La Bomolochia : autour de l’embuscade à l’autel
p. 29-50
Texte intégral
1A l’origine de cette enquête, un rapprochement, qui peut paraître arbitraire, et dont nous verrons qu’il se justifie, juxtapose trois sortes de données : des faits linguistiques, des témoignages rituels et des documents figuratifs1. Les données linguistiques sont en relation directe avec un terme, le mot βομολοχία, qui désigne une forme de plaisanterie grossière, faisant toujours l’objet d’un jugement péjoratif. En particulier, et c’est là notre point de départ, ce terme est utilisé par Plutarque, dans un passage de la Vie de Lycurgue, concernant les syssities : « Les enfants assistaient souvent à ces repas ; on les y menait comme à une école de tempérance ; ils y entendaient parler de politique et y assistaient à des amusements dignes d’hommes libres ; ils s’y habituaient eux-mêmes à plaisanter et à railler sans bomolochia, et à supporter la raillerie sans se fâcher ».2.
2Ce passage constitue le contexte initial de cette enquête sur le mot bomolochia. Du point de vue étymologique, le terme provient, et les Grecs en sont conscients, des mots βωμός “autel”, et λόχος “embuscade”, terme militaire, qui renvoie à une pratique faisant partie de l’agogè Spartiate. Quant à l’autel, le bomos, il définit, on le sait3, toute vie sociale et toute communauté civique.
3Mais le bomos joue également un rôle central dans le rituel d’Orthia, qui fournit le second élément du rapprochement. Dans ce rituel Spartiate, ce n’est pourtant pas la fonction sacrificielle de l’autel qui est au premier plan : il ne s’agit pas du sacrifice sanglant orthodoxe. Le sang est certes présent à l’autel d’Orthia, mais c’est celui des jeunes garçons qui y sont fouettés, et non pas celui de l’animal dont la viande sera partagée et consommée. La nourriture y figure aussi, sous la forme de fromages, déposés sur l’autel, et que doivent voler un groupe de garçons, en subissant les coups d’une autre équipe, qui cherche à repousser les assaillants4. Tel est le second terme de notre rapprochement : un rituel centré sur l’attaque d’un autel, ayant pour but un vol de nourriture, une épreuve d’endurance dont le vainqueur, celui qui a réussi à s’emparer du plus grand nombre de fromages, porte le nom de « vainqueur à l’autel » - βωμονίϰης -5.
4Les deux éléments de ce rapprochement, le mot bomolochia et le rituel d’Orthia, s’inscrivent l’un et l’autre dans un même contexte, celui de la paideia Spartiate, dont la finalité est l’admission parmi les Homoioi et l’accès aux syssities, donc à la nourriture collective. En outre, comme le terme bomolochia prend très souvent le sens de « bouffonnerie », et s’applique à un comportement burlesque, il peut évoquer, en arrière-plan, les nombreux masques grotesques mis au jour dans le sanctuaire d’Orthia, sur les rives de l’Eurotas, documents qui laissent supposer des cérémonies à caractère burlesque6.
5Le troisième type de données est constitué par des représentations figurées. Il s’agit d’images de vases représentant un ou deux oiseaux perchés sur un autel, tenant dans le bec quelque chose qui semble être un morceau de viande. On rencontre également, sur une image analogue, plusieurs chiens sautant autour de l’autel7.
6L’enquête pourtant se déroulera sur le seul plan linguistique et textuel. Le but est de savoir en quoi consiste le comportement désigné par Plutarque sous le nom de bomolochia et, selon lui, expressément proscrit des syssities Spartiates. Pratique verbale, essentiellement, puisqu’il est question de savoir plaisanter et railler. Mais conduite excessive, puisqu’elle est bannie des repas collectifs et contraire à l’exemple pédagogique que les hommes adultes doivent offrir aux enfants. Une pratique de langage, condamnable sur le plan social, telle est la première indication fournie par le contexte initial.
7Pour en savoir davantage, pour se faire une idée plus précise des notions évoquées par ce mot dans l’esprit de l’usager grec, nous ferons d’abord appel aux définitions des lexicographes et des scholiastes. Puis nous analyserons quelques occurrences du terme chez les différents auteurs qui l’emploient, en étudiant, à chaque fois, son environnement lexical et son contexte sémantique.
8On trouve des définitions et des gloses du terme bomolochia et des mots de même famille dans la Souda, chez Hésychius, Pollux et les divers scholiastes d’Aristophane, jusqu’à Tzetzès. Le sens le plus courant donné au mot bomolochia est, par exemple chez Hésychius, « sorte de plaisanterie grossière et comique »8 il est glosé par les mots ϕοϱτιχόν, ἀγοϱαῖον et εὐτελές, et d’autre part γελωτοποιόν, c’est-à-dire grossièreté, trivialité, vulgarité et rire.
9Des diverses explications données pour justifier ce sens à partir de l’étymologie, on peut dégager deux directions parallèles :
10— la première prend l’expression « embuscade à l’autel » au sens propre, paramilitaire ; le bomolochos est ainsi celui qui guette près des autels le moment favorable pour voler les offrandes déposées-ἁρπάγειν, κλέπτειν. C’est un voleur qui se cache — κρύφιος ΰποκαθήμενος. Il est comparé aux oiseaux qui viennent s’abattre sur les autels pour enlever des morceaux9 le bomolochos est d’ailleurs une variété de choucas, comme nous le verrons plus loin.
11— L’autre voie prend le terme en un sens plus figuré : le bomolochos, installé au pied des autels, attend inlassablement qu’on lui donne quelque chose. Il ne prend pas, mais harcèle les sacrificateurs pour recevoir. C’est un mendiant, un parasite et un bouffon par nécessité. Voleur ou mendiant, le terme s’applique aussi, selon Tzetzès, aux enfants vagabonds échappés de l’école, qui viennent hanter les autels pour trouver ou obtenir quelque chose à manger, tels des oiseaux picoreurs et rapaces10.
12Sur ces deux lignes directrices, le vol et la mendicité, viennent se greffer quatre notions dominantes, le bavardage, la flatterie, la plaisanterie triviale et la ruse, qui complètent le portrait du bomolochos.
13Pour le bavardage, en effet, une scholie donne en équivalent à la bomolochia le mot πολυλογία. C’est le bavardage vain, futile — μάταιος —, parfois impie de tous ceux qui attendent leur part du sacrifice et qui n’ont rien à faire. Mais c’est aussi le babillage des enfants qui font l’école buissonnière, et dont le jacassement est comparé à celui des oiseaux-λαλεῖν et φλυαρεῖν ; le bavardage de tous ceux qui, quel que soit leur âge, espèrent un petit morceau, et les demandes incessantes des mendiants qui implorent, harcelant le sacrificateur-le mageiros -, l’étourdissant de réclamations pour l’avoir à l’usure11.
14A ces supplications s’ajoutent les flatteries. Le bomolochos est un flatteur éhonté. Chez Pollux la notion figure en deux endroits. Dans le développement consacré à la pauvreté12 elle voisine avec le dénuement, l’indigence, la dépendance économique-θητεία-et la mendicité. Dans le passage qui traite de la flatterie — ϰολακεία — la bomolochia est mise en relation avec la face passive de la flatterie, la bassesse ; selon la Souda le mot bomolochos peut désigner « des individus humbles et soumis, prêts à tout endurer en vue d’un profit » ; aussi le bomolochos peut-il être à l’occasion un μαλαχιζό-μενος, un efféminé13.
15Mais il est surtout un flatteur impudent — ἀναιδής —, qui recourt aux procédés comiques les plus grossiers. Pour faire rire le sacrificateur il raille — σκώπτειν, grimace, fait des mimiques burlesques — μῖμος γελοίων, débite des obscénités — αἰσ-χρολόγος, esquisse des danses bouffonnes — κοϱδακίζων, μύθων. La bomolochia est une forme de παίγνια, jeu qui prend des dimensions de spectacle. Le but est de faire rire l’interlocuteur et les spectateurs14.
16La ruse est tout aussi présente. La plaisanterie — παιδία — n’est jamais désintéressée ; elle est feinte — προσποιητή, L’ἀπατή est une composante essentielle de la bomolochia : il faut distraire l’autre, détourner son attention, tromper la vigilance du détenteur des parts ou du surveillant des offrandes. Le bomolochos est un gredin, un vaurien, un escroc — κακοῦϱγος, πανοῦργος. Mendiant bouffon, parasite flatteur, voleur, le bomolochos est aussi un impie — ἀσεβής et ἱεϱόυλος, soit qu’il commette des vols sacrilèges, soit qu’il parodie les paroles sacrées et les tourne en dérision15. Etrange façon de faire rire le sacrificateur.
17Telles sont les informations que nous livrent les grammairiens. Il n’y a là rien qui fasse allusion à une pratique rituelle précise. Tout pourtant se passe autour de l’autel ; et tout semble concerner des marginaux, des individus qui n’ont pas accès de droit à la consommation de la viande, et qui tentent de s’en procurer par des conduites soit infantiles comme le jeu et le bavardage quémandeur, soit déviantes, comme la ruse, soit franchement criminelles, tels le vol et le sacrilège16.
18Il va de soi que ces gloses de lexicographes et de scholiastes sont des constructions basées sur des considérations étymologiques d’une part, et, d’autre part, sur les emplois du terme dans les textes, que nous allons nous-même interroger maintenant.
19Si l’on aborde les témoignages littéraires dans l’ordre chronologique, c’est le substantif βωμολόχος qui est attesté en premier, d’abord chez Phérécrate, puis chez Aristophane, où l’on rencontre également le substantif βωμολόχευμα, l’adjectif neutre substantivé βωμολόχον et le verbe βωμολοχεύειν. Le substantif βωμολοχία apparaît chez Platon, est utilisé par Aristote, Isocrate, Lucien et Plutarque, où il est très fréquent17. Il s’agit alors d’une notion complexe, tantôt concept rhétorique, tantôt désignation plus concrète d’un type de comportement.
20Le genre des textes où ces termes sont employés pose problème. C’est d’un côté la comédie, de l’autre des textes philosophiques, généralement polémiques.
21Très souvent le terme figure dans une énumération. Chez Aristophane il est toujours redoublé par un autre mot. Cela est-il dû à la redondance propre au style comique ? ou au fait que le mot a besoin d’être explicité ? L’abondance des scholies peut le laisser supposer. Il semble qu’il s’agisse d’un mot rare, utilisé par des « intellectuels ». Enfin ce mot est très souvent accompagné d’une négation18. Sinon il a valeur d’injure. Incontestablement ses connotations sont péjoratives.
22Il en va ainsi de la première occurrence du terme βωμολόχος chez Phérécrate19 : « Et ensuite, de peur qu’à force d’être toujours et partout embusqués aux autels, nous ne soyons appelés bomolochoi, Zeus a fabriqué un très grand conduit de cheminée
ϰἄπειϑ’ἵνα μὴ προς τοῖσι βωμοῖς πανταχού
ἀεὶ λοχῶντες βωμολόχοι καλώμεϑα
ἐποίησεν ò Ζεὐς καπνοδόκην μεγάλην πάνυ ».
23Dans ce passage, les dieux sont présentés comme une troupe, postée près des autels, guettant pour capter la fumée, et leur part des offrandes, avant que Zeus n’installe une communication entre ciel et terre. Bomolochoi a une valeur péjorative ; c’est une appellation indigne des dieux qui ont de droit leur part du sacrifice. La phrase semble donner une sorte de définition du terme par retour au sens étymologique. C’est probablement un jeu de mots sur le sens figuré, habituel sinon courant, de « bouffon », et le sens premier, « embusqué à l’autel ». Jeu de mot qui ne paraît possible que si le sens propre n’est pas usuel. Le fait qu’il s’agit là d’un fragment ne permet pas d’en dire davantage.
24Chez Aristophane on trouve onze occurrences, dont trois dans les Cavaliers (20).20. Les deux premières sont de loin les plus intéressantes :
25Au vers 902 le Paphlagonien dit au charcutier : « Coquin, par quels bomolocheumata tu veux me décontenancer !
Οἵοισί μ’ὦ πανοῦϱγε, βωμολοχεύμασιν ταϱάττειν »
26Au vers 1194, le charcutier in petto : « Ο mon coeur, c’est maintenant qu’il faut trouver quelque bomolochon ».
Ω Θυμέ, νῦν βωμολόχον ἔξευρέ τι ».
27Le premier exemple prend place dans l’une des joutes qui mettent aux prises, devant Démos, le Paphlagonien et le charcutier, encouragé par le choeur. C’est un agon essentiellement verbal21 les coups interviennent moins que les menaces de coups22. Les deux adversaires font assaut d’effronterie - ἀλαζονεία - et d’impudence - ἀναιδεία -, échangeant injures, accusations, vantardises, calembours et obscénités. C’est juste après une plaisanterie scatologique du charcutier que le Paphlagonien proteste : « tu cherches à me troubler par ces bomolocheumata ». Les bomolocheumata correspondent ainsi à un degré excessif de surenchère verbale. C’est une invention particulièrement grossière, susceptible de désorienter — ταράττειν — l’adversaire, de l’intimider, de lui fermer la bouche et d’emporter la victoire, comme l’indiquent les vers suivants où figure deux fois le verbe νικᾶν. A cette victoire préside la déesse, Athéna, puisque l’enjeu est la domination d’Athènes.
28En 1194 la situation est différente ; l’agon n’est plus d’ordre purement verbal. Pour séduire Démos, parodiant une compétition amoureuse23, les deux rivaux font assaut de cadeaux culinaires. Le Paphlagonien va marquer un point décisif : il apporte un lièvre, don érotique par excellence, mais en civet... C’est alors que le charcutier, momentanément en position d’infériorité, fait appel à toute son ingéniosité pour trouver quelque bomolochon. Il affecte de regarder au loin et annonce l’arrivée d’ambassadeurs apportant de l’argent. Le Paphlagonien tombe dans le panneau et se précipite dans la direction indiquée après avoir posé son plat. Le charcutier s’en saisit et l’offre lui-même à Démos. Le bomolochon est ici une tactique conjoignant geste et parole, un mensonge, un dolos, visant à détourner l’attention de l’adversaire. Et le but de cette tactique est un vol de nourriture. « Tu m’as indignement subtilisé mon bien »24, s’écrie le Paphlagonien, qui se déclare vaincu peu après. Le bomolochon constitue donc la manoeuvre décisive de cet agon final.
29Le comportement désigné par les termes bomolochon et bomolocheuma se définit ainsi par un double aspect :
30— un aspect tactique : c’est une manoeuvre biaise qui consiste à détourner l’attention de l’autre pour s’emparer de ce qu’il possède, pratique qui relève de la ruse, du dolos.
31— un aspect verbal, qui comporte deux faces : d’une part c’est à qui criera le plus fort, à qui l’emportera dans la démesure, dans l’injure, dans le sarcasme ou dans l’exagération burlesque. D’autre part il s’agit de flatter Démos, de le séduire par le logos.
32Un même verbe, d’ailleurs, ὑϕαϱπάζειν25 dénote ces deux aspects, pratique et verbal. Il signifie en effet « subtiliser, voler » et « couper la parole » à quelqu’un.
33Le but de cet agon est clairement indiqué : c’est le pouvoir. Mais à terme plus proche, l’enjeu c’est la nourriture, ici le civet de lièvre. Ailleurs, au début de la logomachie, est employée la métaphore « emporter le gâteau ». Le coryphée s’écrie : « allons, si tu l’emportes par tes cris, bravo pour toi, mais s’il te dépasse en impudence, à nous le gâteau »26.
34Si l’on envisage le contexte plus large de ces deux occurrences, la dimension pédagogique apparaît immédiatement. Car le favori dans ce type de concours et dans ce genre d’agon, est celui qui dès l’enfance est entraîné à recevoir des coups de poings et même de couteau27, à attraper au vol des boulettes de pain, lancées par les convives dans les banquets28, à détourner l’attention des mageiroi - les sacrificateurs découpeurs -, en annonçant le retour de l’hirondelle, et ce pour chiper un bout de viande29. Toutes ces pratiques sont présentées comme des tours d’enfants30, mais ces jeux constituent de fait l’éducation du charcutier, l’équivalent d’un passage chez le didaskalos et chez le pédotribe31. Et ce dressage qui repose sur les coups, le vol, le parjure et l’effronterie — on lui a appris à regarder en face32 —, a valeur qualifiante pour jouer un rôle politique.
35Cela ressort clairement des deux passages qui décrivent cette éducation. La ruse qu’il utilise pour tromper la vigilance des mageiroi, pour dérober un morceau de viande sans être aperçu, et cacher le larcin... entre ses fesses33, son attitude qui consiste à nier ensuite et à mentir avec obstination, ce comportement est considéré comme une promesse de réussite : « l’un des rheto’res, après m’avoir vu faire déclara : « il n’est pas possible que ce garçon ne gouverne un jour le demos »34. Dans le second passage qui se situe peu avant le dénouement, le Paphlagonien confronte les prédictions de l’oracle avec ce que le charcutier lui apprend sur son éducation, et constate avec désespoir que celui-ci répond exactement aux conditions requises.
36On peut se demander si cette éducation caricaturale était susceptible d’évoquer pour les Athéniens certains aspects de l’éducation Spartiate. Brutalité, coups, ruse, moyens détournés pour s’emparer de la nourriture, sans être vu, sans avouer son larçin... tout ceci correspond effectivement à l’un des volets de la paideia lacédémonienne , au côté qui vise à développer l’audace, l’andreia. Cependant l’intention principale d’Aristophane est de faire le tableau d’une conduite asociale, d’une éducation de voyou, et de montrer que la démocratie athénienne tolère et favorise ce genre de conduite, qu’elle l’utilise même et le récompense par une réussite politique. En conséquence, que les hommes au pouvoir sont des gredins et des dévoyés. Mais il se peut qu’il cherche à faire d’une pierre deux coups, et qu’il utilise une série de lieux communs de l’opinion publique athénienne, qui se représentait le modèle éducatif Spartiate comme un apprentissage du vol et de la férocité. Les textes portent témoignage de cette représentation. Il y aurait donc référence à l’éducation Spartiate dans la mesure où bien des contre-modèles pouvaient, à cette époque, renvoyer à Sparte. Il faudrait en ce cas supposer que tout ce que nous savons de Sparte, ce que Xénophon et ensuite Plutarque rapportent, était connu du public, ce qui n’a rien d’invraisemblable.
37Si l’on admet cela on peut interpréter l’allusion aux rhetores qui jugent les aptitudes de l’enfant comme un rappel du rôle des gerontes qui à Sparte surveillaient les jeux et l’entraînement des jeunes et faisaient des pronostics sur leur évolution future. On peut aussi rapprocher la mention des boulettes de mie de pain, les ἀπομαγδαλιαί que le charcutier enfant attrapait au vol dans les banquets, de celles qui selon Plutarque, jouaient un rôle décisif pour l’admission dans les syssities35.
38Peut-être même n’est-il pas impossible de mettre en parallèle le comportement du charcutier chipant un bout de viande et le dissimulant entre ses fesses avec l’histoire héroïque — et combien énigmatique — de l’enfant Spartiate qui vole un renardeau, le cache sous son manteau et se laisse dévorer les entrailles plutôt que d’avouer. Parodie bouffonne d’une anecdote édifiante ?
39Tel est le contexte des deux premières occurrences des termes bomolochon et bomo-locheuma dans les Cavaliers. Dans les autres passages où ils apparaissent — et c’est également valable pour le verbe βωμολοχεύειν —, l’emploi de ces termes ne vient en rien infirmer l’analyse précédente. Ils sont utilisés tantôt comme injure, tantôt pour désigner un comportement condamnable, en rapport avec la gourmandise et avec le vol.
40Ainsi dans les Nuées, pièce dont le sujet est encore plus franchement pédagogique que celui des Cavaliers, le verbe bomolocheuein figure dans la tirade de Dikaios Logos qui, construite en diptyque, oppose l’éducation du bon vieux temps à la corruption contemporaine36. Une énumération des termes et des notions qui caractérisent chaque panneau donne ceci :
41d’un côte, la diké et la sophrosuné ; pour les enfants c’est le silence, l’ordre, la tenue, l’endurance, les coups, le chant dorien, la décence, le respect des vieillards, pas de manteau mais la santé, le gymnase, le sport et le plein-air ; et en arrière-plan, les Dipolies, les Bouphonies, les cigales et les guerriers de Marathon ;
42de l’autre, on trouve le verbe bomolocheuein, voisinant avec les inflexions de voix modulées, l’exhibition des organes sexuels, la gourmandise et le fait de se servir soi-même à table, les manteaux, la grossièreté et les « réponses » aux parents, la fréquentation de l’Agora, les bavardages, les chicanes, le teint pâle, les bains, les femmes, les banquets, les plaisanteries... et quelques εὐϱύπϱωκτοι.
43Il existe cependant chez Aristophane un autre contexte où intervient le mot bomolocheuma. C’est celui de la polémique littéraire et esthétique d’Aristophane. Ainsi, dans la Parabase de la Paix, le poète se flatte d’avoir réformé la comédie « en proscrivant inepties, vulgarités et basses bomolocheumata »37. De ces bomolocheumata il donne quelques exemples : c’est l’utilisation sur scène de personnages de farce, Héraclès mageiros affamé et glouton ou des esclaves fugitifs rusés, voleurs et battus, et l’emploi de thèmes de farce centrés sur la gourmandise, la ruse et les coups. De façon analogue, dans les Nuées, Aristophane attaquait l’arsenal traditionnel de ses grossiers concurrents, le morceau de cuir rouge pendu à la ceinture pour simuler un phallus, les railleries contre les chauves, la danse du kordax, les coups de bâton, le recours aux torches et aux iou-iou...38. Tout cela, il prétend l’avoir supprimé, ainsi que les plaisanteries triviales39.
44Les bomolocheumata constituent ici encore un modèle négatif et comme un faire valoir. La polémique littéraire d’Aristophane est certes indissociable de ses intentions politiques, et le théâtre est aussi pédagogie. Mais la signification plus spécifiquement esthétique du terme bomolocheuma, son insertion dans le champ de la poétique d’Aristophane, dans le cadre de sa conception de la comédie et de l’art dramatique, mettent en lumière l’appartenance de cette notion au domaine de la mimésis40.
45Les deux aspects du bomolocheuma, conduite relevant de la délinquance juvénile, et procédés comiques d’une extrême vulgarité, Aristophane les condamne en bloc, et ils seront étroitement liés chez les auteurs qui, après lui, vont utiliser le terme et créer la notion de bomolochia. Pour Aristophane, ce sont des manifestations parallèles de la démagogie. En particulier la démesure verbale qui caractérise le bomolochon, que ce soit dans le sens de l’injure, de la flatterie ou dans celui de la plaisanterie bouffonne, est dénoncée comme une inflation du logos, conséquence du libre débat démocratique. Le terme restera marqué de cette connotation idéologique. Seuls auront recours à cette notion des écrivains ayant un compte à régler avec la démocratie.
46Chez Isocrate on trouve deux occurrences du verbe βωμολοχεύειν. Ce sont deux passages de l’Aéropagitique et de l’Echange 41 qui constituent des développements pédagogiques et moraux où l’on retrouve exactement les mêmes thèmes que chez Aristophane, c’est-à-dire une opposition entre l’austérité de l’éducation d’antan et le relâchement contemporain. D’un côté respect, aidos et sophrosuné, de l’autre, effronterie (« répondre » aux anciens), sarcasmes... et mimésis.
47C’est chez Platon qu’apparaît pour la première fois le substantif βωμολοχία, et c’est chez lui la seule occurrence du terme42. Le contexte est celui de la condamnation de la comédie. Il établit, semble-t-il, une équivalence entre le substantif βωμολοχία, le verbe γελοτοποιεῖν « faire rire » et l’adjectif κωμωδοποίος « comédien » ; les trois notions appartiennent à l’ordre du paraître, de la doxa. L’intérêt de l’analyse de Platon est qu’elle met l’accent sur le rôle de la mimésis : si on se laisse aller au plaisir du spectacle comique, on en vient, dit-il, à adopter, par contagion mimétique inconsciente, un comportement dont on rougirait d’ordinaire, comportement qu’il qualifie de bomolochia, qui consiste à faire le pitre à son tour pour faire rire ses proches.
48Avec Aristote on assiste à la mise en place théorique du concept. On rencontre six occurrences43. Deux points méritent plus particulièrement d’être retenus : dans la Rhétorique, au cours d’un développement sur les plaisanteries44, Aristote oppose l’eironeia à la bomolochia : « l’ironie est plus digne de l’homme libre que la bomolochia : par le rire, l’ironiste cherche son propre plaisir, le bomolochos, celui d’autrui ». Sont soulignées ici, d’une part, la dépendance nécessaire du bomolochos à un public ; la bomolochia implique des spectateurs : d’autre part, une incompatibilité entre ce comportement et la dignité de l’homme libre.
49Dans l’Ethique à Nicomaque45. Aristote procède à une classification des diverses formes de divertissement — παιδία. La bomolochia est située du côté de l’excès — υπεϱβολή — et opposée à la rusticité — ἀγϱοικία — qui marque une déficience — ἐλλείπων ; le juste milieu est incarné par l’enjouement de bon ton — ευτραπελία.
50Cette opposition entre la bomolochia et l’agroikia permet de mieux cerner les valeurs de la première de ces deux notions. L’agroikia, en effet, désigne la grossièreté gourde et fruste du campagnard, incapable de plaisanter ou de comprendre la plaisanterie. Le terme opposé représenterait donc un comportement antithétique, une forme de grossièreté hyperculturelle : la plaisanterie effrénée de l’homme de la rue, du dégourdi de l’agora46.
51La notion d’agroikia occupe une place importante dans la définition que les Grecs se donnent de la culture47. La rusticité, qui caractérise l’agroikos, l’homme de l’agros, paysan ou berger, exclut celui-ci du monde cultivé, centré sur la Cité et ses valeurs. L’homme civilisé, le citoyen, doit, entre autres vertus, savoir plaisanter à propos et avec mesure. Ce qu’Aristote nomme eutrapelia est aussi une des qualités que les jeunes Spartiates doivent, selon Plutarque48, s’efforcer d’acquérir, en s’exerçant entre eux, et en suivant l’exemple des adultes, pour devenir des « semblables », des homoioi. La rusticité, par son incompétence à la bonne plaisanterie, par son inaptitude à l’imitation des valeurs urbaines, condamne l’homme des champs à une exclusion hors de la société, dans la proximité des bêtes. Son contraire, la bomolochia, entraîne une aliénation inverse. Le bomolochos est celui qui en fait trop, qui, par excès de mimétisme, dépasse la cible, le modèle juste du citoyen citadin, et aboutit à une caricature grossière des valeurs admises. Et la bomolochia constitue un risque pour la cité, danger interne qui la menace en son centre, « embusqué auprès des autels ».
52Toujours chez Aristote, mais dans l’Histoire des Animaux49. l’on retrouve une forme différente de bomolochos : ce terme est en effet le nom d’un oiseau, d’une sorte de choucas—κολοιός. Selon Pline50 une variété de choucas — le monedula — est connue pour sa rapacité et, comme notre pie, pour son avidité à l’égard de l’argent. Une variété proche du bomolochos est le σπεϱμολόγος, le « picoreur » ; or la spermo- logia, qui désigne la bouffonnerie du parasite, est une notion fréquemment associée par Plutarque à la bomolochia.
53Il y a là incontestablement un champ de représentation où des variétés d’oiseaux, pensés comme voleurs, sont mis en relation avec un type de comportement englobant criaillerie, bouffonnerie, avidité et flatterie. C’est dans ce champ que se comprend le jeu de mot fréquent sur κόλαξ « flatteur » et ϰόϱαξ « corbeau »51.
54C’est sans doute ici qu’il faudrait juxtaposer à ce dossier essentiellement lexical les images portées par des vases, qui représentent des oiseaux, identifiables comme des espèces de corbeaux, perchés sur un autel, ou bien s’envolant avec dans le bec un morceau de viande52.
55Mais ces images, qu’il n’est pas lieu d’analyser ici, évoquent à leur tour d’autres textes. En particulier la fable Le corbeau et le renard nous paraît s’inscrire dans le même champ de représentation. Elle est construite sur un scénario où un personnage tente de s’emparer de nourriture détenue par un autre, qui l’a lui-même volée. Il met en oeuvre une tactique où la voix joue un rôle central, voix du flatteur certes, mais aussi « belle » voix du flatté. Il y a provocation à une joute verbale. Enfin, si chez Esope l’enjeu est un morceau de viande, chez Phèdre il s’agit d’un fromage, volé, sur le rebord d’une fenêtre il est vrai et non point sur un autel. L’autel pourtant n’est pas loin, et dans une autre fable, Le corbeau malade53, le corbeau est un authentique bomolochos : le héros demande à sa mère de prier les dieux pour sa guérison. Mais la mère, très sceptique, lui répond : « quel est celui des dieux à qui tu n’as pas volé de viande ! ».
56Il est inutile d’insister sur le rôle pédagogique des Fables d’Esope. Elles agissent par le blâme, le μῶμος, qui s’oppose à l’éloge, l’ἔπαινος. Momos et epainos sont les deux aspects de la fonction sociale de la poésie à l’époque archaïque54. C’est précisément au domaine du blâme qu’appartiennent le sarcasme et la raillerie qui jouent un rôle important, nous dit Plutarque, dans l’éducation des jeunes Spartiates : « les enfants s’habituent à railler sans bomolochia et à supporter la raillerie sans se fâcher ».
57Avant de nous arrêter sur ce passage de la Vie de Lycurgue qui fut le point de départ de cette enquête, il est nécessaire d’indiquer comment se présente le dossier de la bomolochia chez Plutarque.
58Le corpus est considérable ; il comporte plus de quarante occurrences dont au moins trente-cinq du substantif bomolochia55. L’analyse de leurs contextes donne les résultats suivants :
59Les associations de termes les plus fréquentes sont :
60— le mot σκώμμα (10 occurrences) « raillerie », « sarcasme », très souvent au pluriel σκώμματα, et en coordination directe avec le substantif bomolochia qui reste le plus souvent au singulier : « les railleries et la bomolochia » ; celle-ci est considérée comme une attitude d’ensemble plutôt que dans ses manifestations concrètes.
61— vient ensuite le vocabulaire de la plaisanterie dans son aspect de jeu (8 fois παιδιά ; une fois παίγνια), et du rire : 7 fois γελοῖον ou le pluriel γέλωτα ; le terme ευτραπελία, qui désigne un enjouement aimable, figure 2 fois, en opposition, comme chez Aristote, avec la bomolochia.
62— avec une fréquence analogue, on rencontre 7 fois le terme ὔβϱις, très souvent en coordination directe ; les deux termes sont alors au singulier. La contiguïté avec le mot bomolochia confère à la notion d’hubris une valeur d’insolence plutôt que d’orgueil, et l’entraîne vers l’ἀλαζονεία (1 occurrence), la vantardise effrontée, et vers l’ἀ-σελγεία (3 occurrences), l’impudence ; on rencontre aussi deux fois la βδελυϱία, l’impudeur.
63— avec une moindre fréquence intervient la notion d’intempérance : 5 fois le substantif ἀκολασία et l’adjectif ἀκόλαστος ; 3 fois l’ἀκϱασία ; 4 fois l’intempérance verbale-πα ϱϱρεσία ; l’εὐχεϱεία, laisser aller ou passivité, apparaît 5 fois ; et la παϱοινία, l’excès de boisson, 1 fois.
64— puis l’on trouve le vocabulaire de l’injure : les verbes ou substantifs λοιδοϱεῖν, (4 fois) ; γεφυρίζειν « invectiver » (1 fois) ; ὀνειδίζειν (1 fois) ; sans compter tous les termes injurieux.
65— le terme μῖμος intervient 4 fois, et le domaine du spectacle est représenté par les mots ϑέατϱον (4 occurrences) ; κωμικός (2 occurrences) ; σχηματίζειν et σχηματισμος (2 fois) et par plusieurs noms de danses : κατοϱχούμένος, ϰῶμος, πυρρικίζειν.
66— on rencontre également le vocabulaire de la flatterie : 5 fois κόλαξ ; 1 fois πιϑα-νότης « désir de plaire » ; αὐλικοί et βασιλικοί, noms désignant les courtisans ; la calomnie : διαβολή (2 fois) et εὐσυκοϕάντης (1 fois) ; le parasitisme : σπεϱμολογία (2 fois) et σκιά, l’» ombre », terme qui désigne un convive non invité.
67— il faut signaler enfin, avec une ou deux occurrences, des termes dénotant la ruse, le vice, la gourmandise et la débauche : ϰαϰία, ϰαϰοήθεία, ἀδικία, πανοῦργος, λιχνεία, κατακοϱός, τϱυϕή, μάλακος, ϑηλύτης, ἀνανδϱία... etc., tous caractères indignes de l’homme libre — ἀνελεύϑεϱος, νόϑος.
68Cette énumération des termes qui constituent l’environnement le plus proche du terme bomolochia est déjà indicatrice56. L’etude de ses emplois et de leurs contextes est encore plus significative.
69Le substantif bomolochia et l’adjectif substantivé bomolochos sont utilisés par Plu-tarque de deux façons :
70Le terme bomolochos figure souvent dans des listes d’insultes que, bien entendu, Plutarque déconseille à son lecteur d’utiliser, même à l’égard de son pire ennemi : « ne le traite ni de débauché, ni d’efféminé, ni de bomolochos » (57).57.
71Mais dans la majorité des cas le mot bomolochia désigne un comportement que le moraliste condamne formellement. Ainsi le lecteur des Moralia se voit-il fréquemment engagé à fuir la bomolochia, au même titre que d’autres défauts, hubris, skomma, par-rhesia. On rencontre plusieurs fois l’expression « se purifier de toute bomolochia » (58).58. Ce comportement apparaît donc chez Plutarque comme une souillure intellectuelle et morale. Tout défaut, précise-t-il, doit être évité en vue de la vertu, et non pas au profit du vice contraire, comme font ceux qui pour fuir la timidité, se jettent dans l’effronterie, ou échappent à l’agroikia par la bomolochia59. Comme pour Aristote, la bomolochia se trouve chez Plutarque aux antipodes de l’insociabilité fruste du paysan.
72Ce comportement prend des formes variées selon les espaces où il se donne libre cours. Ses lieux privilégiés sont les banquets, le théâtre et la politique, et la bomolochia trouve sa forme achevée sous le régime tyrannique.
73Dans tous ces espaces pourtant sa composante majeure reste la flatterie. Le problème des flatteurs est, on le sait, un des thèmes favoris de Plutarque moraliste60. Et il en analyse tous les aspects. La bomolochia est ainsi tantôt une attitude d’humiliation, de dévalorisation de soi : l’on s’avilit pour complaire à autrui, l’on se dépersonnalise dans une totale conformité aux désirs de l’autre. Tantôt elle comporte une face plus active : l’excès dans l’éloge que l’on fait de son interlocuteur, l’exaltation de sa personne. Mais la bomolochia peut aussi se manifester, toujours dans le but de plaire, par un abus de pitreries, de bouffonneries et même de vantardises ; le bomolochos se caricature alors lui-même. La même notion enfin renvoie également à l’insolence, à la raillerie, voire aux sarcasmes à quoi se laissent aller ceux qui sont l’objet et le but des flatte- ries. Le bomolochos est donc autant celui qui annihile sa dignité devant autrui que celui qui écrase son vis-à-vis par un excès de jactance. Ce sur quoi insiste Plutarque c’est sur la contagion mimétique qui joue dans la flatterie ; c’est un jeu de miroir qui se pratique aux dépens de l’authenticité de l’être.
74La bomolochia est l’hôte habituel des banquets et des symposia. La notion intervient fréquemment dans les Propos de Table. Pour les uns, flatteurs et parasites, ce comportement est un moyen de satisfaire l’appétit et la gourmandise. Les « ombres » — skiai —, convives clandestins, doivent, pour se faire accepter ou tolérer, payer de leur personne ; ils se font amuseurs et rivalisent en bomolochia et en spermologia, plaisanteries de pique-assiette. Pour les autres, les convives à part entière, la bomolochia est un aboutissement presque inéluctable. Le vin, l’ivresse, l’intempérance libèrent les langues ; la bomolochia se déploie dans la licence verbale, se mue en plaisanterie effrénée, grossière, indécente voire cruelle.
75Aussi cette bomolochia, si difficilement évitable pendant les festins, faut-il absolument la bannir des divertissements intellectuels qui les accompagnent : ne pas écouter, surtout, de comédie ancienne : elle ne convient pas aux buveurs, elle est trop libre, trop propice aux railleries et à la bomolochia. Il en va de même pour les paignia ; ces sortes de mimes « sont pleins de bomolochia et de spermologia » et il ne convient pas que les jeunes esclaves qui accompagnent leurs maîtres risquent d’y assister61.
76De fait la mimésis est plus dangereuse que l’ébriété. Les mimoi présentent des actions qui pour les femmes et les enfants sont plus troublantes que le vin. Et, à la suite de Platon, Plutarque condamne, sinon le théâtre dans son ensemble, du moins ses aspects les plus licencieux. Certains spectacles qui incitent au dérèglement et à la bomolochia sont aussi dangereux que le mode lydien que proscrivait Platon62. Dans la comédie, le rire et la bomolochia font « passer » le vice et l’injustice63, et les auteurs comiques qui utilisent la bomolochia sont les flatteurs de la collectivité ; mimant les passions les plus grossières, ils se modèlent sur le désir du public, et l’incitent, en retour, à la bomolochia.
77L’un des soucis de Plutarque est d’inviter les hommes politiques à ne pas confondre leur domaine avec celui du spectacle. La bomolochia devrait être bannie du champ politique. Elle y règne au contraire sous deux formes : la démagogie, attitude coutumière des politiciens, y fait appel, comme moyen de séduction ; et le discours des orateurs ne recule que rarement devant les sarcasmes et les invectives, qui sont la face agressive de la bomolochia.
78Dans le traité intitulé Préceptes politiques, la notion intervient à plusieurs reprises. Et c’est dans ce texte que Plutarque analyse les ressorts de la démagogie, mettant en lumière les relations entre la flatterie, la mimésis et la démagogie : « les flatteurs de cour, procédant à la façon des oiseleurs qui imitent (les oiseaux) de la voix et se font tout-à-fait semblables (à eux), s’insinuent et approchent par ruse les rois ; mais il ne sied pas que l’homme politique imite les façons du peuple »64. Aussi dans le jugement que Plutarque porte sur les grands de la politique la bomolochia, par son absence ou par sa présence, constitue-t-elle un critère65.
79Enfin, lorsqu’au lieu de la vertu et de la justice qui seules devraient y régner, la vie publique est investie par la bomolochia sous ses différentes formes, flatterie démagogique, bouffonnerie gratuite ou intéressée, sarcasme polémique et mensonge flagrant, un régime ne manque pas de donner prise à la tyrannie66.
80Il est impossible de faire un sort à tous les personnages illustres dont Plutarque dénonce le comportement, entaché de bomolochia. Deux exemples pourtant semblent particulièrement significatifs, parce que répondant à des aspects antithétiques de la bomolochia.
81C’est, d’une part, le cas de deux stratèges ; le premier, un général d’Alcibiade, ne résiste pas au goût de la provocation : « Méprisant l’ennemi, comme un bravache qu’il était, il arma sa trière... et, cinglant sur Ephèse, passa le long des proues des navires ennemis en disant et faisant mille extravagances et bomolocha »67. L’autre est le tyran Aristion qui, du haut des remparts d’Athènes assiégée, brave son adversaire Sylla, décochant contre lui railleries et bomolocha, et se moquant de lui en dansant68.
82C’est, d’autre part, Antoine : dès son arrivée en Asie, il « surpasse en impudence et en bomolochia tous ses excès d’Italie », et fait une entrée dans Ephèse, vêtu en Dionysos, escorté de bacchantes, d’hommes et d’enfants déguisés en satyres et en pans, équipés de lierre, thyrses, harpes, syrinx et flûtes... Bouffonnerie grandiose qui s’inverse, un peu plus tard, à la cour de Cléopâtre. Celle-ci, pour le retenir, multiplie les formes de flatteries69, invente sans cesse de nouveaux jeux, de nouveaux plaisirs. Ce sont des déguisements qui entraînent le couple, dans les rues, vêtus elle en servante, lui en valet, et l’exposent à recevoir sarcasmes et coups ; ce sont des farces où Antoine est à la fois sujet et objet du divertissement et du rire : au cours d’une partie de pêche, Cléopâtre fait accrocher par un plongeur un poisson salé à la ligne d’Antoine70. Après la démesure, l’avilissement. Pris au piège de la mimésis et des divertissements, Antoine se ridiculise, perd son être par désir de paraître. Le terme de bomolochia intervient à plusieurs reprises pour désigner cette dépersonnalisation : inversion des rangs — Antoine en habit d’esclave —, des sexes — dégradation de l’homme devant la femme —, et même des âges — Plutarque dit d’Antoine qu’il « joue les adolescents »71.
83Dans le cas des généraux qui s’adonnent à un comportement burlesque, la bomolochia opère dans le cadre de l’andreia, de la valeur guerrière, dont elle est une caricature, bravade bouffonne, tactique de dérision, visant à exaspérer l’adversaire, à lui faire perdre tout contrôle. Mais dans le cas d’Antoine, la bomolochia aboutit à une totale aliénation : efféminé, réduit à l’état servile, il est entraîné du côté de la sous-humanité, après s’être voulu quasi divin.
84Ce dernier détour à travers l’oeuvre de Plutarque et parmi les manifestations de la bomolochia qui y sont si vigoureusement condamnées, nous permet de relire sans équivoque le passage de la Vie de Lycurgue concernant les syssities. Il n’y est, même implicitement, nullement question du rituel qui se déroulait à l’autel d’Orthia72. Le contexte est clair : la description que donne Plutarque des syssities, telles que les a instaurées Lycurgue, les oppose en tout point aux symposia du reste de la Grèce. Aussi la bomolochia qui fait ses ravages dans les banquets des autres cités, est-elle proscrite des repas communautaires Spartiates. Les thèmes fondamentaux de ce développement : nourriture (collective), pratique de la parole, tempérance, apprentissage de la vie politique, dignité de l’homme libre, jeu, plaisanterie, raillerie, sont ceux-là mêmes qui ponctuent les contextes d’intervention de la bomolochia, chez Plutarque aussi bien que chez ses prédécesseurs, parce que ce sont les éléments constitutifs de la paideia et sa finalité.
85Mais dans ce passage Plutarque distingue deux notions que partout ailleurs il met en parallèle, en particulier dans l’expression σκώμματα και βωμολοχία — les railleries et la bomolochia. Ici il est question d’apprendre à « railler sans bomolochia » et à endurer les railleries sans se fâcher. Et Plutarque précise : « car supporter la raillerie passait aussi pour une qualité particulière des Laconiens »73.
86C’est que la raillerie fait à Sparte l’objet d’un véritable apprentissage. On s’y exerce à l’endurer et à la maîtriser : « si on ne la tolérait pas, on pouvait prier le railleur de s’arrêter, et il cessait aussitôt »74. Les garçons y subissent sans broncher les quolibets des jeunes filles75. Et, sous les yeux des vieillards, ils s’entraînent et à la lutte et aux échanges de railleries76. Cet entraînement est donc public et même spectaculaire. La joute verbale fait partie, comme la lutte physique, de la formation des jeunes, de l’agogè. C’est une catégorie du jeu éducatif, la paidia, qui a sa fonction à l’intérieur de la paideia. Cet apprentissage de la plaisanterie critique correspond à un apprentissage du blâme, revers de la louange ; tous deux constituent deux moteurs importants des relations sociales à l’époque archaïque, et deux aspects complémentaires de la pratique du logos.
87Institutionnels et parties intégrantes du programme pédagogique lacédémonien, les skommata, railleries ou sarcasmes, ne peuvent donc être exclus des syssities comme ils devraient l’être, selon d’autres textes de Plutarque, des banquets et de la vie politique. Ils doivent seulement être parfaitement contrôlés et maîtrisés. La bomolochia en revanche est proscrite. L’on sait désormais tout ce que le terme peut recouvrir. Une comparaison avec les allusions de Xénophon, dans la République des Lacédémoniens, à ces mêmes syssities, aide à préciser encore, pour ce contexte particulier, le sens de cet interdit : « on ne voit chez eux se produire aucune insolence — ὕβϱις —, aucune inconvenance née de l’ivresse — παϱοινία —, aucune action indécente, aucun propos honteux — αἰσχϱουϱγία, αἰσχϱολογία »77. Interviennent ici les notions d’hubris et de paroinia, fréquemment associées chez Plutarque à la bomolochia. Et ce qui remplace ce terme, absent chez Xénophon, ce sont l’aischrourgia et l’aischrologia, l’obscénité gestuelle et verbale, dont nous savons qu’elles sont des composantes ordinaires de la bolomochia. Ce type de comportement n’est d’ailleurs pas totalement exclu de Sparte, nous apprend Plutarque, mais interdit aux hommes libres. Indigne des eleutheroi, cette conduite est imposée, en même temps que l’ébriété, aux hilotes : « on les forçait à boire beaucoup de vin pur et on les introduisait aux syssities pour faire voir aux jeunes gens ce que c’était que l’ivresse. On leur faisait chanter et mimer des chansons et des danses vulgaires et grotesques »78. A l’intérieur même des syssities la bomolochia est donc présente, pour l’édification de la jeunesse, à titre d’exemple dissuasif, ce qui atteste encore sa valeur pédagogique.
88Mais en dehors des syssities ? Les autres témoignages qui mentionnent, pour la Laconie, ce genre de pratiques, danses burlesques et indécentes, mimes bouffons, en particulier les textes de Pollux et d’Athénée79, ne précisent nullement qu’elles aient été réservées aux hilotes. Et l’on a du mal à croire que les masques grotesques, trouvés en si grand nombre dans le sanctuaire de la déesse courotrophe, où avaient lieu, autour de l’autel, des épreuves d’endurance, et où des inscriptions attestent divers concours d’enfants et d’adolescents, aient pu être en rapport avec des danses pratiquées par les seuls hilotes.
89Il nous semble que les composantes sémantiques de la notion de bomolochia, et les différents éléments révélés par l’analyse du comportement correspondant, jouent dans le même sens que ces documents textuels, épigraphiques et archéologiques, et permettent de postuler le déroulement autour de l’autel, au moins à une époque reculée80, de ces pratiques, par ailleurs condamnées. La bomolochia englobe, nous l’avons vu, deux catégories de conduites déviantes : le vol de nourriture, plus particulièrement de nourriture déposée sur l’autel, et divers excès verbaux et gestuels, obscénité, indécence, injures etc... Ces comportements anomiques sont interdits dans la vie courante, et à Sparte, peut-être, plus rigoureusement qu’ailleurs. Mais on sait que certains d’entre eux sont, temporairement, imposés à certains groupes d’adolescents, les futurs homoioi. Ils doivent se procurer, par le vol et sans être pris, leur propre nourriture. Et le vol sacrilège fait l’objet d’un rituel, manifestement central, de l’agogè : vol de fromages à l’autel d’Orthia, conçu comme une épreuve de rapidité et d’endurance. Ne peut-on en conclure que les autres l’étaient également, dans des conditions identiques ? Que ces jeunes, destinés à devenir des super-citoyens, mais qui n’étaient pas encore des eleutheroi, et que leur période probatoire rapprochait sensiblement des sous-hommes, sales et à peine vêtus comme les hilotes, comme eux subissant le fouet et contraints à se cacher dans les champs, devaient comme eux, en certaines occasions danser et chanter de façon bouffonne et obscène ? Ce qui fait l’unité de la bomolochia c’est l’autel, qui autorise, et même impose, en les ritualisant, certains comportements totalement réprimés dans le cours habituel de la vie sociale.
90Sur ce qui se passait à l’autel d’Orthia Plutarque ne dit pas grand chose. Curieusement, alors que sur bien des points il suit de près les indications de Xénophon, il choisit, à propos du rituel, la version de la fustigation, encore en usage à son époque81. Il paraît vain d’épiloguer sur les raisons de son silence. L’embarras des partisans de Sparte et des admirateurs de la constitution de Lycurgue devant le caractère archaïque et peu compréhensible de certaines pratiques et devant les contradictions de la pédagogie lacédémonienne pourrait fournir une explication suffisante.
91C’est précisément dans le cadre de ces apparentes contradictions et des aspects paradoxaux de l’agogè que la bomolochia, nous semble-il, trouve tout son sens. Les analyses de J. -P. Vernant82 ont montré que la finalité de l’éducation Spartiate est d’atteindre à un équilibre entre l’andreia, l’ardeur virile nécessaire au guerrier, et l’aidos, la réserve indispensable au citoyen-soldat discipliné. Entre ces qualités opposées le mélange est délicat, difficile à réaliser et à maintenir. Avant de parvenir à la bonne identité des homoioi, les jeunes devaient donc explorer, comme en une succession de coups de balancier, tous les comportements excessifs, expérimenter toutes les formes d’altérité, pour les rejeter définitivement au moment d’accéder à l’âge adulte. Il leur fallait tantôt marcher en silence dans la rue, les yeux baissés, sans faire entendre leur voix, sans « répondre », et montrer que même sous le rapport de la modestie le sexe masculin peut l’emporter sur le sexe féminin83. Tantôt se battre férocement, à mains nues, à coups d’ongles et de dents, portant à l’extrême la férocité guerrière, jusqu’à basculer dans la sauvagerie des fauves. Et pour se procurer leur nourriture, ruser, voler la nuit, adopter le comportement du renard. Hyperféminité, hypervirilité et bestialité c’est là un des axes de cette exploration. L’opposition entre l’extérieur de la Cité et son centre en est une autre, qui recoupe la précédente. La kryptie, cette période de vie nocturne et de chasse à l’homme, les entraînait hors les murs de la ville, dans les territoires sauvages de l’agros ; ils étaient alors dissimulés, invisibles. Mais l’essentiel de leur apprentissage se déroulait à l’intérieur de la cité, et sous les yeux de tous, surveillance attentive des Anciens, regards ironiques des jeunes filles. Ils y apprenaient — et c’est encore un contraste — le silence et la patience, on l’a vu, mais également le bon usage de la parole : répondre vite, à propos et « laconiquement », et aussi à trouver, dans le domaine des relations sociales, le juste milieu entre éloge et blâme ; du blâme ils pratiquaient les formes les plus violentes, l’injure et le sarcasme, à l’occasion de joutes ; peut-être imitaient-ils aussi la tactique des flatteurs en des jeux mimés, petits scénarios burlesques.
92Tout ce que dénote la bomolochia, tous les éléments constitutifs de ce comportement transgressif correspondent aux faces négatives de chacun des termes antithétiques par quoi doit se réaliser l’équilibre. A l’exception toutefois de la sauvagerie — ϑηϱιότης — où peut verser l’andreia, et d’un certain type de silence qui confine au mutisme stupide, quasi animal, de l’homme de l’agros ; l’agroikia, on l’a vu, est l’inverse de la bomolochia84.
93Ainsi après avoir parcouru les marges, après s’être terrés dans les bois et les champs, après y avoir erré, survécu et tué, les jeunes gens, autour de l’autel, sous les yeux de la polis entière, assemblée comme en un théâtre85, mimaient le vol sacrilège. et s’adonnaient, en des mascarades, à toutes les conduites interdites, féminisation indécente, humilité outrancière. vantardises et insultes réciproques, dévergondage verbal et gestuel, comme pour éprouver dans tous ses possibles l’altérité interne, embusquée au coeur de la vie sociale. Expérimentation de l’anaideia — contraire de l’aidos — qui pouvait avoir nom bomolochia.
94On peut sans aucun doute s’interroger sur la validité de la méthode que nous avons mise en oeuvre. Ce mode d’archéologie linguistique suppose que le langage, à côté des réseaux signifiants qu’il organise synchroniquement, conserve aussi, comme en une mémoire collective, le plus souvent inconsciente, le témoignage d’un état antérieur où les mots coïncidaient différemment avec les choses, les gestes et les rites86.
95Toujours est-il que l’exploration d’un champ lexical, de la sédimentation sémantique enserrant quelques termes, a fourni des résultats qui concordent avec des éléments de la culture matérielle. Un mot, que rien, certes, ne met particulièrement en rapport avec Sparte — mais le laconisme en est peut-être cause — semble répondre à un rituel énigmatique, attesté à Sparte, mais qui avait pu exister ailleurs, et à des documents figurés, des masques à caractère en majorité grotesque, trouvés en dépôt tout autour de l’autel.
96Dans le silence du passé on donne la parole aux images, aux objets et aux pierres. Pourquoi les mots ne diraient-ils pas ce que les textes taisent ?
Notes de bas de page
1 Je ne présente ici qu’une partie de ce dossier considérable que constitue l’exploration du champ lexical de la bomolochia.
2 12. 6 : Εἰς δὲ τὰ συσσίτια ϰαι οί παῖδες έφοίτων, ὥσπερ εὶς διδασκαλεῖα σωφροσύνης ἀγόμενοι, ϰαι λόγων ἠκροῶντο πολιτικῶν ϰαι παιδιὰς ἐλευϑεϱίους έώρων, αὐτοί τε παίζειν εἰϑίζοντο ϰαι σκώπτειν ἄνευ βωμολοχίας ϰαὶ σκωπτόμενοι μὴ δυσχεϱαίνειν.
3 Cf. le volume collectif La cuisine du sacrifice en pays grec, M. Detienne et J. -P. Vernant éd., Paris, 1979.
4 XÉN., Rép. Lac., II, 9. Plutarque ne mentionne que la fustigation des adolescents : Lyc., 18,2 ; Arist., 17,10.
5 Comme l’attestent les stèles votives trouvées dans le sanctuaire d’Orthia ; cf. The Sanctuary of Artemis Orthia at Sparta. R. M. Dawkins éd., Londres, 1929, pp. 288, 295, 367, 404 ss. Ce terme semble en relation avec plusieurs catégories de concours d’enfants et d’adolescents.
6 Les petites figurines de plomb trouvées par milliers sur le site, et dont certaines représentent des personnages grotesques semblent confirmer cette hypothèse. Id., pp. 249-284.
7 Oiseaux posés sur un autel : par ex. lécythes à fond blanc, Wurzbourg H4978 et Palerme, Banco di Sicilia (Odeon, pl. 50) ; alabastre à fond blanc, Manchester University III 1-42. Les chiens figurent sur une amphore étrusque, Bâle, Coll. privée (Das Tier in der Antike, Expo. Zurich, 1974, n. 325). L’analyse de ces images exigerait l’examen du corpus complet des figurations d’autel. Une telle enquête est actuellement menée par J. L. Durand.
8 HÉSYCHIUS, Β 1387.
9 TZETZÈS, AR., Nuées, 969 a.
10 Id., 910.
11 SCH. AR., Gren., 358a ; Nuées, 910b ; Souda, Β 490.
12 POLLUX, III, 111.
13 Id., VI, 122 ; Souda, Β 486, 485.
14 SCH. AR., Nuées 910b ; Souda, Β 489-490.
15 SCH., Cav., 901b, 1194b, 1358b ; Nuées, 910.
16 Il convient d’intégrer à ce dossier un certain nombre de références concernant les vols à l’autel (et également les pilleurs de bûchers - bustirapi - mentionnés par les auteurs latins, par exemple CATULLE, 59 et TÉRENCE, Eun., 3, 2, 38). Le plus intéressant est un fragment de Machon, auteur comique du 3ème siècle avant notre ère, in ATHÉNÉE, XIII, 580 a-b (cf. H. Akbar Khan, « Machon Fr. XVI 258-61 and 285-94 », Mnemosyne, XX, pp. 273-278). Il s’agit d’une courtisane qui reçoit un homme dont le dos est marqué de cicatrices de coups de fouets. Elle lui en demande l’origine :
« ὄτι παις ποτ’ ὤν ἀνείλετ’, εἰς πυϱὰν ὅτε
παίζων μετά τίνων ἡλιχιωτῶν ἐνέπεσεν ».
Le mot πυρά peut désigner l’autel allumé, et le verbe ἐμπίπτειν peut avoir un sens militaire « attaquer ». La bande d’enfants avait fait une « descente » sur l’autel. Cf. in PLUT., Arist., 17,10, l’attaque des Lydiens qui tombent-πϱοσπίπτειν-sur Pausanias en train de sacrifier pour s’emparer de ce qui se trouve sur l’autel : ils sont repoussés à coups de bâtons et de fouets, et c’est là l’origine de la diamastigosis à l’autel d’Orthia. Dans le fragment de Machon, la réponse de la courtisane : « bien fait pour ta peau, on t’a fouetté pour mauvaise conduite » δικαίως τοι δέρος... ἐξεδάϱης ἀκόλαστος ὤν », ne permet pas d’interpréter le texte comme une allusion à un rituel initiatique, malgré la présence d’une classe d’âge. Mais le contexte est pédagogique : il s’agit d’un jeu d’enfant excessif, qui fait l’objet d’un châtiment.
17 Il est également attesté chez Philodème, Galien, Olympiodore et Procope de Césarée.
18 oὐϰ ou ἄνευ.
19 Fr. 141.
20 Βωμολοχεύομαι : Nuées, 970 ; Fr. 212. Βωμολόχευμα : Cav., 902 ; Paix, 748. Βωμολόχος (adj. ou subst., au masculin ou au neutre) : Nuées, 910 ; Cav., 1194, 1358 ; Gren., 358, 1085, 1521 ; Thesm., 819.
21 Cf. v. 459.
22 Cf. v. 451.
23 Cf. v. 946 ss.
24 ἀδίκως γε τ’ἄμ’ὑφήϱπασας (v. 1200).
25 Cf. v. 56 et Ass., 921 ; cf. aussi HÉR., 5,50 ; 9,91 et PLAT., Euthyd., 300 c.
26 V. 276.
27 V. 1235 et 412.
28 Des ἀπομαγδαλιαί, appelées aussi κυνάδες « parts du chien ». Cf. ATHÉNÉE, IX, 409d., terme qui peut être mis en relation avec l’image des chiens à l’autel.
29 V. 417-420 « ἐξηπάτων τούς μαγείρους... τῶν κϱεῶν ἔκλεπτον ». Le terme mageiros « sacrificateur », implique la présence de l’autel, qui se trouve occultée par la traduction « boucher ». Cf. G. Berthiaume, Les rôles du Mageiros. Leyde, 1982. Dans les vers précécents (409-410), le concours d’impudence, agôn d’anaideia. est mis en relation avec le sacrifice : il est question des splangchna de Zeus Agoraios (épithète qui joue sur les deux sens de agoraios « trivial » et « de l’Agora »).
30 V. 417 « ϰόβαλα παιδὸς ».
31 V. 1235-1238.
32 V. 1239 « βλέπειν ἐναντίον ».
33 « ἐλάνϑανον... Υποκρυπτόμενος ». Il devait être presque nu.
34 « οὐκ ἔσϑ’ὅπως ό παῖς ὅδ’οὐ τὸν δῆμον ἐπιτϱοπεύσει. »
35 Pour l’admission officielle : Lyc.. 12. 9 ; pour l’entrée furtive : 17. 5.
36 Nuées, 961-1023.
37 « τοιαύτ’ἀϕελὼν ϰαϰὰ ϰαι φόρτον ϰαι βωμολοχεύματ’ἀγεννῆ. ».
38 V. 538 ss.
39 Paix, 750 : « σκώμματα ἀγόϱαια ».
40 C’est sur ces passages, ainsi que sur plusieurs textes d’Aristote, que s’appuie la thèse de Pickard-Cambridge (Dithyramb, 1962, pp. 174-178) : le bomolochos constituerait l’un des types fondamentaux de la Comédie, incarné chez Aristophane soit par le paysan malin, soit par l’esclave farceur, et qui aboutirait au parasite. L’auteur, dans une perspective génétique, cherche à reconstituer l’évolution des types comiques et la naissance de la Comédie, à partir de mimes lacédémoniens, comiques et moralisants. Il invoque les témoignages de POLLUX (IV, 102) et d’ATHÉNÉE (XIV, 621d). Pollux cite, parmi les danses laconiennes, une danse où l’on mimait des voleurs pris en flagrant délit de vol de viande : [« μιμητικὴν δέ δι’] ἧς ἐμιμοῦτο τοὺς ἐπὶ τῇ ϰλοπή τῶν εώλων ἁλισκομένους.]. Athénée mentionne, entre autres divertissements comiques lacédémoniens, un mime représentant des voleurs de fruits : « ἐμιμεῖτο γάϱ τις... κλέπτοντάς τινας ὀπώϱαν.. ».
41 Aérop., 49 (149d) ; Ech., 284 (123).
42 Rép., 606c.
43 617bl9 ; 1108a25 ; 1128a4 ; 1193al2 ; 1234a9 ; 1419b.
44 III, 18 (1419b).
45 II, 7. 13 (1108a25).
46 Cf. AR.. Paix. 75.
47 Cf. F. Frontisi-Ducroux. Artémis Bucolique. Revue de l’Histoire des Religions. CXCVIII-1/1981. pp. 29-56.
48 Cléom.. 12. 4.
49 617b19.
50 X. 41.
51 Anth. Pal., XI, 323 ; AR., Guêpes, 45.
52 Cf. supra note (7) ; oiseaux en vol tenant un morceau de viande : amphore à F. N., Fribourg commerce (G. Puhze, Cat. η. 4, 197) ; ce motif apparaît sur des boucliers : par ex. coupes à F. R. Copenhague MN 13407 ; Londres Ε 16.
53 ÉSOPE, Fables, 165, 168 (Belles Lettres, Chambry éd.) ; PHÈDRE, Fables 14 (=1,13) (Belles Lettres, Brenot éd.). Il semble que le corbeau et le choucas s’opposent au milan et à l’aigle, qui se refusent à toucher aux viandes sacrificielles ; cf. Berthiaume, op. cit., pp 67-68.
54 Cf. G. Nagy. The Best of the Achaeans. Concepts of the Hero in Archaic Greek Poetry. Baltimore and London, 1979. L’auteur souligne le rapport d’Esope au sacrifice : le poète est tué par les Delphiens pour avoir raillé leur mode de distribution del parts sacrificielles.
55 Moralia : 46D, 47F ; 50D ; 64E ; 65B ; C ; 67E ; 68A ; C ; 88C ; 97D ; 133D ; 707F ; 712A ; E ; 799F ; 803B ; 810D ; 822C ; 1066A ; 1086E ; 1095C ; 1108B. Vies : 154C ; 211C ; 233D ; 319D ; 459F ; 474B ; 524D ; 564B ; 784B ; 810A ; 886D ; 893E ; 925F ; 928F ; 943D ; 961B ; 974C ; 1040E ; 1049E.
56 L’environnement proche est délimité par l’unité syntaxique de la phrase.
57 De l’utilité de ses ennemis (Mor., 88C).
58 6 fois ; par ex. Mor., 810D ; Vies, 154C ; 233D ; 810A.
59 Comment distinguer le flatteur de l’ami (Mor., 65C).
60 Ibid. Dans ce traité le terme intervient 7 fois.
61 Propos de Table. VII, 8 (=712A, E).
62 Mor. 822C. Les cérémonies à l’autel d’Orthia étaient suivies d’une mystérieuse πομπή Λυδῶν, procession des Lydiens, supra note (16).
63 Sur les pensées communes, 14,4 (= Mor., 1066A).
64 799F.
65 Succombent à la bomolochia, entre autres, Thémistocle, Alcibiade, Démosthène parfois, Cicéron et César. Ceux qui y échappent sont Aristide, Coriolan, Solon, Lycurgue, Caton etc... Mais la perfection en ce domaine est incarnée par Périclès : « une pensée sublime, un langage élevé, exempt de toute bomolochia vulgaire.. et une gravité de visage que le rire n’altérait jamais » (Pér., 5,1).
66 Le lien entre la tyrannie et la bomolochia est particulièrement souligné à propos de Stratoclès (Mor., 799F ; Demetr., 11,2), de Sylla (35,4) et de Denys le Jeune (Dion, 7,3).
67 Alcib., 35,6.
68 Sylla, 13,1.
69 Plutarque rappelle qu’elles sont au nombre de quatre selon Platon, cf. Gorgias, 464c-465c.
70 Ant., 29.
71 « μειϱακιευόμενον ». Il y aurait donc un âge pour la bomolochia, celui du jeu.
72 Rappelons que si Xénophon mentionne le rituel du vol de fromage, Plutarque fait seulement allusion à la flagellation ; cf. supra note (4).
73 « Σφόδρα γὰρ έδόϰει ϰαι τοῦτο Λακωνικὸν εἷναι, σκώμματος ἀνέχεσϑαι », Lyc., 12,7.
74 « μή φέροντα δ’ἐξῆν παϱαϑεῖσϑαι, ϰαι ὁ σκώπτων πέπαυτο » ibid.
75 Lyc.. 14,1.
76 Lyc., 17,1.
77 XÉN., Rép. Lac., V, 6.
78 Lyc., 28,8-9 «...ϰαι ᾠδὰς ἐκέλευον ᾄδειν καὶ χορείας χορεύειν ἀγεννεῖς ϰαι καταγελάστους... ».
79 Cf. supra note (40).
80 Les masques votifs trouvés dans le sanctuaire d’Orthia s’échelonnent du VIIème au IIIème siècle, selon G. Dickins in Dawkins op. cit. pp. 164-168 ; cf. aussi la chronologie révisée par J. Boardman, BSA. 58, 1963. p. 144.
81 Mais il est censé relater la constitution de Lycurgue ; d’autre part il connaît le texte de Xénophon qu’il cite, au début.
82 Cours du Collège de France 1982-1983 et ici même.
83 XÉN, Rép. Lac., III, 4.
84 Cf. tableau.
85 Le théâtre en pierre fut construit à l’époque romaine ; cf. Dawkins. op. cit.. pp. 37 ss.
86 Il est incontestable que pour les Grecs le langage fonctionne comme révélateur d’une vérité. Les jeux étymologiques du Cratyle de Platon en témoignent. Cela ne suffit certainement pas à justifier la valeur scientifique d’une méthode. Le livre de G. Nagy. op. cit.. met en oeuvre une pratique un peu analogue. Tout en reconnaissant qu’il est indirectement à l’origine de mon propre travail, je ne le suis pas dans toutes ses conclusions ; cf. le compte-rendu de N. Loraux. « Le héros et les mots ». l’Homme. oct. -déc. 1981. XXI (4). pp. 87-94, dont je partage aussi bien l’enthousiasme que les réserves.
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