L’espace public du corps urbain
p. 49-63
Texte intégral
« Il est pour l’homme essentiel, au plus profond, de se donner lui-même des limites, mais librement, c’est-à-dire de telle sorte qu’il puisse de nouveau supprimer ces limites et se placer en dehors d’elles. »
Georg Simmel
1Je propose d’interroger ici l’expérience corporelle de la ville, ou plutôt l’expérience corporelle d’une forme urbaine qui oblige à penser autrement qu’à partir des références de la ville-village ou de la ville-quartier la construction territoriale et identitaire. De manière simple, l’on peut dire qu’il s’agit de se demander quel corps fabrique l’urbain et réciproquement quelle forme urbaine fabrique le corps. On admettra sans doute que le fait de vivre dans une « agglomération » modifie, en rapport d’une vie dans un village crétois, les manières d’apparaître, et donc tout à la fois les logiques de sociabilités et les modes corporels de perceptions. Mais c’est donc bien que l’expérience corporelle ne tient pas d’une simple évidence.
2Il y aurait en fait beaucoup à dire ici sur une invention du monde urbain qui s’origine dans ce que nous nommons le corps. C’est-à-dire sur les postulats qui sont sous-jacents à cette affirmation d’un corps originaire, qui constitue le monde où il se positionne comme habitation. Une habitation qui n’est pas ici la maison, l’immeuble ou l’ensemble des rues que je pratique dans la ville où j’habite, mais une forme de relation au monde, ou plutôt la formation même de cette relation qui permet de me situer dans la maison, l’immeuble ou l’ensemble des rues que nous pratiquons dans la ville, dont nous disons que nous y habitons. On comprend donc que s’attacher à la question des corps urbains, ce n’est pas seulement dire qu’il y a des situations et des événements typiques de mégapoles que l’on pourrait analyser à partir de la description d’attitudes physiques ou de comportements organiques. Cette interrogation porte sur les potentialités d’une corporéité qui n’est pas réductible au corps qui se voit. On ne peut étudier que ce qu’on peut physiquement observer, sans doute. Mais cette observation conduit à l’analyse de dimensions qui structurent des logiques ou des dispositifs non observables (ou bien il n’y aurait plus de sociologie). On pourra dire que la notion de corporéité est imprécise. Mais elle oblige à prendre en compte l’imprécision du corps (c’est-à-dire l’impossibilité de le réduire à un savoir, par exemple à une liste d’actions). C’est cette « imprécision », cette complexité du corps qui fait précisément son mouvement.
3Cette réflexion s’articule à la question de la production des espaces publics. Il peut s’agir ici de la prise en compte de la démocratie comme processus, mais aussi de configurations urbaines qui sous forme de lieux activent l’existence sociale de la « ville ». Mais c’est dans un troisième sens (articulé aux deux premiers) que je propose d’employer l’expression. C’est-à-dire en tant qu’espaces qui ne trouvent pas nécessairement de désignation, qui ne sont pas forcément qualifiés mais qui, intermédiaires, transitionnels, de traverse et en apparence éventuellement plutôt vides, font le monde urbain et participent de l’habitation mobile qui caractérise le corps urbanisé.
4À partir de la notion de « corps urbain » (c’est-à-dire à partir de cette hypothèse que le corps dans la forme urbaine ne serait plus identique au corps de (et dans) la ville, que peut-on dire des parcours dans les espaces publics que je viens d’évoquer ? Que peut-on dire de la situation perceptive en un territoire qui n’est pas réductible à l’ici-même ? L’urbain est aussi une forme d’images. À la croisée du corps et de l’urbain, comment interroger « l’image » comme instance tierce, ou plutôt comme imagerie composite en prenant en compte aussi bien le corps montré dans l’affiche publicitaire et la présence corporelle du marcheur ou du piéton ? Il s’agit ici de supposer que de la ville à la forme urbaine, l’on change en effet de registre ou de régime. Qu’à la ville pourrait s’associer le théâtre1, tandis qu’à la métropole s’associerait le cinéma, et que la forme urbaine serait contemporaine de la vidéo et du zapping2. Il s’agit ici, on le comprend, d’une vitesse d’images, mais aussi, dans l’usage que l’on en fait, de leur mise en vitesse. Il s’agit donc de supposer que tout de la vitesse urbaine n’est pas aliénation3, mais nouvelle donne (éventuellement ponctuelle, j’y reviendrai) de l’habiter. À distance d’un angélisme urbanophile, il s’agit de penser le monde urbain autrement qu’en termes de déréliction ou d’évasion. Et de montrer que le corps est central dans l’interrogation de cette autre ville de la ville.
Cabane et parcours urbains
5Je suis parti de ma propre expérience et à partir de questions que je pouvais me poser, je suis venu sous forme d’entretiens mais aussi en observant des situations ou me mêlant à des discussions, travailler sur la question d’une situation urbaine, là où de prime abord il pourrait sembler qu’il n’y aurait pas de constitution forte d’espace public, c’est-à-dire de sentiment d’unité, de continuité ou de cohérence. Mais faut-il toujours compter sur l’unité, la cohérence et la continuité pour voir de la « ville », ou pour dire qu’il y aurait encore de la ville dans l’urbain. L’urbain n’est-il pas précisément une distension de la ville réelle tout en même temps que l’idée et que le désir de ville perdurent ? À la fois la ville n’existerait plus et resterait, dans une nouvelle donne de l’habiter, une forme archaïque de référence situationnelle, à la manière par exemple de la cabane qui sous forme d’un jeu constitue une fabrication active de l’inscription dans un espace.
6La question est celle aussi de l’habitable. N’habite-t-on qu’en des lieux qui fourniraient les repères nécessaires à la situation de soi comme habitant, et que doivent être ces repères ?, faut-il qu’ils puissent être déchiffrés par « tous » ?, c’est-à-dire par qui ? La cabane que fabriquent les enfants nous la visitons souvent, en tant qu’adultes, avec beaucoup de maladresse. Nous ne percevons pas toujours très clairement, à considérer les branches, les feuilles et les pierres disposées sur le sol, la logique d’une disposition qui nous semble inachevée, incomplète. Nous voulions entrer dans la cabane, mais l’enfant nous dit que nous avons les pieds dans la cuisine et que l’entrée se situe ailleurs : entre ces deux cailloux. Nous voulons féliciter les jeunes architectes pour le salon très confortable qu’ils ont aménagé, mais l’on nous répond sèchement que nous avons un pied dans la chambre à coucher et un autre sur la terrasse. Ce que je veux ici souligner c’est que l’espace de l’autre est un espace a priori non approprié par moi, c’est-à-dire qui ne fait pas sens, pour moi-même, d’espace d’habitation. Quelques rues au travers desquelles passe celui qui cherche un magasin, forment pour celui qui y vit un quartier. Aussi bien peut-on toujours projeter l’image du décousu et de l’informe sur ce qui n’entre pas pour nous dans une résonance corporelle, alors que l’uniforme est pour autrui scandé par des signes, rythmés par des micro-ambiances qu’il perçoit. L’avenue vide est pour celui qui fait sienne cette voie de passage l’endroit où s’aperçoit cette toiture ou cet arbre. On pourrait ici donner encore l’exemple simple de l’adresse. On peut habiter au 22 rue du Poteau. On peut aussi habiter la deuxième maison à gauche quand on a pris à droite après la pharmacie et le marchand de journaux. Dans le premier cas, on se situe dans la référence classique de la ville. Dans le second, il s’agit de l’urbain.
7On pourrait dire qu’il ne s’agit ici que d’une simple partition entre centre et périphérie, ou entre ville et banlieue. Mais ce que l’urbain organise est bien d’un ordre tout différent. Il s’agit d’un ordre désordonné qui, sans effacer la référenciation archaïque au centre, se constitue d’espaces multiples, articulés ou disjoints qui dépassent l’opposition binaire entre centre et périphérie. Le centre peut perdurer, en tant qu’organisation de lieux patrimoniaux et de symboles forts d’une identité territoriale. Mais la périphérie ne trouve pas sa légitimité du seul fait qu’elle serait au bord du centre, ou en dehors du cercle que les portes, les barrières, les façades anciennes ou les remparts traceraient. Ladite périphérie n’existe en fait qu’au pluriel, imposant donc une différenciation là où l’on ne verrait qu’une seule catégorie, et elle contribue à la dissolution de la centralité comme principe organisateur exclusif de l’habiter. La cabane, pour revenir encore à cette illustration, n’est pas qu’une fondation de lieu dans un espace, comme si la localisation n’était que le seul moyen de configurer une spatialité a priori informe. Elle est bien davantage une forme d’appropriation corporelle d’une territorialité qui est elle-même d’emblée signifiante. La cabane est une production du corps apparent, une mise en scène produite par le corps visible. Mais cette possibilité de bâtir n’est elle-même possible que parce que la corporéité antérieure au corps manifeste habite la territorialité comme monde, c’est-à-dire donne le sens du monde à ce qui n’est pas qu’un environnement spatial mais une médiation de l’être.
8Parler de « corps urbains », ce n’est donc pas traiter uniquement de ce que deviendraient les pratiques du corps dans des villes élargies. Mais interroger la fabrication territoriale dans une nouvelle donne des espaces et des rapports sociaux. C’est donc poser la question du sens de l’habiter là où les références classiques à l’habitation ne sont plus dominantes.
9Le cas de la cabane comme pratique de l’enfance est, me semble-t-il, intéressant parce qu’il s’agit et de corps et de lieu, et parce qu’il s’agit dans l’aménagement d’un espace (plus que dans une stricte localisation, comme s’il s’agissait de se replier et de bâtir son petit monde contre l’inhabitabilité du monde trop vaste de la chambre ou du jardin) du lien qui s’établit entre la corporéité et la forme spatiale dans cette disposition immédiate à habiter que donne le corps, tout en même temps que l’espace produit le corps comme médiation. On peut dire les choses ainsi : le corps spatialise immédiatement un espace où il opère comme médiateur. Voilà bien en quoi la notion de corps est bien loin d’être simple. Ou voilà pourquoi le corps n’est pas réductible au corps. Par ailleurs la cabane, qui n’est ni la cabine ni le cabanon, est intéressante en ce que s’il ne s’agit pas de repli sécuritaire, il est aussi bien question de construction identitaire. J’y reviendrai plus loin en abordant la question des espaces publics-urbains.
10Ce qu’il s’agit donc de dire, de manière liminaire, c’est que le corps est un acte qui spatialise et temporalise4, c’est-à-dire qu’il est cette opération qui produit les dimensions temporelles et spatiales de son habitation. On pourra rétorquer que le corps est d’abord produit par des conditions urbanistiques objectives qui déterminent des capacités (en vérité limitées) de faire avec le donné. Ou l’on pourra critiquer ma proposition en la soupçonnant d’une sorte de naturalisme ou pourquoi pas de biologisme. Est-ce que je ne ferais pas ici du corps, d’une organicité physique, le lieu, le processus et à la fois le moyen d’une construction de l’humanité ? Et mon propos ne relèverait-il donc pas d’un humanisme naïf ? Mais mon intention n’est pas de faire du corps comme matérialité visible l’acteur de son monde. Il s’agit de dire que la corporéité comme forme perceptive non passive5, incarnation et situation en un monde qui est d’emblée habité en sa présence, ne se sépare pas d’un environnement mais participe sensiblement d’une spatialité intelligible. Je plaide donc pour une démarche attentive aux détails des actes corporels urbains parce que c’est dans l’observable, comme je le disais plus haut, que peut s’analyser l’inobservable.
11C’est bien entendu ici une question de point de vue. Ou bien je considère un cadre et les pratiques qui s’en font. Ou bien je considère un monde (non réductible au cadre descriptible) et les usages, c’est-à-dire les relations et donc les inventions qui s’y déploient6. Penser la ville, cela peut signifier savoir au mieux comment on peut occuper des sols et comment on peut venir donner de la signification à ces sols occupés en en produisant un commentaire décoratif. On fait (ou on refait) une gare et l’on demande à un artiste une fresque, un trompe-l’œil, un éclairage,… sur le mur d’entrée, par exemple. Il est bien évident que c’est ainsi que se fait la ville. Mais il n’est pas moins évident que les habitants la font aussi. C’est-à-dire qu’ils se l’approprient et donc qu’ils la signifient, qu’ils en usent et éventuellement détournent l’espace primaire en le « secondarisant » (Pierre Sansot7). La thèse de la secondarisation n’est pas une concession accordée à la primauté d’une décision qui échapperait au monde des « gens de peu ». Il s’agit de dire que le monde ne coïncide pas strictement avec lui-même tout comme la personne n’est pas stricte conformité à son corps visible. Partant, on ne saurait poser l’habitant comme un destinataire éventuellement capable de ruse : il s’agit de le penser comme instance de médiation. Le corps, avec ses capacités de détourner des espaces urbains, de les faire siens, de leur donner de la signification qui, éventuellement, compléterait ou achèverait une signification « en chantier » ou programmatique – n’est pas exactement ce qui m’intéresse. Il s’agit de dire que la corporéité, une habitation antérieure aux manifestations visibles et sensibles de l’habiter, constitue fondamentalement l’acte de l’existence et que cette capacité constitutive s’actualise sans doute encore davantage dans « l’espace » du monde urbain. Peut-être pourra-t-on trouver étrange la référence à la cabane – une habitation liminaire et une pratique enfantine – quand il s’agit de penser l’urbain et l’espace public de la modernité contemporaine. Mais on aura compris sans doute que ce n’est pas la cabane qui m’intéresse en tant que telle mais l’habitation originaire qu’elle permet de révéler. Si nous prenons le parti du catastrophisme, l’on pourra dire de l’urbain qu’il consiste en la progression de l’inhabitable. Ce parti n’est pas le mien. Parce que l’inhabitable participe de l’habitation : l’espace public « creux » nous le montre, tout comme l’expérience de la cabane qui n’est pas protection contre l’inhabitable mais situation dans un monde dont l’habitation comprend de l’inhabitable comme mode d’habiter.
12Revenons à l’exemple de la gare8. Elle n’est pas qu’un lieu utile aux transports d’hommes et de marchandises parce que les trains y viennent. Elle est aussi marchand de tabacs et de journaux, cafés, brasseries, boutiques diverses, lieu de rencontres et d’attentes, espace public anonyme où l’on se montre et se cache, et endroit de rendez-vous intimes. Elle est encore imaginaire du voyage et multiples « abords » : c’est-à-dire alentours et manières de s’en approcher. La gare est ainsi faite de quartiers, d’ensemble de rues et de présences de masses anonymes aussi bien que de personnages singuliers qui donnent une densité, une historicité et une mythologie à un monde ferroviaire. On comprend ici que l’habitation n’est pas une fixation : c’est une situation inscrite dans des logiques de déplacements. Réciproquement le voyage n’est pas un abandon de l’inscription. La gare, une spatialité et une temporalité modernes, est exemplaire d’une combinaison de l’ici et de l’ailleurs, du continu et du discontinu. La cabane enfantine n’est pas assignation à résidence, fixité paranoïaque, ou mode de constitution corporelle contre un monde décorporé. Le jeu consiste à en sortir et y entrer, à pratiquer du dedans et du dehors, à spatialiser à partir d’une gestualité corporelle et à raconter une temporalité : « je vais m’en aller », « je vais revenir »,… On pourrait ici faire mention d’une explication d’allure psychanalytique qui croirait fort et définitif d’expliquer qu’il s’agit tout essentiellement, dans ce jeu de va-et-vient, du coït. Faudrait-il en rire ? Non, admettons l’idée. Mais il faut souligner la réduction qu’elle opère du sexuel à la sexualité. Le problème n’est pas qu’une telle « explication » réduise un acte vivant à l’acte sexuel, mais qu’elle fasse du sexuel ce qui devrait se résumer à un acte. Ou plutôt qu’elle subordonne un acte à l’ordre d’une action9.
Spécificités de l’urbain
13Spatialiser, temporaliser et raconter sont des moments, des scansions typiques de l’urbanité. Il ne s’agit pas de moments qui coïncident toujours ou qui procèdent, chacun en leur registre, d’une continuité. C’est un désordonné qui n’est pas nécessairement un désordre, un chaos ou un effondrement, qui permet de vivre ponctuellement la forme urbaine. Celle-ci n’existe pas comme succession à l’ordre ancien de la ville. Elle s’y mêle et la modifie. Nous vivons en ville. Mais l’urbain est aujourd’hui ce qui apparaît dans la ville, modifiant l’idée et la pratique de l’habitation. Pour le dire autrement, le lieu de la ville ne se réduit pas à la localisation. Le mouvement n’est pas l’opposé de l’enracinement. Il n’y a, peut-on dire, ni mouvement ni enracinement dans la forme urbaine. Ni voyage au loin ni assignation à résidence. Mais les deux. Potentiellement. Dans le regard qui invente la forme urbaine (mais il ne s’agit pas seulement des yeux), celle-ci n’est pas un état. Elle est une situation perceptive : où s’entremêlent la rêverie corporelle de la modernité et la traditionnalité du bâti ; où s’entremêlent la structuration indépassable de la corporéité et l’émergence de la ville qui bouge. Différencier et surtout hiérarchiser comme s’il s’agissait de les opposer, des lieux et des non-lieux, c’est encore réfléchir l’habitation sur un mode classique. Là l’habitable, ici le non-habitable. Or rien n’est si simple. Nous sommes capables d’habiter les lieux de transit, les espaces vacants, les endroits insignifiants, les moments vides. Et nous sommes depuis toujours peut-être capables de donner un autre sens au lieu que le sens de ce lieu. L’invention dont l’humanité est capable se signale ainsi : par cette capacité non seulement d’échapper à l’assignation à résidence d’un lieu mais de faire que ce lieu échappe à une assignation à signification. Inventer la ville ce n’est donc pas prendre la décision de réhabiliter un quartier, de restaurer des façades, de moderniser l’ancien, ou de réhabiliter quelques rituels festifs ou funéraires. C’est beaucoup plus fondamentalement faire avec le vide comme écart, avec le rien comme instant de la signification, avec le déglingué comme figure, avec l’indéfini comme dimension.
14L’urbain n’est pas simplement de l’ordre de la ville avec plus de désordre. Mais une forme mal définissable de l’habiter, un bougé du monde, une autre forme qui n’a pourtant rien de l’informe seulement, dans la mise en scène d’une corporéité qui la crée. L’habitant urbain ne serait donc ni agent ni acteur. Ni actant. Mais corporellement engagé dans une mise en mouvement de son propre habiter. On est d’une ville, et cela demeure, parce que l’on est lié à ce territoire10. Mais l’on est d’une forme urbaine, et c’est cela qui s’invente, parce qu’on se « branche » sur des territorialités mobiles : parce qu’on fait surgir de l’altérité à partir de sa mise en altération11. La ville voulait être un ordre. L’urbain n’est pas un ordre nouveau qui lui succède. Mêlé à l’ordre de la ville, l’urbain modifie l’espace de l’habiter – éventuellement le déconstruit, le morcelle, lui ôte du territoire – mais pour lui donner d’autres territorialisations12. La ville pouvait être un bloc. L’urbain suppose la possibilité qu’on y « débloque ». Il est donc bien vain, me semble-t-il, de supposer que l’urbain soit une crise de la ville, ou son « problème » : il est plutôt sa problématisation, sa « mise en intrigue »13, l’origine momentanée d’un récit qui ne procède plus de la narration rituelle, sans être pour autant un espace-temps dégingandé. Momentané ? Oui. Parce que rien de l’urbain ne dure ou ne prend définitivement figure. Il s’agit d’une ponctuation présente dans une habitation vécue au plus proche de son propre corps. Mon hypothèse est celle-ci : dans la forme urbaine le corps ne « disparaît » pas ; il est au contraire convoqué et se livre inopinément aux moments urbains qu’il provoque lui-même. Ce dont l’urbain agencerait le retrait, c’est l’individu, mais l’individu dans son corps, et dans ce corps qui l’expose. Il y a là (comment le dire justement ?) un jeu, un décalage, un mouvement imperceptible qui modifie radicalement la donne de l’habiter. Dans la ville – admettons cette simplification binaire – l’individu et son corps pouvaient se retrancher en un rôle. Cela ne cesse pas : je fais le piéton, je fais l’habitant… Mais l’habiter de la forme urbaine introduit entre soi et soi le corps même comme lieu. Et non plus (si cela fut jamais vrai) le corps comme incarnation d’une fonction. Or ce lieu est mobile et donc tout bouge en ordre éventuellement dispersé : moi, mon corps, mon image et le territoire où existent ce moi, ce corps, cette image.
15Si l’on ne peut plus peindre comme Ingres, est-ce parce qu’on a perdu le sens de la peinture ? Si l’on ne peut plus composer comme Monteverdi, est-ce parce qu’on perdu le sens de la musique ? Si l’on ne peut plus tout à fait vivre la ville comme ville, est-ce parce qu’on aurait perdu le sens du lieu ? Son « génie » serait-il détraqué (c’est-à-dire sans traces) dans l’urbain ? En fait la ville ne se dissout nullement dans l’urbain et celui-ci n’est pas qu’affaires d’extension ou d’agrandissement, d’agglomérats comme le suggère le mot d’agglomération. L’urbanisation modifie sans doute la ville. Mais la forme urbaine (qui nous intéresse ici) consiste surtout en un autre rapport à la ville. Caricaturons. La ville peut être ce musée qui impose un parcours de visite. L’urbain est ce même musée mais complexifié par des événements « parasites » qui s’intègrent dans ma visite et qui deviennent ses ponctuations, ses moments d’intensité. Évidemment il faudrait supposer une singulière idiotie chez celui qui, au musée du Louvre, apprécierait tout autant La Joconde que l’odeur d’un couloir, la signalisation du parcours vue comme une œuvre d’art ou la pratique de la cafétéria comprise comme un moment artistique. L’idiotie consisterait bien à tout confondre, à tout désordonner. Il faudrait ici supposer la totale crétinisation du regard. N’est-ce pas d’ailleurs, quand on présente le devenir urbain sous forme d’une cacophonie, quitte à donner à croire qu’il y aurait dans ce destin trash une certaine passion à perdre tout repère, une telle confusion que l’on suppose chez l’être « mondialisé » des conglomérats. Mon propos n’est pas de faire l’éloge d’un désordre, dans lequel perdure en fait la volonté de totalisation14. Il s’agit de souligner que le musée du Louvre lui-même ne se visite en effet pas sans associer, non pas à La Joconde mais à la perception que j’en ai, d’autres éléments que l’œuvre d’art ne contient pas. En cela il n’est évidemment pas question d’idiotie. La forme urbaine ne succède pas à la ville ou au lieu. Elle n’en provoque pas le déclin. Elle provoque un autre rapport au lieu, faisant de ce lieu autre chose que lui-même et lui donnant, à l’endroit de sa familiarité même, une dimension d’étrangeté. La forme urbaine procède d’une temporalisation et d’une spatialisation où s’actualise l’imprévisible de la corporéité.
L’urbain au-delà de l’urbanisé
16Bordeaux est une ville sans doute. Mais celle-ci doit-elle se résumer à quelques images convenues, à des stéréotypes ? Des façades magnifiques. La Place de la Bourse, des rues piétonnes. De très beaux monuments. Sous l’angle de la ville, Bordeaux se réduirait à ces poncifs, à cette énumération. Or la force de Bordeaux lui vient de la magie de la Garonne, du « lointain proche » de l’Océan, du Médoc comme Presqu’île, de l’idée que l’on se fait qu’elle existe au-delà de ses rues ou de ses preuves. « Dans » Bordeaux il y a les dunes, les cheveux au vent d’une femme qui marche, la pluie qui attise l’envie, le soleil intraitable qui délocalise tout. Il y a l’enfance15 et l’émoi de la cabane. L’odeur persistante et qu’on ne retrouvera jamais d’une ruelle ou d’une pâtisserie. L’idée d’une ville est toujours plus forte que ses plans16. Les stéréotypes eux-mêmes n’enferment pas dans des idées toutes faites. On peut les répéter par commodité. Sans doute si je veux montrer la beauté de Bordeaux à une amie qui ne la connaît pas, je lui montrerai les beaux endroits. Mais avec l’espoir qu’au travers de ces images, mon amie pourra voir ce que ces images ne montrent pas. Paris est-ce donc La Concorde, La Tour Eiffel, L’Arc de Triomphe et tous ces monuments à montrer et à commenter à la télévision – mais le grand Léon Zitrone n’est plus là – pour qu’on sache qu’elle est « la plus belle ville du monde » ? Mais comme le dit la chanson, elle aussi stéréotypique, « Paris est une blonde ». Et pour y croire, nous ne trouverons le support d’aucun indice. Paris n’est pas blonde, bien sûr. Elle est aussi rousse et brune. La forme urbaine change sans cesse de coloration et de look. Elle est femme et homme, animale et minérale. Présente dans une diversité qu’on ne saurait prendre entre ses doigts, et que l’on goûte pourtant à partir de la tasse de café que l’on tient entre ses doigts devant un zinc.
17La forme urbaine mouvemente la ville. Celle-ci n’est plus seulement atterrissage et enracinement, installation et culture répétée. Elle fabrique dans ses oppositions des participations et des correspondances. Ce qui s’oppose s’allie. Ce qui se différencie ne se confond pas en une bouillie mais entre en résonance. C’est par le sensible, donc la corporéité, que le lointain se fait proche. Par exemple que je quitte des yeux mon interlocuteur pour voir de près, alors que j’en suis physiquement éloigné, la cheville de cette femme qui passe là-bas. Parlant d’un lieu où l’on danse (Chez Alriq) situé sur la rive droite à Bordeaux, Aurélie Chêne dit bien que c’est de là que « je vois pratiquement le mieux les quais réaménagés de la rive gauche ». Et elle ajoute : « Il y a de la rive gauche sur la rive droite »17. On comprend bien ici qu’il ne s’agit pas de trouver un bon emplacement pour bien voir, et que la perception ne se limite pas à une performance oculaire. Sans doute la tactique idéale pour bien voir une chose est de se mettre en face d’elle. Mais dire qu’il y a de la rive gauche sur la rive droite, signifie bien que le lieu mobile du corps recompose sans cesse les lieux jamais statiques de la ville. Le sensible de la corporéité urbaine n’équivaut pas à une expérience du corps devant des images. Il s’agit d’un acte corporel qui consiste en une mise en image. Nous n’enregistrons pas « savamment » des informations que notre matière corporelle nous communiquerait. Nous donnons sans cesse du sens à des signes mobiles à partir d’une mobilité perceptive. Le corps, répétons-le, n’est pas un engin déambulatoire, un vêtement organique. Nous n’y sommes pas comme à l’intérieur d’une carapace depuis laquelle nous assisterions au spectacle du « dehors ». Nous sommes déjà corporellement ce dehors.
18Il y a sans doute des endroits où la ville est absente. Mais il en est peu aujourd’hui où l’urbain ne soit pas présent comme en creux. Comme une ambiance, un climat, une sonorité, un monde. L’urbain, oui, on pourra dire que ce sont ces affreuses tours, ces quartiers déglingués, le béton sale… Mais la forme urbaine consiste dans un acte corporel qui compose avec le beau et le laid, le plein et le vide. Le béton sale n’est plus alors une salissure de la belle ville ; l’affreux ne l’est plus exactement ; le vieil immeuble en décomposition n’est pas un accroc dans la jolie nappe. Ou s’il est cet accroc, il participe d’une respiration urbaine. La corporéité suppose qu’on ne perçoit pas seulement des éléments qui auraient été préalablement triés, polis, astiqués. Elle fait avec le décousu, le dégingandé. Elle met de l’ordre dans le désordre et inversement. C’est bien en partant du corps qu’il faut comprendre la forme urbaine. Quand Marc Augé parle de non-lieux18, c’est pour indiquer une logique opposée à celle que les lieux font exister. Le non lieu dont parle Jean Duvignaud19 est bien différent : ce non-lieu relève d’une invention, d’un imaginaire. Il ne s’agit pas « d’espace », mais de donner du sens, fût-il improbable, à un lieu qu’ainsi l’on transforme radicalement. « Être de » signifie qu’on procède d’un corps qui situe au monde. Dans le monde complexifié de la forme urbaine, le lieu et le non-lieu composent. De l’un à l’autre, ils diffusent. On ne saurait exactement les repérer. Et ce peut être d’un morceau sans beauté, ou si l’on veut d’un bout de laideur (l’immeuble éventré et comme en loques ou l’affichette porno) que la forme urbaine peut surgir au regard et pénétrer le corps sensible qui s’y donne. Soulignons que la laideur ici n’est plus seulement laide. Il ne s’agit pas du quartier honteux de la ville ou de son raté. Mais d’un moment où le récit discontinu de l’urbain se poursuit dans le cheminement du passant.
19On pourra dire que le « second » niveau de perception que j’ai invoqué plus haut – mais j’ai dit qu’il n’est pas secondaire – relève d’une propension littéraire à la description, d’une poétique. Mais au nom de quoi devra-t-on dire que ce poétique doit échapper à la lecture scientifique, c’est-à-dire ici à une anthropologie de l’habiter. Si on considère que le poétique est au fond insaisissable et cela parce que ce serait précisément son essence que d’échapper à la rationalité, c’est peut-être parce qu’on hypostasie le poétique tandis qu’il est aussi ordinaire. La connaissance scientifique est sans doute limitée. Cela ne signifie pas qu’elle ne peut connaître que ce qu’elle sait. En outre il n’est nullement impossible de proposer d’autres expertises que celles qui décrivent le bâti et qui observent les pratiques générées. La démarche sensible ne relève pas d’une sensibilité subjective20 qui ne proposerait que des interprétations évaluatives. Elle est une méthode qui comprend deux modalités principales de travail : une attention aux usages, et une écoute des récits qui disent ces usages21.
Une aliénation fondatrice
20L’usage de l’espace public-urbain suppose à la fois l’anonymisation et l’exposition. C’est la complexité d’une corporéité dont le corps visible n’est pas l’unique argument ainsi que la relative indifférenciation d’une spatialité pourtant habitée qui s’y trouvent conjointement à l’œuvre. Participant des logiques d’organisation du monde urbain, je n’ai nullement besoin de surligner mon territoire « propre », de marquer au stabilo mes trottoirs, mes façades, mes lieux. Je bénéficie tout à la fois de localités imprécises et de localisations diffuses. Mes repères sont diffus (non pas confus), dispersés et distribués (et non pas ramassés ou retenus). Là où « tous » pourraient voir dans ma manière d’habiter l’impérialisme de la série ou l’obligation de la répétition, je produis, par l’acte corporel qui fait arriver la forme urbaine, du décalage, de la distance, de la différenciation. L’imprévu, le détail, à la fois prévisible et momentané, dont la présence discontinue est continue dans la probabilité urbaine, donne à la répétition même la temporalité du maintenant. Je ne suis pas pour autant retenu dans un présent instantané, compulsif, tout pulsionnel.
21On pourra dire à juste titre que l’ordre de la société de consommation rapide installe la satisfaction si près de la pulsion qu’alors la frustration, bien plus que le plaisir, domine dans nos humeurs. L’être urbain n’est pas toujours heureux, fier de son terroir, amoureux de ses trottoirs. Il peut se diriger vers son travail ou ses loisirs, comme s’il obéissait à quelque métronome tout puissant, et donner l’air du zombi. On pourra dire que l’aliénation urbaine oblige aux automatismes les plus frustes, aux habiletés les plus archaïques et qu’elle provoque l’air maussade ou bêtement fier. Se débrouiller dans la cohue. Sortir « juste à temps » son ticket. Le faire passer dans la machine qui autorise machinalement mes passages. J’aurais pu avoir l’allure la plus stupide en manœuvrant mon cartable et en glissant mon corps encombrant au travers de cette embrasure trop étroite du portillon automatique. Devrais-je être fier de ma petite réussite ? Avoir slalomé si vite, et maintenant me trouver assis dans le métro, tout en sueur… Avec cette manière de courir après nous-même, avec cette certitude qu’il faudrait rejoindre l’image que nous formons de nous dans ce métro ou dans ce bus qui va partir sans nous, avec ce sentiment d’être vaincu sur ce trottoir ou sur ce quai depuis lequel nous nous voyons avoir raté notre rattrapage, ne sommes-nous pas grotesques ? Qu’est-ce donc qui part devant nous ? Ne voit-on pas là à quel point le monde urbain se confond avec l’exigence inhumaine de la performance et cela jusque dans la pratique quotidienne ? Contre cette soumission aux rythmes qui stressent, contre ces cadences infernales qui abîment les corps, on pourrait préférer « naviguer en âne » et nous voir hésiter sur le bord qu’abordera notre esquif capricieux. En dépendant d’un animal, on agit avec sa baguette pour lui commander d’avancer. Nous, nous aurions incorporé notre ânerie jusqu’à nous « fouetter la forme »… Un tel « tableau » n’est pas faux. Mais il est faux s’il prétend à la vérité définitive ou s’il s’agit de suggérer que le piéton pressé n’obéit qu’à des « horloges » qui le commandent. Rien n’est simple. Parce que la vitesse peut être lente, par exemple. Ou parce qu’au stress peut s’associer un plaisir, une frénésie, une sensualité qui ne sont pas seulement les leurres qui nous trompent et nous font obéir22. Le corps de l’habitant peut sans doute être pris dans les rouages d’une mécanique urbaine qui le robotise. Mais la corporéité liée à l’habiter est d’un autre ordre. C’est de cette manière d’être présent au monde, sans que cette présence puisse se résumer à des actions dont j’ai voulu parler. C’est-à-dire d’une intelligence sensible qui replace sans cesse la sensualité existentielle du monde là où elle n’aurait pas d’emploi ou là où il faudrait qu’elle en trouve un. Le discontinu et l’imprévisible de l’urbain rencontrent ici l’ouverture de la corporéité. Sans doute faut-il prendre acte du corps qui se malmène23 mais de quel corps voudrait-on la promotion comme s’il fallait qu’il se libère d’un monde, alors qu’il est aussi, sous forme d’une situation mouvante, ce par quoi l’on échappe à ce devoir d’être, sur quoi se fonde la commande d’être encore plus ?
22Je le répète : mon propos n’est pas d’opposer aux thèses des urbanophobes une thèse urbanophile. D’opposer une vue optimiste aux visions pessimistes. Ne sait-on pas d’ailleurs la quasi-intimité de ces positions où l’on s’adosse à l’adversaire pour tenir son propre discours ? On voit bien, par exemple dans les affirmations qui tiennent de l’opinion pseudo-savante sur la question de la technique ou des médias, la circularité retorse de ce fonctionnement. Si la ville ou l’urbain deviennent aujourd’hui des objets de recherches privilégiés, ce n’est pas par la magie d’un effet de mode (du reste tous les « effets de mode », dans le monde vestimentaire, supposent une longue préparation), mais parce que la question de la ville urbaine se confond aujourd’hui avec celle de la société elle-même. Si donc il s’agit bien de société et d’existence humaines, perçues dans la radicalité de leur propre production, alors non seulement on ne saurait faire de la ville un « objet » étanche, retranché dans une pureté délimitable, mais l’on ne saurait surtout oublier l’enjeu des rapports sociaux dans un monde qui actualise précisément l’auto-production du social (comme en parlait Cornélius Castoriadis24). C’est aussi bien, et ceci est affaire de méthodologie, en travaillant avec des « objets » qui n’ont en apparence (mais pour quel regard ? pour quelle théorie ?) aucun rapport avec l’objet de recherche qu’une recherche concrète peut trouver son chemin. Si le corps lui-même n’est pas que le corps, un habitacle de chair recouvert d’une peau sur laquelle on met généralement des vêtements, alors il faut s’interroger à partir de ses images et de ses usages sur la donne de l’habiter dans la forme urbaine. Si cette forme urbaine constitue une temporalité typique et une autre spatialité que celles de la ville stricto sensu, si une historicité urbaine se compose sur un autre mode que celui d’une histoire de la ville, alors il faut se demander ce qui arrive au corps et ce que fait la corporéité de cette transformation.
23Une question fondamentale est bien celle de savoir de quoi l’on parle quand on parle de corps. On peut distinguer deux conceptions radicalement opposées l’une à l’autre. Selon la première le corps est le corps et, comme tel, ou bien le lieu d’un rayonnement du moi, la plastique efficace dont peut être fier son propriétaire, l’outil performant de l’être fort, ou bien ce qui s’oppose à la volonté de l’esprit, ce qui limite les élans de l’âme, la prison biologique dont il faudrait s’évader, l’obstacle organique qui motiverait à le dépasser en se dépassant soi. On comprend bien que ces deux représentations fonctionnent ensemble dans une même logique. La complaisance pour soi-même et la haine de soi peuvent proprement cohabiter dans le vécu corporel que véhicule l’imagerie publicitaire par exemple. Selon la seconde, le corps s’entrevoit comme ce par quoi l’humain est au monde, c’est-à-dire non pas devant des objets et des gens, mais pris dans une construction perceptive où c’est la vulnérabilité, la passivité, ou encore la susceptibilité qui fondent le rapport à autrui25. Ici nous quittons le souci de l’opérationnalité et de la performance. Il ne s’agit plus d’efficacité et de maîtrise. La passivité n’est pas faiblesse qu’il faudrait surmonter. Ni simple abandon de soi dans une somnolence rêveuse ou abrutie. Il faut donc savoir de quel corps l’on parle quand on critique le corps urbanisé. Sans doute peut-on dire l’aliénation d’un corps par un monde qui soumet à l’efficacité de l’allure et qui convainc l’habitant qu’une insécurité le menace. Mais il faut prendre en compte une corporéité dont « l’aliénation » n’est pas pure aliénation, dont les « ratés » ne sont pas des ratages, dont l’ordinaire de l’existence n’est pas une réduction26. Dont l’insécurité fondamentale porte non pas à espérer qu’advienne un monde meilleur, mais à vivre l’instabilité urbaine.
Notes de bas de page
1 Voir Jean Duvignaud, Sociologie du théâtre, Paris, Puf, 1999, p. 147.
2 Voir Thierry Paquot, « Le paysage urbain, l’écoumène de la modernité », in Chris Younès (sous la dir. de), Ville contre-nature – Philosophie et architecture, Paris, La Découverte, 1999, p. 163. Cette remarque est fondamentale : à des manières d’habiter s’associent des usages perceptifs, des formes de narration, donc des temporalités.
3 On ne saurait pour autant récuser comme s’il n’était question que d’une « opinion » les travaux remarquables de Paul Virilio (voir par exemple Un Paysage d’événements, Paris, Galilée, 1996). Une remarque ici : une certaine naïveté porte à croire qu’il faut être « pour » ou « contre » des opinions. Alors que le travail de l’universitaire consiste à discuter avec des idées. Un universitaire n’est pas quelqu’un qui lit le journal, écoute la radio, lit quelques livres, et songe qu’il pourrait un jour en écrire un. Le travail qui est en principe le sien est de se positionner au cœur des interprétations et de discuter à partir d’enquêtes nécessairement limitées, de leur logique, ainsi que de la logique de cette logique. Pour une telle discussion des thèses de Virilio, voir par exemple Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux 1980, Paris, Seuil, p. 479-482.
4 Louis Quéré a analysé ce qu’il nomme la phénomènalisation (« c’est-à-dire [le] processus réel par lequel il advient en tant que phénomène ») en étudiant la relation du corps, de la temporalité et de l’espace. Quéré montre qu’il s’agit moins de structuration de l’espace que véritablement de spatialisation (l’espace lui-même se faisant), lire « Le monde social comme phénomène » in Sylvia Ostrowetsky, Sociologues en ville Paris, L’Harmattan, 2000, p. 252, 253.
5 Maurice Merleau-Ponty écrit : « notre sensibilité au monde, notre rapport de synchronisation avec lui – c’est-à-dire notre corps – […] fait de la corporéité une signification transférable, rend possible une situation commune […]., in La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 193, 194. Pour une analyse des questions du corps et de la corporéité, notamment pour des articles de Paulette Kayser, Jean-Marie Brohm, Michel Henry et Arion Kelkel, je renvoie au très beau volume de la revue Prétentaine « Corps », no 12-13, mars 2000.
6 Sur la notion d’usage, je renvoie bien entendu à Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, UGE, 1980. Comprenons bien que la notion d’usage n’a strictement rien à voir avec quelque liberté d’acteur. L’usage ne signifie pas que nous sommes libres d’user à notre guise de structures qui ne seraient donc pas si déterminantes que d’aucuns le prétendent. Il s’agit de dire que se joue à travers nous une mise en scène qui échappe au pouvoir des structures, à leur pouvoir décisionnel qu’il ne saurait être question de minimiser, et qui échappe aussi à la volonté consciente d’un sujet décideur.
7 Voir Pierre Sansot, Hélène Strohl, Henry Torgue, Claude Verdillon, L’Espace et son double, Paris, Champ Urbain, 1978.
8 Voir sous la direction d’Isaac Joseph, Villes en gares, Paris, Éditions de l’Aube, 1999.
9 Sur la sexualité (je préfère dire le sexuel) comme « atmosphère ambiguë », « coextensive à la vie », voir Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 197. Sur le sexuel comme dimension culturelle et rapport au mythologique, voir Patrick Baudry, La Pornographie et ses images, Paris, Press-Pocket, 2001, p. 308.
10 Ce lien lui-même est-il si évident qu’il peut en avoir l’air ? Alain Médam le dit bien : « C’est bien ce qu’il a dit : « C’est ma ville ! » Pas de doute. Ou plutôt, c’est bien ce qui s’est dit en lui. Mais justement qu’est-ce que ça veut dire ? L’a-t-il faite sienne, cette ville ? Ou l’a-t-elle adopté ? Peut-être qu’à son insu, tandis qu’il y passait – et y passait cet hiver –, elle est passée en lui. » in Villes pour un sociologue, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 124.
11 Dans un autre ordre de problématisation (celle qui concerne les conduites « à risque ») je renvoie sur cette question du rapport de l’altération et de l’altérité à mon ouvrage Le Corps extrême, Paris, L’Harmattan, 1991. Que le risque ait « de tout temps existé », sans doute. Mais il y a bien contemporanéité des formes de la mise en risque d’aujourd’hui et de la forme urbaine : ce qui semble n’avoir aucun rapport doit bien entendu être mis en relation.
12 Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 616.
13 Voir Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983, tome I, p. 138, 139. Sur l’hypothèse du « hors récit » comme autre forme de rapport au récit, je renvoie à mon ouvrage La Pornographie et ses images, op. cit. Ici encore, ce qui semble « sans rapport logique » est bien entendu historiquement constitué en relation. La vidéo dont parle Thierry Paquot dans sa relation avec la forme urbaine, est bien à la croisée d’un mode d’habiter, d’une corporéité contemporaine et d’une logique d’imagerie.
14 On comprend sans doute que les thèses catastrophistes ne viennent pas du ciel, mais véhiculent, comme toute thèse, des visions du monde, des postulats. Parlant de la ville ou de tout autre objet, on fait parler la vision implicite que l’on a de la société. Ainsi n’existe-t-il aucune « neutralité » dont on pourrait magiquement prendre la décision. Le travail de recherche consiste donc, outre l’enquête elle-même, à expliciter au mieux les positions arbitraires que l’on défend dans la construction d’un point de vue perceptif, en sachant qu’on atteint nécessairement une limite : l’incapacité où l’on se trouve de rendre scientifiquement compte de la non rationalité qui entre dans la construction d’une interprétation rationnelle. Une question de fond est ici de savoir si oui ou non la société relève de la totalité, si le discontinu (mais lequel ?) est un effondrement de la cohérence, s’il faut que la ville soit cohérente, à moins de quoi elle entrerait dans un processus de décomposition. En quoi l’idée que la ville moderne « explose » et en quoi l’idée que ce désordre véhiculerait encore un souhait de totalité, voilà qui pose une énorme question à laquelle je ne pourrai pas ici répondre. Disons seulement, en guise d’esquisse, que la forme urbaine active une subjectivité, une singularité (voir les thèses de Georg Simmel), et que, dans la « métropole », c’est moins en termes de totalité que d’infini ou de rapport à l’infini qu’il faut comprendre l’activité sensible de la corporéité. Dans la vision catastrophique du désordre mondial et dans un catastrophisme éventuellement esthétisé, existe en sous-main la vision de l’urbain comme prolifération tentaculaire, monstruosité, broyage mais surtout processus total activant la bouillie. Tout se passant comme si l’effondrement des repères générait un monde « un ». Il ne s’agit pas d’opposer à cette vision l’argument qu’on peut utiliser internet et aimer encore ses rosiers. Il s’agit de dire que la forme urbaine ne tient pas exclusivement d’un processus quantitatif qui générerait alors de l’amalgame, du nivellement. Avec Georg Simmel, il faut en fait penser la simultanéité de l’indifférenciation et de la singularisation. La corporéité urbaine (qui n’est évidemment pas seulement plaisir sensuel et petits bonheurs) compose avec cette simultanéité.
15 Michel de Certeau disait bien dans L’invention du quotidien, op. cit., p. 198 : « L’enfance qui détermine les pratiques de l’espace développe ensuite ses effets, prolifère, inonde les espaces, privés et publics, en défait les surfaces lisibles, et crée dans la ville planifiée une ville « métaphorique » ou en déplacement […]. »
16 16. Julien Gracq dans La Forme d’une ville, Paris, José Corti, 1985, p. 27, écrit : « la chaleur sensuelle d’un lit défait se répand et coule pour moi à travers les rues. » Comprend-on ici que le dedans et le dehors, que l’intérieur et l’extérieur ou que le privé et le public ne se distinguent pas seulement dans l’organisation toute statique de leur opposition ?
17 Aurélie Chêne, « De la danse à la ville », Mémoire de DEA en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, 2001, p. 101.
18 Marc Augé, Non-lieux, Paris, Seuil, 1992.
19 Jean Duvignaud, Lieux et non lieux, Paris, Galilée, 1977.
20 À propos d’autres recherches, j’ai redit mon opposition définitive au scientisme qui confond le subjectivisme de l’opinion avec la subjectivité fondatrice de toute posture analytique, et qui croyant lutter contre la première censure la seconde, c’est-à-dire interdit la recherche. Je renvoie à mon article « La mort dans la vie » in Revue de l’Institut de Sociologie, « L’Anthropologie de la mort aujourd’hui », Université Libre de Bruxelles, no 99, I-4, 2002. Maurice Merleau-Ponty parlait bien, à la différence d’un « universel de surplomb d’une méthode strictement objective » d’un « universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi. », in Signes, Paris, Gallimard, 1961, p. 42. On comprend que la question du corps se lie fondamentalement à la question du je. Sans doute est-ce, entre autres raisons, pour cela que le scientisme, prétendant récuser le je, montre tant de réticence à l’endroit de la question du corps. Par ailleurs l’incompétence scientiste porte à ne rien comprendre à la possibilité d’un « je objectivant », comme en parle Alain Médam dans Villes pour un sociologue, op. cit., p. 70.
21 Voir Yves Chalas, L’Invention de la ville, Paris, Anthropos, 2000, p. 13 et suivantes sur « le discours d’existence. »
22 Voir Thierry Paquot, Ville la ville !, Paris, Arléa-Corlet, 1994, p. 256 et 282.
23 Voir Jean-Marc Ghitti, « L’habitation déchirée », in Chris Younès (sous la dir. de), Ville contre-nature, op. cit., qui écrit p. 137 : « L’homme urbain et territorialisé n’a pas de corps propre » et p. 131 : « Habiter la ville, c’est entrer dans un corps collectif sans extériorité (extra-urbaine) et sans intériorité (éthique) ». Mais quel sens donne ici Ghitti au « corps propre », à « l’extériorité » ou à « l’éthique » ? Ne prendrait-il pas « l’habitation » pour une réalité abîmée par la modernité, quand il faut comprendre que l’habiter tient d’une représentation symbolique. La critique, s’il s’agit d’en mener une, doit en fait porter non sur quelques aliénations handicapantes mais sur la dissolution possible du symbolique, sur ce que Pierre Legendre appelle la « désubjectivation de masse » (voir par exemple Les Enfants du texte, Paris, Fayard, 1992) et aussi compter avec la corporéité : non pas comme animalité minimale se suffisant pour son propre confort, mais « animal parlant » résistant à l’écrasement de sa propre institution.
24 Voir Cornélius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
25 Voir Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 92 et p. 172 note 2. Voir Miguel Abensour, Le Mal élémental, in Emmanuel Lévinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Paris, Payot & Rivages, 1997, p. 69, 70.
26 Je renvoie ici aux travaux de Georg Simmel sur « la sociologie des sens » (voir Sociologie et épistémologie, Paris, Puf, 1981, p. 236), et sur « la métropole » in Yves Grafmeyer et Isaac Joseph (sous la dir. de), L’École de Chicago, Paris, Aubier, 1984, p. 62. À la page 72 on lit ceci : « De même qu’un homme ne se limite pas aux frontières de son corps ou du territoire qu’il remplit immédiatement de son activité, mais seulement à la somme des actions qui s’étendent à partir de lui dans le temps et dans l’espace, de même également une ville ne subsiste que de la somme des actions qui étendent son empire au-delà de ses confins immédiats. » Voir également sous la direction de Jean Rémy, Georg Simmel : ville et modernité, Paris, L’Harmattan, 1995.
Auteur
Professeur de Sociologie, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3
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