Les territoires imaginés des loisirs urbains : l’évolution du rôle attribué aux équipements et aux espaces publics
p. 25-35
Texte intégral
1Les loisirs urbains occupent une large place dans l’organisation des villes et la tendance forte est bien celle de la progression des temps disponibles, même si le travail reste une composante essentielle du statut et de la reconnaissance sociale des personnes. L’analyse de quelques territoires imaginés pour les loisirs depuis un demi-siècle en France souligne comment plusieurs modèles se sont succédé. Un premier, celui des années 1960, se situe dans la perspective d’une gestion urbaine planifiée où les équipements culturels et sportifs s’inscrivent dans une rhétorique égalitaire fondée sur l’attraction gravitaire. D’autres, ceux des années 1990, liés à l’émergence d’une ville plus mobile valorisant les espaces en creux, l’aménagement et l’appropriation des lieux publics, transforment l’échelle des territoires.
2Ces modèles ne font pas que se succéder, ils s’interpénètrent largement, et si les derniers restent marqués par la circulation généralisée, ils nécessitent des équipements d’ancrage pour la pratique d’activités affinitaires. Le résultat de ces diverses stratégies est l’invention de nouvelles manières de vivre la ville qui se présente sous des aspects de plus en plus festifs. En favorisant un ensemble d’activités multiples, les loisirs contribuent à la création d’une urbanité flexible, laissant à chacun la possibilité d’accéder à des lieux diversifiés et de participer à des occasions de rencontres programmées ou non programmées. Mais les entreprises privées qui ont compris l’enjeu commercial des loisirs sont plus nombreuses à chercher à s’implanter dans les villes, n’hésitant pas à sacrifier le caractère ouvert des espaces publics.
Les équipements de société dans la rhétorique égalitaire des années soixante et leur évolution
3Visibles dans les villes, les quartiers et les villages, les équipements socioculturels et sportifs y tissent un véritable maillage et participent à leur fonction culturelle, leur expression et leur représentation. La diversité de leurs appellations, de leurs gestions et de leurs finalités est le résultat des aléas des missions qui leur ont été confiées par la puissance publique et des adaptations qu’ils ont dû opérer. Plusieurs projets peuvent être rappelés et notamment celui de la rhétorique égalitaire, celui du service à la carte auxquels s’ajoutent les dispositifs d’insertion.
La planification des équipements
4La notion d’équipements empruntée au vocabulaire maritime est entrée dans le langage usuel à partir des années 1960 pour désigner des installations assurant à la population des services collectifs dont elle est censée avoir besoin. Dans le cadre de la planification territorialisée, ce terme inclut les équipements d’infrastructure comme les routes et les télécommunications, et ceux réservés aux usagers comme les écoles, les hôpitaux ou les stades. Mais ce sont les équipements culturels et sportifs dont l’objectif est de fournir des services complémentaires à ceux de l’institution scolaire qui cristallisent l’attention.
5La réglementation officielle concernant les équipements culturels sportifs a été élaborée progressivement par de nombreuses administrations. Plusieurs ministères ont été amenés à élargir leur action et à promouvoir de nouvelles formes d’intervention ; le ministère de la Santé et de la Population a, par exemple, proposé la réalisation des foyers de jeunes travailleurs et des centres sociaux, mais c’est le Haut Commissariat de la Jeunesse et des Sports, qui, lors de la loi programme d’équipements sportifs et socio-éducatifs du 28 janvier 1961, proposa le premier effort de planification et de normalisation. Le projet de loi définissait, pour chaque catégorie d’agglomérations, la nature et l’importance des équipements à prévoir, en précisant les normes déjà présentées dans la grille d’équipements des grands ensembles d’habitation réalisée par le ministère de la Construction. Cette grille, dont la première version date de 1958, intéresse les quartiers neufs et les ensembles récents. Dans sa nomenclature générale, elle classe différents types d’équipements (scolaires, culturels, sociaux, sportifs, etc.) et cinq échelons de l’espace résidentiel : le groupe résidentiel (200 à 800 logements) ; l’unité de voisinage (800 à 1 500 logements) ; le quartier (1 500 à 3 000 logements), l’arrondissement (3 000 à 8 000 logements) ; la ville ou la commune (ensemble résidentiel d’au moins 8 000 logements).
6La grille d’équipement sportif et socio-éducatif du Haut Commissariat s’en distingue d’un double point de vue : à l’inverse de la précédente, elle s’applique à l’ensemble des zones urbaines, dont elle a pour objet d’assurer l’équipement en tenant compte des besoins produits par leur croissance ; ensuite, elle propose des normes qui intéressent exclusivement les programmes d’équipements sportifs et socio-éducatifs. Ces deux grilles ont cependant les mêmes principes et les mêmes caractéristiques d’évolution, malgré la différence de leurs objectifs ; la seconde est d’ailleurs directement inspirée de la première.
7Avant ces nouvelles installations publiques, il a existé des lieux collectifs notamment des locaux de patronages catholiques et d’amicales laïques, quelques maisons pour tous et centres sociaux construits au moyen de financements privés ou par des collectivités locales. La Ligue de l’enseignement évoque dès 1937 l’idée de foyers pour tous installées à côté des écoles, le régime de Vichy organise les premières maisons de jeunes et la Fédération française des maisons de jeunes et de la culture (FFMJC) en accord avec les experts militants de Peuple et Culture imposent l’idée qu’une « maison »devient nécessaire dans chaque quartier, ville ou village. La nouveauté vient du soutien cumulé de la techno-structure d’État et des mouvements d’éducation populaire qui œuvrent ensemble à l’émergence de ces équipements publics et neutralistes.
8Leur édification est alors indissociable du modèle de planification, lui-même lié à un urbanisme fonctionnel dominant. La ville, et en particulier ses extensions (grands ensembles, ZUP…), est organisée selon un zonage distinguant zones d’habitations, zones industrielles, zones commerciales et zones universitaires, et fait éclater la plurifonctionnalité des quartiers traditionnels. Dans ce nouvel aménagement de l’espace, la notion d’équipement collectif tient une place prépondérante inscrite dans un dispositif réglementaire et budgétaire. L’État devient maître d’œuvre, et ce sont les administrations centralisées à Paris qui orientent les décisions en réservant les crédits nécessaires à leur réalisation. Une technostructure s’organise autour des personnels de l’État issus du corps des ingénieurs, en relation étroite avec les industriels du bâtiment engagés dans la fabrication de longues séries revenant moins cher et correspondant au plan type proposé. Les uns et les autres partagent globalement les mêmes valeurs de la théorie fonctionnaliste et appliquent, sans états d’âme, la logique des normes et des grilles. Les documents que la mission technique de l’équipement du ministère de la Jeunesse et des Sports propose à partir de 1963, notamment ceux publiés en coédition avec le « Moniteur du bâtiment et des travaux publics » (huit éditions entre 1963 et 1977) témoignent de cette entente et d’une large diffusion au niveau local.
9Les experts assignent aux équipements un rôle de compensation par rapport aux tendances d’une société moderne qui menacent les sociabilités de base par le déracinement des individus et leur entassement dans des habitats collectifs, et par des consommations futiles et de plus en plus individualistes. L’équipement est promu au rang de contre-modèle d’une société à l’américaine, comme le souligne le texte de présentation du Quatrième Plan de développement économique et social de 1962 : « Des avis recueillis se dégage l’idée d’un plus large recours aux services des équipements collectifs. On peut penser en effet que la société de consommation qui préfigure certains aspects de la vie américaine (…) se tourne à la longue vers des consommations futiles, elle-même génératrice de malaises. Sans doute vaudrait-il mieux mettre l’abondance progressive qui s’annonce au service d’une idée moins partielle de l’homme ».
10Ce projet qui forge, selon l’expression de Philippe Estèbe, une rhétorique de la sphère publique comme envers de la société réelle, est largement partagé par les dirigeants des fédérations et des services de l’État car il manifeste une utopie providentielle en valorisant des éléments de solidarité liés à la proximité et à l’action collective.
11On comprend mieux comment l’équipement collectif participe au transfert des actions issues de l’éducation populaire et devient un lieu d’investissement du mouvement associatif, d’autant que le modèle propose d’expérimenter de nouvelles formes de gouvernement fondées sur la coopération, la concertation et la cogestion. Les piliers de cette « gouvernance » sont les animateurs polyvalents qui doivent être attentifs à l’équilibre des groupes, les bénévoles du quartier censés y assumer des responsabilités et le conseil d’administration élu démocratiquement. La FFMJC suivie de l’ensemble des organisations (centres sociaux, foyers de jeunes travailleurs, foyers ruraux, foyers socio-éducatifs…) affirment le caractère civique et politique du projet et les nouveaux lieux sont présentés comme des antichambres de la gestion municipale.
12Au-delà d’expérimentations et d’initiatives réussies, le modèle n’a obtenu le consensus attendu car il participe à une vision trop idéale et illusoire de la société. Il n’a pas évité les difficultés liées aux rapports sociaux (conflits entre jeunes scolaires et ouvriers, entre groupes sociaux, entre animateurs et administrateurs…) et, avec la fin d’une relative homogénéisation des conditions de vie, de la progression continue du niveau de vie et d’une promotion sociale largement garantie s’est effondré le mythe d’un modèle de communauté locale. Aux critiques concernant la normalisation se sont ajoutées celles sur leur incapacité à accomplir leur projet explicite qui a favorisé leur changement de fonction et de mission.
Le modèle adapté du service à la carte
13Les difficultés de fonctionnement des équipements, la mise à jour de la quasi-impossibilité d’effectuer leur mission ont été perçues par les animateurs, les fédérations et les techniciens du Plan. Le groupe de travail « Développement urbain » du Commissariat général du Plan note dans son rapport de juillet 1983 que les équipements sont trop éloignés de la vie réelle et qu’il convient donc d’abandonner un modèle de vie sociale collective pour s’adapter à la diversité des usagers et leur offrir des services diversifiés.
14Le modèle de fonctionnement des équipements devient dans la pratique plus complexe ; il s’adapte en fonction des milieux, des moyens d’action et de la capacité d’innovation des animateurs et administrateurs. On peut distinguer trois types d’adaptation correspondant aux options de l’intégration sociale, de l’action culturelle et de l’animation globale. L’évaluation de l’animation professionnelle perçue à partir des équipements a donné des résultats divergents, certains, comme Jacques Ion, parlent de déclin ou d’usure du socio-culturel alors que d’autres (Huet, Boilet…) analysant les situations de Rennes, Poitiers, Grenoble, Nantes ou Bordeaux, soulignent sa vitalité et sa créativité.
15L’étude réalisée à Rennes (Huet, 1994) au début des années 1990 a porté sur une trentaine d’organismes conventionnés rassemblant six équipements affiliés à la Ligue de l’enseignement, cinq issus des patronages confessionnels, quatre MJC, trois dépendant de la fédération Léo Lagrange et dix équipements divers dits de quartier. Cet ensemble constituant le noyau dur de l’animation professionnelle de la ville se caractérise par trois faits majeurs. Le premier est qu’au-delà de leur histoire et de leur affiliation, ces équipements participent au maillage socio-culturel de la ville, résultat de compromis élaborés autour de l’Office social et culturel rennais. Le deuxième a trait à l’importance de leur public, estimé à 25 000 adhérents et à 200 000 personnes les fréquentant à titre occasionnel. Le troisième souligne qu’il représente un secteur professionnalisé aux savoirs élaborés, capable de proposer une gamme d’activités étendues.
16Au-delà de ces faits, les évaluateurs rappellent que le secteur est en proie à une crise latente, résultat de tensions entre les dynamiques évoquées d’une part, et une méconnaissance, voire une remise en cause d’autre part. Ils en appellent à une redéfinition de ses moyens et de ses acteurs à partir des différenciations qui sont organisées entre le social et le socio-culturel, entre les équipements résidentiels et l’univers associatif et entre les équipements eux-mêmes.
17La diversification des équipements peut être ramenée à quatre groupes. D’abord les équipements socio-éducatifs et socio-sportifs qui sont les héritiers d’une tradition de loisirs et notamment de loisirs sportifs initiés par les patronages laïques et confessionnels ; s’ils restent classés comme équipements socio-culturels, c’est qu’ils continuent à avoir une action dans ce sens à travers leurs activités sportives. Ensuite, les équipements de pratique artistique de masse que les responsables préfèrent appeler équipements culturels ; ils favorisent l’apprentissage d’activités musicales, graphiques, dramatiques, rythmiques, gymniques (…), tout en assurant une triple mission de services, de qualification et de diffusion culturelles. Puis les maisons de quartier dont l’objectif est surtout de constituer des espaces de socialité et de sociabilité utiles aux groupes cohabitant sur un même territoire ; leur caractéristique est la polyvalence et la multifonctionnalité, et leurs animateurs proposent à la fois des loisirs et une aide à l’initiative des usagers et des habitants du quartier. Enfin les équipements de soutien culturel qui se différencient des maisons de quartier puisque leur fonction sociale est d’assurer la mise en valeur ou la reprise du lien social dans des milieux où celui-ci risque d’être mis en péril ou doit être consolidé. À ces différents niveaux les dispositifs d’insertion proposés par l’État et les collectivités locales sont souvent mis en œuvre à partir des équipements.
L’émergence de modèles plus ouverts où les loisirs sont redéfinis par la société
18La conception des équipements de loisirs établie dans les années soixante était fondée sur un projet national de l’aménagement visant à rattraper le retard, à équiper les espaces urbains et à proposer un modèle d’égalité socio-spatiale. Le territoire français se couvrait d’installations permettant à chacun d’effectuer les activités variées dans des lieux pratiquement identiques. Les résultats ont été à la hauteur des ambitions du projet puisque des milliers d’équipements culturels, sportifs et socio-culturels ont été édifiés et, sans aucun doute, les pratiques se sont développées grâce aux nouvelles infrastructures. Mais les faits sont têtus et plusieurs tendances modifient progressivement les perspectives d’utilisation. La première est liée à l’émergence d’une demande de plus en plus diversifiée des pratiquants qui recherchent des lieux plus adaptés à l’évolution des besoins et des modes de vie. La seconde est déterminée par l’accentuation des mobilités quotidiennes ou de fin de semaine qui remettent en cause l’organisation méthodique des lieux de proximité. Le pilotage public par les normes esquissées par le socialisme municipal et imposé par l’État-providence n’est plus suffisant pour orienter la demande. De nouvelles offres privées issues du marché et utilisant les techniques modernes de commercialisation s’instaurent progressivement.
19La fin des années soixante-dix correspond à une période de remise en question. Remise en question d’une urbanisation fonctionnelle ; remise en question du rôle de l’État ; remise en cause des modèles d’intervention et d’équipements qui, sur le terrain, s’avèrent d’ailleurs de moins en moins à même de fonctionner comme on l’avait imaginé. Après la croissance et les grands projets politiques d’aménagement, ces années sont surtout, la crise aidant, celles du doute. Le courant néo-libéral, en pleine résurgence dans le monde occidental, vient fortement ébranler la capacité illimitée d’intervention de l’État. De leur côté, les tenants d’un socialisme inter autogestionnaire soulignent que l’intervention de l’État bénéficie souvent aux plus influents qui finissent par augmenter leurs privilèges ; ils proposent de revoir l’action de l’État et de renforcer les processus sociaux qui donnent aux acteurs, et en particulier aux groupes dominés, des capacités organisationnelles. Les changements d’orientation ne sont donc pas déterminés par les seules difficultés économiques, pourtant bien réelles.
Le retour en force du marché
20Dans le domaine des équipements collectifs, les études sociologiques soulignent avec force, au tournant des années soixante-dix, le rôle des groupes sociaux dans le choix des activités. L’existence de pratiques appropriées, de clubs affinitaires, d’équipements d’élection, vient battre en brèche le projet de justice socio-spatiale instauré par la logique des normes. Le processus n’est pas vraiment nouveau ; l’analyse des clientèles des équipements a souligné depuis longtemps les effets de stratification liés à leur localisation, leur recrutement, leur organisation. La prise en compte de la demande sociale s’instaure progressivement dans la programmation des équipements.
21Les piscines de loisir, piscines à vagues avec toboggan et jacuzzi, complètent celles réservées à l’apprentissage et à la compétition. Du côté de la culture, les bibliothèques et les musées s’animent, se diversifient, offrant des services à des publics de plus en plus ciblés, enfants, adolescents, personnes du troisième âge. La modernisation et la spécialisation des équipements publics sont largement engagées.
22Mais c’est du côté de l’offre marchande des biens culturels que les modifications sont les plus fortes. Les grands opérateurs et les multinationales ont vite compris l’importance du marché des cultures urbaines. Dans le domaine des livres, de la musique, de l’appareillage audiovisuel, les réseaux spécialisés s’organisent bien au-delà des FNAC et de Virgin-Mégastore puisque tous les centres de grande distribution et leurs galeries marchandes se positionnent dans ce secteur et que les complexes cinématographiques connaissent un nouvel essor. Même évolution du côté des sports et des ludo-sports, Décathlon, Go Sport sont relayés par les hypermarchés. Les vêtements de loisirs imposent leurs marques non seulement aux jeunes mais à l’ensemble de la société. Les espaces privés sous forme de clubs et autres Vitatop se multiplient pour des clientèles ciblées en bénéficiant de l’attraction marchande et culturelle de certains quartiers ou en s’installant à proximité des carrefours de communication (RER, métro, SNCF…).
23Une autre tendance forte de la privatisation est liée à l’investissement dans la maison ou le logement. La décohabitation, l’augmentation des surfaces d’habitation se sont jointes aux stratégies commerciales qui incitent les individus à pratiquer les activités de loisirs à domicile. La maison devient un équipement culturel intégré, disposant d’un matériel individuel de plus en plus sophistiqué et régulièrement renouvelé. Chaque membre de la famille et les enfants en particulier ont tendance à s’approprier un espace personnalisé disposant de son propre équipement. Le sport domestique n’est pas en reste puisque qu’une forte proportion de Français déclare avoir une activité de type sportif à son domicile. Enfin, le bricolage et le jardinage mobilisent un temps de plus en plus grand et les jardineries et les réseaux spécialisés (Brico marché, BBJ, Castorama, Leroy Merlin…) ont bien compris le parti à tirer de ces nouvelles demandes. L’ère d’une société de consommation de loisirs dirigés est largement engagée, mais le renforcement des activités sur la sphère domestique ne doit pas cacher une autre évolution liée à l’accroissement des mobilités.
L’émergence de mobilités multipolaires
24Le modèle de la planification des équipements de loisirs a été longtemps centré sur l’attraction gravitaire. Les théories d’économie spatiale proposaient une interprétation dans laquelle la distance aux équipements devait être limitée par rapport au quartier : une maison des jeunes et de la culture et un lieu sportif dans chaque secteur. Ce modèle reste en partie valable, et les équipements de proximité, au-delà de certains dysfonctionnements, ont généralement montré leur efficacité. Mais l’évolution des mobilités urbaines se caractérise par un système de multipolarités mouvantes favorisant le choix de lieux de loisir bien au-delà du quartier. Avec le développement des transports individuels et collectifs, on assiste à des mobilités accélérées permettant l’accès à des pôles d’attraction souvent éloignés du domicile. Les lieux de rencontres et d’activités se multiplient pour le sport, la culture, les achats ou les relations sociales. Il en résulte une complexité de la géographie des espaces vécus qui est encore insuffisamment étudiée. Les enquêtes de l’INSEE-INRETS soulignent la forte croissance de la mobilité quotidienne hors travail et l’accroissement des déplacements pour les loisirs, alors que ceux liés au travail augmentent peu. La mobilité d’agrément est maintenant supérieure à la mobilité de travail et la sociabilité de voisinage fondée sur les relations de proximité cède la place à d’autres échanges issus d’affinités électives sur des territoires plus vastes. Les mobilités transforment l’échelle des territoires dans la mesure où les moyens de transport raccourcissent les distances et changent la nature de la proximité qui passe du registre spatial au registre temporel en permettant de rendre contigus des espaces éclatés. Les individus circulent donc plus souvent d’un lieu à un autre, mais ils vivent aussi plus longtemps dans ces espaces de la mobilité. Les gares, les stations de métro et les tramways deviennent des lieux de rencontres et d’activités multiples.
25Dans le même temps, les espaces publics des villes se renforcent comme lieux privilégiés d’interactions sociales favorisant un vécu commun. Lieux à voir, lieux pour être vu et être avec les autres, ces espaces permettent un jeu interactif où les rôles d’acteurs et de spectateurs coexistent, ce qui compte, c’est le regard et le côtoiement des autres. Ce processus d’interaction des cultures apparaît lors des attractions festives, sportives ou artistiques autour de groupes de musique, de dessinateurs ou de spectacles de rues. Les individus se rassemblent et forment une communauté provisoire participant à une expérience sociale éphémère. Les fêtes de la musique, du sport, du théâtre ou encore celles de fin d’année, de même que les festivals de plus en plus nombreux favorisent ces nouvelles manières de vivre la ville à loisir. On pourrait multiplier les exemples, évoquer les activités ludo-sportives de rues avec la mode des bikes, des skates et des rollers. La progression de ces derniers a été extrêmement rapide depuis 1995, et on estime à près de quatre millions le nombre de pratiquants en France. À Paris mais aussi à Lyon, Marseille, Lille, Bordeaux, Toulouse et Brest, les randonnées organisées deviennent des rituels qui rassemblent plusieurs milliers de pratiquants. Les rencontres lors des fêtes d’Halloween ou de fin d’année surprennent par leur ampleur (près de vingt mille participants à Paris)
26La nouveauté au niveau de l’aménagement vient d’un changement de modèle : fini le temps des normes, et de l’État fort et sûr de lui. La régionalisation, la décentralisation, la désindustrialisation, la montée des services et de l’individuation ont rendu l’État plus modeste, il est devenu acteur parmi d’autres, à la fois animateur et stratège. La Loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire (LOADDT) de juin 1999 illustre l’exemple de cette inversion du modèle avec notamment la valorisation des Schémas de services collectifs. L’enjeu est l’accessibilité aux services. Il ne s’agit plus de promouvoir l’extension d’une offre standardisée d’équipements mais de concevoir la planification en termes d’usages et de services effectifs, sur des territoires différenciés. À l’ancienne logique de normalisation prioritairement centrée sur l’offre, la notion de schéma de services collectifs substitue une approche plus attentive aux besoins. Le champ de la planification s’ouvre à des secteurs qui ne sont pas forcément « équipementiers », les espaces publics, les espaces naturels et ruraux par exemple, alors que se modifie aussi l’élaboration des documents de planification, pour offrir des modalités de mise en œuvre partagées et donc différenciées selon les territoires.
27Ce qu’il convient de souligner avec les deux modèles présentés de manière schématique, c’est l’idée de sédimentation dans la mesure où ils ont laissé des traces toujours actives dans les territoires urbains. La fin des normes n’est pas la fin des équipements comme certains l’ont cru trop vite. À côté des équipements du savoir (ceux de l’Éducation nationale) ou du patrimoine culturel, les villes ont besoin d’équipements et d’espaces leur permettant d’agir et de pratiquer culturellement. Le rôle de ces équipements et services n’est pas de créer du « plein » culturel, mais d’offrir des lieux susceptibles de favoriser les initiatives, les manifestations et les ancrages urbains.
28La diversification des pratiques de loisirs et de leur mode d’organisation résultant d’un mélange d’actions publiques et d’offres privées est un fait majeur dans les villes françaises. Le rôle de l’État et des collectivités locales est toujours déterminant dans l’offre publique de loisirs urbains. La multiplication des équipements et des espaces pour la culture, le sport et la socio-culture est une spécificité française inscrite dans des catégories d’interventions publiques. Le ministère de la Culture et celui de la Jeunesse et des Sports, mais bien d’autres également, œuvrent à la régulation et à la démocratisation des activités et les enquêtes sur les pratiques culturelles (Donnat, 1998) ou les pratiques sportives (Irlinger, 1989, Mignon, 2001) soulignent à la fois les progrès accomplis et les résistances aux changements. Mais l’offre privée a envahi le secteur des loisirs en jouant sur les processus d’individuation et de délocalisation et en proposant un système incessant de transformation et d’hybridation des activités. L’accessibilité urbaine nécessite d’être partiellement planifiée et partiellement aléatoire comme le note Ulf Hannerz. Permettre à chacun de s’inscrire dans des démarches organisées ou libres devient un moyen de favoriser les relations et les expériences, et dans cette perspective, à côté des infrastructures indispensables aux pratiques institutionnalisées, d’autres aménagements doivent être plus ouverts pour laisser à la ville et à ses habitants leur propre capacité à créer de l’urbanité.
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Auteur
Professeur de Géographie, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 INTERMET-MSHA
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