Une approche en laboratoire des problèmes de la céramique de Grèce de l’Est
p. 290-297
Note de l’éditeur
(Pl. CXXXVI-CXL)
Texte intégral
1Depuis 1973, le Laboratoire de Céramologie de Lyon (actuellement U.R.A. n° 3 du C.N.R.S.) a entrepris, à l’invitation de l’Institut d’Archéologie de Bucarest, des recherches sur les céramiques grecques d’Istros, l’une des colonies milésiennes des bouches du Danube.
2Plus précisément, il nous a été demandé d’étudier le matériel de ce site par les méthodes de laboratoire, en vue de l’identification des productions locales d’imitation grecque.
3S’agissant d’un établissement lié à la « koiné » grecque orientale, les problèmes soulevés par la céramique d’Istros concernent, comme en Méditerranée occidentale, la diffusion des productions de la Grèce d’Asie et aussi leur éventuelle imitation sur place.
4Toutefois, les centres de fabrication de l’Anatolie égéenne et des îles côtières se laissent encore difficilement saisir, la notion de provenance demeurant trop tributaire de celle de style figuré : les critères stylistiques piétinent devant la relative homogénéité artistique de la vaisselle de luxe, d’ailleurs faiblement représentée par rapport aux séries courantes, grises ou claires, d’une désespérante uniformité.
5En telle occurrence, les méthodes de laboratoire constituent un recours intéressant : elles s’appliquent à la détermination des provenances en utilisant cette fois-ci les caractéristiques chimiques et minéralogiques de n’importe quel matériel à base d’argile : vases de toutes catégories, briques et tuiles...
6Nous avons choisi d’exposer brièvement ici les principaux résultats obtenus par ces techniques sur le matériel de type grec oriental à Istros, à savoir : la mise en évidence des productions locales et une première approche des groupes d’importation.
7Nous en tirerons ensuite la leçon pour justifier l’orientation que nous pensons donner maintenant à des recherches plus spécialement axées sur les séries proprement micrasiatiques.
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8Istros est un site colonial dont le matériel reflète clairement les origines : le gros des trouvailles est constitué par des séries de type grec oriental. Ce faciès résolument « ionien », Istros le doit d’abord à sa métropole : entendons par là non seulement Milet mais, plus largement, la Grèce d’Asie. A vrai dire, la diversité des pâtes ne laisse aucun doute là-dessus dès l’époque archaïque.
9Cependant, malgré l’anonymat dont s’entourent encore les centres de fabrication d’Asie Mineure (encore que certaines publications récentes puissent faire illusion en la matière), les fouilleurs d’Istros ont pu cerner récemment des groupes n’entrant pas dans les catégories connues en Grèce orientale, mais leur étant apparentés dans leur facture.
10Les groupes supposés d’imitation ont paru correspondre à de la vaisselle de table simple, grise ou claire, dans des formes grecques orientales, ou parfois attiques, mais toujours traitées extérieurement dans le style de la Grèce d’Asie.
11Les deux groupes discernés l’ont été par leurs caractéristiques de pâte1 : « argile à coquillages » et « argile blanchâtre ».
12En outre, les fouilles des dernières années, qui ont mis au jour une série de fours de potiers mais aucun mobilier d’accompagnement exploitable (ratés de cuisson notamment), ont confirmé parallèlement les soupçons sans les préciser.
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13En possession des indices précédents, nous pouvions évidemment songer à concentrer nos investigations en laboratoire sur la confrontation des groupes céramiques « suspects » avec un noyau de référence authentiquement local (argiles ou vases indigènes). Mais c’était s’exposer à plusieurs dangers : d’abord ces groupes risquaient d’englober une partie seulement des éventuelles céramiques locales ; ensuite, ils pouvaient très bien se rapprocher chimiquement de l’une ou l’autre des catégories d’importation ; et enfin, il n’était pas sûr au départ qu’on puisse arriver à constituer un lot de référence indubitablement local.
14Toutes ces réserves nous ont conduit à écarter cette voie par trop simpliste de référence exclusive aux argiles (par ailleurs non généralisable) et à envisager plutôt dans son ensemble le matériel de type grec oriental d’Istros (tant les importations que leurs éventuelles imitations) : il nous a semblé plus judicieux en effet d’étudier d’abord la partition globale de celui-ci, pour espérer vraiment rattacher ensuite à un échantillonnage local de référence toutes les catégories qui le mériteraient. Autrement dit, on s’est proposé de passer en revue l’ensemble des catégories représentées à Istros, avant de prétendre déterminer celles d’origine locale.
15Dans la pratique, on s’est plutôt intéressé aux vases archaïques, car ils devaient correspondre à un moment où les officines locales du reste de la Mer Noire couvraient les seuls besoins de chaque colonie et de son hinterland immédiat. On sait notamment quelle extension ont pu prendre les ateliers du Pont septentrional à partir de l’époque hellénistique et cela nous a incité à beaucoup de prudence dans le choix chronologique des échantillons. En clair, nous avons voulu éviter de mêler au cas d’Istros celui d’autres colonies, nord-pontiques essentiellement, et limiter vraiment notre étude à une différenciation des fabrications histriennes au sein du matériel grec oriental.
16Du point de vue des effectifs engagés dans les échantillonnages, il était clair dès le départ qu’ils devaient être assez étoffés pour espérer représenter valablement toutes les catégories céramiques sousjacentes. Dans le cas d’Istros, les analyses ont porté sur plusieurs centaines d’échantillons, pour donner une valeur suffisamment significative aux résultats.
17Précisons aussi, pour finir, que les échantillonnages ont été sans cesse remodelés au fur et à mesure de l’apparition des divers groupes de composition, de manière à obtenir un relatif équilibre entre ceux-ci.
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18Parallèlement à la mise au point de ces questions d’échantillonnages, il a fallu analyser les spécimens graduellement sélectionnés pour en dégager les caractéristiques de composition chimique.
19Les dosages ont été effectués par spectrométrie de fluorescence X sur les constituants majeurs des composés argileux : calcium, fer, titane, potassium, silicium, aluminium, magnésium et manganèse, exprimés sous formes d’oxydes : CaO, Fe2 O3, TiO2, K2O, SiO2, Al2O3, MgO et MnO. Les résultats des analyses consistent en données chiffrées (pourcentages ou parties par million) aisément maniables par les procédés d’exploitation statistique simples (diagrammes) ou automatisés (sur ordinateur).
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20Un premier pas dans l’exploitation des données d’analyse brutes consiste à établir, pour chaque constituant dosé, un histogramme de dispersion des teneurs de la série d’échantillons.
21Dans notre cas, l’histogramme des teneurs en fer Fe2O3 (fig. 1) a révélé d’emblée une scission assez nette des effectifs en deux grands blocs. Le premier (à gauche sur le diagramme), très homogène, renferme essentiellement des céramiques affiliées aux groupes « histriens » de P. Alexandrescu (op. cit.), ainsi que d’autres a priori seulement « ioniennes ». Dans le second (à droite sur le diagramme), qui paraît plus hétérogène (dispersion plus grande ; deux ou trois « pics » séparés), on ne trouve que de la vaisselle « ionienne » courante, associée à des vases des styles figuratifs de la Grèce de l’Est (« Rhodien », « Fikellura »...).
22Pour le même effectif d’échantillons, les histogrammes des autres éléments chimiques, quoique un peu moins nets, confirment néanmoins une dichotomie entre céramiques de type supposé « histrien » et matériel grec oriental proprement dit. De plus, ce groupe « histrien » demeure toujours homogène, contrairement au reste des échantillons, beaucoup plus dispersés, comme devant appartenir à plusieurs groupes différents : notamment, sur l’histogramme des teneurs en aluminium, un petit lot de tessons grecs orientaux se sépare de ses congénères ; il rassemble essentiellement des amphores « ioniennes » archaïques, engobées ou non, et à décor de bandes peintes (Chios ?).
23En outre, l’étude des histogrammes du fer et de l’aluminium a permis de déceler, pour le groupe « histrien » une corrélation des teneurs de ces deux éléments, corrélation qui ne parait pas affecter la Grèce de l’Est, à l’exception du petit lot d’amphores « ioniennes » précédemment signalé.
24Cette partition générale étant effectuée, la démarche suivante a consisté à rattacher la catégorie céramique supposée « histrienne » aux matériaux argileux locaux.
25Là, les histogrammes de comparaison se sont avérés très concluants et ont établi une parenté évidente entre céramiques de type « histrien » et lot de référence local (fig. 2, 3). Une petite différence est toutefois à noter sur l’histogramme de l’aluminium : par rapport aux argiles de nos prélèvements, les céramiques du groupe « histrien » sont plutôt caractérisées par de fortes teneurs. Mais il s’agit d’un détail, indiquant que les potiers antiques savaient sans doute mieux reconnaître que nous les bancs les plus argileux...
26Autre point digne d’intérêt, les céramiques « histriennes » semblent bien refléter, sur l’histogramme du calcium, certaines des caractéristiques géologiques de la contrée d’Istros et comprendre :
une variante peu calcaire, devant correspondre au matériau des couches superficielles du loess local, décalcifiées par les eaux d’infiltration ;
une variante assez calcaire, dont le matériau doit correspondre à celui des couches profondes du même loess.
27Cette distinction, inspirée par la structure géologique du terrain, s’est répercutée au niveau archéologique : les céramiques à faible concentration en chaux appartiennent très souvent aux variétés grises d’époque archaïque, qui pouvaient aisément se satisfaire du loess des couches de surface ; tandis que celles riches en chaux correspondent essentiellement aux variétés à décor peint sur fond clair, l’obtention de ce dernier requérant de préférence un matériau calcaire que les potiers d’Istros ont trouvé plus en profondeur.
28Les histogrammes permettent donc déjà de conclure que la cité d’Istros a dû produire des céramiques, pratiquement, dès les premiers temps de son existence : essentiellement de la vaisselle de table, grise et claire, et peut-être aussi des exemplaires plus élaborés en cours d’étude (deux fragments de terres cuites architectoniques, un tesson du style de Fikellura, ainsi qu’un autre, « ionien », de belle facture, à décor de lancettes, présentent des caractéristiques chimiques toutes « histriennes »). En regard, les importations grecques orientales ont toujours formé une part importante du matériel en usage sur le site : elles témoignent certainement de multiples origines et leur différenciation en deux groupes (amphores « ioniennes » d’une part, reste des importations d’autre part) ne correspond qu’à une exploitation volontairement limitée des histogrammes. En fait, ces derniers sont porteurs de plus d’informations, mais l’extraction de celles-ci demanderait un dépouillement systématique et fastidieux, proportionnel au nombre des données à manier, et surtout à leur structure.
29Dans le cas d’Istros, on a certes pu utiliser la corrélation fer-aluminium du groupe « histrien » pour synthétiser dans un diagramme binaire ces premiers résultats tirés des histogrammes, mais sans pouvoir les affiner sensiblement.
30Il fallait donc aller plus loin, notamment arriver à mieux situer les échantillons d’attribution incertaine, intermédiaires entre l’« histrien » et la Grèce de l’Est (et aussi les catégories voisines de l’« histrien » : poterie indigène modelée, vaisselle à feu de type grec et céramiques des comptoirs ruraux d’Istros, que nous passerons ici sous silence pour simplifier).
31Il fallait aussi prévoir l’extension éventuelle des recherches tant sur les autres productions régionales possibles (par exemple, celles de Tomis et de Callatis, respectivement à 60 et à 100 km au sud d’Istros) que sur les importations grecques orientales, encore trop peu différenciées.
32Nous avons donc jugé nécessaire de recourir à un système de tri plus efficace, capable à la fois de tenir compte globalement de toutes les données décrivant les échantillons et d’en traiter de vastes ensembles. Cela impliquait l’emploi de méthodes statistiques élaborées, que seul l’ordinateur permettait de mettre en œuvre aisément.
33L’option informatique a consisté pour nous à tester plusieurs procédés de description fine des données, dérivés de l’analyse factorielle : l’analyse en composantes principales et l’analyse des correspondances, qui visent toutes deux à résumer les données brutes avec le minimum de perte d’information. On a de plus doublé ces procédés avec d’autres, apparentés, de classification automatique : méthode hiérarchique ascendante (ou analyse des grappes) et méthode non hiérarchique descendante, la première effectuant des regroupements d’échantillons de proche en proche, la seconde décomposant au contraire l’ensemble inconnu en petits groupes au gré des affinités entre individus.
34Naturellement, le passage de nos données sur ordinateur a préalablement impliqué l’établissement d’un plan de travail : chaque méthode de calcul a fait l’objet d’un certain nombre d’essais particuliers destinés, soit à tester des hypothèses d’ensemble ou de détail sur des effectifs adéquats, rectifiés empiriquement (analyse factorielle), soit à opérer le tri de séries importantes, dans un but de pure classification (classification automatique).
35Nous ne donnerons ici qu’un aperçu des principaux résultats tirés de ces essais de tri sur ordinateur.
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36On a mené tout d’abord une série d’essais destinés à établir les relations entre les diverses catégories de matériel en jeu. Le but de cette série d’approche a été essentiellement descriptif et on a donc utilisé les méthodes de l’analyse factorielle.
37Nous reproduisons ci-après deux graphiques correspondant au traitement d’effectifs identiques par des procédés différents : analyse en composantes principales (fig. 4) et analyse des correspondances (fig. 5).
38Dans les deux cas, on aboutit au même clivage des échantillons en trois lots distincts :
l’un forme un ensemble dense, de caractère nettement histrien : il renferme pêle-mêle des échantillons d’argiles locales et des céramiques présupposées histriennes pour une part (ainsi que la vaisselle à feu et la poterie indigène). Le nuage de points s’étire en fonction des teneurs en calcium ;
un autre comprend des éléments d’importation grecque orientale, riches à la fois en fer et en calcium : surtout ces amphores « ioniennes » qui apparaissaient dejà groupées sur l’histogramme de l’aluminium et sur le diagramme de corrélation fer-aluminium ;
enfin, le reste de la Grèce de l’Est, assez dispersé mais très peu différencié, les groupes sous-jacents étant sans doute mal représentés dans l’échantillonnage disponible.
39Un petit nombre d’échantillons, d’attribution moins évidente, occupent encore l’espace séparant ces trois lots. Il ne faut pas s’en étonner outre-mesure, car il peut s’agir d’exemplaires appartenant à des groupes mal représentés, mais également de compositions marginales, que les méthodes employées ne permettent pas d’attribuer avec certitude à l’un ou à l’autre des groupes principaux.
40Il faut remarquer en effet que ces méthodes d’analyse factorielle n’utilisent pas en totalité les informations contenues dans les données initiales, mais la majeure partie seulement (environ 70 % ici). Seules les techniques d’attribution proprement dites (analyse discriminante quadratique) pourront lever l’incertitude qui demeure à propos de ces quelques spécimens en position intermédiaire.
41Nous avons effectué en même temps des essais complémentaires avec différentes méthodes de classification automatique, dont plusieurs types d’analyse des grappes et une d’analyse non hiérarchique descendante. Mais la nature du procédé utilisé, si elle a influé sur la clarté des résultats, n’en a jamais modifié les conclusions. Cela tend bien à prouver au moins la validité de la séparation en trois grands groupes, réalisée précédemment. D’autre part, ces méthodes de classification automatique ont permis d’apprécier le contour des sous-groupes au sein des trois groupes principaux.
42Pour ce qui est du groupe des productions locales d’Istros, les résultats de classification automatique sont (en ce qui concerne l’approche des sous-groupes) très compréhensibles : les céramiques viennent se grouper avec les deux principales catégories de loess argileux, l’une calcaire, l’autre beaucoup moins.
43La situation est beaucoup moins claire avec les deux groupes de céramiques grecques orientales dont les sous-groupes demeurent encore énigmatiques à ce stade. Seul le groupement d’amphores « ioniennes », déjà connu par les essais antérieurs, réapparaît toujours intact : il doit donc bien correspondre à une entité archéologique précise.
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44Le bilan de cette première étape, marquée par la mise en évidence des productions céramiques d’Istros, apparaît donc comme très positif :
les calculs ont bien confirmé, pour le site, une dichotomie du matériel de type grec oriental, dont une partie recouvre les caractéristiques du matériau argileux local, et l’autre s’en écarte assez nettement, se dispersant largement sur les graphiques ;
les méthodes statistiques de classification, même si elles ne peuvent prétendre résoudre tous les problèmes d’attribution au niveau individuel, ont apporté toutes sortes d’indications précieuses : sur le choix des argiles (la poterie locale ne coïncide pas avec la totalité des argiles d’Istros), les débuts de l’artisanat histrien (les plus anciens exemplaires identifiés remontent à la première moitié du VIe s.), l’éventail de ses productions (vaisselle « ionienne » courante, imitations des styles figuratifs, statuettes, lampes, terres cuites architectoniques, briques, tuiles...), les techniques (les deux groupes d’argiles distingués par P. Alexandrescu n’en forment qu’un en réalité, correspondant à une variété calcaire donnant des teintes rosées ou blanchâtres selon la température de cuisson) (d’autre part, on a plutôt utilisé des argiles peu calcaires à l’époque archaïque pour la confection de la vaisselle grise, tandis qu’aux pélriodes suivantes l’obtention d’un fond clair pour le décor peint a requis des argiles plus calcaires) ;
la validité du tri automatisé d’échantillons décrits par leur composition chimique s’avère, en fin de compte, très satisfaisante : la reproductibilité des mêmes classifications par plusieurs méthodes statistiques différentes ne peut être le fruit de coïncidences fortuites.
45Un contrôle a d’ailleurs été opéré, grâce à une étude minéralogique qui a bien établi une concordance de structure entre argiles et céramiques locales (présence spécifique de schistes verts et granulométrie particulière du matériau loessique) et une discordance avec les matériels d’importation.
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46D’autres méthodes statistiques devront maintenant prendre la relève, afin de permettre les attributions d’échantillons isolés : ce sera notamment le rôle de l’analyse discriminante quadratique qui, pour un spécimen donné, fixe la probabilité d’appartenance à des groupes de caractéristiques préalablement établies. Les essais systématiques menés à Lyon sur les productions de quelque quatre-vingts ateliers gallo-romains ont témoigné de la remarquable efficacité de cette méthode de classement.
47L’analyse discriminante devrait aider à clore le problème des céramiques locales d’Istros, parallèlement à la poursuite d’autres travaux de laboratoire, tant sur les éventuelles productions de colonies voisines (Tomis et Callatis notamment) que sur les importations de Grèce d’Asie.
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48Pour ce qui est, à présent, des importations grecques orientales proprement dites, il est évident que les premiers essais de classification tentés sur le matériel d’Istros ne nous apportent pas encore d’informations archéologiques, faute de références extérieures. On pourrait bien sûr arriver à une partition encore plus détaillée, mais cela conduirait à grossir sensiblement les séries d’analyse (avec une inévitable perte de « rendement », liée au tri préalable : « Histrien » Grèce de l’Est), sans résoudre pour autant les problèmes fondamentaux de provenance.
49Aussi nous paraît-il plus judicieux actuellement d’envisager une étude, site par site, des centres de fabrication ayant le plus probablement exporté vers Istros (directement ou indirectement) : essentiellement Milet, Samos, ainsi que les ateliers de Chios, de Rhodes et de l’Ionie du Nord. Les investigations viseraient à en caractériser les productions les plus typiques, selon les procédés employés à Istros pour la mise en évidence des céramiques locales. On pourrait disposer ainsi de renseignements d’une valeur générale, plus du tout limités au seul cadre de notre colonie milésienne, mais applicables au contraire à une grande partie des sites à mobilier grec oriental.
50Cette opinion se fonde déjà, dans la pratique, sur une expérience d’identification des séries milésiennes d’Istros.
51Celle-ci a consisté dans un premier temps à épurer, par exploitation graphique simple (histogrammes et diagrammes de corrélation des éléments chimiques dosés), un échantillonnage de référence provenant de Milet et fort de 52 unités, jusqu’à le rendre cohérent ; puis, nous en avons incorporé les spécimens sélectionnés aux effectifs des importations grecques orientales d’Istros, dans le cadre d’essais de classification automatique, par la méthode non hiérarchique descendante déjà citée.
52Rappelons que cette méthode statistique procède par scissions successives d’un ensemble inconnu en un nombre croissant de classes (en pratique jusqu’à vingt), avec une partition mathématiquement optimale à chaque étape de division.
53Les résultats se sont avérés probants : les échantillons de référence milésiens se sont répartis uniquement dans deux des groupes de composition déterminés sur les importations d’Istros (groupes dont la partition ne correspond sans doute à aucune réalité archéologique, mais uniquement à la dispersion considérable des compositions de Milet). Et il ne peut guère s’agir là d’une coïncidence, car ces deux groupes « mixtes », individualisés dès le niveau de partition n° 5, franchissent intacts les divisions taxinomiques suivantes (comme d’ailleurs le groupe d’amphores « ioniennes » mentionné plus haut). D’ailleurs, une étude minéralogique en cours apporte une confirmation supplémentaire de la parenté des échantillons « milésiens » d’Istros avec ceux issus directement de Milet.
54En clair, cela signifie que, pour Istros, on est capable maintenant de cerner de très près (en tout cas infiniment mieux qu’avec les procédés traditionnels) l’élément milésien au sein des importations grecques orientales.
55Naturellement, ces résultats de classification sont actuellement plus exploitables au niveau du groupe qu’à celui de l’échantillon isolé. Mais nul doute qu’en renforçant notre lot de référence de Milet (partie avec des céramiques, partie avec des argiles) et en multipliant ce type d’opération sur un assez grand nombre de sites de Grèce de l’Est, on ne parvienne à identifier avec une grande certitude les diverses origines des céramiques importées à Istros. On pourra alors envisager de recourir à des techniques statistiques plus rigoureuses, comme celles de l’analyse discriminante quadratique, pour les attributions individuelles.
56L’approche des céramiques de type grec oriental par les procédés de laboratoire s’annonce donc comme complexe et longue. Cependant, les premiers résultats obtenus sont très prometteurs et, surtout, s’avèrent beaucoup plus fiables qu’avec les critères traditionnels.
57D’abord, on vient de voir que les méthodes de laboratoire sont particulièrement aptes à la mise en évidence des productions locales d’un site donné : de toutes ses productions, et non pas seulement des séries les plus médiocres, seules jugées « locales » par les fouilleurs des sites coloniaux.
58En effet, il apparaît maintenant comme très vraisemblable que la notion de style n’est pas d’un grand secours pour la stricte détermination de provenance des céramiques micrasiatiques : même les colonies reculées ont pu imiter parfois les styles figuratifs en vogue dans leurs métropoles respectives, avec un succès peut-être sous-estimé par les archéologues. Ainsi, on a probablement copié à Istros des récipients du style de Fikellura, des calices de Chios, des terres cuites architectoniques milésiennes... et importé concurremment les séries originales. Mais il faudrait, pour en être absolument certain, pouvoir faire une étude assez complète de ces séries de luxe, et non se limiter à quelques prélèvements isolés, accordés parcimonieusement...
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59Par contre, on peut penser raisonnablement cerner dans les prochaines années les productions des principales zones de fabrication (Samos, Chios, Rhodes, Ionie du Nord, Milet et sa contrée...). On notera toutefois que si la détermination des caractéristiques liées à tel ou tel centre peut être assez facilement réalisable (cas de Milet probablement), il sera plutôt vain au contraire d’escompter résoudre les problèmes archéologiques, en cherchant à définir a priori des traits géochimiques régionaux, permettant de subdiviser la façade occidentale de l’Asie Mineure en un certain nombre de domaines.
60L’identification des grands centres de fabrication ne pourra donc s’opérer que graduellement ; elle passera obligatoirement par le tri préalable des céramiques exhumées sur chacun d’eux, avant de viser au rattachement des groupes de composition obtenus au milieu local, par l’intermédiaire des argiles (affleurements actuels ou matériaux antiques plus ou moins bruts, mais sûrement locaux) des zones proches de ces centres.
61Du point de vue des modalités techniques de cette approche, on peut faire les observations suivantes :
Les résultats concrets obtenus par les procédés de laboratoire ne sauraient être valables que s’ils résultent de l’étude de gros échantillonnages, seuls représentatifs des groupements sous-jacents au sein d’un matériel inconnu.
Le fait de ne vouloir rattacher d’abord les céramiques qu’aux zones de production les plus notoires va présenter aussi certains inconvénients. En particulier, on va constituer des groupes de composition pouvant évidemment renfermer aussi des spécimens issus de centres complètement inconnus. C’est pourquoi, on aura toujours avantage à diversifier les méthodes de classification et, bien entendu, à augmenter le nombre des échantillons analysés (les exemplaires isolés étant toujours plus difficiles à reconnaître que les séries, même petites).
Une approche directe des grandes catégories céramiques de Grèce d’Asie par les argiles nous paraît assez illusoire. Elle demanderait un colossal travail de prélèvements, assorti d’études géologiques approfondies et systématiques, pour avoir quelque chance de retrouver les variétés d’argiles retenues par les potiers antiques (et pas nécessairement mises en oeuvre brutes). Préalablement à l’utilisation des argiles pour les comparaisons, un tri des céramiques au niveau de chaque grand centre, nous paraît plus urgent et plus apte à fournir des résultats significatifs et rapidement utilisables.
Ce n’est qu’après avoir dégrossi la partition générale des productions de la plupart des grands centres de Grèce orientale et résolu les problèmes majeurs de provenance par l’étude conjointe des argiles qu’on pourra espérer raisonnablement, selon nous, faire des attributions d’origine à l’échelon individuel. Il faudra pour cela faire appel à des techniques d’attribution plus élaborées, telle que l’analyse discriminante quadratique, inapplicables avant la résolution des principaux problèmes taxinomiques.
62Telles semblent être à l’heure actuelle les perspectives offertes par les méthodes de laboratoire pour la détermination de provenance des céramiques de Grèce de l’Est. Les réalisations à venir en ce domaine ne devraient plus dépendre désormais que du désir de collaboration des fouilleurs et des facilités de sortie (douanières) de prélèvements sans valeur, aux fins d’analyse, toutes conditions qui se sont trouvées remplies en Roumanie et ont permis une pareille efficacité des recherches.
Notes de bas de page
1 P. Alexandrescu, Un groupe de céramique fabriquée à Istros, in Dacia, XVI (1972), pp. 113-131.
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