La question des canthares en bucchero dit « ionien »
p. 104-106
Texte intégral
1Si, généralement, l’ensemble des séries de céramique ayant subi l’action d’un feu réducteur est désigné par le terme de bucchero, plusieurs distinctions sont faites entre les diverses productions. Le bucchero étrusque, presque toujours d’un noir brillant, s’oppose ainsi au bucchero éolien, d’un gris fumé. Certes, le contraste des teintes est commode mais ne doit pas être systématisé : on sait qu’il y a du bucchero gris en Etrurie et que certains vases « éoliens » portent une couverte noire. Néanmoins, ces deux importantes séries sont généralement bien distinguées ; les aires de production sont nettement définies et les formes communes rares.
2Mais, à côté du bucchero éolien (c’est-à-dire de la céramique dite aussi « phocéenne » ou « grise-monochrome » d’Asie), on rencontre parfois des allusions à des vases en bucchero « grec », « asiatique » ou « oriental ». Ces expressions désignent souvent plusieurs productions mais elles s’appliquent en général à des céramiques provenant de l’Asie Mineure méridionale (par opposition aux vases « éoliens »). On a, peu à peu, abandonné cette terminologie pour ne parler, de façon plus précise, que de bucchero « ionien » ou « rhodien ». Le critère de la couleur a, ici encore, été utilisé : ce bucchero beige s’oppose au bucchero gris d’Eolide et au bucchero noir d’Etrurie.
3Le bucchero « ionien » présente le plus souvent une argile brun rougeâtre, granuleuse et micacée ; la surface est sombre1. La forme la mieux représentée est l’alabastre en forme d’ampoule allongée présentant une panse côtelée, lisse ou striée de rainures qui ne sont parfois que de minces lignes incisées horizontalement : le fond est souvent pointu. Ce type de vase se rencontre très fréquemment en Méditerranée Orientale (Ephèse, Rhodes, Samos, Délos, Chypre, etc....), mais aussi en Occident (par exemple à Tarente, Syracuse, Mégara Hyblaea, Géla, Sélinonte et Himère ainsi qu’en Etrurie)2. L’aryballe globulaire à panse lisse ou côtelée est beaucoup plus rare mais il a une diffusion assez voisine, semble-t-il, en particulier sur les sites d’Occident. La troisième forme généralement citée est le canthare. Mais, dans ce cas, une série de difficultés surgissent : elles sont l’objet de cette brève intervention.
4Le canthare en bucchero « ionien » est signalé à Rhodes, à Mégara Hyblaea et à Marseille. Cette répartition est très différente de celle des alabastres et c’est là un premier point à souligner. Plus importante est la question de la forme : le canthare en bucchero « ionien » a, en effet, exactement la même forme que le canthare étrusque ; il n’y a pas la moindre variante, même dans le détail. Or, si dans la céramique archaïque, les imitations de forme sont fréquentes (par exemple dans la série des coupes), elles n’arrivent pratiquement jamais à une véritable reproduction.
5Mais surtout, on sait qu’il y a à Rhodes des canthares étrusques en bucchero nero qui, de toute évidence, on été fabriqués en Etrurie et exportés ensuite. De même, il y a eu exportation de canthares étrusques vers Mégara Hyblaea et Marseille. On pense donc tout de suite à une hypothèse simple : si le canthare « ionien » est identique au canthare étrusque et si on le retrouve sur les mêmes sites, en Orient comme en Occident, peut-on raisonnablement songer à deux aires de production ?
6Pour tenter de répondre à cette question, nous avons examiné les deux cent cinquante fragments de canthares « ioniens » provenant des fouilles de l’habitat à Mégara Hyblaea3. L’observation a permis de mettre en évidence trois groupes principaux :
le premier (qui concerne la quasi-totalité des exemplaires) se caractérise par une argile allant du gris sombre au noir ; la surface offre une gamme de teintes qui s’échelonnent entre le brun orangé et le noir. Mais ces variations sont souvent visibles sur un même fragment : il s’agit donc de phénomènes secondaires. Tous ces fragments sont légèrement micacés ;
le second est constitué par quelques tessons représentant un nombre extrêmement limité de vases. L’argile est rouge, ainsi que la surface. Il n’y a pas de mica ;
le troisième groupe, lui aussi très réduit, présente des fragments à pâte claire et à surface également claire. On ne remarque pas de mica.
7De toute évidence, le premier groupe représente des canthares étrusques qui ont subi l’action d’un feu secondaire ; la teinte orangée de la surface et la couleur brune de la pâte ne sont donc que le résultat d’un « accident ».
8Qu’en est-il des deux autres groupes ? Il s’agit, à mon sens, de quelques copies réalisées en prenant comme modèles des exemplaires touchés par un coup de feu plus ou moins important. Il n’y a rien là que de très normal. Le même phénomène semble avoir eu lieu à Chios, à Sélinonte et en Provence4. On remarquera que, dans tous ces cas, ces vases sont isolés : l’originalité de la forme du canthare explique sans doute de tels essais ; mais ceux-ci sont demeurés exceptionnels, vraisemblablement en raison de la difficulté technique que représentaient la forme et la cuisson5.
9Par contre, les canthares de Rhodes, de Marseille, ainsi que celui de Tharros, sont des canthares étrusques « recuits » accidentellement comme la plupart de ceux de Mégara Hyblaea6. On peut ajouter à cette série les exemplaires, encore inédits, de Pézenas (en Languedoc) où j’ai pu observer des fragments recollant mais étant l’un noir, l’autre orangé : dans ce cas, la « recuisson » a eu lieu après le bris du vase (peut-être sur le bûcher funéraire car nous sommes dans une nécropole à incinération)7.
10A ce stade, tout semble clair : il n’y aurait pas de canthares « ioniens » ; il s’agirait en fait de vases étrusques, mis à part quelques rares cas d’imitation locale. Mais une difficulté subsiste : si Rhodes n’a pas fabriqué de canthares, comment expliquer la découverte, dans la nécropole de Camiros, du grand canthare d’argent du Musée du Louvre ? Je ne développerai pas ici ce point, ayant l’intention d’étudier ailleurs cet objet exceptionnel8. Incontestablement, il s’agit d’une fabrication orientale, comme en témoigne le décor de feuilles d’or travaillées sur les anses et au centre de la vasque. Je proposerai, à titre d’hypothèse, d’y voir une imitation des canthares étrusques ; l’artiste rhodien n’aurait-il pas eu sous les yeux des canthares de bucchero arrivés de l’Etrurie ? L’élégance de la forme aurait alors pu l’inspirer. Je sais bien qu’un tel jugement paraîtra en contradiction avec les remarques que l’on fait souvent sur l’origine métallique de la forme du canthare. A y réfléchir, la contradiction est plus apparente que réelle : cette forme est, quelle que soit son origine, propice au travail du métal. Sans aborder non plus cette question de l’origine (une telle étude sera faite dans un travail d’ensemble, en préparation), je ferai simplement remarquer qu’il ne me semble pas fondé de voir dans le canthare de Camiros un élément déterminant pour proposer une origine gréco-orientale de la forme9.
Notes de bas de page
1 Cf. F. Villard, Monuments Piot, 1956, p. 51, n. 9 ; La céramique grecque de Marseille, 1960, p. 51-52 et n. 6 ; Bull. d’Archéo. Marocaine, 1960, p. 2 ; La Parola del Passato, 1970, p. 2.
2 Pour l’ensemble des références sur l’alabastre de bucchero « ionien » cf. les notations récentes de M. Cristofani Martelli, Corpus Vasorum Antiq., Italie 53, Géla 2, 1973, pl. 39 n. 2 et p. 9. La datation (fin VIIe-milieu VIe) paraît indiscutable. K. M. T. Atkinson (Papers of the British School in Rome, 1938, p. 124-126) et T. J. Dunbabin (ibid., 1948, p. 21-22) ont fait de nombreuses observations à propos du matériel de Sélinonte et parlent de la diffusion en Occident ; sur ce problème, cf. aussi notre tour d’horizon dans les MEFRA, 1974, 1, p. 95.
3 Cf. G. Vallet-F. Villard, Mégara Hyblaea II : La céramique archaïque, 1964, p. 90. J’ai plaisir à partager mes remerciements entre les responsables du chantier de Mégara Hyblaea (G. Vallet et F. Villard), et ceux de la Surintendance aux Antiquités de Sicile Orientale (P. Pelagatti et G. Voza). Les uns et les autres ont tout fait pour faciliter mon travail.
4 Pour Chios, cf. J. Boardman, Excavations in Chios 1952-1955, Greek Emporio, Oxford, 1967, p. 119 (n° 216, pl. 32). Sur le bucchero étrusque de Chios, cf. id., p. 137 (n° 480, pl. 43). Pour Sélinonte, un exemplaire de la Malophoros en pâte blanche se trouve au Musée de Palerme (renseignement de J. de La Genière, que je remercie). Au Mourrede-Sève, en Provence, Ch. Arcelin me signale aimablement quelques canthares en pâte grise locale.
5 Notons encore deux exemples d’imitation laconienne ( ?) de canthares étrusques : à Tocra (cf. J. Hayes dans Excavations at Tocra 1963-1965, The Archaic Deposits, I, Oxford, 1966, p. 89 et n° 997, p. 68 (dessin, p. 92) et à Théra (cf. Athenische Mitteilungen, 28, 1903, p. 217, n° 19 et pl. XXXIX cité par J. Hayes, op. cit.).
6 Pour Rhodes, il n’y a aucun doute : G. Jacopi, qui est le seul à mentionner la présence d’un canthare de couleur rougeâtre ajoute qu’il est « semicombusto » (Clara Rhodes, III, 1929, p. 23-24 et pl. II). Chr. Blinkenberg, Lindos. Fouilles de l’Acropole, I, 1931, col. 529 dit bien que la terre rhodienne « affecte différentes nuances depuis le brun gris jusqu’au rouge brique selon la cuisson (et) paraît dans quelques cas contenir du mica » mais n’attribue jamais cette terre aux canthares et reconnaît par ailleurs la présence de canthares étrusques. Quant à K. F. Kinch, Vroulia, 1914, p. 152, il donne une description si précise qu’il ne peut s’agir que de canthares étrusques.
Pour Marseille, cf. F. Villard, op. cit.
Pour Tharros, cf. MEFRA, 1974, 1, p. 93-94 : cet objet a été à l’origine de la présente recherche.
7 Matériel en cours de publication par une ERA du CNRS. Sur un autre canthare, les traces brunes ne sont visibles que sur les anses et le fond de la vasque, ce qui suppose que le vase était renversé lorsqu’il a « recuit ». Pour le Languedoc, on pourrait multiplier les exemples mais on se méfiera du terme de « bucchero rosso » employé à tort par J. J. Jully et R. Majurel (Revue d’Etudes Ligures, 1972, 3-4, p. 279-280) à propos de canthares « recuits » provenant de Mailhac ; cette expression désigne en fait une céramique bien particulière, que l’on trouve essentiellement à Cerveteri et en Campanie ; elle est parfois employée en archéologie phénico-punique (cf. A. Jodin, Mogador, comptoir phénicien du Maroc atlantique, Tanger, 1966, p. 171, note).
Le canthare gris de Géla publié par P. Orlandini (Not. degli Scavi, 1960, p. 149) est une pièce exceptionnelle mais ne se rattache pas du tout à une éventuelle production rhodienne : stricto sensu, sa technique est plus « éolienne » qu’« ionienne » ; il relève vraisemblablement d’une fabrication étrusque.
8 Sur ce canthare, cf. surtout Jahrbuch des deut. arch. inst., 44, 1929, p. 211 et 214.
9 Une telle hypothèse est émise par M. Cristofani, Le tombe da Monte Michele nel Museo archeologico di Firenze 1969, p. 57.
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