La place de l’Occident dans les exportations attiques à figures rouges au IVe siècle
p. 7-10
Texte intégral
1J’ai bien peur de ne dire que des banalités en évoquant des problèmes que tous ceux qui sont ici présents connaissent bien mieux que moi. Mais, puisque j’ai eu l’imprudence d’accepter, en même temps que Jean-Paul Morel, d’introduire les débats, j’essaierai d’esquisser une vision globale de la question qui nous réunit en Arles ces jours-ci : quelle place occupe l’Occident dans les exportations attiques à figures rouges au IVe siècle av. J.-C. ?
2Et pour cela, je voudrais tout d’abord évoquer les difficultés auxquelles on se heurte, encore aujourd’hui, lorsqu’on aborde l’étude de la céramique attique à figures rouges du IVe siècle. Puis j’essaierai de préciser, de manière plus évidente qu’on ne le fait en général, mais avec toutes les nuances qui s’imposent, le contraste qui existe entre les exportations attiques vers l’Orient et vers l’Occident : ne convient-il pas en effet de justifier le thème même du Colloque ? Enfin, il ne me semble pas inutile d’essayer de comprendre les raisons de ces différences, qui sont peut-être de caractère historique.
3Ce qui rend d’abord plus difficile l’étude des vases attiques à figures rouges du IVe siècle par rapport à ceux du Ve, c’est l’aspect beaucoup moins structuré d’une bonne partie de la production. Certes il existe encore, au début du IVe siècle, conformément à la tradition plus ancienne, des ateliers aux pièces abondantes et de niveaux variés, et qui sont clairement identifiables : c’est le cas par exemple des Peintres de Méléagre et de Iéna. Mais, par la suite, les personnalités artistiques de valeur se font plus rares, et sont plus difficiles à appréhender dans des œuvres qui deviennent d’ailleurs moins nombreuses ; la consultation des listes établies par Sir John Beazley donne à juste titre l’impression d’un éparpillement de figures de peintres, sans liaison entre elles : dans ses ouvrages, les termes de relation, de proximité ou de parenté, si fréquents auparavant, n’ont alors, pour le IVe siècle, presque plus cours. On reste en revanche frappé par la place importante qu’occupent des groupes de pièces, souvent plus que médiocres et qui constituent cependant de gros ateliers, dont les produits paraissent en quelque sorte standardisés, aussi bien dans leurs formes, devenues on le sait très peu nombreuses, que dans leur décor : on peut ainsi mentionner le groupe L.C. (“Late Calyx-krater”), le groupe G (pour Griffon), le fameux groupe F.B. (“Fat Boy”) et les groupes de coupes tardives, YZ et Vienne 116. Pardonnez-moi d’utiliser cette terminologie, mais je ne serai certainement pas le seul à le faire.
4Un autre type de différence entre le Ve et le IVe siècle tient au caractère beaucoup plus vague de la chronologie : l’évolution stylistique est bien moins évidente que pour le siècle précédent, et on ne peut a priori supposer, par exemple, que les produits les plus médiocres et les plus hâtifs soient nécessairement les plus tardifs. Par ailleurs, la transformation de certaines formes de vases, qui tendent à s’étirer en hauteur, pourrait fournir des indices d’une chronologie relative ; mais cette évolution ne se constate malheureusement que sur des types de vases qui sont à peu près absents de l’Occident, c’est-à-dire la pélikè, l’hydrie ou le cratère en calice ; seul le skyphos, dont la forme se modifie assez sensiblement dans le cours du IVe siècle, est bien représenté dans l’Ouest.
5Quant à la chronologie absolue, enfin, les seules données à peu près sûres que nous possédions reposent, vous le savez, sur la destruction d’Olynthe en 348 par Philippe II de Macédoine, et sur la fondation d’Alexandrie en 322 : la combinaison de ces deux faits permet effectivement de constater qu’au moins une moitié des productions de série les plus médiocres sont antérieures au milieu du IVe siècle, tandis que les meilleures œuvres du “Style de Kertch” sont au contraire postérieures à cette date et se situent surtout vers le troisième quart du IVe siècle.
6Il est par ailleurs difficile, beaucoup plus que pour le siècle passé, d’estimer le volume d’une production qui paraît de toute façon bien moins abondante qu’auparavant : il me semble significatif, par exemple, que le volume des pages consacrées respectivement au Ve et au IVe siècle dans les Attic Red-figure Vase-painters de Beazley soient dans un rapport de presque dix contre un ! Et il assez peu vraisemblable que les découvertes futures, si importantes soient-elles, puissent modifier sensiblement ces proportions.
7Il faut cependant tenir compte de l’absence de publications pour certains sites ou du hasard des trouvailles : et l’on évoquera le cas du Peintre de Iéna, dont la majeure partie de l’œuvre actuellement connue est formée par les fragments recueillis fortuitement dans son atelier athénien et conservés en Allemagne, au Musée de l’Université de Iéna ; ou bien encore on pourra constater que la découverte de l’épave d’El Sec a brusquement accru d’une centaine de pièces notre connaissance d’ateliers déjà connus comme prolifiques.
8Quant à l’évaluation des exportations attiques vers ses différents lieux de destination et leur évolution à travers le temps – ce qui constitue, est-il nécessaire de le rappeler, deux des thèmes essentiels du Colloque – leur étude est rendue difficile par la disparité des publications : comment en effet comparer des sommes exemplaires de documents, comme celle de Pierre Rouillard pour la Péninsule ibérique, qui groupe quelque 2500 pièces à figures rouges du IVe siècle, aux listes nécessairement sélectives de Karl Schefold, qui réunit environ 300 vases trouvés en Crimée, ou même celles de Sir John Beazley, qui ne comportent qu’une centaine de pièces pour la même provenance. Ajoutons que la comparaison est rendue encore plus difficile entre ces deux extrémités du monde fréquenté par les Grecs, si l’on tient compte du fait que les types de vases utilisés chez les Ibères et chez les Scythes sont presque tous différents.
9Malgré tout, il semble bien qu’il y ait, dans certaines régions, des points de concentration privilégiés des importations attiques, à commencer par Spina et l’embouchure du Pô, par Ampurias et par certains sites du Midi de la France, davantage encore peut-être que Kertch et le Bosphore Cimmérien. Mais, ce qui apparaît aujourd’hui le plus évident, c’est en revanche, dans d’autres régions, l’extrême dispersion des sites atteints par les exportations attiques : c’est la physionomie que l’on a désormais de la Péninsule ibérique dans son ensemble. Ailleurs encore, la publication exhaustive d’un site bien exploré permet d’affiner les observations d’ordre plus général que l’on peut faire sur une région déterminée grâce à un échantillonnage non négligeable de tessons attiques à figures rouges du IVe siècle : je relèverai ainsi les 40 exemplaires d’Histria et même les 15 fragments d’Olbia de Provence, site occupé seulement à partir du milieu du IVe siècle. Enfin j’opposerai volontiers, à cette dispersion assez grande des importations attiques, qui sont presque partout présentes, leur absence à peu près totale en Sicile.
10Mais ne nous faisons pas d’illusions : il faudra sans doute quelque temps avant qu’on puisse établir des statistiques comparatives des importations attiques dans les différentes régions du monde méditerranéen ; et il n’est même pas évident que l’on puisse encore aujourd’hui répondre de manière sûre à cette simple question : est-ce l’Orient ou bien l’Occident qui fut la destination principale des exportations attiques à figures rouges du IVe siècle ? Pour ma part, je pencherai pour l’Occident, mais ce n’est qu’une impression très subjective, fondée sur des enquêtes trop incomplètes.
11Orient ou Occident ? Le contraste n’est-il que d’ordre quantitatif : certainement pas. J’ai rappelé tout à l’heure la différence qui existe entre les produits de série, souvent plus que médiocres, et les belles réalisations du style de Kertch ; or il est frappant de constater que le style de Kertch, comme son nom l’indique, a dans son ensemble une destination essentiellement orientale : sur les 605 numéros du recueil de Schefold, seules 40 pièces ont une provenance occidentale. Et les belles réalisations du Peintre de Marsyas ou du Peintre Eleusinien sont, jusqu’à présent, absentes des marchés d’Occident.
12En revanche, la production de masse de certains ateliers à fabrication plus stéréotypée semble se répartir entre l’une ou l’autre des deux moitiés du monde méditerranéen, en fonction surtout du type des vases. Ainsi c’est vers l’Ouest que se dirige la grande majorité des pièces produites par les peintres de cratères en cloche, tels ceux de Toya, de Filottrano et surtout du Thyrse Noir, si présents dans la péninsule ibérique et dans l’épave d’El Sec. Mieux encore, à peu près les quatre-cinquièmes des vases issus d’ateliers comme celui du “Fat Boy” ont une destination occidentale ; c’est enfin le cas de pratiquement toutes les coupes des groupes YZ ou de Vienne 116 : l’une des rares exceptions à cette provenance occidentale se trouve à Olynthe, ce qui permet d’ailleurs de fixer chronologiquement au moins une partie de ce groupe de Vienne 116 avant 350 env.
13C’est au contraire vers l’Est que part l’essentiel des cratères et surtout des pélikès du Groupe G (“Griffon Group”) ou du Peintre de l’Amazone et, semble-t-il, la totalité des cratères en calice du Groupe L.C., de ceux du moins qui n’étaient pas destinés à la clientèle athénienne.
14A cette dichotomie stylistique – et parfois même qualitative-, correspond aussi, dans une certaine mesure, une répartition différente des formes. C’est ainsi qu’il n’y a guère d’hydries dans l’Ouest, sauf en Campanie, très peu de pélikès et de lékanides (sauf à Spina et en Campanie) ; en revanche, comme nous l’avons vu, on y trouve beaucoup de cratères en cloche et de skyphos ainsi qu’une multitude de coupes, alors qu’il n’y a pas une seule coupe, par exemple, à Histria : le “service andalou” cher à Pierre Rouillard, associant le cratère en cloche à la coupe, semble faire tout à fait défaut dans le Bosphore Cimmérien.
15Rappelons d’ailleurs qu’à cette différence fondamentale dans l’utilisation des vases correspond aussi, dans une certaine mesure, quelques différences dans les thèmes utilisés : on sait que les Griffons, les Arimaspes ou les Amazones sont parmi les sujets favoris des peintres du Groupe G ou apparentés, tandis que les cratères en cloche qu’on recueille en Occident portent souvent des symposia ou des scènes dionysiaques. Mais cette division, en fait, n’a rien de catégorique.
16Reste une dernière question qu’il convient de se poser et qui est la plus délicate : quelle est la raison de ces contrastes ? Faut-il mettre en cause la structure des marchés, les souhaits de la clientèle ou l’évolution même de la production athénienne à travers le temps ? Ou bien n’est-ce pas plutôt la combinaison de ces divers éléments qui contribue à accentuer les différences entre l’Est et l’Ouest ?
17Si l’on essaie, en dépit des difficultés que soulève l’établissement de la chronologie, de retracer l’évolution des exportations athéniennes à figures rouges au IVe siècle, on constate tout d’abord que ce sont, semble-t-il, certains marchés traditionnels de la fin du Ve siècle qui sont avant tout fréquentés, c’est-à-dire l’Etrurie, mais surtout la Campanie et plus encore Spina et l’Adriatique : à peu près toute l’œuvre variée et de bonne qualité du Peintre de Méléagre se retrouve dans ces trois régions de l’Italie ; il en est de même pour un autre peintre de coupes un peu plus récent, le Peintre de Iéna, mais on trouve aussi plusieurs de ses œuvres dans le Languedoc et dans la Péninsule ibérique ; il en est de même encore pour le beaucoup plus médiocre Peintre Q. Quant aux grands vases contemporains, ils ont une destination souvent similaire, à ceci près que certains cratères, par exemple ceux du Peintre de Télos, sont présents aussi en Mer Egée et en Syrie, à Al Mina.
18Dans un second temps, qui correspond en gros au second quart du IVe siècle, on voit un partage très nettement s’effectuer entre deux destinations occidentales fondamentales, Spina et l’Adriatique d’un côté et la Péninsule ibérique de l’autre : c’est là qu’abondent les cratères du Peintre de Toya, de Filottrano et surtout du Thyrse Noir et toute la production des groupes F.B. et YZ : tel est, grosso modo, rappelons-le, le contenu de l’épave d’El Sec. Parallèlement, trois destinations orientales semblent prédominer, la Cyrénaïque, la Grèce du Nord et la Crimée, pour la majorité des vases du Groupe G (mais certains d’entre eux vont également vers Spina) et la majorité aussi des produits du Groupe des Lékanides.
19Enfin, après le milieu du siècle, l’essentiel des exportations semble se concentrer vers la Crimée et, dans une moindre mesure vers la Cyrénaïque, avec la fin et les meilleures pièces des Groupes G et des Lékanides, le Peintre de l’Amazone et les principales œuvres du Style de Kertch.
20Si les données que nous avons présentées se trouvaient confirmées par une analyse plus détaillée des trouvailles, on pourrait en conclure que les changements assez importants que nous avons constatés dans les orientations successives des exportations athéniennes se trouvent, en partie au moins, conditionnés par les nécessités qu’imposaient, aux Athéniens, leur commerce de subsistance, et, au premier chef, leur ravitaillement en blé : d’abord le marché italique traditionnel s’oriente progressivement vers l’embouchure du Pô ; à Spina s’ajoute ensuite la Péninsule ibérique, la Chalcidique, avec Olynthe, la Cyrénaïque et, progressivement, la Crimée et la région de Kertch : or celle-ci occupe une position dominante dans les importations attiques au moment même où nous savons, par Démosthène (Contre Leptine, 69), que le royaume du Bosphore Cimmérien fournissait à peu près la moitié des importations en blé d’Athènes.
21Mais la production athénienne du IVe siècle n’est pas seulement une très modeste monnaie d’échange et le signe peut-être d’une présence ; elle semble bien aussi, comme on l’a très souvent remarqué, s’adapter aux besoins de la clientèle locale : les “Barbares” de l’extrême Occident étaient peut-être moins sensibles à la qualité des céramiques qu’ils utilisaient qu’à la possibilité sans doute de pratiquer une sorte de symposion à la grecque ; les régions helléniques ou plus ou moins complétement hellénisées accueillaient, semble-t-il, plus volontiers des types de produits plus conformes à leurs usages, à leurs modes de pensée et à leurs traditions esthétiques ; les riches habitants de Panticapée, qui affichaient leur luxe par bien d’autre chose que la simple vaisselle d’argile, acceptaient cependant des pièces aussi raffinées que le lécythe aryballisque signé par l’athénien Xénophantos ou telle belle pélikè de l’Ermitage, du Peintre Eleusinien.
22Un tableau comme celui que j’ai tenté de dresser pèche sans doute par excès de schématisme. Mais c’est maintenant à tous ceux qui vont prendre la parole qu’il appartiendra de nuancer une réalité beaucoup plus complexe. Surtout, je ne voudrais pas oublier le plus important, c’est-à-dire la céramique à vernis noir, qui forme incontestablement l’essentiel de la production et des exportations attiques du IVe siècle ; mais c’est à Jean-Paul Morel qu’il convient maintenant de nous dire ce qu’elle représente et ce qu’elle signifie.
Auteur
Professeur émérite, Université de Paris-X Nanterre.
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