II- Importance de Lipari dans la production de céramique peinte en Sicile et Grande Grèce à la fin du ive siècle avant J.-C.
p. 17-22
Texte intégral
1En attendant de pouvoir illustrer ces découvertes dans une publication d’ensemble, faisant suite au premier volume déjà publié, nous désirons présenter aujourd’hui une relation préliminaire d’un des points qui nous paraît être d’un très grand intérêt.
2Il s’agit de la place de premier plan que prend Lipari dans la production de céramique peinte en Sicile et en Grande Grèce, à la fin du IVe siècle avant J.-C. On connaît déjà cette poterie polychrome dont les exemplaires ont été mis au jour lors des premières fouilles dans la nécropole. Trendall les avait considérés comme étant la production d’une école anonyme d’artisans locaux, réunis autour d’un maître auquel il a donné le nom de Peintre de Lipari
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4Aujourd’hui, les vases du Peintre de Lipari sont beaucoup plus nombreux ; quelques-uns sont d’une valeur exceptionnelle et nous permettent d’étudier plus en détail l’art de ce maître.
1) le contexte historique
5Les nouvelles fouilles nous ont encore confirmé que l’apogée de Lipari, à la fois sur le plan social, politique et économique, se situe au cours du IVe siècle et pendant la première moitié du IIIe siècle avant J.-C.
6Cet apogée n’est pas dû uniquement à la position géographique de l’île, mais aussi au fait qu’elle a eu la chance d’échapper aux destructions qu’ont subies presque toutes les autres villes de Sicile, à la fin du Ve et au début du IVe siècle. Restée en dehors de ces luttes, Lipari a pu développer son commerce maritime et vendre sa production à des villes qui auraient pu être ses rivales.
7Pour l’archéologue, le témoignage le plus évident de ce grand épanouissement économique est la richesse des tombeaux de cette époque. De splendides pièces de mobilier funéraire nous prouvent qu’à cet apogée de puissance et de prospérité, correspond une civilisation d’un niveau très élevé. Lipari prend certainement une part très active à la vie artistique de l’Italie Méridionale. C’est l’époque où Tarente domine la vie culturelle de la péninsule, mais Lipari, sans l’égaler, n’en est pas pour autant moins active. L’artisanat liparote de cette époque est des plus florissants et reflète les exigences d’un public très averti. Les témoignages que nous possédons prouvent qu’il comprend au moins deux activités distinctes : celle des coroplastes et celle des potiers.
8Cela n’exclut pas l’existence de nombreuses autres branches de l’artisanat, s’exerçant sur des produits périssables comme les tissus, les broderies ou le bois. En ce qui concerne la production des coroplastes, ce sont les pièces d’argument théâtral qui dominent. En effet, nous avons trouvé de nombreux petits masques de tragédie, plus souvent de comédie, des statuettes d’acteurs comiques et des figurines caricaturales. Ce fait étonnant nous montre que le public de cette époque accordait un très vif intérêt au théâtre. Ces matériaux ont été trouvés, soit parmi les pièces de mobilier funéraire, soit dans des fosses inégalement réparties sur l’aire de la nécropole ; ils feront l’objet d’une publication que prépare Luigi Bernabò Brea.
2) les potiers liparotes
9Quant aux potiers, grâce à la polychromie, ils arrivent à réaliser de véritables petits tableaux sur les vases qu’ils décorent.
10Dans ce domaine, la personnalité du Peintre de Lipari prédomine. D’autres l’entourent, comme en particulier le Peintre des Trois Nikai6 mais leur œuvre est de qualité moins élevée. La production locale ne s’arrête pas là. Comme nous le verrons plus loin, il existe d’autres vases à décor ornemental. Ce sont aussi de vrais chefs-d’œuvre d’élégance, de légèreté et de finesse, dont la décoration est empreinte d’innovations et de fantaisie.
a- le problème de l’argile
11Trendall a émis quelques doutes sur le lieu d’origine de cette poterie polychrome, bien que la totalité des œuvres du Peintre de Lipari ait été trouvée dans l’île de Lipari7 Ses doutes étaient basés en partie sur l’étroite ressemblance stylistique qui existe entre la production du Peintre de Lipari et celle de la zone etnéenne. Mais il mettait surtout en avant le fait qu’à Lipari, comme dans toutes les îles de l’archipel éolien, il n’y a pas d’argile, ces îles étant de nature volcanique. Il posait alors l’hypothèse selon laquelle il s’agissait d’une production sicilienne, provenant de Centuripe8 En réalité, nous pensons aujourd’hui avoir la preuve que les œuvres du Peintre de Lipari proviennent bien de l’artisanat local éolien. L’argile de la majorité de ces vases est à peine teintée d’une couleur blanchâtre ou noisette, tout à fait insolite dans la poterie ancienne de Grande Grèce et de Sicile. C’est cette argile qui provoque la réussite de la polychromie.
12De récentes découvertes nous ont amenés à retrouver les carrières de cette matière première. Il est d’ailleurs inexact d’affirmer qu’il n’y a pas d’argile à Lipari, car il existe dans l’île d’importants bancs d’argile, dus à l’action des fumerolles. Les plus étendus sont situés dans la vallée de Fuardo, près des sources thermales de San Calogero. Il y a d’autres gisements à Punta Palmeto, à San Nicola près de la Valle Muria. Les études de J. Williams9 sur les poteries préhistoriques des îles éoliennes ont clairement démontré que l’argile liparote a été utilisée à toutes les époques, dès le néolithique. Les hommes préhistoriques l’employaient en général pour confectionner les poteries les plus grossières. En effet, cette argile est de moins bonne qualité que celle qui alimente encore de nos jours une activité artisanale très intense, sur la côte septentrionale de Sicile, à Spadafora, à Patti et à S. Stefano di Camastra.
13Il résulte des études de Williams que, dès le néolithique, les éoliens sont allés chercher de l’argile sur le côtes voisines de Sicile. Ils la travaillaient à Lipari et dans les îles mineures (Filicudi, Panarea) en y mélangeant des dégraissants volcaniques locaux. Les fouilles de l’acropole de Lipari ont permis de retrouver, dans les couches de la civilisation de Capo Graziano (1800 ?-1400 av. J.-C.), des bancs d’argile préparée pour les potiers et conservés au frais dans des fosses creusées dans la terre. De plus, dans les constructions primitives de Filicudi, nous avons trouvé des boules d’argile rougeâtre, matériau utilisé pour la fabrication des vases de l’âge du bronze. Tous ces faits permettent de penser que ce n’est pas l’absence de bonne argile à Lipari qui aurait pu empêcher la production artisanale de se développer à l’époque grecque, alors que les transports étaient sans doute plus aisés qu’aux temps préhistoriques.
14En revanche, les poteries réalisées avec de l’argile de très bonne qualité importée de Sicile, devaient avoir cette couleur rose ou rougeâtre, commune à toutes les poteries grecques de Grande Grèce et de Sicile. La plus grande partie des vases du Peintre de Lipari ne sont pas de cette couleur. Au contraire, ils sont de couleur blanchâtre et nous devons nous demander quelle était la composition de cette pâte de couleur étrange.
15Il existe à Lipari, près de Quattropani, de vastes gisements de kaolin exploités industriellement de nos jours par la société ABCD de Raguse. L’ingénieur Cesare Zipelli, Inspecteur Honoraire des Antiquités pour la zone de Raguse, nous a confirmé qu’au cours des travaux qu’il avait lui-même dirigés, on avait découvert de nombreuses galeries appartenant à une très ancienne exploitation. Dans ces galeries, creusées au sein de la montagne, on avait découvert des tessons de poteries d’époque classique. Ces derniers mois, la reprise de l’activité des carrières nous a permis de constater nous-mêmes ce fait très intéressant. Nous y avons recueilli, mélangés à des fragments de poteries à vernis noir, d’une part de nombreux autres fragments d’amphores qui contenaient l’eau pour les ouvriers, d’autres part des marmites qui servaient à la préparation de leurs repas. Ces poteries confirment la chronologie établie lors des premières fouilles et permettent de préciser que la fouille des galeries de cette ancienne exploitation remonte au IVe-IIIe siècle avant J.-C. Le kaolin était donc utilisé à Lipari à l’époque où travaillaient le Peintre de Lipari et ses élèves.
16On l’utilisait peut-être pour obtenir cet engobe blanc, lustré, ressemblant un peu à de la porcelaine que l’on observe sur de nombreuses terres cuites, trouvées dans la nécropole et contemporaines du Peintre de Lipari. On peut aussi se demander si les couleurs des vases polychromes n’étaient pas à base de kaolin. En effet, sur une partie du gisement de Bagno-Secco, où le kaolin n’est pas pur mais contient toutes sortes d’éléments étrangers (soufre, fer, manganèse), nous retrouvons la gamme de ces tons, à l’état naturel ; il suffirait d’une simple analyse pour confirmer cette hypothèse. Il est maintenant aisé d’affirmer que la couleur très claire des vases du Peintre de Lipari est due à l’utilisation du kaolin ; les analyses chimiques l’ont d’ailleurs confirmé.
17Ces potiers devaient mélanger le kaolin local à l’argile importée de Sicile, dans une proportion constante. En revanche, il semble moins plausible qu’ils aient utilisé directement l’argile fortement « kaolinisée » que l’on trouve en surface. En effet, nous savons qu’ils ne se contentaient pas de ce qu’ils avaient sous la main. Ils recherchaient le kaolin le plus pur, n’hésitant pas à pénétrer au cœur de la montagne pour le trouver. Ce n’est d’ailleurs pas avec les argiles plus ou moins « kaolinisées » qui existent dans de vastes gisements de l’île, qu’ils auraient pu obtenir le matériau de haute qualité dont ils avaient besoin.
18En effet, de nombreux petits vases de signification purement symbolique, très communs dans les tombeaux du IIe et du 1er siècles avant J.-C., sont faits uniquement avec cette argile locale très kaolinisée. Il est alors aisé de constater, en les observant, qu’on ne pouvait obtenir qu’une production très grossière avec cette matière première.
19L’existence d’une production locale de poterie, à l’époque du Peintre de Lipari et de ses contemporains, ne peut donc plus être mise en doute.
20Il suffit maintenant de déterminer la date à laquelle a débuté la production liparote. Il ne serait pas surprenant qu’elle remonte à la fin du Ve siècle, c’est-à-dire au moment où les importations attiques ont diminué et où les ateliers locaux se développent en Grande Grèce.
21Etant donné que l’on produisait déjà certainement sur place de nombreuses statuettes et masques de théâtre il n’est pas à exclure qu’un grand nombre de vases à vernis noir ou de vases « achromes », très élégants, aient été fabriqués à Lipari. Il faudrait vérifier, par une analyse minutieuse, si des parcelles volcaniques n’ont pas pénétré dans l’argile molle pendant le pétrissage, afin d’en avoir une preuve certaine. Dans ce cas, rien ne prouve que le kaolin n’était pas déjà employé à cette époque.
22Le problème de la production locale se pose surtout pour les vases tardifs, à figures rouges, antérieurs au Peintre de Lipari, qui ont été trouvés dans la nécropole de Diane. Trendall les rattache aux ateliers siciliens du groupe Manfria-Lentini-Adrano10 dont nous reparlerons plus loin.
23Par contre, quelques vases trouvés hors de l’île de Lipari, sont faits d’une argile très claire, comparable à celle qu’utilisaient le Peintre de Lipari et les autres artisans liparotes. Une de ces pièces, le skyphos de Falcone, est certainement originaire de Lipari ; il y en a d’autres, trouvés dans la zone etnéenne, dont l’attribution à des artisans locaux est plus probable. On peut donc se demander si le kaolin de Lipari n’a pas été exporté en Sicile, après les excellents résultats obtenus par le Peintre de Lipari. On entrevoit deux courants d’échanges : une importation d’argile de qualité des côtes septentrionales de Sicile vers Lipari, et une exportation de kaolin de Lipari vers la Sicile.
b- les prédécesseurs du Peintre de Lipari
24La personnalité artistique du Peintre de Lipari et l’importance de son œuvre, dans le cadre de l’évolution de l’art céramique de Sicile et de Grande Grèce, ont été magistralement illustrées par Trendall11 Celui-ci a mis en évidence les liens très étroits qui relient l’œuvre du Peintre de Lipari à celle des maîtres siciliens, aussi bien ses contemporains que ses prédécesseurs, en particulier ceux de la zone etnéenne. Lipari a donc eu des contacts assez étroits avec la Sicile orientale, au cours de la deuxième moitié du IVe siècle. En effet, nous avons trouvé dans la nécropole de Lipari plusieurs vases de ce groupe etnéen (t. 28, « Peintre de Manfria » ; lekane de la t. 716, « Peintre de Catane »). Or il est bien possible que le maître du début de la première moitié du IVe siècle appelé par Trendall « Peintre de Céfalù » ait travaillé à Lipari, bien que son style soit très proche de celui des artisans etnéens. En effet toutes ses œuvres ont été trouvées à Lipari12 Il s’agit d’un artiste qui pratique encore la technique des vases à figures rouges, en limitant l’emploi des autres couleurs surajoutées (blanc, jaune et quelques touches de rouge) aux accessoires des personnages. Il est encore loin de la véritable polychromie. Ces vases sont faits d’une argile rouge, certainement importée de Sicile. Donc, s’ils ont été fabriqués à Lipari, ils donnent la preuve que l’usage du kaolin n’était pas encore connu à son époque.
25L’influence de ce maître se ressent à travers la production de tous les peintres liparotes qui viennent après lui, et qui sont probablement ses élèves, en particulier le Peintre des Trois Nikai ; nous reviendrons plus loin sur cet argument.
Notes de bas de page
5 A.D. Trendall, The Red-figured Vases of Lucania, Campania and Sicily, Oxford, 1967, p. 652-664, pl. 253-255 ; id., Meligunìs Lipàra II, Appendice I, The Lipari Vases and their Place in the History of Sicilian Red-figure, p. 269-289.
6 A.D. Trendall, The Red-figured Vases, op. cit., p. 661 (Peintre des Trois Nikai).
7 Ibid., p. 653.
8 G. Libertini, Centuripe, Catania, 1926 ; G. RICHTER, Polychrome Vases from Centuripe in Metropolitan Museum, Metropolitan Museum Studies, II, 2, New York, 1930, p. 187-205 ; id., A Polychrome Vase from Centuripe, ibid., IV, New York, 1932, p. 45, 54 ; G. Libertini, Nuove ceramiche dipinte di Centuripe, Atti della Società per la Magna Grecia, Roma, 1934, p. 187-212 ; F. Villard in J. Charbonneaux, R. Martin, F. Villard, Grèce Hellénistique, Paris, 1970, p. 132-134 ; fig. 130-131.
9 J. Williams, A Petrological Study of the Prehistoric Pottery of Aeolian Islands with Special Reference to the Stratigrafical Sequence, Meligunìs-Lipàra IV, Appendice IV, sous presse.
10 A.D. Trendall, The Red-figured Vases, op. cit., p. 583 (Manfria, Lentini, Adrano), pl. 238-238-239 ; D. Adamesteanu, Vasi dipinti del IV secolo a.C. di fabbrica locale a Manfria, Miscellanea G. Libertini, Catania, 1958 ; id., L’opéra di Timoleonte nella Sicilia centro-meridionale vista attraverso gli scavi e le ricerche archeologiche, Kokalos, IV, 1958, p. 39 (Tiré à part).
11 A.D. Trendall, The Red-figured Vases, op. cit., p. 652.
12 Ibid., p. 634-635 ; pl. 249-250 (« Peintre de Cefalù »).
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