Mais il est surtout remarquable que la narine gauche est dilatée et l’autre pincée ; Caskey (1925, 189) l’avait déjà noté et en avait déduit que ce buste avait été réalisé d’après l’empreinte d’un visage vivant (une tige creuse, roseau ou autre, aurait été glissée dans la narine pour permettre au modèle de respirer pendant l’opération) ; or les textes nous apprennent que cette opération était pratiquée par les Grecs, dont le frère du sculpteur Lysippe4. Comme il n’y a pas de raison de douter du témoignage de Pline, nous nous trouverions en face du seul portrait où l’emploi de cette pratique soit indéniable5, étant bien entendu que les cheveux et les sourcils ont été modelés ultérieurement.
6Mais il ne faut pas perdre de vue que nombre de ces portraits s’enracinent dans une vieille tradition locale. Ce pourrait bien être le cas d’un sarcophage étrusque conservé au musée de Boston6 : taillé dans un calcaire assez gros, et daté 300-280, il représente deux époux couchés ; la physionomie de l’homme rappelle certains portraits de Romains d’époque postérieure : le visage, représenté de trois-quarts, est imberbe et replet, presque adipeux ; les cheveux, dont la frange tombe en mèches droites sur le front, sont traités davantage en incision qu’en volume. On pourrait la comparer sans trop d’artifice à un buste du musée du Vatican, datable de la fin de la république (Inv. 358). Autre exemple, la stèle fameuse d’Ascoli Piceno (Zanker 1976, 616, fig. 13), datée de 70 av. J.-C., représentant une famille complète (le père, la mère et la fille). Le rendu simpliste des visages, leur volume géométrique, me semblent très proches de l’art italique des origines (cf. le fameux guerrier de Capestrano au musée de Chieti)7. J’ai cru pouvoir la rapprocher d’une autre stèle conservée au Museum of Fine Arts de Boston8, et que l’on date des années 70-50, représentant un nommé Publius Gessius, de la tribu Romilia (fig. 1), son épouse, qui était aussi son affranchie, et leur fils9. Fait digne de remarque, P. Gessius porte une cuirasse, un paludamentum dont un gros pli dépasse de son épaule gauche et dont un pan est replié sur l’avant-bras gauche10, un glaive dont la poignée est visible, et surtout sa main gauche porte un anneau assez large. Bien que rien n’indique le grade ou les états de service (trophée ou victoire sur la cuirasse), il n’est pas absurde de penser que notre homme appartient à cette classe d’anciens militaires à laquelle Ségolène Démougin a consacré un passionnant développement au colloque de Naples (Bourgeoisies 1983, 289 sqq.) et, plus récemment, sa thèse d’état ; militaires qui par ailleurs constituaient une aristocratie locale dans nombre de municipes. Quant à déterminer si P. Gessius appartenait déjà à l’ordre équestre avant de servir à l’armée (ce qui supposerait un grade assez élevé, tribun militaire par exemple) ou si ses états de service, en tant que centurion, lui ont ouvert l’accès de l’ordre équestre, c’est là une autre question. Outre que cette stèle apporte un témoignage intéressant sur ces vétérans et leurs affranchis, on est frappé par le rendu vigoureux des volumes crâniens, assez semblable à celui de la stèle susnommée, mais aussi par la représentation moins caricaturale, plus vériste du dédicataire, bien que les données objectives (son crâne chauve et son visage émacié) soient les mêmes. On sera sensible aussi au fait que le lien familial qui unit les trois personnages est rendu par une ressemblance qui a pu être accentuée à dessein : le fils tient de son père la forme du crâne et de sa mère les pommettes hautes et saillantes. Gessius le jeune, par ailleurs, laisse sa main droite émerger de sa toge, selon un geste courant sur les statues de togati11.
7Ces quelques exemples montrent certes combien l’influence grecque après la prise de Tarente en 272 se fait sentir sur les arts plastiques en Italie, mais aussi qu’elle n’a pas, tant s’en faut, éliminé les traditions locales.
8Envisageons à présent les influences que certains portraits ont pu recevoir de l’aristocratie urbaine. Nous ne dépasserons guère l’époque Augustéenne, car P. Zanker a démontré (Zanker 1983) que, par la suite, l’iconographie de la famille impériale restreint les autres modèles à la portion congrue. Je voudrais à cet effet mentionner une autre tête du musée de Boston (Inv. 1971 241 ; fig. 2). Elle est taillée dans un marbre grec à gros cristaux et provient, assure-t-on, du lac de Bracciano, entre le Latium et la Toscane ; quoique d’époque flavienne, on voit en elle l’effigie d’un Romain de la République, et on évoque volontiers le personnage de Jules César à propos de cette tête. Mais ce rapprochement est tout au plus un indice et certainement pas une preuve : il serait en effet trop commode, comme on le fait parfois, de baptiser César tout individu émacié, au front dégarni et à l’expression énergique. Et, quel que soit le ressentiment dont la dynastie Julio-Claudienne ait pu faire l’objet, on ne peut contester que Jules César, son fondateur mais aussi celui de l’Empire, n’a jamais manqué d’effigies, au moins jusque sous les Antonins, quand bien même ces portraits évoluaient en fonction de l’esthétique du jour. Or, celui-ci paraît rendre particulièrement les valeurs des aristocraties municipales fort prisées des Flaviens, qui en étaient eux-même originaires. L’identification à César a été évoquée à propos de deux autres portraits, conservés au Metropolitan Museum à New York (le “César Strogonoff”, Inv. 22 88 14, fig. 3, et le 13 229 4), et dont la provenance n’est toujours pas assurée. Il est toutefois visible que ces portraits ne peuvent représenter César lui-même, et que l’artiste, ou plutôt son commanditaire, a voulu exploiter ou suggérer une ressemblance avec le dictateur. En effet, les portraits attestés de César dont nous disposons, qu’il s’agisse de la tête de Tusculum à Turin ou du célèbre buste de basalte vert du Staatliche Museum de Berlin12, nous présentent un profil moins aigu, des joues moins creuses (ce trait est si prononcé sur le portrait de Boston, qu’on pourrait penser qu’il a été retravaillé : mais dans quel but ?), des sourcils moins froncés, des lèvres moins charnues et surtout une expression plus vivante et plus riche, en un mot plus conforme à l’idée que les textes littéraires nous ont laissée de ce caractère cultivé et complexe qu’était César. Faute d’indices plus probants, il paraît donc plus sage de ne voir dans ces portraits américains que l’effigie de bourgeois municipaux désireux de revendiquer une modeste partie de l’héritage de César.
9Ce qui vaut pour César peut également valoir pour son rival Pompée : on est surpris du nombre de portraits qui reprennent ponctuellement tel ou tel trait et tout particulièrement la coiffure typique du vaincu de Pharsale, connu surtout par la tête de la glyptothèque Ny Carlsberg (Inv. 733). C’est le cas d’une tête de Foligno (INR 38284) (Zanker 1976, 617, fig. 13), datée elle aussi de l’époque républicaine. De Pompée, elle a la même coiffure léonine aux mèches en bataille dont une fait franchement saillie au dessus du front ; le visage large, le cou massif évoquent également le condottiere vieillissant : seule l’expression ferme et concentrée, assez proche somme toute de celle des portraits césarisants, reste très éloignée de la roublardise un peu béate du portrait de Copenhague, et atteste que ce n’est pas Pompée qui est représenté ici, mais un particulier désireux d’en assumer certains traits. La même remarque pourrait être faite à propos d’une tête conservée au Metropolitan (Inv. 24 97 93), de provenance inconnue et présentant certaines analogies de détail avec les portraits de Pompée (fig. 4). Rappelons au passage que cette coiffure avec ses mèches épaisses et rebroussées au-dessus du front, imite celle des Alexandres Lysippéens, ressemblance dont les aristocraties municipales avaient très vraisemblablement connaissance.
10Bref, si l’on admet que de telles œuvres représentent bien des notables municipaux, il n’est nullement absurde de penser que ces derniers entendaient souligner, par une ressemblance voulue, de vieilles relations clientélaires ; on sait combien ces dernières ont pu jouer lors de moments critiques de l’histoire des élites municipales, la guerre civile par exemple.
11Cet exposé ne saurait faire l’économie d’un dernier cas de figure. Certains portraits municipaux n’ont-ils pas influencé l’art du portrait à Rome même ? Il convient d’être fort prudent ici, car nous entrons dans le délicat problème du vérisme, en lequel on a longtemps voulu voir l’expression favorite du conservatisme de l’aristocratie urbaine contre les modes grecques. Or, on est bien obligé de constater d’une part que l’aristocratie urbaine cherche plutôt à adapter les modèles hellénistiques (c’est le cas de Pompée) et d’autre part que le portrait vériste, qui n’apparait guère avant le milieu du Ier siècle, est plutôt le fait de la classe des homines novi qui veulent se démarquer des nobles (et de leurs traditions iconographiques). P. Zanker (1983) montre comment ils en viennent à recréer de toutes pièces un style “vieux romain” qui n’a peut-être existé que dans leur imagination. Quoi qu’il en soit, il me semble que plusieurs portraits municipaux ont eu leur place dans cette entreprise idéologique et j’ai tenté quelques rapprochements qui font passer d’un type municipal à un type urbain.
12Un des types iconographiques les plus répandus en ce qui concerne les représentants des bourgeoisies municipales me paraît être celui du vieux romain (dans les deux sens du terme), particulièrement bien illustré par une tête trouvée à Chieti et conservée au Musée National. Elle a été citée et commentée par P. Zanker au cours du colloque de Göttingen (Zanker 1976, 619, fig. 19). Les yeux petits et rapprochés, les rides typiques au coin des paupières, à la naissance du nez et de chaque côté de la bouche, les lèvres minces et serrées, les oreilles grandes mais non point décollées comme sur certains portraits véristes, tout indique la gravitas, vertu cardinale de ces élites municipales : celles-ci voulaient affirmer le maintien des valeurs morales qui avaient fait la grandeur de Rome, surtout pendant la 2ème moitié du premier siècle.
13Or, on retrouve certains échos de ce type dans des portraits comme celui de Providence (Inv. 25 063), conservé au Rhode Island School of Design (fig. 5). Il représente un personnage âgé, dont la calvitie et la maigreur évoquent d’assez près les têtes de notables municipaux, P. Gessius ou celui de Chieti ; plus précisément, les lèvres minces et serrées, la façon dont le menton est souligné, ainsi que la disposition des plis de chaque côté de la bouche et des rides en pattes d’oie montrent qu’une tradition s’est maintenue sur ce point. Une représentation si peu conforme à la nouvelle esthétique, dont l’iconographie Julio-Claudienne commence à donner le ton, pose évidemment problème. B. Sismondo Ridgway (Ridgway 1972, 80-81 et 195-196), a tenté de le résoudre en invoquant la coutume qui voulait qu’à leur mariage, les femmes nobles emmenaient dans leur nouveau domicile les imagines de leurs ancêtres, ou plus exactement des copies qu’elles faisaient exécuter dans ce but. On comprend alors certaines caractéristiques : les rides ne sont plus traitées en incisions, l’aspect général est moins sec, plus conforme à l’esprit hellénisé de l’époque. Il n’en reste pas moins que cette tête reflète plutôt les valeurs idéologiques républicaines et on est même en droit de se demander si la présence d’un tel portrait n’était pas l’indice d’une opposition politique modeste mais réelle dans de grandes familles dont toutes n’avaient pas perdu le souvenir de Brutus et de Cassius13. A condition toutefois que cette tête soit authentique, ce qui a parfois été mis en doute (voir Ridgway 1972). Et il faut bien convenir que le rendu méticuleux des sourcils, le nombre des rides et leur traitement en bourrelets plutôt qu’en plis, et surtout les fanons qui relient le menton à la base du cou (en fait les extrémités des muscles sterno-mastoïdiens) peuvent faire penser que cette pièce date du XVIe ou XVIIe siècle. La différence avec la tête de Chieti est fort nette sur ce point : mais les commentateurs de la sculpture augustéenne ont relevé que ce type de portraits se signalait par un rendu plus soigné, de sorte que l’argument stylistique me semble insuffisant pour nier l’authenticité de la pièce.
14On aurait tort cependant de penser que cet aspect de la question ne concerne que le portrait de “vieux Romain”. Je serais porté à croire que le maintien de certains traits iconographiques se fait sentir sur d’autres types, tel celui d’un homme encore, dont la coiffure très courte dégage les golfes du front. L’exemplaire d’origine a été trouvé à Délos, au même endroit que la statue d’Ofellius (Inv. A4186. Cf. Zanker 1983, 256 et pl. XXIII, fig. 1 ; Stewart 1979, fig. 19b). Il me semble présenter de fortes similitudes avec une tête bostonienne (Inv. 99 699), datée de la première moitié du Ier siècle ap. J.-C., ainsi qu’avec un buste du Palais des Conservateurs (Inv. 51), d’époque Julio-Claudienne lui aussi. La ressemblance est si forte qu’on serait tenté d’y voir un seul et même personnage, n’était la différence de datation. Mais Jean Marcadé avait déjà souligné le rôle qu’avait joué le portrait délien dans la constitution de l’iconographie républicaine (Marcadé 1969, 314 sqq.). Outre la volonté des homines novi de s’approprier l’iconographie municipale, il ne faut pas non plus oublier que cette période avait favorisé, par ses désordres mêmes, la mobilité sociale, ou pour mieux dire, l’irruption dans les sphères de représentants de classes inférieures14, ni combien la classe sénatoriale avait souffert au cours de guerres civiles et à quel point ses rangs s’étaient creusés. On comprend fort bien que César, puis Auguste aient dû faire appel pour les remplir à l’élite extra-urbaine et en particulier à celle des municipes. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que ces nouveaux venus de l’aristocratie romaine aient tenu à perpétuer le souvenir de leurs origines, ni que ce souvenir se soit manifesté dans l’iconographie des imagines.
15Ces quelques exemples montrent donc que les portraits que nous pouvons attribuer à des notables municipaux, tout en offrant une relative diversité de physionomies, se laissent, sans trop d’artifice à mon gré, classer en types iconographiques. Il est donc essentiel de faire la part entre, d’un côté, ce qui permet de distinguer chacun de ces portraits de tous les autres, c’est-à-dire la tendance vériste, qui inclut l’individualisation des traits, l’insistance sur les spécificités du personnage, et, par ailleurs, ce qui permet de les regrouper, c’est-à-dire le phénomène de mode, la volonté de montrer par le biais de l’art du portrait que l’on appartient aux aristocraties municipales ; à moins bien sûr que ces ressemblances ne soient que l’effet de traditions des ateliers de sculpture, ce qui supposerait une concentration géographique et surtout une routine singulières. Je suis au contraire persuadé que les notables municipaux, par les images qu’ils ont laissées d’eux-même, montrent combien ils ont participé à la vie de leur époque. Leurs portraits témoignent d’un art qui a su, sans perdre ni vigueur ni saveur, rester en contact avec les mouvements artistiques précédents ou contemporains.
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Références bibliographiques :
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Notes de bas de page
1 Cette confrontation entre Hellénisme et Romanité n’est nullement anachronique à l’époque où l’on place ce buste, autour de 50 av. J.-C. Cicéron dans le plaidoyer pour Archias nous montre bien que les problèmes touchant l’octroi de citoyenneté pouvaient concerner des Grecs. Voir aussi Deniaux 1983.
2 Où certains veulent, sur la foi d’un rapprochement avec un profil monétaire, voir l’effigie de Flaminius.
3 Ce procédé ne se rencontre guère sur les statues de pierre, dont les yeux étaient toujours rehaussés de peinture, avant 130 ap. J.-C., mais il est courant sur les terres cuites et certains bronzes. Ce fait ne suffit donc pas à prouver que la pièce est fausse.
4 Pline l’Ancien, NH, 35, 153 : « Hominis autem imagines gypso e facie ipsa primum omnium expressit ceraque in eam formam gypsi infusa emendare instituit Lysistratus Sycionus, frater Lysippi, de quo diximus. Hic et similitudines reddere instituit ante eum quam pulcherrimas facere studebant. Idem et de signis effigies exprimere invenit, crevitque res in tantum, ut nulla signa statuaeve sine argilla fierent. Quo apparet antiquiorem hanc fuisse scientiam quam fundendi aeri ».
5 L’authenticité de cette pièce a été mise en doute, entre autres par MM. Zanker et Balty, en grande partie sur des arguments stylistiques. Ce buste, en effet, est animé d’une expression psychologique que l’on ne retrouve guère sur les autres terres cuites de cette époque, sinon peut-être le buste Cp 4307 du Louvre ; on songerait plutôt, à le voir, à une œuvre de la Renaissance, si on le rapproche de celui étudié par Bianca Candida (Candida 1967, 58-77, figg. 19-20) ou encore à un modèle tel qu’en employaient les sculpteurs du XVIIIe ou du XIXe siècle en France ou en Angleterre. Il n’est donc pas nécessairement l’œuvre d’un faussaire, ce qui serait d’ailleurs confirmé par l’état de conservation quasi parfait : si ce buste est moderne, on n’a pas tenté de le vieillir artificiellement.
6 Comstock/Vermeule 1976, 248 ; Inv. 1975 799, trouvé à Vulci pendant l’hiver 1845-1846, puis collection J.J. Jarves et de la princesse de Canino à Musignano, puis Athenaeum de Boston en 1887, don de C.C. Vermeule III.
7 C’est l’opinion de von Kaschnitz-Weinberg. Mais il faut prendre en considération l’avis de P. Zanker, qui estime que cette facture particulière serait due bien davantage à une volonté de simplification, indice d’un rang social modeste ; cf. Zanker 1976, 598 sqq.
8 Inv. 37 100, trouvée sur la via Cassia, près de Viterbe, marbre italien dont la consistance rappelle le calcaire (limestone-like).
9 Cette stèle porte en effet l’inscription suivante : GESSIA P. L. FAUSTA ; P. GESSIUS P. F. ROM. P. GESSIUS PRIMUS et sur chaque côté, à gauche : EX TESTAM. P. GESSII P. L. PRIMI ; à droite : ARBIT. GESSIAE P. L. FAUSTAE.
10 On retrouve le même mouvement sur la statue de C. Ofellius Ferus, cf. supra, 256-257.
11 Musée du Samnium à Bénévent, Inv. 68 319 et 68 484 ; Museo Civico de Chieti, Inv. 76 150 et 76 153.
12 Encore que le César Strogonoff soit taillé dans un marbre d’Alexandrie, c’est-à-dire de même provenance que la tête de Berlin.
13 Sans compter que l’attitude politique des bourgeoisies municipales à l’égard d’Auguste fut sans doute mitigée, ne fût-ce que celles qui furent mises durement à contribution pour financer l’effort de guerre contre Antoine, ou encore à plus forte raison celles de Pérouse, qui n’avaient certainement pas oublié le massacre de mars 40. Plus d’un siècle après, Sénèque n’écrivait-il pas : « Qu’il ait été clément et modéré, je le concède, mais il ne le fut qu’après les proscriptions et les Arae Perusinae et je n’appelle pas clémence une cruauté qui s’est lassée » ?
14 Voir surtout l’article de Ségolène Demougin (Demougin 1983), où sont rappelés les passages de Dion Cassius et de César relatifs aux remaniements de la composition du Sénat.
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