De la bobine au fichier numérique, une archéologie des archives audiovisuelles et sonores du Théâtre national de Chaillot
Résumé
En 2016 et 2017, le théâtre national de Chaillot versait aux Archives nationales plus de 1800 supports audiovisuels et 375 supports sonores, analogiques et numériques, ainsi qu'une série de fichiers numériques, représentant environ 450 spectacles. Un fonds imposant, fruit de quatre décennies de captations et d'archivage de pièces, concerts, chorégraphies et d'événements annexes, ainsi que de copies de captations reçues d'autres institutions, une mémoire de l'activité de Chaillot constituée par le théâtre lui-même. Pour l'archiviste, départager les originaux des copies, l'analogique du numérique, les répétitions des tournées, les incrustations multimédia des bruitages, relève d'un véritable travail d'archéologue des temps modernes. Au-delà du témoignage de l'adaptation constante du théâtre aux évolutions techniques, ce large corpus de supports interroge la pertinence même de la conservation : une copie de mauvaise qualité pourra se révéler être l'unique survivante d'un original perdu ou détérioré. Par leur complexité et leur richesse, ces archives audiovisuelles et sonores constituent un ensemble unique, inédit aux Archives nationales.
Entrées d’index
Mots-clés : Théâtre national populaire, Théâtre national de Chaillot, Vilar (Jean), Vitez (Antoine), analogique, numérique, bobine, bande magnétique, VHS, Betacam, U-matic, Dvcam, cassette audio
Texte intégral
1Dans le domaine du spectacle vivant, qu'entend-on par archives audiovisuelles ? Chaque répétition ou représentation étant par essence unique, liée à une circonstance, un public, un contexte spatial et temporel, l'archivage audiovisuel d'un spectacle, s'il ne concerne pas l'ensemble, sera nécessairement sélectif. Les récents versements aux Archives nationales des enregistrements sonores et visuels du Théâtre national de Chaillot réalisés depuis le début des années 1970 constituent à cet égard un beau cas d'école1. Cette démarche d'archivage audiovisuel, commune à d'autres théâtres, permet d’analyser non seulement les objectifs et les choix de l'institution, mais aussi la notion même d'archive. Selon la définition du code du Patrimoine, l'archive est un document d'activité2, qui, dans le contexte du théâtre, est réalisé en interne, archivé sur des supports matériels d'enregistrement analogiques ou numériques ou sous forme de fichiers nativement numériques. À la différence des productions professionnelles et à quelques exceptions près, les images ne sont pas montées, retravaillées et, lorsque c'est le cas, le théâtre a aussi conservé la ou les versions brutes issues d'une ou plusieurs caméras. Les représentations ont, dans la plupart des cas, été filmées in extenso, depuis l'installation des spectateurs ou le lever du rideau, au départ des spectateurs et parfois même au démontage des décors. Les archives sonores sont, quant à elles, principalement constituées de bruitages.
2Pour les plus anciennes d'entre elles, ces archives datent de l'époque du Théâtre national populaire, sous la direction de Georges Wilson (1963-1973). La pratique se perpétue avec le Théâtre national de Chaillot sous les directions d'André-Louis Perenetti (1974-1981), Antoine Vitez (1981-1988), Jérôme Savary (1988-2000), Ariel Goldenberg (2000-2008), Dominique Hervieu (2008-2011). Une partie des archives de la direction de Didier Deschamps (2011-2014) a déjà été versée. Seule la direction de Jack Lang (1973-1974) n'est pas représentée dans ces versements. Alors même que le filmage du théâtre retient l’attention3, il est frappant de constater la permanence de cette politique au fil des années. Cette étendue chronologique est aussi particulièrement significative à l'aune de l'évolution des techniques d'enregistrements audiovisuels et sonores, de l'usage de la pellicule ou de la bande magnétique au fichier nativement numérique. Compte tenu de cette complexité, le traitement archivistique de ces versements a suscité une démarche qui s'apparente aux procédés du monde de l'archéologie : relevés de terrain, inventaires du corpus, études minutieuses des inscriptions sur les supports d’enregistrement, identification et positionnement des strates successives de productions et de copies, repérage des imports, restitution des techniques de conservation dans le temps, autant d'étapes et de procédés méthodologiques de restitution du contexte de production.
Entrer au Théâtre national de Chaillot en poussant la porte des Archives nationales
Particularité de ces versements parmi les fonds conservés aux Archives nationales
3En 1966, Jean Vilar versait aux Archives nationales les archives papier du Théâtre national populaire, « un symbole, qui recouvre l'esprit d'une époque, son utopie à propos de la culture, qui, en ce temps de grande mouvance, apparaissait comme le meilleur chemin pour trouver sa place dans la société nouvelle, comme le bouclier contre toutes les barbaries4. » Depuis lors, d'autres versements d'archives administratives sont venus compléter ces premières entrées sur support papier5. En revanche, aucun versement d'archives audiovisuelles et électroniques du Théâtre national de Chaillot n'avait été effectué jusqu'à présent. Ils viennent compléter les fonds audiovisuels reçus d'autres administrations et établissements publics6.
4Les fonds des Archives nationales sont complémentaires des archives du Théâtre national de Chaillot conservées dans d'autres institutions, notamment la Bibliothèque nationale de France7, la Maison Jean Vilar, l'Institut national de l'audiovisuel et le Centre national du costume de scène et de la scénographie. Cette dispersion des sources, mais aussi la distinction des filières et des méthodologies d'archivage en fonction des typologies de supports, contribuent à la vision fragmentée de l'activité du théâtre. Les archives audiovisuelles et sonores sont arrivées aux Archives nationales sans documentation associée. Aucun registre ou fichier ne documente la réalisation de ces enregistrements (objectifs, dates, spécificités techniques, auteurs et coauteurs, contrats avec le metteur en scène, les acteurs, etc.) et de leurs copies. Pour un archiviste, cette lacune implique de reconstituer, aussi fidèlement que possible, les conditions de production et de conservation de ces archives qui représentent une masse importante de supports matériels et immatériels (1821 supports audiovisuels et 576 vidéos numériques, 368 supports sonores). Tels quels, ces supports sont quasiment inexploitables. Tout au plus peut-on les rattacher à un spectacle en particulier.
Les conditions de consultation des archives audiovisuelles
5Entre l'arrivée de ces versements aux Archives nationales et leur découverte par les premiers « lecteurs », ou plutôt « auditeurs », le laps de temps a été relativement court. De fait, dès 2017, chercheurs de l'ANR ÉCHO et étudiants en Études théâtrales l'université de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3 sont venus écouter et regarder une sélection d'archives audiovisuelles de Chaillot, les exploiter, les interpréter, leur donner un sens8. Dans le cadre d'un projet sur le son au théâtre, les étudiants, dirigés par Marie-Madeleine Mervant-Roux et Joël Huthwohl, ont effectué un patient et méticuleux travail d'écoute des vidéos avant de confronter leurs impressions au visuel. Une double initiation au monde des archives et à l'écoute du son au théâtre, une expérience marquante : « j'ai découvert le monde des archives du spectacle vivant que je ne connaissais pas. On est habitué à voir des captations, à appréhender un spectacle dans son ensemble, à analyser la mise en scène en associant le son et l'image, à considérer le jeu de l'acteur à travers son corps et sa voix. Travailler sur les archives sonores du Théâtre de Chaillot a bouleversé ma perception du théâtre et du monde qui m'entoure.9 » Pour ces chercheurs et étudiants, le caractère non-professionnel des enregistrements, avec leurs sons « parasites » (réactions du public, effets acoustiques, etc.), a constitué un avantage, laissant entendre des conditions de représentations plus proches de la réalité d'une salle de spectacle.
6Dans les conditions contraintes d'une salle de lecture provisoire des Archives nationales, le casque sur les oreilles, les étudiants ont entendu une version numérique d'un enregistrement effectué à l'origine sur un autre type de support. Or, à l'ère du numérique, les questionnements de Céline Loriou sur le goût de l'histoire radiophonique pourraient se transposer à l'histoire du théâtre filmé : « la démarche historienne implique de se poser la question des conditions de production de l’archive. Pourquoi telle émission est-elle accessible directement sur le poste de consultation, sous forme de fichier numérique, alors que telle autre est consultable sur CD tandis que d’autres encore ne sont pas accessibles car toujours sur bandes magnétiques ou que certaines n’ont même pas été conservées une fois diffusées ? »10 Prendre en compte les conditions de production des archives audiovisuelles du Théâtre national de Chaillot nécessite de s'appuyer sur la réalité matérielle ou immatérielle, dans le cas des fichiers numériques, des supports d'enregistrements. D'autres éléments, telles que les dates et circonstances de représentation (en public ou non, répétition, générale, dernière...) et lorsque les informations sont disponibles, les conditions de tournage, permettent de qualifier l'archive, d'en constituer les métadonnées.
Une première phase d'identification et de classement des archives
7Les versements du Théâtre national de Chaillot constituent un beau cas d'école, révélateur de la complexité d'interprétation des sources premières. Justine Dilien, archiviste en mission, a d'abord patiemment collecté et identifié les supports et fichiers dans les locaux du théâtre11. Sans possibilité de visionnage in situ, l'identification première des sujets filmés ou enregistrés a pu être effectuée sur la seule foi des inscriptions sur les supports ou des titres des fichiers. La connaissance d'informations annexes, telle la campagne de numérisation lancée en 2013 par l'Institut national de l'audiovisuel, a expliqué la présence d'un certain nombre de DVD portant son logo : à l'issue de cette opération, l'Institut a restitué à Chaillot une copie basse définition sur DVD et les supports originaux. Ces archives ont ensuite été classées selon une logique chrono-thématique qui tenait compte des directions, saisons théâtrales et successions de spectacles. Pour cela, Justine Dilien s'est appuyée sur des sources secondaires : listes de programmation, notices des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France relatives au Théâtre national de Chaillot et d'autres publications sur le sujet.
La difficulté liée à l'interprétation des supports et des fichiers
8Ce classement a fait apparaître une variété de types de supports audiovisuels, tant analogiques que numériques, des bobines de films de 16 mm et 35 mm de l'époque du Théâtre national populaire aux DVD pour les périodes les plus récents. À partir de la fin des années 70, la cassette analogique U-Matic, ancêtre de la VHS, semble avoir eu le vent en poupe avant d'être supplantée par la Betacam dans sa version analogique puis numérique. Certains supports numériques, la Dvcam et le DVD, auraient été utilisés pour des fonctions de copies uniquement. Pour les captations sonores et leurs copies, la bande magnétique est le support le plus couramment utilisé, suivi par la cassette audio, le mini-disque, la disquette et, pour les copies, le CD. Quant aux fichiers numériques, présents uniquement dans le versement d'archives audiovisuelles, ils sont de deux natures : captations nativement numériques ou issues d'opérations de numérisation.
9À ce panorama de supports et fichiers, significatif de l'évolution rapide des techniques audiovisuelles pendant la seconde moitié du XXe siècle, s'ajoute le fait que le théâtre a conservé une multitude de supports pour un même spectacle. Ainsi la pièce Ubu roi d'Alfred Jarry, mise en scène par Antoine Vitez en 198512, figure sur quinze U-Matic, une Dvcam, une VHS et deux DVD. Pour Irma la douce, une comédie musicale d'Alexander Breffort mise en scène par Jérôme Savary du 27 avril au 1er juillet 2000 en salle Jean Vilar13, la configuration est différente : deux Betacam SP, trois Dvcam, deux VHS, six DVD, quatre fichiers numériques. À quoi ces supports et fichiers correspondent-ils ? Pourquoi le théâtre a-t-il conservé l'ensemble ? Pour un même spectacle, nous avons un ensemble d'archives audiovisuelles, difficiles à qualifier de prime abord.
L’archiviste, archéologue au chevet des archives audiovisuelles et sonores
Une méthodologie à la croisée de l'archivistique et de l'archéologie
10Le travail d'identification, de hiérarchisation et de classement des supports s'est poursuivi aux Archives nationales. Ne pouvant s'appuyer sur une expérience similaire de traitement archivistique de versements audiovisuels de théâtre, il est apparu nécessaire de développer une méthodologie spécifique qui, à l’instar d’une fouille archéologique, repartait des sources pour étudier la « culture matérielle » constituée par les supports d’enregistrements. Cette méthodologie peut être déclinée en quatre étapes :
111. relever précisément les informations sur les supports,
122. les confronter à un visionnage dans la mesure du possible,
133. écarter les « intrus » qui ne relèvent pas de la catégorie des archives,
144. reconstituer la stratigraphie des enregistrements et de leurs copies.
Relevé de terrain
15Dans un premier temps, le relevé des inscriptions sur les supports est une opération que l'on pourrait comparer à un relevé de terrain archéologique. Il s'agit de noter toutes les informations de nature technique (durée de l’enregistrement ou, à défaut, de la cassette ou du support) et thématique (sujet, type, date, cadre et lieu de la captation). Pour certains spectacles, ces indications s'avèrent très riches, car elles permettent de reconstituer le processus de captation.
16Représenté en salle Jean Vilar du 5 avril au 29 juin 1991, le spectacle intitulé Fregoli de Jérôme Savary figure sur quatorze cassettes U-Matic14. Le relevé des indications inscrit sur les supports permet de comprendre leur logique et de les classer. Non seulement les répétitions ont été filmées, mais les représentations en public ont fait l'objet de captations distinctes « version 1 », « version 2 », avec ou sans le son. Enfin la version Master a été dupliquée.
17Répétitions
1 U-Matic S « Filage », datée du 14 février 1991 : cassette de 20'
1 U-Matic S « Filage », non datée : cassette de 20'
18Captations du spectacle
2 U-Matic « 1re et 2e parties » : cassettes de 20'
1 U-Matic « Version 1 » avec une étiquette de la société « Vidéo duplication maintenance »
2 U-Matic S « Version 2 avec repère » : cassettes de 20'
2 U-Matic S PAL MASTER « son définitif » n° 1 et n° 2 : cassette de 20'
3 U-Matic S « Version sonorisée 1, 2, 3 » : cassettes de 20'
19Copies sur supports analogiques
2 U-Matic PAL MASTER « son définitif » n° 1 et n° 2 : cassettes de 20'
20Par la suite, les captations de ce spectacle ont été sauvegardées sur une cassette Dvcam, support numérique. La durée précise de l'enregistrement figurant sur cette cassette Dvcam n'est pas connue, mais la durée de la cassette, 124 minutes, nous renseigne sur une durée maximale. Enfin la présence de deux DVD INA indique que certains supports d'origine, probablement les deux cassettes U-Matic Master, ont été numérisés. Le théâtre en a extrait deux fichiers numériques de 60 et 43 minutes.
Visionner certains supports, les comparer avec les données contenues dans les fichiers
21Dans certains cas, le visionnage partiel de la captation (début, milieu, fin) s'est avéré essentiel pour identifier un spectacle, corriger une interprétation erronée ou repérer des « intrus », les copies personnelles sur des supports contenant à l'origine des enregistrements de pièces de théâtre. Ainsi, dans un cas, contrairement à ce qui était indiqué sur l'étiquette d'une cassette, les images étaient celle de l'arrivée du Tour de France. D'autres types de supports ont été éliminés, notamment les copies d'émissions de télévision, conservées à l'Institut national de l'audiovisuel, au titre du dépôt légal. Au fur et à mesure de ce travail d'identification, l'instrument de recherche était amendé. Cette opération de contrôle par visionnage s'est limitée aux supports les moins endommagés, pour lesquels l'atelier audiovisuel du département de l'Archivage électronique et des archives audiovisuelles des Archives nationales possédait des appareils de lecture : cassettes U-Matic, VHS, Dvcam, DVD. Les bobines de films de 16 ou 35 mm, supports les plus anciens menacés par une dégradation rapide, ont été systématiquement numérisées.
22Le visionnage des DVD s'est révélé être particulièrement instructif et a permis de distinguer trois catégories : certains portent la mention manuscrite du TNC et ont été gravés par le théâtre, d'autres ont peu d'indication sinon un titre, enfin un grand nombre d'entre eux sont issus de l'opération de numérisation de l'INA, comme l'indique leur étiquette. La comparaison des DVD INA et des fichiers numériques a mis au jour une autre pratique interne : l'extraction des fichiers de numérisation pour une conservation sur un ordinateur ou un disque dur. Les durées d'enregistrement de tous les fichiers numériques versés aux Archives nationales sont identiques aux durées des enregistrements des DVD INA. En tenant compte des supports originaux numérisés par l’INA, on comprend alors que les fichiers numériques sont des copies des copies…
Reconstituer la stratigraphie des enregistrements et des copies
23Afin de restituer l'historique de l'archivage, le relevé d'informations et le visionnage ne suffisent pas en tant que tels. L’histoire des supports audiovisuels, avec leurs dates de production, d’usage et leur finalité (enregistrement, archivage ou copie), s'avère précieuse pour se repérer dans le temps. On sait par exemple que les U-matic furent utilisées de 1978 à 1990 pour l’enregistrement et l’archivage de captations audiovisuelles, tandis que la VHS, en usage de 1980 à 1997, avait pour finalité la copie. En numérique, les DVD servent dès 1995 à sauvegarder des vidéos, tandis que les Dvcam (2000-2005) avaient un double usage : enregistrer et archiver l’audiovisuel. Cette évolution des techniques n'est cependant pas linéaire, les chevauchements de dates entre les cassettes VHS et DVD, par exemple, nous amènent à être prudent dans la reconstitution de l’historique des enregistrements et copies.
Se méfier de l'importance accordée aux originaux
24Si nous avons les originaux, pourquoi garder les copies ? Le traitement archivistique des fonds audiovisuels du Théâtre national de Chaillot illustre la fragilité de ce raisonnement. Avec ses nombreux supports analogiques et numériques, complétés par un fichier numérique, l’archivage d’Ubu roi semblait assuré : quinze cassettes U-matic que l’on suppose d’origine, une copie sur cassette VHS, une autre sur une cassette Dvcam, deux DVD produits par l’INA à la suite d’une procédure de numérisation et un fichier numérique. Or l’examen attentif des mentions sur les supports, combiné à des visionnages ponctuels de leur contenu, a conduit à se rendre compte que l’INA n’avait pas numérisé les captations d’origine de la représentation, archivées sur les cassettes U-matic. Ces dernières ayant été endommagées, seuls l'entretien avec Antoine Vitez et une présentation promotionnelle d’Ubu roi avaient été numérisés par l'INA. La cassette VHS, support de copie réputé pour sa qualité médiocre, était quant à elle exploitable et lisible : elle contenait la totalité de la représentation en public d’une durée d’environ deux heures. Support précieux mais fragile dans ce contexte, la VHS a été immédiatement numérisée par les Archives nationales afin de sauvegarder la captation audiovisuelle d’Ubu roi. Éliminer une cassette VHS au prétexte qu’elle ne peut qu’être qu’une copie de mauvaise qualité aurait fait disparaître une archive fondamentale.
Analyser le processus de création d’archives audiovisuelles, alternative à la démarche du metteur en scène
Conditions de production des archives audiovisuelles
25Une fois le corpus matériel appréhendé dans sa complexité, le sujet même des captations audiovisuelles réalisées par le théâtre peut être analysé. De quoi s'agit-il ? Dans quelles conditions les captations ont-elles été réalisées ? Parmi les fonds papier versés pour la première fois aux Archives nationales par Jean Vilar en 1966, la seule référence connue aux enregistrements vidéos concerne le programme mis en place par l'Office culturel pour la communication audiovisuelle (OCCAV) en 198315. Un document contenu dans la brochure de l'OCCAV nous informe qu'une captation de la pièce Le père d'August Strindberg, mise en scène par Otomar Krejca et représentée pour la première fois le 18 novembre 1982 en salle Gémier, a été réalisée le 20 décembre. Cette captation ne figure pas dans le sous-fonds audiovisuel du théâtre. Les intentions de ce projet y sont clairement décrites :
« En 1982, avec les captations, l'O.C.C.A.V. innove une nouvelle forme d'utilisation de la vidéo. Trois caméras électroniques sont disposées dans la salle et enregistrent le spectacle en continuité. Une captation est réalisée en une seule journée sans spectateur. Aucune modification n'intervient dans le déroulement de la pièce et le jeu des comédiens. Les captations restituent le spectacle tel qu'il est vu par le public du théâtre.
Afin de conserver en mémoire l’œuvre et son environnement, elle est toujours enregistrée avec la même approche : prises de vue de l'affiche, du spectacle et interview de l'auteur, du metteur en scène ou des acteurs principaux. »
26Réalisées par un professionnel, ces captations de représentations sans public, destinées à constituer une mémoire figée de la création théâtrale, contrastent avec les enregistrements qui composent le fonds audiovisuel conservé aux Archives nationales. Ces derniers proviennent souvent d'une caméra placée au fond de la salle, derrière les sièges les plus hauts. Elle commence à tourner au moment où les spectateurs s'installent, continue pendant l'entracte et s'éteint une fois qu'ils sont sortis, voire une fois les décors démontés16. La caméra fixe en fond de scène est le procédé technique le plus couramment employé. Il n'est cependant pas rare de constater le montage de captations réalisées par des caméras disposées à différents emplacements. La captation du Macbeth de Shakespeare, mis en scène par Matthias Langhoff en salle Jean Vilar du 15 février 1990 au 21 mars 199017, nous est parvenue sous plusieurs angles de vue, avec des effets de zoom et de plans larges. Le tournage se poursuit parfois hors les salles, comme dans ce film expérimental daté de 1999, contenant un travelling dans un couloir du théâtre associé à un montage d'extraits (chanteuse de jazz, images de guerre, de violences)18. Nous n'avons aucune autre information sur le sujet ou le contexte du film.
Des archives d'un théâtre, sous toutes ses formes
27Ces archives témoignent de la vie du théâtre dans des conditions de représentations habituelles. Il n'est pas rare d'avoir plusieurs captations datées pour une même pièce, des répétitions, des enregistrements en public, des reportages en coulisses, mais également des tournées. Pour L’Avare de Molière19, mis en scène par Jérôme Savary du 11 mars au 20 juin 1999, le théâtre a conservé une captation d'un filage daté du 27 novembre 1998, mais aussi d'une représentation à Orléans le 21 janvier 1999. Pour sa comédie musicale Zazou20, nous avons aussi bien les captations des représentations en salle Jean Vilar du 24 avril au 30 juin 1990, que de sa tournée au Portugal en 1991.
28La vie du théâtre est parfois documentée par des reportages en coulisses, celui du concert d'Annabelle Mouloudji Quartet en mars 199921, ou encore de la pièce Le vent dans les saules de Kenneth Grahame mis en scène par Daniel Soulier en salle Jean Vilar du 10 novembre au 30 décembre 199922.
29Loin de se cantonner aux pièces de théâtre, aux concerts et aux chorégraphies, le fonds audiovisuel révèle des captations d'entretiens, de conférences, des bals organisés à l'issue de représentations chorégraphiques ou des remises de prix. Parmi ces événements, on signalera la captation du bal masqué organisé à la suite de la représentation de Songes de Béatrice Massin le 30 janvier 2010 au Grand Foyer23. Plus rares, quelques captations témoignent de l'évolution du lieu. Le reportage filmé sur les travaux de la grande salle du palais du Trocadéro en 1972-1973, avec des vues de démolitions au bulldozer24, constitue un précieux complément aux archives papier relatives à l'architecture du Palais de Chaillot. À la différence des spectacles, dont la captation semble avoir été quasi systématique, ces événements annexes ont été filmés et archivés de manière plus sporadique.
30Autre catégorie d'archives audiovisuelles, les éléments constitutifs de la mise en scène : des surtitres projetés lors des représentations en langue étrangère pour les archives des années 196025, aux incrustations vidéos de Rafael Spregelburd dans les années 2008-2009 dans ses spectacles La Estupidez et La Paranoïa26.
31Enfin des copies de captations reçues d'autres théâtres ont également été conservées par le théâtre, intégrant son fonds d'archives. De l'époque de la direction de Jérôme Savary date une copie de la captation Cyrano de Bergerac qu’il avait mis en scène en langue allemande au Bad Hersfelder Festspiele en 199427.
Spécificités des archives sonores : écouter autrement le théâtre
32Dans le corpus d'archives sonores, les captations de représentations sont minoritaires : il s’agit essentiellement d’extraits sonores (bruitages, ambiances, compositions musicales) utilisés dans la mise en scène d’un spectacle. Ces archives ne constituent pas une banque de sons réutilisables mais un matériau sonore lié à une pièce spécifique. Deux bandes magnétiques 19 cm/s en lien avec L'Atlantide de Pétrika Ionesco, jouée du 26 novembre au 22 décembre 1974, nous sont parvenues28. La liste de sons figurant sur la seconde bande magnétique dessine en filigrane une trame sonore de la pièce. Aucune autre archive audiovisuelle de L'Atlantide ne figurant dans les versements du théâtre, cette archive sonore est l'unique témoignage disponible, dans les récents fonds versés, de cette création.
33L’énumération des captations sonores dessine autrement la trame dramatique de cette pièce :
1. Foule + pelletées de terre
2. Abeilles + oiseaux + grillons (long)
3. Vent (long)
4. Foule (long)
5. Roulement métallique + usine + orgue + limouaire (lent)
6. Musique trafiquée (2 fois)
7. Foule + pelletées de terre
8. Cornemuse écossaise
9. Scie mécanique
10. Rires
11. Cris inhumains
12. Bruit d'eau + déchirements + orages
13. Bébés pleurant
14. Bruit électronique
15. Extrait musique Schubert (court)
16. Limouaire ralentit (38)
17. Chant église campagne avec ambiance fidèles
18. Gong-7 coups
19. Orage
20. Chiens
21. Chevaux + voiture à chevaux
22. Bruitage + pelletées de terre
23. Mer + Vent (court) »
34Dans les années 1990, il est toujours courant d'utiliser des bruitages. Pour la représentation d’Andromaque de Jean Racine mise en scène par Marc Zammit29, une bande magnétique sonore de 9,5 cm/s, précisément datée du 22 avril 1992, contient les enregistrements des bruitages suivants :
- bruits de mer
- voix de femmes et pierres
- retour vers la mer
- voix angéliques
- battements sourds »
35De l’Atlantide ou d'Andromaque, seuls les bruitages nous sont parvenus. À l’inverse, l’Entretien avec Saïd Hammadi ouvrier algérien de Tahar Ben Jelloun, mis en scène par Antoine Vitez en 1982 et 1983, n’existe que sous la forme d’archives audiovisuelles30. Pour d’autres représentations, des archives complémentaires, audiovisuelles et sonores, ont été conservées. Ainsi Le Soulier de satin de Paul Claudel mis en scène par Antoine Vitez en 1987 figure dans le fonds aussi bien sous forme de captation audiovisuelle de la pièce jouée en public31, que d’enregistrement sonore d’une répétition du 15 avril32. Par ailleurs, la bande magnétique sonore de L’Avare, datée du 15 décembre 1998, laisse présager un travail préparatoire à la mise en scène de Jérôme Savary à partir du 11 mars 1999, conservée également sous forme de captation audiovisuelle33.
Poursuivre les campagnes de numérisation pour préserver et communiquer les fonds
36La numérisation des supports physiques demeure à l’heure actuelle la meilleure solution pour préserver les données à long terme et faciliter leur communication. Dans la suite des opérations de l'INA, une première campagne de numérisation des archives audiovisuelles du Théâtre national de Chaillot par les Archives nationales a été lancée en 2017. Elle concernait en priorité les supports les plus fragiles (bobines de films), les captations de représentations publiques qui n’existaient pas dans le fonds sous forme de fichier numérique, certaines captations non identifiées et quelques exemples de captations annexes aux représentations publiques (répétitions). Nombre de pièces de théâtre, numérisées sont ainsi devenues accessibles au public. Parmi les heureuses découvertes, on citera deux bobines de films 35 mm, qui portaient à l'origine la seule mention « Catherine ». Leur numérisation en 2017 a dévoilé la captation de la pièce Catherine, d'après Les Cloches de Bâle de Louis Aragon, mise en scène par Antoine Vitez en 1975 en Avignon dans une production du Théâtre des Quartiers d'Ivry34. En tant qu'archive, cette captation a pu être reclassée dans l'instrument de recherche dans la catégorie des documents audiovisuels reçus par le théâtre dans le cadre de son activité. Les résultats de cette première campagne ne sont pas exempts de mauvaises surprises : les données contenues sur certains supports trop endommagés n’ont pu être sauvegardées, tandis que d’autres fichiers numérisés, non identifiables au départ, se sont révélés être des captations d’ordre privé, sans rapport avec l’activité du théâtre. La numérisation des archives sonores, prochaine étape, permettra d'affiner leur identification, leur classement et leur mise en consultation.
37Pour l'archiviste, les leçons tirées par le traitement des archives audiovisuelles et sonores sont multiples. L'importance des sources premières, matérialisées dans ces versements par une pléthore de supports et des fichiers numériques, est significative d'un aspect peu documenté jusqu'à présent de l'activité du producteur : la volonté de conserver mais aussi de pérenniser, par la pratique des copies sur de nouveaux supports, cette mémoire visuelle et sonore. Dans le processus d'archivage, le relevé des métadonnées descriptives et techniques, aussi incomplètes puissent-elles être dans certains cas, est essentiel à la contextualisation des archives. Sans métadonnées, une cassette U-matic isolée dans un versement tel que celui du Théâtre national de Chaillot ne pourrait être interprétée par un chercheur. Le rôle de l'archiviste, tel un passeur de sens, est d'établir un lien entre la réalité matérielle de la collecte, dans les armoires du théâtre, et la phase de mise en consultation de ces archives en salle de lecture. C'est désormais aux chercheurs, professionnels et amateurs du théâtre de Chaillot, de poursuivre l'interprétation et la valorisation d'un lieu légendaire du monde du spectacle vivant35, en croisant les sources disponibles aux Archives nationales et dans d'autres institutions. Les chercheurs de l'ANR ÉCHO et les étudiants en Études Théâtrales ont été les premiers à travailler ces archives audiovisuelles. D'autres pistes de recherche sur les films et les sons du théâtre de Chaillot attendent d'être exploitées.
Notes de bas de page
1 En 2016, les Archives nationales recevaient les archives audiovisuelles du Théâtre national de Chaillot (1966-2014) et en 2017 les archives sonores (1967-2011). Les instruments de recherche de ces versements sont en ligne sur leur site Internet : https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/IR/FRAN_IR_055964 (Archives audiovisuelles) ; https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/IR/FRAN_IR_056791 (Archives sonores).
2 « Les archives sont l'ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l'exercice de leur activité » (Code du Patrimoine, article L211-1).
3 Dans son article, « Complémentarité des modes d'archivage modernes du spectacle théâtral : archives sonores/archives papier/archives audiovisuelles », Marie-Madeleine Mervant-Roux évoque cette problématique du filmage du théâtre qui a fait l'objet de plusieurs publications, notamment sous la direction de Denis Bablet, Filmer le théâtre, Cahiers Théâtre Louvain, n° 46, Louvain-la-Neuve, 1981, et de Béatrice Picon-Vallin, Le film de théâtre, CNRS éditions, coll. Arts du spectacle, Paris, 1997.
4 Godard (Colette), Chaillot histoire d'un théâtre populaire, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 21.
5 Voir les articles de Geneviève Profit et de Justine Dilien.
6 Les archives audiovisuelles conservées aux Archives nationales. Panorama sur 35 ans de collecte d'archives audiovisuelles aux Archives nationales, par Martine Sin Blima-Barru, conservatrice du patrimoine, avec la collaboration d'Isabelle Pérez-Bastié, chargée d'études documentaires ; intégration des anciens instruments de recherche établis par Agnès Callu et Rosine Lheureux, conservatrices du patrimoine, instrument de recherche mis à jour en 2016 : https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/IR/FRAN_IR_052868. Ce document distingue trois grandes catégories d'archives audiovisuelles et sonores : les archives orales constituées par les Archives nationales, les archives audiovisuelles produites et collectées par les administrations publiques de l’État, les fonds privés conservés par l'institution.
7 Voir l'article de Joël Huthwohl.
8 Cette initiation à l'étude du son au théâtre s'inscrit dans le séminaire « L'initiation au travail sur archives dans la formation des étudiants en Master d'Études théâtrales : le séminaire « Mémoire des arts du spectacle vivant » de l'université de Sorbonne Nouvelle-Paris 3 dirigé par Aurélie Mouton-Rezzouk, maître de conférences, et Catherine Treilhou-Balaudé, professeure à l'Institut d'études théâtrales, IRET-université de Sorbonne Nouvelle-Paris 3.
9 Citation d'Océane Djabellah-Peillon, étudiante en Master 1 d'Études théâtrales, université de Sorbonne Nouvelle-Paris 3, extraite de l'article de Sandrine Gill et Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Chaillot lieu de tous les arts », dans Mémoire d'avenir, le journal des Archives nationales, n° 32, octobre-décembre 2018, p 10.
10 Loriou (Céline) « Faire de l'histoire un casque sur les oreilles : le goût de l'histoire radiophonique », 27 mars 2018, www.gout-numerique.net. Cette publication numérique fait écho à l'ouvrage d'Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 1997 [1re éd. : 1989], consacré aux archives papier,
11 Voir l'article de Justine Dilien, op. cit.
12 Arch. nat., 20160438/43.
13 Arch. nat., 20160438/143.
14 Arch. nat., 20160438/91.
15 Arch. nat., 19900195/109.
16 Dans la captation de Britannicus de Jean Racine, mis en scène par Antoine Vitez au Grand Théâtre à partir de novembre 1981, on assiste à l'entracte (Arch. nat., 20160438/21).
17 Arch. nat., 20160438/78.
18 Arch. nat., 20160438/417.
19 Arch. nat., 20160438/130.
20 Arch. nat., 20160438/79.
21 Arch. nat., 20160438/131.
22 Arch. nat., 20160438/134.
23 Arch. nat., 20160438/296.
24 Arch. nat., 20160438/370.
25 Arch. nat., 20160438/371 : surtitres en français de l'opéra en 3 actes de Kurt Weill la Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, mis en scène par Georges Wilson, sur un livret de Bertolt Brecht en novembre 1966.
26 Arch. nat., 20160438/237 : La Estupidez de Rafael Spregelburd, mise en scène du 13 mars au 5 avril 2008 par Marcia Di Fonzo Bo et Élise Vigier en salle Gémier. 20160438/283 : La Paranoïa de Rafael Spregelburd, mise en scène du 1er octobre au 24 octobre 2009 par Marcia Di Fonzo Bo et Élise Vigier en salle Gémier.
27 Arch. nat., 20160438/120.
28 Arch. nat., 20170371/5.
29 Arch. nat., 20170371/55.
30 Arch. nat., 20160438/20.
31 Arch. nat., 20160438/61.
32 Arch. nat., 20170371/37.
33 Arch. nat., 20160438/130.
34 Arch. nat., 20160438/375.
35 « La légende de Chaillot » est le titre de l'introduction de Didier Deschamps dans L'Esplanade, la revue de Chaillot, 2018.
Auteur
Cheffe de projet archivage audiovisuel, département des Archives électroniques et des Archives audiovisuelles [DAEAA], Archives nationales
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