Les céramiques chiotes d’Anatolie
p. 27-30
Note de l’éditeur
(Pl. V-VII)
Texte intégral
1Il me serait impossible de vous présenter la céramique dite autrefois de Naukratis appelée aujourd’hui généralement la céramique de Chios, sans préciser ses lieux de trouvaille en Anatolie occidentale et certains points importants de son évolution. Les pièces que nous allons présenter proviennent des fouilles récentes faites en Anatolie ainsi que des publications antérieures. Chronologiquement parlant, la plus ancienne vient de Pitane (Çandarli) et se trouve actuellement au Musée d’Istanbul et à Bergama. Elle y serait entrée par un heureux hasard accompagnée d’un vase mycénien. D’autre part, une série de centres, tels que Milet et Larisa, nous en fournit, en quantité très faible ; Smyrne a livré cette céramique dans des couches bien définies. Bien qu’elle soit très peu abondante, elle provient des couches de VIIe et surtout de VIe siècle av. J.-C. Les vases sont faits avec des techniques différentes : à silhouette réservée, et à figures noires ; certains sont de la main d’un peintre dont les oeuvrés sont abondantes à Pitane ; nous l’appelerons d’ailleurs le Peintre de Pitane.
2En deuxième rang viennent Phocée et Daskyleion. Ces sites nous ont donné un certain nombre de vases richement décorés dont la typologie est difficile à établir ; d’autre part le manque de stratigraphie sûre ne permet aucun jugement. A Phocée un exemple de vase d’argile grise sans engobe ressemble beaucoup, du point de vue de la forme, aux deux skyphoi de Würzburg et permet ainsi de suivre une évolution dans les formes et dans la technique de la peinture.
3C’est surtout la nécropole de Pitane qui attire l’attention par l’intérêt des sépultures : on y trouve à la même époque des sarcophages, des pithoi, des tombeaux d’inhumés, des zones de crémation. Ainsi les gens de Pitane avaient plusieurs rites funéraires et offraient toutes sortes de poterie (Photo 1), sans préjugé aucun ; on y rencontre les oinochoès, les grands vases à couvercle, les phiales à omphalos, les coupes, les vases de libation en forme de lanterne et d’abondants calices (Photos 2-6). Seuls les skyphoi et les calices permettent de déterminer une suite typologique. Sans compter les types sans décor, l’exécution technique de la peinture évolue depuis l’ornement simple jusqu’à la figure noire en passant par les décors polychromes et par la réserve-silhouette. On peut en déduire que la nécropole de Pitane est un lieu de sépulture utilisé exclusivement pour une période du VIe siècle.
4Je dois signaler tout de suite que l’importance de Pitane, pour cette sorte de poterie, vient de son association avec des vases attiques et corinthiens (Photo 1). Si, en effet, la chronologie de la poterie attique et corinthienne est prise comme incontestable, la datation du type de poterie dite de Chios devient possible, pour l’évolution des formes comme pour ses styles successifs.
5Aucune poterie de Chios avec inscription n’a été trouvée malheureusement dans les cités dont le nom est mentionné plus haut. Tous ces centres n’étaient importants ni pour leurs temples, ni pour leurs oracles. Ils n’étaient pas non plus de grands centres commerciaux. D’après nous, les fouilles effectuées ces dernières années à Erythrai, aussi riches que celles de Chios par certains côtés, semblent résoudre certains problèmes mais, en même temps, en suscitent d’autres. Elles ont lieu chaque année depuis 1965 sur l’acropole de la ville et donnent une idée assez précise des objets importés à Erythrai et de la céramique que nous étudions maintenant, jusqu’à l’époque où l’acropole fut à peu près complètement abandonnée. Le malheur veut qu’en l’absence de toute stratigraphie, cette poterie provenant de l’acropole d’Erythrai n’est qu’un mélange désordonné depuis l’époque protogéométrique jusqu’à la fin du VIe siècle av. J.-C. Ainsi, malheureusement, ni l’acropole d’Erythrai, ni Phocée, ni Daskyleion ne fournissent des données stratigraphiques.
6Prenons maintenant en examen cette céramique pour son argile, l’engobe, les formes, la technique.
7Comme nous avons dit tout à l’heure, parmi les sites en Anatolie occidentale, c’est seulement à Erythrai que l’on trouve des exemples de l’époque géométrique. Pour tous les autres sites il nous est impossible, pour le moment, de parler de l’époque géométrique. Si on étudie la pâte de la poterie, telle qu’elle est, d’une manière stylistique sans tenir compte de la détermination pétrographique, nous arrivons à reconnaître sans trop de doutes les exemplaires du VIIIe siècle. Pour tous les exemples de la poterie du VIIIe siècle, une série de couleurs, de la pâte du rose pâle jusqu’au gris, est due certainement au différent degré de la cuisson. Suivant le degré de pureté, la pâte contient du sable, des particules calcaires, et du mica en abondance. Mais pour le VIIe siècle et surtout au VIe siècle la couleur gris marron domine et pratiquement le sable, le calcaire, le mica disparaissent.
8L’engobe est généralement rose, mais dans les endroits où le décor est polychrome, il devient marron, marron violet et noir. Tous les vases de formes ouvertes sont noirs à l’intérieur, tantôt noir vert, noir gris ; à partir du VIIe siècle nous rencontrons des motifs ornementaux en rouge et en blanc sur cette même couleur. Pour les exemples en polychrome au VIe siècle, c’est-à-dire à décor blanc surajouté, certains vases de luxe comportent la même polychromie à l’intérieur. Je dois toutefois ajouter que les pièces polychromes sont rares. Et jusqu’à présent en Anatolie, on ne rencontre qu’à Pitane les couleurs rouge, blanc, noir et pourpre. Dès le début du VIe siècle l’engobe crème clair comme une coquille d’œuf caractérise cette sorte de céramique.
9Quant aux formes : calice, bol, phiale à omphalos, skyphos, et skyphos-cratère, elles sont particulièrement abondantes. Sans doute faut-il également signaler la présence de milliers d’amphores, mais comme elles sont sans motifs décoratifs, nous les tenons à l’écart. Les autres types cités tout à l’heure ne permettent pas tous de suivre l’évolution des formes. Seuls les calices et les bols nous aident à suivre une évolution déterminée, telle qu’elle est déjà signalée par Boardman dans Emporio. Si l’on étudie de près les pièces de Chios et d’Erythrai, la forme du calice, sa première forme, n’est qu’un skyphos creux, la lèvre n’est pas encore haute, le pied est court. Le calice à notre avis ne peut avoir comme ancêtre ni les vases mycéniens ni ceux des Cyclades au IXe siècle ; il en va de même pour les tasses à anse unique. On peut très bien les comparer aux objets géométriques de l’Attique, aux coupes de bucchero de l’époque protogéométrique et géométrique de l’Eolide, et même à des vases phrygiens. Chaque potier peut tourner une tasse ou un skyphos sans avoir recours à un modèle, puisque la technique de tournage et l’idée de l’utile exigent cette forme fonctionelle. Avec le temps, le calice prend une forme plus souple, plus élancée, les bords sont également plus hauts et le pied presque conique. Les anses horizontales se placent toujours dans la partie la plus large de la vasque au VIIe et au VIe siècles. Ajoutons que, surtout aux VIIIe et VIIe siècles, des boutons plastiques prennent place de chaque côté des anses sur les vases trouvés à Erythrai. Dans le deuxième quart du VIe siècle, nous rencontrons un type standard de calice quelle que soit sa décoration peinte : les bords sont presque aussi hauts que la partie creuse et le pied conique a la même hauteur. L’acropole d’Erythrai et la nécropole de Pitane ont cessé d’être utilisées à partir du milieu du VIe siècle ; nous n’avons pas rencontré en effet le type de calice à anses inclinées de Chios. La poursuite des fouilles d’Erythrai permettra sûrement de dégager ce type de calice portant des marques de dégénérescence. La forme des tasses ou bien des bols est longuement décrite par J. Boardman dans son étude des objets de Chios et nous ne trouvons rien à y ajouter.
10Pour les calices dits de Chios la décoration peinte peut être définie d’après les trouvailles d’Anatolie. Les pièces subgéométriques portent des décors en cercles concentriques, des bandes horizontales et des papillons ou diabolos entre des zones de filets verticaux (Photos 7 et 8). On peut y ajouter des méandres et des décors en trapèze. Toutefois les motifs en dents de scie peuvent être remplacés par des motifs d’œil sur les boutons placés au niveau des anses. Au VIe siècle la forme et l’engobe crème clair sont caractéristiques. Les lignes droites en gerbes entre les anses et les motifs en dents de scie entre ces lignes sont également les caractéristiques de cette poterie.
11Laissant de côté les calices, voyons maintenant trois skyphoi de même grandeur et de même forme. Le premier est sans ornement, le deuxième comporte une simple décoration de motifs végétaux en forme de fleur de lotus, le troisième est richement décoré en silhouettes réservées de figures d’animaux. Les deux premiers viennent des fouilles de Pitane (Photos 9, 10) le troisième, vous le connaissez bien, c’est l’un des skyphoi de Würzburg. Signalons aussi un calice-skyphos à Erythrai, orné peut-être par le même peintre que celui de Würzburg (Photo 11).
12D’après les trouvailles nous pouvons dire que la forme du skyphos disparaît graduellement à l’époque de la technique de la silhouette réservée, car le calice est une forme idéale pour cette sorte de céramique. L’emploi de la technique de la figure noire avec rehauts rouges et de la technique polychrome avec rehauts blancs n’a nullement empêché la continuation de la technique de la silhouette réservée. Les céramiques trouvées dans la nécropole de Pitane prouvent clairement que ces trois techniques différentes étaient employées en même temps, depuis le début du VIe siècle jusqu’au 3ème quart du siècle. Lors des fouilles de Pitane nous avons pu dégager plus de 250 contextes dont 35 possèdent de la céramique dite de Chios. Ils étaient accompagnés de vases attiques et corinthiens qui garantissent leur datation. D’après les contextes, les plus anciens vases polychromes de cette catégorie viennent l’un avec une kylix du peintre KX, un lydion et un lécythe dans un sarcophage en pierre de la nécropole de Pitane (Photo 12). Beazley donne une date pour le peintre KX vers la fin du premier quart du VIe siècle ; Cook et Boardman le placent entre 580 et 570 av. J.-C. L’autre vase polychrome a été trouvé dans une tombe à crémation avec une oinochoè, un grand vase à couvercle et un vase à libation — ces trois derniers vases appartiennent au même peintre — (Photos 2, 3, 4) et une kylix — band-cup — attique. Signalons encore, dans un sarcophage en pierre, un calice et une kylix du peintre d’Heidelberg. Dans une autre tombe deux calices (Photo 6) avec, comme à Tocra, la présentation d’un coq, associés à trois plats attiques à figures noires, deux cotyles et un aryballe corinthien tardif, datables vers le milieu du VIe siècle. Signalons encore un calice trouvé avec un aryballe corinthien « Warrior Group » datable du troisième quart du VIe siècle.
13La stratigraphie de Bayrakli donne presque la même chronologie et elle consolide ainsi les datations de Pitane. Par exemple un couvercle de pyxis peint par le peintre de Pitane provient du même niveau que le vase de Sophilos et les figurines à polos. Selon les trouvailles archéologiques nous savons que Alyattes a détruit Smyrne vers la fin du corinthien ancien et la reconstruction de la ville eut lieu 30 ans après. Cela donne des points fixes pour confirmer les datations de Pitane. Ainsi, la chronologie de ce type de céramique est basée sur deux stations bien nettes, l’une avec stratigraphie, l’autre avec contextes. On contestera peut-être la conclusion proposée ici, c’est-à-dire la contemporanéité au VIe siècle des trois techniques décoratives. Rappelons en effet en quoi consistait la théorie de Price et celle de Cook et des chercheurs qui nous ont précédé. Ils classaient en ordre chronologique les quatre séries suivantes :
Au début de l’époque orientalisante un groupe de poterie constitué par les types de skyphoi de Würzburg et d’Erythrai et par les calices exécutés dans une technique de « Silhouette réservée » avec beaucoup d’ornements de remplissage.
Ensuite un groupe de calices, comportant des motifs animaliers avec peu d’éléments de remplissage.
Un groupe de calices analogues aux précédents, mais avec la vasque plus creuse et ornée d’une seule ou de deux figures, et exécutés dans une technique de la « silhouette réservée » sans remplissage.
Enfin un groupe qui se rapproche du troisième, mais exécuté dans une technique à figures noires ou dans une technique polychrome.
14Pour ma part je proposerais en conclusion de considérer comme coexistant à partir du début du VIe siècle les trois principales techniques distinguées :
La technique de la « silhouette réservée », dont le début a précédé l’apparition des deux autres ;
La technique à figures noires, qui apparaît vers la fin du premier quart du VIe siècle ;
La technique polychrome, c’est-à-dire avec l’emploi du blanc, contemporaine de la précédente.
15Chacune a évolué indépendemment selon la mentalité conservatrice ou révolutionnaire du maître-potier et du peintre qui ont confectionné cette sorte de poterie durant au moins 75 ans.
16D’après les nouvelles trouvailles et les résultats des analyses en laboratoire, je dirai quelques mots sur la fabrication de cette céramique.
17Autrefois, on avait pensé à Naukratis comme lieu d’origine. Ensuite on a proposé Chios à cause des résultats des fouilles de Kourouniotes et Lamb qui ont découvert à Chios une succession depuis le géométrique jusqu’à l’époque hellénistique.
18Je voudrais proposer une nouvelle hypothèse pour le lieu de fabrication ou l’un des lieux de fabrication de la céramique dite de Chios. On a trouvé à Erythrai une quantité considérable de fragments qui représentent environ un millier de vases de cette série allant du géométrique jusqu’au milieu du troisième quart du VIe siècle. Pour l’instant nous ne connaissons pas de matériel postérieur ; il est vrai que seule l’acropole a fait l’objet de recherches ; beaucoup de fragments portent des inscriptions (noms de potiers, dédicaces à Athéna).
19Une analyse de laboratoire appliquée à des fragments de géométrique du VIIIe et VIIe, provenant d’Erythrai, ainsi qu’à des fragments du VIe siècle de Pitane, Daskyleion et Phocée, prouve que l’argile de ces vases est identique. En conséquence il me paraît clair que Erythrai a eu des ateliers qui produisaient de la céramique dite de Chios.
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