Problèmes de topographie et d’évolution urbaine
p. 48-52
Texte intégral
1Depuis la réunion de janvier 1973, on peut faire appel à deux ouvrages importants, le Guide d’Erétrie et Erétrie 4, par Cl. Krause (Das Westtor) qui permettent de préciser la discussion des problèmes topographiques.
2Notons d’abord que les fouilles les plus récentes permettent de situer dans le deuxième quart du VIIIe siècle l’implantation des plus anciens quartiers et monuments de la cité. On reste encore incertain sur les vestiges les plus anciens de l’acropole ; on y reconnaît des restes d’un mur de fortification, souvent intégrés et adaptés à la muraille plus récente des IV/IIIe siècles. Mais il semble qu’aucun de ces vestiges ne puisse remonter au-delà du VIIe siècle. Quelle zone enfermait cette enceinte ? Faut-il la rattacher aux murs les plus anciens retrouvés sous la porte occidentale ? Même dans l’affirmative, le secteur ainsi défendu reste limité à l’acropole et à ses pentes immédiates.
3En effet, il faut renoncer à l’existence d’un état antérieur au milieu du VIe siècle dans la porte occidentale. Cl. Krause en effet a montré que le premier passage n’était pas une porte, mais un détournement du torrent Nord-Sud auquel des terrassements ont imposé un changement de cours vers l’Est et le Sud-Est, destiné sans doute à drainer la zone marécageuse centrale et à empêcher l’envasement de la baie orientale. Que ces travaux aient eu aussi une relative fonction défensive, c’est possible ; ils renforçaient la protection des pentes inférieures de l’acropole. Les quartiers bas, autour du sanctuaire d’Apollon et vers le port au Sud où des maisons du VIIIe siècle ont été dégagées étaient sans doute laissés en dehors de ce système défensif. De même que se trouve rejetés en dehors de l’enceinte la zone des tombes et l’hérôon qu’a publiés Cl. Bérard dans Erétrie 3. On connaît l’importance de cette publication et aussi les conclusions qu’en a tirées l’auteur sans rallier l’adhésion de tous ses lecteurs. Un groupe de tombes, dites « princières », ont été dégagées sur la bordure orientale du torrent, au Sud de la porte. Tombes remarquables par la nature et la richesse de leurs mobiliers : armes, vases de bronze, bijoux ; analogues à celles que Kourouniotis avait fouillées plus au Sud, mais différentes par les rites funéraires qui amènent Cl. Bérard à reconnaître un groupe de sépultures d’un génos, en rapport avec la hiérarchie sociale primitive d’Erétrie. Les tombes s’échelonnent sur une période limitée de 725 à 680 av. J.C. ; peu de temps après, à un niveau supérieur, fut installé un triangle de grosses pierres, limitant et protégeant les tombes, bien que la plupart fussent laissées à l’extérieur du secteur protégé, y compris la principale, la tombe 6, d’après l’auteur qui voit là le développement d’un hérôon et d’un culte héroïque qui aurait suivi les cultes funéraires. Hypothèse rapide et hardie, car le phénomène d’héroïsation est beaucoup plus tardif et la liaison topographique entre les deux installations est loin d’être prouvée puisque les deux niveaux sont séparés par une couche d’alluvions dont Cl. Krause a montré l’importance. Quant à l’Oikos et à l’édifice à 5 salles qui viennent s’implanter dans cette zone recouvrant des fosses à offrandes, plutôt qu’en rapport avec les tombes, ils doivent être mis en relation avec certains aspects de l’organisation sociale et militaire d’Erétrie, dont les institutions et les textes de Thasos peuvent sans doute nous donner une idée. Ce n’est pas le seul rapprochement que nous aurons à faire avec la colonie de Paros. Mais nous passons ici encore à un autre plan, celui des institutions de la cité, différent du domaine étroit du génos où l’on se trouve enfermé par la position de Cl. Bérard qui ne me paraît pas suffisamment distinguer ces diverses strates de l’organisation politique. A vouloir trop prouver, on tombe dans la confusion. Que ces sépultures aient une importance particulière, je le reconnais. Mais s’il faut les distinguer de la nécropole reconnue 500 à 600 mètres plus au Sud par Kourouniotis, elles restent en étroit rapport avec d’autres tombes qui furent retrouvées à l’emplacement même du pont postérieur devant la porte de la ville et dans la région environnante. Tombes d’un groupe familial favorisé, c’est possible, mais lien continu par l’héroïsation et l’extension institutionnelle du culte telles que l’exigerait l’association de ces tombes et des diverses constructions jusqu’aux « palais » du IVe siècle ? C’est très contestable.
4Nous avons, pour le moment, à envisager un système urbain des VIIIe/VIIe siècles, partiellement fortifié autour de l’acropole, mais composé de groupes dont les points d’attraction paraissent avoir été le sanctuaire d’Apollon et la zone marchande du port.
5C’est au milieu ou dans la deuxième moitié du VIe siècle que l’ensemble urbain se structure, par le développement de l’enceinte et le rejet du torrent vers son lit naturel primitif. Le tracé de la fortification est bien jalonné ; accrochée à l’acropole, elle se déroule à l’Est comme à l’Ouest en direction N-S jusqu’à la mer ; la porte occidentale reçoit son premier aménagement important et il faut souligner ici le mérite des fouilleurs d’avoir su distinguer dans cet enchevêtrement de constructions les divers états et transformations de cette porte monumentale jusqu’au IIIe siècle. La fortification ensuite dessine une ligne parallèle au rivage et présente des ouvrages avancés qui sont destinés à assurer la protection du port. Il est probable que les divers quartiers se soudent les uns aux autres, sans d’ailleurs qu’on puisse reconnaître ce processus sur un site occupé par la ville actuelle et dont la nature souvent marécageuse devait provoquer des anomalies. Le sanctuaire d’Apollon qui constituait le noyau d’un quartier devient sans doute un centre important d’unification.
6Dans les diverses phases de cette évolution, en particulier dans la position du passage commandé par la porte occidentale, il faut tenir compte, comme le montre Cl. Krause, des voies de communication N-S, qui, à travers Erétrie, établissaient la liaison entre la plaine Lélantine et les territoires situés au Sud de la ville. La grande voie de passage pour éviter les zones marécageuses devait serrer au plus près les pentes de l’acropole ; elle empruntait, vers l’Ouest, le thalweg débouchant à la porte Ouest, face à Chalcis.
7En conclusion, la présence d’un mur d’enceinte N-S qui intégrerait le groupe des tombes à la ville avant le milieu du VIe siècle est rejetée ; on ne peut donc plus dire que les tombes sont intra muros ; quand cette zone est incluse dans la cité, ce sont d’autres installations et qui ont d’autres fonctions. Ce qui est troublant, c’est que les tombes sont à 10 ou 15 mètres du commencement d’une nécropole extérieure, du VIIIe siècle. La solution simple et logique n’est-elle pas de les rattacher à cette nécropole ? Ce sont des tombes particulièrement riches qui peuvent occuper une position spéciale dans la nénécropole ; mais on ne peut pas dire qu’elles sont à l’intérieur du site urbain. En outre il est important de souligner que les travaux d’aménagement du torrent, avec le renforcement du mur Sud — qui peuvent avoir, comme le suggère Cl. Krause — un certain rôle défensif, sont accompagnés d’une opération de remblayage qui vient recouvrir les tombes, surélever le niveau et régulariser la terrasse ; c’est sur ce remblayage, sur ce niveau de sable que s’installent l’enclos triangulaire et les premières constructions de ce qui est désigné comme un hérôon ; les uns parlent d’un remblayage artificiel, les autres d’un sol naturel. En tout cas, il y a coupure entre les deux niveaux ; ce n’est pas ainsi qu’on procède lorsqu’on veut maintenir le contact entre divers états d’un même lieu sacré. Ainsi, dans un système aussi organisé militairement que l’enceinte de Messène tracée au IVe siècle, la présence d’un hérôon sur le tracé de la fortification, provoque un décrochement de faible valeur défensive. On n’hésite pas à affaiblir le tracé, mais on ne rase pas l’hérôon. Les tombes « sacrées » de Délos, des Vierges hyperboréennes, sont restées visibles durant toute l’histoire du sanctuaire. Quant à Mycènes, pour prendre un exemple plus ancien et cité par Cl. Bérard, on enferme le cercle des tombes, on établit une construction qui enserre les tombes, mais on les respecte ; on ne les nivelle pas pour construire par-dessus sans tenir compte de leur emplacement. A Thasos, lorsque les constructions utilitaires envahissent une zone primitivement sacrée, occupée par le mnèma de Glaucos, un des chefs associé à l’histoire de la conquête parienne, on respecte le monument et on l’intègre aux nouveaux édifices.
8Et puisque je viens de citer Thasos, je crois que l’exemple du développement de cette cité pourrait faire comprendre plusieurs aspects de l’évolution d’Erétrie. Les colons Pariens, au début du VIIe siècle, s’installent à Thasos sur un site assez comparable ; appuyée à l’acropole qui seule fut d’abord fortifiée, l’installation se présente jusqu’au milieu du VIe siècle comme une série de quartiers dispersés, accrochés aux pentes inférieures de l’acropole vers le Nord du site urbain, associés au port dans la partie basse où se situe l’agora, et à des sanctuaires qui se disposent au pied des pentes. Le principal est celui d’Héraclès qui, nettement plus au sud, constitue un pôle d’attraction indépendant comme a dû le faire sans doute le sanctuaire d’Apollon Daphnéphoros à Erétrie. Dans les deux cas, à l’origine le sanctuaire n’est pas au centre de l’agglomération ; il apparaît dans une position extérieure, mais il constitue ensuite un des centres de groupement. La structuration du plan et des fortifications qui se produit à Thasos dans la deuxième moitié du VIe siècle est tout à fait comparable aux opérations érétriennes ; l’acropole, la plaine, le port, les différents quartiers résidentiels sont reliés par un grand axe de circulation et enfermés dans une vaste enceinte qui s’accroche à l’acropole, prolonge ses bras jusqu’aux rivages qu’elle suit à une certaine distance, pour se rattacher aux fortifications spécifiques du port. Les principes et les modes de réalisation sont très comparables. On retrouve aussi, dans le détail, aux IVe et IIIe siècles le même principe d’aménagement des deux portes principales, avec un bastion extérieur.
9Et c’est encore Thasos qui nous fournit le dernier mot pour l’interprétation possible de l’oikos et de l’édifice à 5 chambres qu’on veut trop étroitement associer à des rites funéraires ou héroïques. Une série de documents thasiens, en particulier trois inscriptions fournissent des renseignements sur les institutions militaires et les exercices d’éducation qui sont liés à un édifice à 5 chambres du sanctuaire d’Héraclès et étroitement associés aux édifices religieux de ce sanctuaire, puisque un petit temple archaïque fut intégré à cette construction. Ces cinq salles correspondent à des sections des classes militaires ; les éphèbes s’y réunissent, tiennent des banquets. N’est-ce-pas dans cette direction qu’il conviendrait de chercher l’interprétation des édifices à cinq chambres d’Erétrie et des lieux de cultes auxquels ils sont associés ? Lieux de culte à caractère héroïque sans doute suivant l’un des aspects de l’Héraclès thasien qui était tout à la fois dieu et héros, mais différent des cultes funéraires ; il importe ici de ne pas faire de confusion. Caractère institutionnel aussi de ces édifices liés aux rites de l’éducation et de la formation militaire, et l’archéologie rejoint ainsi une fois de plus les textes, car les édifices d’Erétrie viendraient illustrer ce qui a été dit tout à l’heure des institutions sociales et militaires.
10Ajoutons enfin que, aux époques anciennes, les centres de formation des éphèbes se trouvaient systématiquement en dehors du site urbain ; les premiers gymnases sont en dehors des villes. Il faut attendre la fin du Ve siècle ou le début du IV siècle pour rencontrer l’exemple de gymnases enfermés dans l’enceinte. Tous les gymnases d’Athènes sont à l’extérieur des limites de la ville. Il semble que nous ayons là une règle liée sans doute à leur fonction militaire. N’aurions-nous pas sur la terrasse d’Erétrie, en bordure du site urbain primitif, un de ces lieux d’entraînement et de formation militaires, liés à un culte dont le titulaire n’est pas connu, mais à chercher dans le cadre des institutions politiques et sociale d’Erétrie ?
11Je termine enfin par une dernière observation sur l’interprétation des temples d’Apollon Daphnéphoros dont une remarquable succession a été établie par des fouilles menées avec une scrupuleuse attention. Comme l’avait déjà souligné P. Auberson dans sa publication des deux temples, le caractère ionien de l’Hékatompédon très sensible, comparé en particulier aux premiers édifices de l’Héraion de Samos, et P. Auberson a raison contre les critiques qui lui ont été faites. Mais précisément ce caractère ionien n’est pas seulement sensible dans l’architecture ; le culte lui-même d’Apollon en est marqué. L’Apollon d’Erétrie est l’Apollon des Cyclades, l’Apollon de Délos ; il n’y a rien de delphique dans son culte. Comme à Délos et dans les Cyclades, l’Apollon d’Erétrie n’exerce pas de puissance oraculaire. Aucun des temples d’Erétrie n’a un adyton oraculaire. Voilà qui me rend un peu sceptique sur l’interprétation des premiers édifices à l’aide de la tradition delphique et dans une perspective propre à l’Apollon Pythique. Il y a ici encore quelques confusions dues à une interprétation trop verbale, où les mots, comme le souligne Cl. Rolley à propos des publications d’Erétrie (R.A., 1974, 2) se chargent d’une puissance trop forte, au point d’éclipser les réalités archéologiques. Rien n’est delphique dans l’Apollon d’Erétrie, tout est oriental, cycladique, égéen. Comment dès lors tout le paysage des temples mythiques de Delphes peut-il être ici évoqué ?
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Recherches sur les cultes grecs et l’Occident, 2
Ettore Lepore, Jean-Pierre Vernant, Françoise Frontisi-Ducroux et al.
1984
Nouvelle contribution à l’étude de la société et de la colonisation eubéennes
Centre Jean Bérard (dir.)
1982
La céramique grecque ou de tradition grecque au VIIIe siècle en Italie centrale et méridionale
Centre Jean Bérard (dir.)
1982
Ricerche sulla protostoria della Sibaritide, 1
Pier Giovanni Guzzo, Renato Peroni, Giovanna Bergonzi et al.
1982
Ricerche sulla protostoria della Sibaritide, 2
Giovanna Bergonzi, Vittoria Buffa, Andrea Cardarelli et al.
1982
Il tempio di Afrodite di Akrai
Recherches sur les cultes grecs et l'Occident, 3
Luigi Bernabò Brea
1986