Une divinité des marges : Artémis Orthia
p. 13-27
Texte intégral
1Sur le sanctuaire et le culte d’Artémis Orthia les fouilles de l’Ecole anglaise ont apporté une documentation plus riche que celle dont nous disposons pour la Brauronia d’Attique. Nous nous bornerons ici à présenter les conclusions générales que nous semble autoriser l’ensemble de ce vaste dossier.
2Quelques remarques préliminaires sont cependant indispensables. Sur la chronologie d’abord. Si on accepte la datation basse de J. Boardman qui situe les structures les plus anciennes du sanctuaire, pavement et autel (cet autel que la légende associe à la réunion des obai de Pitana, Mesoa, Kynosoura et Limnai, sans mentionner encore Amyclées) vers 700 (Artemis Orthia and Chronology, BSA, 1963, p. 7) on sera conduit à souligner l’importance de la construction du nouveau temple, vers 600-590. Elle correspond, comme date, à ce que M. I. Finley a appelé « la révolution du vie siècle », avec la mise en place d’une nouvelle constitution (cf. HÉRODOTE, I, 65-6) où le système de l’agogè occupe une place centrale. C’est en ce tournant décisif de l’histoire de la Sparte archaïque que le culte d’Orthia a dû être, jusque dans les pratiques rituelles qui s’y perpétuaient, sinon remodelé du moins resémantisé pour répondre aux fonctions qui lui étaient dès lors dévolues dans le cadre de l’éducation des jeunes garçons.
3On notera à cet égard que le nombre des masques est multiplié par dix quand on passe du viie au vie siècle, comme si, entre 600 et 550, la pratique s’était généralisée, les types différents de masque fixés. (« For the grotesque masks, écrit J. Boardman, ... we may note that the series may not in fact begin before 600 », Ib., p. 6). C’est également, au vie siècle que les figurines de plomb, dont on a dégagé plus de 100.000, trouvent leur maximum de fréquence et qu’apparaissent, dans le caractère des offrandes, ces changements significatifs relevés par Wace. Est-il enfin nécessaire de rappeler que les inscriptions sur les stèles découvertes dans le sanctuaire (même si, à deux exceptions près, elles s’échelonnent entre le 1er siècle avant et le IIIe de notre ère, période au cours de laquelle le paidikos agôn a déjà pris forme de spectacle) soulignent la complète intégration du culte au système de l’agogé, avec ses classes d’âge, ses concours, ses épreuves.
4Sur les masques ensuite. L’examen des sept types distingués par G. Dickins : 1. vieilles femmes ; 2. jeunes gens imberbes ; 3. guerriers barbus ; 4. portraits dits réalistes ; 5. satyres ; 6. gorgones ; 7. caricatures, — quelles que soient les réserves que suscite en elle-même cette classification — impose un premier constat : une ligne de partage nette sépare deux genres de masques et les oppose clairement. D’un côté, des figures d’hommes, adolescents ou mûrs, imberbes ou barbus, représentant des guerriers dans leur aspect « normal » de couroi et d’andres (nous rangeons dans ce cadre, à côté des types 2 et 3, les prétendus portraits réalistes) ; de l’autre, des figures qui, contrastant avec ces modèles réguliers du jeune et de l’adulte, présentent une gamme variée d’écarts ou de déviations traduisant la laideur, la vieillesse, la monstruosité, l’horreur, le grotesque, — qu’il s’agisse de vieilles, ridées et édentées à la façon de sinistres nourrices, sorcières ou Grées (Graiai), de Satyres, plus risibles encore qu’inquiétants, de Gorgones, avec leur face de terreur, ou enfin des diverses formes de Grotesques, aux visages enlaidis, déformés, caricaturés. Les trois catégories de masques les plus significatifs, parce que massivement représentés et même quasi exclusifs après 550 sont : 1. celle du guerrier adulte (l’idéal visé par le jeune à travers l’agogè); 2. celle des grotesques (exprimant les multiples façons d’altérer ce modèle viril adulte) ; 3. celle des vieilles (marquant l’extrême écart, l’altérité maximale sur le triple plan du sexe, de l’âge, du statut).
5Il semble qu’une polarité comparable se retrouve dans la série des figurines de plomb représentant des hommes. Il s’agit pour la plupart de combattants, du type hoplite, ou d’archers, ou de musiciens, figurés debout et en marche. Mais il en est aussi qui sont représentés nus, sautant, gambadant, avec une gestuelle désordonnée, très éloignée de la tenue et des postures du guerrier dans la phalange. Des observations analogues peuvent être faites pour les figurines humaines de terre cuite, moulée ou modelée : quelques unes, ityphalliques, touchent à l’obscène, au grotesque. Même chose pour certaines intailles d’ivoire.
6Les masques votifs et celles des figurines qui leur font echo posent le problème des rapports entre danses, déguisements, mascarades, pratiques rituelles, au sanctuaire d’Orthia. L’essentiel sur ce point a été dit par Bosanquet, Dawkins, Pickard-Cambridge et d’autres. Il n’est pas nécessaire de revenir sur les rapprochements qu’ils ont justement soulignés entre les masques d’Orthia, les noms de certains concours, les témoignages d’Aristophane, de Pollux, d’Athénée sur plusieurs danses laconiennes masquées ou mimétiques.
7Il faut seulement répondre à l’objection de portée générale formulée par quelques auteurs. Ces danses vulgaires, nous dit-on, ces mimiques ridicules, parfois obscènes, n’ont ni le sérieux, ni la solennité que devait requérir l’éducation des futurs Égaux ; elles étaient du type de celles qu’on réservait aux seuls Hilotes pour en éloigner, par le dégoût et le mépris qu’elles inspiraient, les jeunes qu’on destinait à l’état de citoyens. Quand Platon, ajoute-t-on, rejette, dans Les Lois, pour l’éducation de la jeunesse, toute forme de danse qui n’imite pas les mouvements nobles et beaux mais simule, de façon triviale, des attitudes vulgaires et laides, quand il interdit à toute personne libre d’apprendre à mimer par la danse ce qui relève du ridicule et du malséant ((Lois, VII, 816) qu’il en abandonne l’exécution aux seuls esclaves et étrangers, le philosophe s’inspirerait directement de l’exemple lacédémonien ; son témoignage nous interdirait de supposer que le culte d’Orthia, dans sa fonction pédagogique, ait pu faire une place à des mascarades bouffonnes ou à des gesticulations incongrues.
8Accepter ce point de vue, ce serait d’entrée de jeu s’interdire de comprendre la présence des masques au sanctuaire et leur rôle dans le cadre de l’agogè. L’idéal éducatif de Platon est une chose, les réalités institutionnelles de Sparte en sont une autre. Quand Aristophane évoque la dipodia, le mothôn, le cordax, quand il campe, dans Lysistrata, la jeune femme lacédémonienne rompue, par l’exercice du gymnase, « à se taper les fesses du talon en sautant » suivant la technique d’entrechat nommée bibasis (POLLUX, IV, 102), quand Pollux, Athénée, Hesychius ou Photius donnent des indications sur des danses laconiennes « terrifiantes » (deimalea) où l’on mimait toutes sortes d’animaux (morphasmos), sur celles où l’on simulait l’effroi de Satyres (hupotroma), sur des danses indécentes (lambroteron, kallabis, sobas), violentes et paroxystiques (thermaustris, turbè, turbasia, sikinnoturbé) masquées et mimées (baryllicha, kurittoi, deikelistai), — rien ne nous laisse supposer que ces pratiques faisaient l’objet d’un quelconque interdit pour les citoyens et que leur apprentissage était exclu des jeux collectifs de l’agogè. Au contraire, pour certaines d’entre elles, le rapport est explicitement établi, sinon avec Orthia, du moins avec Artémis et ses cultes.
9Au reste, pour se convaincre que l’élite des jeunes Grecs ne devait pas trouver ce genre d’exhibition si déplacé ni juger ces danses indignes d’eux, il suffit de lire, au livre VI d’Hérodote (129) le récit du comportement d’Hippocleides, d’Athènes, le jour où Clisthène de Sicyone doit choisir, parmi tous les prétendants qu’il a, pour les mieux jauger, hébergés chez lui pendant une année, celui qu’il estime le plus digne d’épouser sa fille. Les jeunes gens, venus de toutes les cités de la Grèce, font étalage de leur compétence « musicale » ; chacun rivalise en propos piquants. L’Athénien entreprend de danser. Il demande une table pour s’y exhiber ; il exécute d’abord des danses mimétiques laconiennes, puis athéniennes ; enfin, mettant la tête sur la table, il « gesticule » les jambes en l’air. Scandalisé et dégoûté par cette « gesticulation » indécente, Clisthène annonce alors au jeune homme « qu’il avait, en dansant, jeté son mariage par dessus bord » (HÉRODOTE, VI, 129-30 ; ATHÉNÉE 14, 628 d ; PLUTARQUE, De la malignité d’Hérodote, 867 b). Gesticuler, c’est cheironomeô, la gesticulation, c’est cheironomia. Or dans le long passage qu’il consacre à la pyrrhique, que tous les Lacédémoniens, précise-t-il, doivent apprendre à partir de cinq ans pour se préparer à la guerre, Athénée signale que si elle a pris de son temps un caractère plus modéré et convenable, la pyrrhique ne s’apparente pas moins à l’origine, par sa gestuelle rapide, heurtée, violente, à la danse satyrique dite sikinnis. Et il nous livre du coup un autre nom de la pyrrhique, très parlant : cheironomia, gesticulation (631 c).
10Ajoutons que si l’auteur des Deipnosophistes rapproche d’une part la gumnopaidikè, en raison de son caractère grave et solennel, de la danse tragique et de l’emmeleia, d’autre part la pyrrhique, en raison de son rythme précipité, de sa vivacité et de sa brusquerie, de la danse satyrique et de la sikinnis, il lie très étroitement l’hyporchematique, pratiquée par les Laconiens, garçons et filles également, à la danse comique et au cordax. Comme le cordax, l’hyporchematique est aux antipodes du digne et du sérieux ; elle est pleine de plaisanteries ; c’est une danse vulgaire, débridée, pour ne pas dire licencieuse.
11Que ce type de danse ait eu dans le culte une place à certains égards privilégiée, Platon nous en fournit indirectement la preuve. Il distingue, dans sa classification des danses, deux formes opposées d’orchésis (Lois, 814 e sq.). La première, sérieuse et digne, imite le beau ; la seconde, frivole et vulgaire, mime le laid. La « bonne » danse se subdivise elle-même en deux espèces : guerrière, simulant et stimulant l’andreia ; c’est la pyrrhique. Pacifique, exprimant la sophrosuné, c’est l’emmeleia. Toutes deux sont recommandées : elles concourent à la formation du bon citoyen alors que toute forme de danse vulgaire et frivole est condamnée. Cependant il y a un « reste » : il existe un type de danse qu’on ne saurait ranger dans la catégorie du vulgaire sans qu’on puisse pour autant l’accepter dans une des deux formes de danse sérieuse et digne. « Toute danse bacchique et les autres danses qui s’y rattachent, où sous les noms de Nymphes, de Pans, de Silènes et de Satyres, on mime, dit-on, des gens ivres et où l’on accomplit des purifications et des initiations, — tout ce genre n’est facile à définir ni comme pacifique ni comme guerrière, ni de quelque façon qu’on voudra. La plus juste manière de le définir serait, à mon avis, de le mettre à part tant de la danse guerrière que de la pacifique et de déclarer que ce n’est pas là un genre de danse qui convienne à des citoyens ; puis, la laissant là sans y toucher désormais, nous tourner vers la danse guerrière et la danse pacifique, lesquelles, sans contestation possible, sont nôtres ». (Lois, 815 c-d).
12Ces danses qui, par leur place dans le culte et leurs implications religieuses, se situent en marge des critères moraux et esthétiques sur lesquels Platon entend fonder sa dichotomie entre bonnes et mauvaises danses, contraignant ainsi le philosophe à les mettre entre parenthèses pour les écarter sans avoir à justifier sa condamnation, ce sont précisément celles dont l’usage s’est maintenu au sanctuaire d’Orthia comme dans bien d’autres lieux de culte. L’embarras qu’elles inspirent à Platon constitue un témoignage précieux. Il nous permet de mesurer, si nous étions tentés de l’oublier, la distance qui sépare la théorie d’un philosophe, avec son projet de paideia idéale, de la réalité de l’agogè lacédémonienne, avec ses comportements ritualisés à l’autel d’Orthia.
13Mais venons-en au problème de fond. Si ces masques votifs rappellent ceux qui étaient effectivement portés au cours de mascarades ou de danses mimétiques, quels rapports entretiennent ces pratiques avec Artémis, dans sa fonction de cou-rotrophe, — quelle place, quel rôle faut-il leur reconnaître dans le « dressage » qui vise à transformer les jeunes en citoyens de plein droit, faisant de chacun d’eux, au terme d’un parcours marqué d’épreuves, un Homoios, un Égal parmi les Égaux ?
14Après les travaux de H. Jeanmaire, A. Brelich, P. Vidal-Naquet, on serait porté à répondre que ces masques — Satyres, Gorgones, Vieilles, Grotesques —, traduisent l’appartenance des jeunes à cette sphère du sauvage où, sous le patronage d’Artémis, ils demeurent relégués aussi longtemps qu’ils n’ont pas franchi, avec l’hébé, le cap qui les fait entrer dans le monde des adultes.
15Qu’il y ait dans cette interprétation une part de vérité, nous ne le contesterons pas. Mais elle laisse subsister, nous semble-t-il, des zones d’ombre et sur plusieurs points elle fait problème. Le rôle d’Artémis n’est-il pas, à travers l’agogè, de désensauvager les jeunes, de les acculturer pour en faire des adultes accomplis ? Qu’en est-il à cet égard des masques « normaux » ? Plutôt qu’une maîtresse de la nature sauvage, Artémis ne nous est-elle pas apparue comme une Puissance des marges, intervenant aux frontières du sauvage et du cultivé pour autoriser le passage du premier au second sans que soit irrémédiablement remise en cause leur nécessaire — et fragile — distinction ? S’il en est ainsi ne risque-t-on pas de simplifier les choses si l’on pose le jeune et l’adulte comme deux figures en tout point inverses, dont l’une représenterait le sauvage, l’autre le civilisé ? Par son genre de vie, son aspect, sa conduite, le jeune se présente effectivement, d’après l’ensemble des témoignages qui nous sont parvenus, sous des traits faisant de lui, à bien des égards, un anti-hoplite, le contraire du guerrier-citoyen adulte. Mais son statut, plus complexe, ne se définit pas seulement par son écart ou son contraste avec le petit groupe des Homoioi. Sa sélection dès la naissance par les Anciens à la Lesché, par les nourrices lors de l’épreuve du vin pur, l’éducation qui lui est réservée, son admission à sept ans dans les rangs d’une agela, son appartenance, de quatorze à vingt ans, aux diverses classes d’âge soumises à la dure discipline de l’éphébie — tout fait de lui, dans la société lacédémonienne, un élu, choisi dès le départ, distingué et perfectionné pendant toute la durée de l’agogè, de façon à devenir, s’il s’en montre continûment digne, ce à quoi il est destiné et qui l’oppose à la multitude des « autres » : un Spartiate authentique. En ce sens, d’entrée de jeu, il se sépare de la masse de tous ceux qui, exclus de l’agogè, tenus à l’écart de l’autel d’Orthia, ne pourront jamais prétendre au statut de citoyens et resteront toute leur vie confinés dans l’état subordonné d’Hilote. Le jeune occupe donc, entre l’Hilote et le citoyen de plein droit, une position intermédiaire. Il n’incarne pas le « sauvage » ; il se tient, pour grandir, à la frontière de deux états contrastés. Par rapport aux Hilotes, ces sous-hommes, ces sortes de bêtes, il est proche des Homoioi dont sa vocation est de faire un jour partie. Mais par rapport aux Homoioi auxquels il s’oppose aussi longtemps qu’il n’est pas encore « dressé » à leur pleine similitude, il est proche des Hilotes dont il partage certains aspects d’ensauvagement.
16Statut équivoque, ambigu, qui oscille, bascule et change de sens suivant qu’on se place à l’un ou l’autre des deux pôles extrêmes de la société lacédémonienne, laquelle, au reste, comprend, comme on sait, toute une série d’échelons intermédiaires.
17Face aux Hilotes, la frontière tend à s’effacer entre les adolescents groupés dans l’agela et les hommes faits réunis en convives des syssities ; jeunes et adultes forment sur ce plan comme les deux aspects complémentaires d’un même corps social s’opposant en bloc à tout ce qui n’est pas lui ; face aux Homoioi, c’est avec les Hilotes que la frontière tend à se brouiller, — les jeunes devant, pour se démarquer des citoyens accomplis, endosser des traits d’altérité les rejetant en deçà du corps civique, hors de ses normes, sur les marges de la vie civilisée.
18On comprend mieux alors que les masques incarnent tantôt le modèle avec lequel le jeune doit s’identifier ; tantôt, sous les formes du sauvage et du grotesque, de l’horrible et du ridicule, ces zones extrêmes de l’altérité qu’il faut avoir explorées pour s’en détacher tout à fait ; tantôt enfin, sous la forme du masque de Gorgô, cette forme dernière et radicale de l’Autre, cette menace de chaos et de mort qu’il faut avoir été capable de regarder en face pour devenir un homme.
19Les glissements et les ambiguïtés dans le statut du jeune lacédémonien sont renforcées par le fait qu’à aucun moment au cours de l’agogè, l’aristeia n’apparaît comme un état stable, où demeurer une fois atteint. Elle constitue un pôle idéal, une exigence d’autant plus impérative qu’elle reste toujours liée potentiellement à son contraire, l’opprobre, le déshonneur, menaces sans cesse suspendues au-dessus de chacun. La noblesse n’est pas, à Sparte, pour le jeune, une qualité qu’il possède de naissance mais le prix d’une victoire qu’il lui faut indéfiniment confirmer s’il veut que sa valeur soit reconnue. De même que, dans l’agogè, l’adolescent doit endurer une série d’épreuves probatoires pour obtenir le droit à une carrière adulte de timai, le Spartiate peut toujours en être, au cours de sa vie, exclu et, dans sa déchéance, retomber, comme « trembleur » ou comme célibataire, au-dessous du seuil qui définit l’authentique membre de la Cité. Seul l’Hilote, encore qu’il puisse lui aussi, dans certains cas, s’élever au-dessus de sa propre condition, se trouve, au moins dans le principe, voué par état, par nature, à ne pas franchir la frontière qui sépare les Égaux, les Semblables, de toute la masse inférieure des « Autres ». Aussi ne lui faut-il pas seulement porter, inscrites sur sa personne, bien visibles, les marques de son indignité, exhiber en quelque sorte aux yeux de tous son infériorité congénitale ; il doit encore, comme J. Ducat l’a compris, intérioriser au-dedans de lui-même cette dégradation au point de se sentir incapable, lorsqu’on le lui demande, de prononcer les paroles, de chanter les poèmes, d’effectuer les mouvements de danse, en bref d’adopter les façons qui sont, en propre, le privilège et la caractéristique de l’homme pleinement homme, du citoyen accompli. (PLUTARQUE, Lycurgue, 28,10).
20Dans l’espace dont Artémis est la patronne, le jeune n’est pas, au cours de sa formation, réduit au même état d’avilissement ; il y touche seulement. Ses cheveux rasés font contraste, comme le bonnet infamant des Hilotes (la Kunéè) avec la chevelure qu’au sortir de l’éphébie le Spartiate a le droit et le devoir de garder longue et sans coiffe (Lycurgue, 22,1 et STRABON, V, 3, 2, 14). Ses pieds nus, l’interdit de tunique qui le frappe (chitôn), son manteau unique, usé toute l’année et en toute saison (himation), la crasse (auchméros) dont il est couvert faute de bains et de soins, visent comme les peaux de bêtes que les Hilotes ont obligation de porter (diphtera, katônaké), à « enlaidir » son corps, à déprécier sa personne, à lui donner l’apparence sordide d’un vilain (cf. la description d’Eumée, en Odyssée, 24, 227 ; avec ses haillons sordides — aeikea heimata, sa kunéè, sa saleté, auchmeis : on dirait un esclave) Les Hilotes, quand ils servent dans l’armée, n’ont pas droit à la tenue hoplitique ; équipés à la légère (psiloi) ils ne disposent que de poignards, dagues, épées courtes (encheiridia xuèlè, drepanon) : l’armement réservé aux jeunes pendant le temps de l’éphébie. Sur d’autres chapitres, la confrontation n’est pas moins instructive. Hilotes et jeunes sont également soumis à d’incessants et durs travaux, ponoi. Ceux qui sont imposés aux Hilotes rentrent dans le cadre général des mesures prises à leur égard pour consacrer leur atimia, leur indignité. Si l’on en croit Xénophon, dès l’agela, le petit garçon est dressé à peiner le ventre vide ; quant à l’adolescent il doit supporter de continuels travaux, ignorer le loisir (Rép. Lac., II, 5 et III, 2). Mais des Hilotes aux jouvenceaux, la finalité s’inverse de cette existence livrée aux ponoi. Pour les premiers, elle est, comme de porter sa charge pour un âne ou de tirer l’araire pour un boeuf, la manifestation d’un état sous-humain, d’une nature faite pour la servitude. Pour les seconds, une épreuve temporaire au cours de laquelle ce qui constitue, pour les Hilotes, comme la signature définitive de leur atimia (MYRON DE PRIÈNE, in ATHÉNÉE, XIV, 657 d × FGH Jacoby 106 F2) devient la condition indispensable pour accéder dans le futur aux honneurs et à la gloire (Rep. Lac., III, 3).
21Il n’en va pas autrement pour le fouet. L’homme libre, le citoyen, pour un Grec, ne peuvent être fouettés. L’Hilote y est soumis, sans raison, sans justification, selon le bon plaisir des maîtres, moins pour le punir que pour lui prouver, pour le convaincre qu’il est né et fait pour le fouet (MYRON DE PRIÈNE, loc. cit.). Le fouet accompagne aussi, tout au long de sa carrière de jeune, le futur citoyen de Sparte. A l’horizon de sa première enfance surgissent, aux côtés du pédonome, les mastigophoroi, les porteurs de fouet (Rep. Lac., II, 2). Les jeunes sont châtiés du fouet quand ils ont commis une faute, pour leur apprendre à obéir, à respecter ce qui est au-dessus d’eux : leur chef, leurs aînés, la loi. Fouetter ainsi l’élite de la jeunesse libre, appliquer un traitement infamant à ceux qu’on prépare aux plus hautes dignités de l’état c’est, du point de vue grec, plus qu’un paradoxe ou une contradiction logique : un scandale (cf. PHILOSTRATE, Vie d’Apollonius de Tyane, VI, 20). Aussi les récits plus ou moins fabuleux ne manquent pas pour prétendre, tantôt que les matrones fouettent les garçons encore célibataires en les forçant à tourner autour d’un autel (CLÉARQUE DE SOLES, in ATHÉNÉE, XIII, 555 c), tantôt que les jeunes gens devaient tous les dix jours comparaître nus, en public, devant les éphores : ceux qu’on jugeait trop gras, mous et flasques, étaient frappés à coups de fouet, les autres comblés d’éloges (ÉLIEN, H. V., 7). Ceux de nos témoins qui sont plus fiables, Xénophon, Pausanias, Plutarque, donnent des indications plus précises et, dans leur limitation, plus instructives. Ils retiennent, pour l’essentiel, deux occurrences en ce qui concerne la flagellation des jeunes. En premier lieu on leur donne le fouet quand ils sont pris en train de voler. Non pour les punir d’avoir, en volant, violé un interdit, pour leur apprendre à respecter ce à quoi ils n’ont pas droit, comme on ferait pour un Hilote. Au contraire, on les fouette pour s’être laissé prendre, pour n’avoir pas su remplir avec succès ce rôle de voleur dont on leur fait, en tant que jeunes, obligation. C’est sur ordre de l’irène que les adolescents affamés, tels des bêtes de proie, des animaux sauvages, se glissent dans les syssities pour y ravir, sans qu’on les voie, leur nourriture, dérobant ainsi, pour manger, ce que chaque adulte doit apporter avec soi en écot comme contribution au repas commun des citoyens. A cet égard, les jeunes vont donc bien au-delà des Hilotes, sinon dans la bestialité, du moins dans la sauvagerie. Vivant de rapines, il leur faut faire preuve de ruse et de dissimulation autant que de vigueur, de rapidité et de sang froid. En eux, le fouet ne châtie pas la faute du vol et sa bassesse ; il dénonce l’indignité de l’échec, la maladresse ou la pusillanimité de celui qui n’a pas su acquérir, comme on l’exigeait de lui, les dangereuses qualités d’un prédateur. A l’Hilote la peine de la flagellation rappelle, avec son infamie, qu’il doit toujours rester à sa place. Au jeune, qu’il est passible d’un traitement d’infamie tant qu’il n’a pas fait siennes cette férocité, cette roublardise, cette détermination brutale dont il a besoin s’il veut qu’on l’accepte un jour au nombre des hommes.
22En second lieu on fouette les jeunes à l’autel d’Orthia. Le vol semble, cette fois encore, avoir eu, au moins à l’origine, son rôle à jouer en cette occasion. Le texte de Xénophon (Rep. Lac., II, 9), évoque en effet un agôn rituel entre deux groupes de jeunes : le premier, en embuscade à l’autel (Françoise Frontisi évoque ici-même les implications et les problèmes de la Bômolochia), met son point d’honneur à ravir le plus grand nombre possible de fromages parmi ceux qui ont été déposés sur l’autel d’Orthia ; le second, à grands coups de fouet, frappe les voleurs pour les empêcher de réussir (Cf., au sanctuaire d’Artémis, à Samos, un scénario comparable de vol rituel de nourriture par un groupe de jeunes garçons, HÉRODOTE, III, 48). La victoire — et la gloire — revenaient à celui qui était parvenu, malgré les coups de fouet, à dérober à la déesse plus d’offrandes de fromages que ses compagnons. Dans ce contexte, contrairement au précédent, le fouet ne sanctionne plus, pour stigmatiser sa nullité, le voleur maladroit incapable d’opérer sans se faire prendre ; il joue comme un obstacle à vaincre, une douloureuse épreuve d’infamie qu’il faut accepter d’affronter pour obtenir, avec le butin dérobé, la récompense d’une célébrité durable. Le dessein de Lycurgue, en instituant cette pratique à l’autel d’Orthia, était, précise en effet Xénophon, « de montrer qu’une brève souffrance peut apporter la joie d’une longue gloire ». Encore faut-il ajouter, et Xénophon n’y manque pas, que les jeunes gens les plus rapides, adroits et audacieux, — les mieux doués pour le vol — ont précisément toute chance de recevoir le moins de coups. Si le fouet menace chacun de façon égale, il atteint surtout les mous et les lents : les mauvais voleurs. Tant qu’à jouer les hors-la-loi, il vaut donc mieux, tout compte fait, endosser le rôle du Renard rusé, du Loup féroce, deux bêtes qui ont le vol dans le sang. On retrouve ainsi le premier cas de figure.
23Ni Pausanias, ni Plutarque, ni aucun autre auteur ne reprennent cette tradition du vol des fromages à l’autel. La flagellation est présentée par ces témoins comme une épreuve d’endurance (le karterias agôn d’une des inscriptions, concours dont les bômonicoi mentionnés sur six autres pourraient être les vainqueurs), imposée à tous les jeunes gens au cours ou au terme de l’éphébie. La cérémonie avait un caractère suffisamment dramatique et impressionnant, dans son étrangeté, pour qu’à l’époque romaine on édifie, face à l’autel, un théâtre dont les gradins permettaient à un vaste public d’assister au spectacle. Selon Pausanias, c’est la prêtresse d’Artémis Orthia qui, tenant en mains le fameux xoanon ramené par Oreste, découvert par Astrabacos et Alôpecos, dirige et ordonne la flagellation. L’idole, en raison de sa petite taille, est légère ; mais s’il arrive qu’au cours de l’épreuve rituelle les fouetteurs, émus par la beauté d’un des adolescents ou intimidés par la haute naissance d’un autre, en viennent à les ménager, le xoanon s’alourdit et la prêtresse fait grief aux fouetteurs de ce que sa charge la contraint à ployer sous le poids en direction du bas. La fonction d’Orthia n’est-elle pas, comme son nom l’indique, de faire, quand elle est satisfaite, « lever droit sur leurs pieds les jeunes » (Hymne homérique à Artémis, 124 s.), de les faire croître en hauteur, légers et sveltes, le corps grandissant avec l’âge sans s’épaissir ni s’alourdir (XÉNOPHON, Rep. lac., II, 5 et PLUTARQUE, Lycurgue, 17, 7-8) ? Le fouet ne devait donc épargner personne ; le concours n’était pas de la frime ni les coups distribués pour rire. Epreuve d’endurance, de fermeté. C’est peu dire. Plutarque explique que de son temps encore, « on a vu beaucoup d’éphèbes expirer sous les coups à l’autel d’Orthia » (Lycurgue, 18, 2). Comme ce jeune garçon qui avait préféré se faire déchirer les entrailles plutôt que de laisser voir le petit renard qu’il avait, pour le voler, dissimulé sous son manteau, les éphèbes devaient montrer assez de force d’âme pour supporter la douleur jusqu’à en mourir. « Ils étaient déchirés à coups de fouet (xainomenoi mastixi), pendant toute la journée à l’autel d’Artémis Orthia, souvent jusqu’à en mourir, précise encore Plutarque (Coutume des Spartiates, 40, 239 d) ; ils le supportaient joyeux et fiers (hilaroi kai gauroi), rivalisant pour la victoire à qui d’entre eux supporterait le plus longtemps et davantage d’être frappé. Et celui qui l’emporte a le plus grand renom. Cette compétition est appelée diamastigôsis ; elle a lieu chaque année ».
24Telle qu’elle est ainsi décrite, la cérémonie a pris une signification sans équivoque. Le vainqueur n’est plus celui qui parvient, en dépit du fouet et en tachant de l’éviter, à ravir le plus de fromages. C’est celui qui, sous le fouet, sans broncher, s’offre le plus longtemps aux coups les plus durs. La victoire ; la gloire et peut-être, s’il s’agit du concours final clôturant l’éphébie, l’entrée dans le monde des adultes, s’obtenaient donc au prix d’un traitement public que son caractère ignominieux réservait normalement aux Hilotes et dont l’infâmie se donnait directement à lire sur le corps des jeunes par les stigmates qu’en déchirant leur peau y laissait inscrites la griffe des fouets. (On notera que le verbe xainô, déchirer, griffer, est celui qui, dans les récits étiologiques de Brauron, désignait les griffures opérées par l’ourse sur le visage de la petite fille impudente).
25Comment rendre compte de ce paradoxe ? Les mots-clés, pour le comprendre, sont hilaroi et gauroi. Rire sous le fouet, se gausser de ses coups, mettre son point honneur à en redemander, tirer fierté et orgueil d’un traitement ignominieux, c’est inverser le sens de la flagellation, en apportant la preuve qu’on est au-delà de l’humiliation et de l’infamie, qu’elles ne sauraient vous atteindre, qu’on s’est séparé de ceux qui subissent le fouet dans la passivité et la honte comme un châtiment fait pour eux et à leur mesure. La victoire à l’épreuve du fouet accomplit le jeune en adulte, non seulement parce qu’elle marque l’exceptionnel courage qu’il a su acquérir dans l’agogè, mais parce qu’elle confirme sa rupture avec cette longue période de maturation où, proche encore de l’Hilote, il relevait comme lui du fouet. De sorte qu’en triomphant à l’épreuve du fouet, en désamorçant sa charge d’ignominie pour en faire un exploit dans un concours de valeur, le jeune assure aussi sa victoire sur l’Hilote dont il se démarque à jamais. En ce sens cette épreuve en rappelle une autre, non moins singulière. Chaque année, lors de la cryptie, les éphèbes doivent tuer des Hilotes. Ils ne les mettent pas à mort en les affrontant en combat régulier. Dispersés et dissimulés pendant le jour, avec pour seule arme un poignard, ils les égorgent en attaquant de nuit, par traîtrise, ceux qu’ils pouvaient surprendre à l’improviste sur les chemins ou en exterminant, dans les champs, les plus forts et les meilleurs d’entre eux. Se couvrir les mains du sang des hilotes, non à la loyale, comme il conviendrait à un adulte, à un citoyen, à un hoplite, mais à la façon d’un hors-la-loi ou d’une bête sauvage, c’est bien entendu démontrer que les Hilotes sont réellement des inférieurs, qu’on l’emporte sur l’élite d’entre eux jusque dans leur domaine, en employant leurs armes et leurs méthodes, mais c’est aussi, c’est surtout tracer entre eux et soi une frontière désormais infranchissable, rompre avec toute les connivences qui unissaient encore votre statut au leur, sauter le pas, basculer de l’autre côté (sur ces connivences entre Hilotes et jeunes, cf. en particulier l’épisode des Parthénies, STRABON, VI, 3, 2 et 3).
26Masques, déguisements, danses, prêtent, croyons-nous, à des remarques analogues. La laideur de ces faces grotesques, ridicules et horribles, la bassesse de danses vulgaires, débridées, licencieuses, c’est le lot qui appartient en propre aux Hilotes. Ils n’ont pas à se masquer de laideur, à mimer la bassesse, elles leur collent à la peau.
27Quand on les exhibe en public, saoûlés de vin pur, incapables de se contrôler, « chantant des chansons et dansant des danses vulgaires et ridicules » (Lycurgue, 28, 9-10), c’est le fond de leur nature qu’ils offrent en spectacle ; dans leur mimique indigne se livre la vérité de leur personne. Aussi, même quand aucun Spartiate n’est là pour les surveiller et les châtier, sont-ils hors d’état de « chanter des poèmes de Terpandre ou d’Alcman », que tout vrai Spartiate connaît par coeur. Dans l’intimité de leur être, ils se sentent trop différents des homoioi, trop inférieurs, pour envisager même de singer leurs usages.
28Ce qui est chez l’Hilote un état permanent, la forme normale de son existence, le jeune y participe comme une période probatoire, une phase préliminaire qu’il faut avoir traversée pour s’en détacher entièrement. Dans la position liminale où il est situé, le jeune apprend à la fois les conduites, les danses, les chants, les propos et façons de parler « cultivés » par où se reconnaissent les véritables homoioi (cf. Lycurgue, 12, 6-8 et 19,1) et les comportements inverses, marqués par la déviance, l’anomalie, la laideur, la bassesse, la sauvagerie. Davantage, il pousse ces traits à la limite, jusqu’à la caricature, le grotesque, l’horreur, non pour les endosser définitivement, pour les faire siens, mais pour les simuler un moment, en un jeu rituel, une mascarade cérémonielle. Il expérimente ainsi tout ensemble l’Autre et le Même, la différence et la similitude, dans leurs formes extrêmes, leur incompatibilité maximale, de façon qu’en se cotoyant l’écart et la règle, le repoussoir et le modèle, la honte et la gloire, rapprochés et confrontés, se trouvent plus clairement distincts.
29Aussi l’agogè ne saurait-elle, si rigoureus qu’en soit le régime, conduire le jeune comme l’Hilote à intérioriser son déshonneur, à vivre son infériorité de statut sur le mode d’une bassesse originelle, d’une déchéance irrémédiable. Certes il est méthodiquement dressé à reconnaître son état de sujétion, à obéir à tous ceux — et ils sont nombreux — qui ont sur lui autorité, le tiennent sans cesse à l’oeil, peuvent le châtier à tout moment. Situés au-dessus de lui dans la hiérarchie sociale, le bouagos, l’irène, l’adulte, le vieillard, pour ne pas parler des magistrats, lui imposent une domination qui le place, tout au long de l’agogè, dans un rapport d’inégalité foncière et de quasi-servitude. A l’égard de ces supérieurs le jeune doit éprouver respect et admiration, faire preuve de timidité, réserve et modestie, manifester son entière soumission. Mais la conscience de son infériorité reste liée à une période d’épreuves probatoires au cours de laquelle, à ses propres yeux, il n’est pas encore lui-même ; elle va de pair avec un esprit de compétition développé systématiquement sur tous les plans, une attitude permanente de rivalité. Le caractère du jeune se trouve ainsi façonné à l’inverse de celui de l’Hilote. A la passivité de l’un, à son acceptation résignée d’une infamie native, se substitue, chez l’autre, la volonté tendue et tenace de sortir d’un état d’humilité provisoire, d’inverser son statut, de trouver sa revanche en passant du côté de ceux qui incarnent tous les pouvoirs et tous les honneurs. L’habitude de se soumettre est orientée, dans l’agogè, de telle sorte qu’elle débouche sur la résolution de faire mieux que ceux dont on subit la contrainte, de dépasser le jour venu les aînés dans cela même qui vous les fait craindre et respecter quand on est jeune. Aux Hyacinthies, les Spartiates étaient répartis en trois choeurs, suivant la catégorie d’âge. Les deux premiers, vieillards et adultes, célébraient en leurs chants leur valeur, leurs exploits (passés ou présents) ; le troisième, celui des jeunes, proclamait à la face des Anciens sa certitude d’être un jour « bien meilleurs » que ceux auxquels on leur imposait de se rendre « semblables » (Lycurgue, 21, 3).
30La position frontière qu’occupe le jeune Spartiate, entre les Hilotes et les homoioi oblige à nuancer chaque trait du tableau, à équilibrer une affirmation par son contraire. Nous avons dit que chaque jeune, au cours de l’agogè, est continuellement sous le regard d’autrui, épié, contrôlé, jugé, puni : par le pédonome, le bouagos, l’irène, les adultes, les vieillards, tous ses camarades. Pas un seul endroit, pas un seul instant où le fautif ne trouve quelqu’un prêt à le réprimander et le châtier. (Lycurgue, 17, 1). L’oeil de la cité, multiplié, est sans cesse posé sur lui. Mais en même temps on lui impose une conduite de cache, de dissimulation, de secret, qui s’achève et culmine dans la cryptie : ne pas être vu, voler furtivement, se glisser inaperçu dans les jardins et les banquets, se terrer le jour pour attaquer de nuit, ne jamais se faire prendre, préférer la mort à l’aveu du vol, même si le vol fait partie de votre rôle obligatoire.
31Même tension, même ambiguïté en ce qui concerne l’émulation. Chacun veut l’emporter pour soi, avoir le prix, être le meilleur dans une lutte où, parfois, comme au Platanistas, tous les coups sont permis. Il faut donc se distinguer personnellement dans ce concours permanent pour la gloire et l’honneur. Mais en même temps on forme les jeunes, nous est-il dit, « à ne vouloir ni savoir vivre en leur particulier (kat’idian), à toujours faire corps comme des abeilles, comme pelotonnés tous ensemble autour du chef », à se donner tout entier à la patrie, à n’avoir d’existence qu’en groupe, par et pour la cité (Lycurgue, 25,5). Cette ambivalence des conduites d’émulation — chacun pour soi, tous pour l’équipe — se marque jusque dans la bataille forcenée que se livrent au Platanistas les deux moirai d’éphèbes : « Ils combattent avec les mains et en s’élançant sur l’adversaire à coups de pied ; ils mordent, ils s’arrachent les yeux ; l’homme combat l’homme de la façon que je viens de dire ; mais c’est en groupe (athrooi) qu’ils foncent violemment pour se pousser et se faire tomber dans l’eau » (PAUSANIAS, II, 14,8).
32On les dresse à l’obéissance totale par l’habitude de désobéir, sur ordre, aux règles qui définissent, dans la vie adulte, la bonne conduite. Pour se débrouiller tout seuls dans toutes les situations, ils n’hésitent pas à tolman kai panourgein, à utiliser l’audace et la ruse (Lycurgue, 17, 6), à kakourgein, à faire le mal (ISOCRATE, Panath., XII, 214) comme des fripons, des hors-la-loi, pour mieux intérioriser le respect de la loi.
33Sont-ils abandonnés à eux-mêmes, libres de céder à toutes les impulsions du jeune âge ? C’est ce que prétend Isocrate : selon lui, l’éducation Spartiate repose sur une complète autonomia des enfants (Panath., 215). Ne sont-ils au contraire jamais laissés sans direction ni directives, jamais désertés par leur chef (XÉNOPHON, Rep. Lac., II, 11), comme l’affirme Xénophon ? D’après lui, Lycurgue a fait en sorte qu’à Sparte, contrairement aux autres cités, les jeunes ne puissent à aucun moment vivre sans maître et à leur guise, autonomoi (Rep. Lac., III, 1).
34Dès l’âge de sept ans le jeune Lacédémonien est inclus dans une agela. Il va vivre en bande, en troupeau, dans une boua (HÉSYCH.), sous la conduite d’un bouagos, un meneur de boeufs. Il connaît donc une existence grégaire qui l’assimile au bétail domestique : bovins mais aussi chevaux. Un des noms du jeune, à Sparte, c’est pôlos, le poulain. Cependant sous le signe de Lycurgue, bien des traits de son comportement, comme H. Jeanmaire l’a montré, le rapprochent des jeunes loups ; or ces fauves, nous dit Aristote, se combattent les uns les1 autres, dia to mè agelaion einai, parce que ce ne sont pas bêtes d’agela, qu’ils ne sont pas grégaires (H. Α., 571 b 27-30) mais qu’ils vivent monioi, isolés, en solitaires (LUCIEN, De la danse, 34 ; A. P., 7, 289). Boeuf, cheval, ou loup ? Surtout renard semble-t-il, animal nocturne qui contrairement au loup se cache pour attaquer. Une glose d’Hésychius est à cet égard instructive. Sômaskei, il exerce son corps, se dit en laconien, selon lui, phouaddei. Et il précise que le terme phouaxia désigne l’entraînement physique de ceux qui, pour Orthia, sont sur le point d’être fouettés ; or alôpekes, les Renards (Alôpekos est le nom d’un des deux découvreurs d’Orthia) se dit en laconien, phouai. Boeuf, poulain, loup, renard — et cerf aussi bien, ou tout autre bête, non plus domestique ni de proie mais qu’on pourchasse, effrayée et tremblante, comme ces Satyres dont certaines danses miment l’épouvante : par leur crasse, leur tête rasée, leur tunique sale, le fouet qui les fustige, les jeunes sont en proximité avec les Hilotes, ces « vilains » qui, pour reprendre l’expression de Théognis (55-6) « les flancs ceints de peaux de chèvres, semblables à des cerfs, pâturent les champs hors la ville ». Après tout, il y a, en Laconie, une danse, dite morphasmos, où l’on mime toutes sortes d’animaux.
35Dernier point. Cette vie en marge, de violence et de ruse, cette existence de sauvageons, dans la frugalité, la faim, le dénuement, ces pratiques déviantes avec leur cortège de vols, de durs châtiments acceptés, de pugilats sanglants et brutaux, de meurtres d’Hilotes, forment un apprentissage de l’andreia, du courage viril, vertu spécifique du guerrier. Mais cet apprentissage est mené de telle sorte qu’il va trop loin et dépasse son but : vouant l’enfant exclusivement à la violence brutale, cherchant à l’endurcir à tout prix par les exercices et les épreuves physiques, il l’entraîne et le confine, comme l’observe Aristote, dans le domaine du thèriôdés, de la sauvagerie (Politique, VIII, III, 3, 13, 38 b, ligne 13 et 31 suiv.). Aristote ajoute que c’est le sens de l’honneur, to kalon et non to thèriôdés, le sauvage, qui doit avoir la priorité dans l’éducation. « Car ce n’est ni un loup, ni quelqu’autre animal sauvage qui pourrait affronter un noble danger ; c’est seulement l’homme de coeur, l’homme de bien, agathos aner. Ceux qui laissent les enfants poursuivre trop fortement ces rudes exercices... les vouent à n’être pour la cité utiles qu’à une seule chose et même à se montrer pour cette chose unique inférieurs à d’autres ». Par excès, l’andreia risque de déboucher dans l’anaideia et l’hubris, une impudence, une audace sans frein. Faute d’être tempérée et adoucie par la sophrosuné, l’aristeia, l’excellence que visent dans l’agogè les épreuves de ruse, de violence et de brutalité, se profile, déviée et déformée, sous l’aspect d’une sauvagerie bestiale, d’un monstreux terrifiant.
36A l’inverse et pour équilibrer cette tendance — surtout entre 14 et 20 ans, âge naturellement porté, nous dit Xénophon, à l’hubris, l’arrogance, l’appétit des plaisirs —, nos petits sauvageons sont astreints à jouer les timides pucelles. Ils marchent les yeux baissés, les mains cachées sous le manteau, en silence, sans ouvrir la bouche, sages comme des images. Ils sont tenus d’incarner l’aidôs, la pudeur, la modestie, davantage que ne le fait, dans l’intimité de sa chambre, la plus chaste jeune fille (Rep. lac., III, 4). Notre bande de loups, guettant de nuit dans la campagne les Hilotes pour les égorger au couteau, réapparaît dans les rues de Sparte, au détour d’un texte de Xénophon, transmuée en un cortège de doux séminaristes.
37Le jeune fait ainsi, dans son parcours, l’expérience de ce que peut comporter d’altérité cette relation polaire entre l’andreia et l’aidôs, la première, par excès de virilité, s’ouvrant sur le sauvage, la seconde risquant, par excès de féminité, de déboucher sur la couardise. C’est que chacune de ces deux vertus, dont l’équilibre mutuel est déjà difficile, recouvre en elle-même une ambiguïté fondamentale. L’andreia, c’est l’absence de crainte, mais s’habituer à ne rien craindre, comme Platon le notera (Lois, I, 647a) c’est ne plus éprouver la crainte qu’on doit ressentir devant certains êtres et certaines actions. C’est ignorer le respect (ESCHYLE, Eumenides, 516-27, 690-1, 698-9), forcer l’audace jusqu’à tomber dans l’impudence.
38L’aidôs est cette nécessaire réserve sans laquelle il n’est pas de sage vertu, de sophrosunè. Mais à trop cultiver l’aidôs on finit par avoir peur de son ombre, par devenir une femmelette. Pour remettre l’aidôs à sa juste place, l’obscénité, la scatologie, exhibées et mimées, peuvent avoir leur rôle.
39Tout ce jeu s’opère sous le contrôle et l’impulsion du blâme et de la louange. Mais là encore, par excès ou défaut, les choses risquent de basculer. Trop de louange à l’égard d’autrui, c’est la flatterie, la flagornerie, la feinte rusée du Renard. Trop de louange à l’égard de soi, c’est la vantardise, la bravade, quand pour jouer les terreurs et faire le surmâle, on mime la férocité du loup ou la grimace de Gorgô. Trop de blâme à l’égard d’autrui, c’est le sarcasme, l’invective, l’injure ; au lieu d’une noble émulation, l’envie malveillante et l’esprit de querelle ; non plus l’admiration qui vous stimule, mais la dérision pour rabaisser qui vous dépasse. Trop de blâme à l’égard de soi, c’est façon de se dégrader dans le champ du laid, du vulgaire, du ridicule, de se ravaler au niveau ignominieux de l’Hilote ou de la bête.
40Au sanctuaire d’Artémis, en revêtant les masques, dans leurs danses et leurs chants, les jeunes ne désignent pas seulement la figure du guerrier accompli qui, dans son courage viril, constitue l’idéal de l’agogé. Ils endossent, pour les exorciser en les singeant le temps du rituel, les formes de l’altérité qui, dans leur contraste, de l’excessive sauvagerie du mâle à la timidité trop grande de la parthenos, de la conduite singulière, solitaire au comportement grégaire et à la vie en troupeau, de la déviance, la dissimulation et la fraude à l’obéissance aveugle et au conformisme le plus strict, du fouet reçu à la victoire conquise, de l’opprobre à la gloire, jalonnent le champ où se situe l’adolescence et dont il faut avoir exploré les extrêmes frontières pour s’intégrer au même, pour devenir à son tour un égal, un semblable, un homoios parmi les homoioi.
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