Chalcis - Lefkandi - Érétrie au VIIIe siècle
p. 9-14
Texte intégral
1Il a été entendu que pour le début de nos échanges de vues sur l’Eubée et la colonisation chalcidienne en Campanie je m’efforcerai de présenter un bilan des recherches archéologiques les plus récentes effectuées sur les grands sites de l’Eubée. Voilà dix ans que des recherches régulières ont lieu sur deux d’entre eux : Erétrie1 et Lefkandi2. Même s’il n’en est pas de même à Chalcis, nous avons beaucoup d’indications nouvelles concernant l’Eubée au VIIIe siècle, qui est précisément l’époque où l’île a joué un rôle de premier plan dans la colonisation vers l’Occident.
2Ma contribution se limitera ici à donner des indications et à poser des problèmes. Je précise tout de suite que je n’aborderai guère l’ensemble des questions que soulève aujourd’hui la céramique eubéenne ; d’abord, parce que je ne suis pas céramologue, ensuite parce qu’elles ont été longuement discutées à Ischia3 il y a quelques années, enfin parce que l’étude et la publication de cette céramique sont actuellement en cours par L. Kahil.
3J’en viens donc aux données concernant Chalcis, Lefkandi et Erétrie (PLAN 1).
4Chalcis : Il n’y a rien de fondamentalement nouveau car la ville moderne rend toute recherche difficile. Le bilan typographique et archéologique de l’équipe Sackett établi en 19664 se trouve maintenant confirmé par le travail en cours de publication du hollandais S. Backuizen sur la topographie et l’histoire de Chalcis5 : si la Chalcis de l’âge du bronze peut être placée près de l’Euripe, la Chalcis protogéométrique et géométrique est plus à l’est, en bordure de la plaine lélantine.
5La situation topographique est donc claire : une acropole (Vathrovouni) légèrement en retrait et un port bien abrité (baie de Ayios Stefanos). Il faut insister sur l’étroit rapport topographique existant entre la ville et la plaine lélantine : Chalcis contrôle directement la plaine et forme avec celle-ci une véritable unité territoriale (ville-territoire). C’est beaucoup plus tard que Chalcis se déplacera vers l’Euripe (IVe siècle ?).
6Quant au bilan établi par J. Boardman en 1957 et fondé essentiellement sur la céramique6, il conviendra de le revoir en fonction des découvertes récentes sur d’autres sites.
7Lefkandi (Xeropolis) : C’est un tell occupé depuis le IIIe millénaire, au bord de la mer et sur le côté est de la plaine lélantine, à moins de 7 km de l’ancienne Chalcis. La disposition topographique d’ensemble est caractéristique des sites mycéniens : « acropole » avec habitat principal, nécropoles en contrebas ; l’habitat reste sur le tell jusqu’à son abandon. C’est un site de grandes dimensions, comparable en superficie à la citadelle de Mycènes, plus grand donc que l’acropole d’Athènes. Les fouilles qu’y conduit l’Ecole anglaise depuis 19647 donnent des indications précieuses sur l’histoire du site : la vie y suit les mêmes développements que sur les autres centres mycéniens continentaux, mais la ville n’est pas détruite vers 1200 ; elle reste un centre actif (Late Helladic III C) alors que la Grèce se trouve dépeuplée. Une expansion se produit vers 900 et des relations s’établissent alors avec l’Attique et même avec Chypre. C’est donc un grand centre entre le Xe et le VIIIe siècle, avec d’importantes nécropoles protogéométriques et géométriques (objets en or, importations, productions locales de haute qualité, etc.). Puis on note une chute très nette dans la seconde moitié du VIIIe siècle, suivie de l’abandon définitif vers la fin du VIIIe siècle ; l’habitat serait détruit par le feu (hypothèse tirée au vrai des conclusions de la fouille d’une maison du VIIIe siècle, cf. Arch. Reports, 1967, 13). Le site est occupé sporadiquement pendant l’époque archaïque, peut-être par des fermes.
8Il s’agit donc d’un site de première importance pendant le Iie millénaire et jusqu’au VIIIe siècle et qui disparaît alors ; mais sa décadence intervient dès la première moitié du VIIIe siècle.
9La plaine lélantine se trouve ainsi bordée et contrôlée à l’ouest par Chalcis et à l’est par Lefkandi. Soulignons qu’elle est très fertile (sol formé d’alluvions) mais relativement petite (6 x 6 km environ). C’est, rappelons-le, à travers la plaine lélantine que passe Apollon lors de ses périgrinations vers Delphes (H.H., v. 220).
10Erétrie : Le site se trouve à 22 km de Chalcis et à 15 km de Lefkandi. Un terrain accidenté, avec des collines jusqu’au bord de la mer, sépare Lefkandi (ou la plaine lélantine) d’Erétrie.
11Une plaine s’étend, en revanche, à l’est d’Erétrie jusqu’à Kato Vathia (Paléoekklisies-Amarynthos) (7 km) ; elle est moins fertile, il est vrai, que la plaine lélantine. C’est le territoire naturel de l’Erétrie historique.
12La disposition topographique de la cité est très caractéristique : un port (petite baie), une plaine et l’acropole en retrait ; l’acropole n’est plus le centre, mais elle devient une sorte d’appui à l’arrière de la cité (même conformation à Samos, Thasos, Corinthe, etc.). L’habitat s’organise entre le port et l’acropole. Cependant, l’acropole, très massive, bloque et permet le contrôle du passage côtier entre Chalcis et le sud de l’Eubée. Ce dispositif topographique est donc sensiblement différent de celui de Lefkandi où l’habitat s’organise sur le tell (ou acropole). Le site est systématiquement fouillé par le service archéologique grec (nombreux sondages préliminaires aux autorisations de construire) et par la mission archéologique suisse depuis 19648 (PLAN 2).
13On peut, d’une manière un peu schématique, résumer ainsi le premier bilan de ces recherches :
les témoignages archéologiques antérieurs au milieu du VIIIe siècle sont rares ; ils se limitent en fait à la liste suivante : quelques tessons helladiques anciens, 2 sceaux et une idole mycéniens (trouvailles non situées et ne provenant pas de fouilles), 1 tesson mycénien à la porte de l’Ouest, quelques tessons mycéniens dans le remplissage du mur archaïque sur l’acropole, 2 tessons protogéométriques (?) et quelques tombes protogéométriques à 2 km vers l’est, en dehors d’Erétrie9.
Tout change vers le milieu du VIIIe siècle : céramique en grande quantité, développement de l’habitat, édification des temples.
14La confrontation des bilans de Lefkandi et d’Erétrie explique la démarche de K. Schefold qui, dès 1966, suggérait qu’il y ait eu au début du VIIIe siècle un transfert de Lefkandi à Erétrie. Cette hypothèse a eu l’accueil que l’on sait et nous n’avons pas ici à y insister.
15Quoi qu’il en soit, l’habitat s’étend sur l’ensemble du site (sauf l’acropole) avec 3 zones privilégiées : la porte de l’Ouest et ses environs, le temple d’Apollon et le port.
16La porte de l’Ouest est une charnière où se rencontrent le chemin primitif menant de Chalcis vers le sud de l’Eubée et la rivière qui débouche des collines. Cette rivière se trouve canalisée dès le début du VIIe siècle et fait aussi partie du système défensif ; elle est dirigée vers l’est pour drainer des marécages au VIIe siècle et vers le sud dès le VIe siècle10. Si les systèmes de canalisations et de fortifications ne sont pas encore bien clairs, il n’en reste pas moins que d’importants ouvrages sont entrepris dès le VIIIe siècle, pour protéger Erétrie sur son côté ouest ; c’est le côté qui regarde Chalcis. L’acropole est aussi fortifiée dès le VIIe siècle. A proximité de la porte se trouve le fameux hérôon, ensemble funéraire de la fin du VIIIe siècle : il s’agit du culte d’un groupe familial et guerrier héroïsé qui se prolonge au moins jusqu’au début du Ve siècle et qui semble fournir des indications importantes sur l’organisation sociale, politique et religieuse d’Erétrie entre le VIIIe et le VIe siècle11. La région de la porte de l’Ouest devient après 411 une zone résidentielle avec de très grands édifices privés, de véritables palais ; ce sont les plus importantes maisons privées connues en Grèce dans la 1ère moitié du IVe siècle : cela n’est peut-être pas accidentel dans une zone où se trouvaient enterrés de glorieux ancêtres12.
17Le temple d’Apollon Daphnéphoros se trouve au centre de l’espace urbain à michemin du port et de l’acropole. Les fouilles mettent au jour (travaux en cours) depuis trois ans un ensemble architectural assez exceptionnel du VIIIe siècle. Il n’y a aucune trace de culte antérieur. Un premier édifice à abside doit sans doute être interprété comme une « image » de la hutte de laurier delphique. Son système de construction est unique : un socle de pierre avec un dispositif de doubles poteaux-porteurs en bois forment toute l’ossature13. Un autre édifice contemporain de forme polygonale (hexagone ?) devrait représenter le deuxième temple mythique de Delphes. Son système de construction (poteaux en bois doublant le mur en pierre) n’est pas sans rappeler celui des constructions récemment mises au jour à Pithécusses14. Ces deux édifices datent du milieu du VIIIe siècle. Un grand temple est érigé à la fin du siècle, jouxtant les édifices précédents ; c’est un hécatompédon (35 m environ) avec abside. C’est dire qu’entre 750 et 700 un vaste programme architectural est réalisé au centre d’Erétrie pour Apollon Daphnéphoros, protecteur de la cité.
18La région du port a fourni de nombreux témoignages archéologiques pour le VIIIe siècle. Une fouille du service archéologique grec vient de mettre au jour en 1972-1973 plusieurs maisons à absides. L’agora classique et hellénistique se trouve dans ce secteur, mais on ne sait rien encore de l’agora archaïque.
19Tel est rapidement tracé le bilan des recherches dans les trois grands centres de l’Eubée ; il convient de lui ajouter des remarques, non moins rapides, sur deux sites, l’un près d’Erétrie, l’autre qui n’est pas en Eubée mais auquel les récentes trouvailles confèrent un rapport étroit avec l’Eubée géométrique.
Paléoekklissies (Amarynthos). Ce petit tell en bordure de la mer est situé à l’autre extrémité de la plaine érétrienne : c’est le plus important de toute la plaine pendant l’époque du bronze15. Le nom Amarynthos est d’origine mycénienne. Reste le problème de la localisation du sanctuaire d’Artémis Amarysia. Se trouve-t-il dans cette région ou plus près d’Erétrie comme le suggère Strabon (7 stades) ? Un membre de la mission suisse, D. Knoepffer, pense pouvoir le localiser près du tell mycénien (travail en cours).
Le site de Zagora sur la côte nord-ouest d’Andros est fouillé depuis quelques années. A. Cambitoglou y verrait un emporion. La topographie du site est curieuse : un piton rocheux élevé au-dessus de la mer et battu par les vents. L’occupation commence dans la 1ère moitié du VIIIe siècle pour se terminer vers 70016 avec une grande quantité de céramique érétrienne. Ce nouveau site doit sans doute être vu dans le cadre des rapports d’Erétrie avec l’Est par l’intermédiaire des Cyclades : trouvailles de pythoi cycladiques à Erétrie, matériel érétrien dans les Cyclades, témoignages eubéens à Chypre et témoignages chypriotes à Erétrie. Il y a donc une forte orientation érétrienne vers le sud-est méditerranéen pendant le VIIIe siècle.
20Telles sont les données de l’archéologie. Arrivés à ce point, nous devons poser deux questions : l’une concerne l’histoire d’Eubée, l’autre l’histoire de la colonisation.
1. Le déplacement Lefkandi-Erétrie
21Je rappelle très brièvement les arguments en faveur de ce déplacement :
importance de Lefkandi aux époques mycénienne et postmycénienne. Quelle est cette cité ? Il ne faut pas oublier que le catalogue des vaisseaux — et je crois que nous aurons l’occasion d’y revenir — met sur le même plan Erétrie et Chalcis ; il y a donc avant le VIIIe siècle une Erétrie, qui est une ville importante ;
synchronisme entre le déclin de l’une (Lefkandi) et le développement de l’autre (Erétrie) ;
continuité du matériel céramologique d’une cité à l’autre ;
rôle joué par Apollon dès le VIIIe siècle. Dieu principal, il est qualifié de Daphnéphoros. Son passage dans la plaine Iélantine, porteur de lauriers à son retour de Tempé, lui donne une place primordiale dans le problème du territoire érétrien. Pourquoi lui construire une hutte si ce n’est pour montrer le droit des Erétriens sur cet événement ? Mais c’est dans la plaine lélantine qu’il passe et non dans l’Erétrie actuelle ;
Erétrie peut choisir un nouveau site dans la première moitié du VIIIe siècle. Est-ce parce qu’il s’adaptait mieux aux nouvelles conditions sociales, politiques et économiques ? L’explication est bien moderne et ne s’appuie, il est vrai, sur aucun exemple connu. Le port était-il mieux abrité ? Oui, mais la chose n’est pas si importante au VIIIe siècle. Reste aussi la guerre lélantine : c’est un problème important et difficile à cerner. Quoi qu’il en soit, parmi d’autres raisons, on peut songer, comme motif du conflit entre les deux cités, une lutte territoriale pour la possession de la plaine lélantine. On comprend mieux cette lutte, si Erétrie se trouve à la bordure même de la plaine que si elle est éloignée d’une quinzaine de km, ce qui ne lui donnerait guère de « droits » sur ce territoire. La date de la guerre reste toujours incertaine. Mais le déplacement d’Erétrie admis, on obtiendrait une date haute. Erétrie vaincue ? Peut-être, mais cela n’empêche pas le dynamisme interne de la cité, son programme de constructions, son expansion vers l’est méditerranéen. Il est vrai que le silence archéologique de Chalcis peut fausser la comparaison. Il faut rappeler pourtant, encore une fois, la construction du système défensif sur le côté ouest de la ville dès le début du VIIe siècle : le témoignage montre la persistance de tensions avec Chalcis.
2. Le rapport entre ces événements eubéens et la colonisation en général
22On sait les grands moments de la colonisation chalcidienne dans l’Ouest : même si les dates ne sont pas sûres, c’est, G. Buchner nous le précisera, Pithécusses vers 770, puis, avec des incertitudes pour Naxos et Lentini, les fondations dans les années 740-730 de Cumes, Rhegion, Zancle et Catane avec, à l’arrière-plan, la prise de Corfou par Corinthe vers 735. On sait aussi, sans qu’il soit besoin de rappeler les discussions des quinze dernières années à ce sujet, les motifs, ici commerciaux, là territoriaux qui, dans la colonisation chalcidienne, expliquent, si l’on peut dire, le grand mouvement de la colonisation. Tout cela trop rapidement rappelé, on voit bien comment nos hypothèses sur l’apparition d’une nouvelle Erétrie, loin d’apporter un élément de réponse aux questions posées, compliquent les problèmes : entre Pithécusses et Cumes, fondations où interviennent de façon inégale les Chalcidiens et les Erétriens, comment situer maintenant ce phénomène insolite d’une métropole qui se déplace elle-même, au moment le plus dense des apoikiai ? Voilà la question que je voudrais, pour terminer, poser à nos amis qui fouillent les cités chalcidiennes de l’Ouest et aux historiens de la colonisation.
Notes de bas de page
1 P. Auberson-K. Schefold, Führer durch Eretria, 1972.
2 L.H. Sackett-M.R. Popham, Archeology, 25, 1972, 8-19.
3 Cf. Dialoghi di Archeologia, III, 1969, 103 sq.
4 BSA, 61, 1966, 57-60.
5 Cf. AAA, 1972, 1, un article sur les deux citadelles avec plans de situation.
6 BSA, 52, 1957, 1-30.
7 Arch. Reports, 1964 à 1971 ; L.H. Sackett-M.R. Popham, Archaeology, 25, 1972, 8-19.
8 Bibliographie complète des travaux grecs et suisses dans P. Auberson-K. Schefold, op. cit., supra, note 1. Les travaux cités en note ici seront limités, en principe, aux publications postérieures.
9 P. Themelis, Ephemeris, 1969, 142-178 ; AAA, 1970, 3, 314-317.
10 C. Krause, Das Westtor, Eretria IV, 1973.
11 C. Bérard, Museum Helveticum, 29, 1972, 219-227.
12 BCH, 96, 1972 ; 752-764 ; 97, 1973, 363-369 ; 98, 1974, 687-694 ; K. Schefold, Ant. K., 17, 1974 69-75.
13 P. Auberson, Ant. K., 17, 1974, 60-68.
14 G. Buchner, Arch. Reports, 1970-71, 65, fig. 5
15 BSA, 61, 1966 64-66.
16 A. Cambitoglou, Zagora I, 1971 ; J.-P. Descoeudres, Ant. K., 16, 1973, 87-89.
Auteur
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Recherches sur les cultes grecs et l’Occident, 2
Ettore Lepore, Jean-Pierre Vernant, Françoise Frontisi-Ducroux et al.
1984
Nouvelle contribution à l’étude de la société et de la colonisation eubéennes
Centre Jean Bérard (dir.)
1982
La céramique grecque ou de tradition grecque au VIIIe siècle en Italie centrale et méridionale
Centre Jean Bérard (dir.)
1982
Ricerche sulla protostoria della Sibaritide, 1
Pier Giovanni Guzzo, Renato Peroni, Giovanna Bergonzi et al.
1982
Ricerche sulla protostoria della Sibaritide, 2
Giovanna Bergonzi, Vittoria Buffa, Andrea Cardarelli et al.
1982
Il tempio di Afrodite di Akrai
Recherches sur les cultes grecs et l'Occident, 3
Luigi Bernabò Brea
1986