Territoires des morts et projets urbain xviiie-xixe siècles
p. 263-273
Texte intégral
1Une histoire générale des cimetières français au xixe reste à écrire car le "modèle rural", tout de consensus — nul ne songe à débattre dans les villages du caractère communal ou paroissial de l'enclos des morts, nul ne s'inquiète de l'espace dévoré par les tombes — a longtemps prévalu, occultant la question fort complexe du "logement" des cadavres en milieu urbain. Dans les villes, s'affrontent pour le domaine des ombres comme pour celui des vivants, une législation centralisée, une politique municipale en matière d'urbanisme, d'hygiène et de finances et des pratiques qui ne se laissent pas aisément bousculer. Les souverains légifèrent : Louis XVI, Napoléon 1er, Louis-Philippe ; le Parlement ordonne ; l'autorité épiscopale intervient aussi en matière d'inhumation. Aux villes ensuite à créer le ou les champs de repos nécessaires en fonction des circonstances, des situations ou des habitudes locales. Les solutions retenues à la fin du xviiie siècle et dans le courant du xixe sont d'une extrême diversité et sont comme autant de témoignages d'une histoire urbaine pétrie d'histoire des mentalités.
La destruction de l'ordre ancien et la quête de nouveaux cimetières
2Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, la gestion des morts relève du cadre paroissial : le cimetière prolonge l'église dans le même enclos sacré et on ne s'interroge guère sur les lieux où entasser les cadavres tant la réponse est inscrite dans les traditions.
3Cette tranquille indifférence aux morts en milieu urbain est entamée dès les années 1750, avant même parfois1, pour de multiples raisons souvent analysées : pression démographique et spéculation immobilière, souci de salubrité publique, affaiblissement du sentiment religieux assez net pour que l'évêque de Nevers envisage en 1786 de réduire dans sa ville les onze paroisses existantes à six : "il deviendrait plus facile de transporter les cimetières hors de la ville... et cet arrangement rendrait des emplacements utiles". On ne saurait être plus net : les morts sont encombrants et dangereux dans la cité et on dénonce avec d'autant plus de complaisance les miasmes qu'ils génèrent qu'on lorgne sur leur domaine réservé. Prêtres et évêques, médecins et savants, parlementaires et édiles confortés par les plaintes fréquentes de riverains2 se liguent pour dénoncer les cimetières intra muros et envisager leur transfert sans "traumatisme culturel"3 majeur.
4Le respect dû aux morts s'efface, ce qui laisse libre cours aux spéculations et aux constructions théoriques : où placer les cimetières si on les détache des églises ? Dès 1745, l'abbé Charles Gabriel Porée, chanoine honoraire à Caen, imagine de bâtir à quelque distance et à portée de vue une ville nouvelle des morts, vrai double de celle des vivants, une ville bien organisée et ornée, l'essentiel étant que "les morts demeurent à perpétuité séparés des vivants"4. Nicolas Ledoux concrétise un peu plus tard ce projet utopique en dessinant les plans de la ville ouvrière de Chaux, ville idéale avec tous ses équipements, y compris le cimetière, cimetière qu'il conçoit en forme de sphère à l'image de la terre5.
5Paris nécessite des projets d'une toute autre échelle. Une brochure datée de 1768, œuvre d'un "parisien désintéressé", avance une solution susceptible d'assurer "la plus grande satisfaction des vivants et la parfaite tranquillité de ceux qui ne le sont plus" : pour débarrasser Paris de ses morts, il faudrait acheter un terrain d'au moins 3 000 toises carrées (entre un et deux hectares) dans la plaine de Grenelle et en faire un cimetière public où l'on amènerait les corps discrètement de nuit ; un moyen plus radical serait de "brûler les corps dans un fourneau funéraire, ce qui permettrait de récupérer une sorte de sel ammoniac très utile en médecine..."6. C'est le temps où l'on souhaite rejeter de la capitale tout ce qui est polluant : abattoirs, hôpitaux, fonderies de suif... et cimetières. Le lieutenant général de police, Antoine de Sartine, en poste à Paris de 1759 à 1774, envisage ainsi de fermer tous les cimetières parisiens et de les remplacer par six nécropoles closes de murs, installées aux sorties des faubourgs.
6Les "Lumières" préconisent donc l'exil des morts et l'ordonnance royale de 1776 vient cautionner ce mouvement. Le roi reprend à son compte le contenu d'arrêts de Parlements locaux ou de mandements épiscopaux et légifère pour tout le royaume : les inhumations dans les églises sont interdites et il faut "autant que les circonstances le permettent" éloigner les cimetières des lieux habités et les porter "en dehors des enceintes". Certes, recommandation n'est pas obligation, mais cette ordonnance libère une double effervescence : sur le terrain, fabriques et édiles cherchent des solutions pratiques pour obtempérer au moindre coût tandis que les élites théorisent de plus belle.
7Lorsque les paroisses prennent l'initiative d'un déménagement, elles déplacent ou dédoublent leur cimetière dans des terrains annexes, à l'extérieur en principe, mais le plus près possible de la cité. Elles peuvent agir en ordre dispersé : c'est le cas à Toulouse en 1777/1778, à Marseille où un nouveau cimetière est béni en 1777, à Caen où se crée un nouveau cimetière St-Pierre en 1783, ou encore à Bordeaux où le cimetière St-Rémi est transféré aux Chartrons en 1774 et où un nouveau cimetière Ste-Croix est béni en 1785. Elles peuvent parfois unir leurs efforts : le cimetière des quatre nations est ouvert à Caen par quatre paroisses, le cimetière de la Bouteillerie à Nantes est dû à l'obstination de six paroisses qui s'entendent en 1774 pour acheter un enclos aux Chartreux. Mais il s'agit là d'opérations ponctuelles, très empiriques.
8Il y a projet urbain véritable lorsque les autorités municipales s'en mêlent. À Lille, par exemple, la question des cimetières fait l'objet d'une enquête conjointe des paroisses et du "Magistrat" lillois qui aboutit à la grande ordonnance sur les inhumations de 1779 et à l'achat d'un vaste terrain au faubourg St-Maurice (malgré l'hostilité du directeur des fortifications7, mais avec l'approbation du ministre de la Guerre et du prince de Salm, évêque de Tournai) destiné à être transformé en cimetière. L'intendant Calonne n'est pas en reste pour prendre position. Il déplore la banalité du lieu et explique en 1780 que, pour une ville aussi importante que Lille, "il faudrait que le lieu destiné à la sépulture publique fut une espèce de monument". Ce sont les paroisses encore qui se sont cotisées pour acheter le terrain nécessaire, mais elles sont invitées, en guise de dédommagement, à disposer des anciens cimetières et à les remettre rapidement dans la réserve foncière de la ville.
9À Dijon, les échevins agissent sans passer par les paroisses. Ils "jettent les yeux sur un terrain situé à la porte Guillaume, à l'orient de la grande route de Paris" en adoptant pour le payer une solution fiscale : "il sera fait un rôle de répartition sur tous les habitants de la ville, tant ecclésiastiques que laïcs"8. Il s'agit donc là d'une réalisation publique, même si le caractère religieux du lieu est reconnu.
10Ce qui se passe à Pau en 1778 est tout aussi éclairant9 : pour obéir à l'ordonnance royale, les jurats de la ville demandent à Louis XVI de bien vouloir céder deux arpents sur son domaine du château, à l'extrémité de la grande allée du cours Bayard. Ils font valoir qu'ils n'ont pas d'argent disponible pour créer un nouveau cimetière et qu'il leur faudrait recourir à l'imposition s'ils ne peuvent bénéficier d'un terrain gratuit (ou presque). Le roi ne peut rejeter une requête aussi pertinente d'autant qu'elle est assortie d'une solide argumentation en matière d'aménagement urbain : pour ne pas dénaturer le cours Bayard, on aurait soin d'interposer entre ladite promenade et le cimetière projeté une zone tampon de verdure de dix arpents environ.
11La Révolution se greffe donc sur tout un processus de déménagement et de municipalisation des cimetières déjà amorcé. La confiscation des biens ecclésiastiques à partir de l'automne 1789 offre de surcroît de belles opportunités et la loi de 1791, en transférant la propriété des cimetières aux seules autorités communales, libère de nombreux projets. À Bordeaux, en 1791, trois projets sont en concurrence. Celui de la municipalité, tout d'abord, qui table sur trois cimetières bien répartis, un sur la route de Toulouse, un aux Chartrons (déjà en service pour la paroisse St-Rémi), le dernier dans l'enclos des Chartreux, de médiocre valeur marchande et tout juste bon pour les morts. Le projet du district est très proche, mais il préconise quatre cimetières (St-Rémi aux Chartrons, Ste-Croix, St-Michel, l'enclos des Chartreux). C'est finalement le projet du département qui s'impose avec l'établissement d'un cimetière unique, commun à toute la ville et sans divisions paroissiales "dans le grand champ des ci-devant Chartreux" et, dès octobre 1791, l'architecte Bonfin communique à la municipalité un plan d'aménagement du cimetière général10. Pour la ville de Lyon, la situation est exactement inversée : en mars 1791, le chirurgien Jean Jacques Coindre et l'architecte Marcour remettent aux officiers municipaux un mémoire11 détaillant un projet de cimetière général : l'emplacement est déterminé avec soin (site, éloignement, vents dominants), le plan et la décoration sont à même d'en faire une cité idéale des morts où tout serait harmonie, neutralité et hygiène (le mur de clôture par exemple serait percé de "petits jours" pour établir un courant d'air propre à disperser les miasmes). Un terrain est acheté, mais la municipalité lyonnaise ne passe pas à l'acte et, en attendant, comme dans la plupart des villes de France, les cimetières paroissiaux continuent d'assurer leurs services et cela jusqu'au coup d'arrêt de la Terreur (1793-1794) qui crée une situation anomique.
12Les cimetières paroissiaux sont brutalement fermés, mais les cimetières généraux sont loin d'être assez répandus pour prendre le relais. Les représentants en mission prennent bien des arrêtés novateurs, le plus connu étant celui de Fouché à Nevers en septembre 1793, qui décrit le cimetière idoine comme "un lieu isolé de toute habitation, planté d'arbres à l'ombre desquels s'élèvera une statue représentant le sommeil, tout autre signe étant détruit". Mais les morts n'ont pas le temps d'attendre des réalisations aussi rationnelles, d'autant qu'ils se multiplient sous la Terreur : la mort est partout et nulle part puisqu'elle n'a plus de lieu réservé. À Lyon, en décembre 1793, lorsqu'on fusille tous les jours dans la plaine des Brotteaux, les victimes sont laissées sur place dans des fosses creusées et refermées à la va-vite. À Nantes, s'ouvre sur la route de Rennes "un cimetière supplémentaire" qui n'est rien d'autre qu'un vaste charnier sans clôture où l'on entasse hommes et chevaux sans grand discernement. À Avignon, on remet en service l'ancien cimetière des pestiférés. À Grenoble, le nouveau cimetière est établi en bordure du Drac sur un champ de cailloux tout aussi répulsif. À Besançon, le cimetière du champ Bruley, créé en 1793, devient vite un lieu d'horreur et de répugnance. Et, pour reprendre l'exemple de Pau, c'est toute la population qui se mobilise contre les directives de l'agent national Fromental et des directoires du district et du département qui entendent déplacer à nouveau le cimetière pour le situer à l'autre extrémité de la ville, sur la lande ingrate de Pont Long. Les Palois résistent et enterrent leurs morts dans leurs jardins ou dans le sous-sol de leurs maisons plutôt que de les confier à un lieu non béni et ouvert à toutes les intrusions. C'est pour cette période-là que l'on peut parler légitimement de traumatisme culturel, tant les manifestations de mécontentement se multiplient. Et, à Pau, la situation ne se débloque que par le recours à la démocratie directe : en septembre 1795, les Palois se réunissent et se prononcent à une nette majorité pour le retour de leur cimetière dans l'ancien domaine royal. Le désir est vif, ici comme ailleurs, de sortir de la confusion et de revenir à des pratiques moins brutales.
La restauration des tombeaux et la naissance des grandes nécropoles (début xixe)
13Dès la fin de 1798, le Directoire manifeste la volonté de réformer les institutions et les usages funéraires et de créer des lieux d'inhumation appropriés et décents, des lieux pacifiés surtout où la mort ne soit plus synonyme d'effroyables désordres mais redevienne phénomène naturel. L'Institut de France est au cœur du mouvement en multipliant sur ce thème discours, rapports, conférences et recherches, mais l'action du Directoire est compromise par le manque de stabilité du régime.
14Le Consulat s'avère plus déterminé. En 1800, Lucien Bonaparte, alors ministre de l'Intérieur, demande à l'Institut de France d'organiser un concours national sur les funérailles, les sépultures et l'organisation des lieux d'inhumation. L'Institut reçoit une quarantaine de mémoires aussi variés qu'imaginatifs, le sujet n'inspirant pas seulement des architectes, mais aussi des cultivateurs, des professeurs de mathématiques, des hommes de loi, des chirurgiens, des professeurs d'histoire, un musicien, un bibliothécaire et même... un préfet12 ! Le mémoire no 36 préconise des "sépultures aérostatiques", ce qui revient à évacuer fort commodément les cimetières dans les airs ! D'autres propositions plus réalistes traitent les cimetières comme des jardins, des lieux de retraite et de promenade, le territoire des morts devenant "un terrestre élysée où l'homme fatigué des chagrins de la vie ira se reposer"13 et la présence d'arbres, de gazon, de cours d'eau permettant d'insérer la mort dans le grand cycle de la nature.
15Au même moment, pour le cimetière sous Montmartre projeté à Paris, l'architecte P. Giraud conçoit un tout autre projet lié à un retour à l'antique crémation des morts14 : "Représentez-vous un vaste portique circulaire à jours. D'un pilastre à l'autre, autant d'arcades, et sur chacune est une urne qui contient les cendres. Au centre, une grande pyramide qui fume au sommet et, aux quatre coins, un immense appareil chimique qui, sans dégoût, sans horreur, abrégeant le procédé de la nature, eût pris une nation entière au besoin et, de l'état maladif, orageux, souillé qu'on appelle la vie l'eût transmise par la flamme pure, à l'état paisible du repos définitif". Les mentalités ne sont pas prêtes à accepter une crémation difficilement compatible avec l'espérance de la résurrection et, lorsqu'il faut faire un choix en matière de cimetière, la version bucolique l'emporte aisément sur une conception trop utilitaire.
16Dès 1802, le Conseil général de la Seine invite le Préfet Frochot à chercher un emplacement convenable en dehors de la ville afin d'en faire le grand cimetière de la capitale. En février 1804, Frochot achète une vaste propriété au nord-est de Paris, le clos Mont Louis, plus connu sous le nom de Père Lachaise, avec l'intention de réaliser une nécropole modèle digne d'une grande capitale. Un architecte déjà fort réputé, Brongniart, en dessine les plans d'aménagement, tirant parti du site accidenté et respectant vallonnements et plantations. Les travaux sont effectués rapidement puisque le cimetière ouvre le 21 mai 1804. C'est le premier projet urbain d'envergure en matière de cimetière public et la volonté est manifeste de faire une réalisation prestigieuse : la localisation sur une très belle propriété, la marque d'un architecte en renom, la diligence de l'administration.
17Les morts, quoique tenus à l'écart, ne sont plus traités à l'économie et le décret du 23 prairial an XII (12 juin 1804) réglemente avec minutie l'organisation de leur dernière demeure. Les nouveaux cimetières urbains doivent être conformes à tout un "cahier des charges" : ils doivent être installés hors des villes, "à 35 ou 40 mètres au moins de leur enceinte", "les terrains les plus élevés et exposés au nord seront choisis de préférence". Ils doivent être clos de murs et ces murs doivent atteindre une hauteur minimale. On pourrait ajouter aussi qu'ils doivent être assez vastes puisque chaque corps doit bénéficier d'une fosse individuelle et que des particuliers peuvent demander la concession d'un emplacement privé. Et, comme l'heure est à la centralisation, le ministre de l'Intérieur lance dans l'été 1804 une grande opération d'information à double sens. Le décret de prairial est diffusé dans tous les départements et les préfets sont invités à organiser une enquête détaillée sur l'état des lieux d'inhumation dans leur département. Les maires sollicités s'exécutent avec plus ou moins de célérité15, mais ils ne peuvent prétendre ignorer la loi et l'on retrouve dans les délibérations municipales de nombreuses villes l'ébauche ou la reprise de projets d'établissement de cimetières communs. Certains aboutissent : c'est le cas à Bayonne (1805), Limoges (1805), Lyon (1807), Angoulême (1808) ou Grenoble (1810). D'autres s'enlisent ou sont mis en veilleuse. Cette situation se vérifie par exemple à Avignon, Agen, Clermont-Ferrand, Saint-Etienne, Marseille, où des projets parfois fort avancés sont abandonnés. Et les préfets peuvent toujours tempêter, comme à Tours, les maires, sous l'Empire, n'ont ni les ressources nécessaires, ni, de ce fait, la volonté d'agir, surtout si des cimetières décentrés ont déjà été créés dans les années 1780-1800.
18De 1815 à 1830, la double restauration politique et religieuse modifie complètement les données. Des fonds se débloquent, d'anciens projets sont repris, de nouveaux se forment, des travaux embellissent les nécropoles existantes, et cela sous l'impulsion de deux éléments.
19Le premier est la mainmise retrouvée de l'autorité ecclésiastique sur le territoire des morts. Certes, les cimetières sont propriétés communales, mais l'Église y fait un retour en force, notamment à l'occasion des grandes missions intérieures. Les cimetières servent alors de décors privilégiés pour les prêches, les prières publiques d'expiation, les processions. Et, dans les nécropoles ouvertes souvent à la va-vite pendant la Révolution et l'Empire, on opère des bénédictions à grand spectacle avec érection de croix centrales ou de chapelles sépulcrales. La liste des nécropoles ainsi sanctifiées est longue : la Chartreuse de Bordeaux (ouverture en 1791, bénédiction en 1817), la Madeleine d'Amiens (ouverture en 1794, bénédiction en 1817), les Capucins à Bourges (ouverture en 1792, bénédiction en 1816), Saint-Martin de Brest (établissement en 1794, clôture et bénédiction en 1816), etc... Des projets délaissés sont repris et menés à bien rondement : cimetière Saint-Charles à Marseille (1819-1820), cimetière de Crêt du Roch à Saint-Etienne (1819), cimetière Saint-Véran à Avignon (1818). Le plus bel exemple d'ingérence cléricale étant peut être celui de Clermont-Ferrand où maire et évêque unissent leurs efforts dans une version locale d'alliance du trône et de l'autel : ils achètent conjointement, en 1816, le couvent des Carmes Déchaussés et ses dépendances, l'évêque réaffecte les bâtiments à une maison de retraite pour le clergé, le maire dispose de l'enclos pour en faire un cimetière, la chapelle des Carmes restant indivise entre les deux établissements. La religion catholique, religion d'État, s'affiche avec force alors dans le paysage urbain.
20Le deuxième élément déterminant est lié à l'image de la ville elle-même. Les municipalités sont nombreuses à vouloir "leur Père Lachaise" pour des raisons de prestige, parfois mêlées de considérations financières non négligeables : si les grandes nécropoles sont des lieux attractifs, il devrait être plus facile d'y négocier des concessions, sources de profits attendus.
21Le marquis de Martainville, maire de Rouen, lance en 1823 l'idée d'un cimetière "monumental" qui serait réservé aux concessions et que l'on établirait au nord de la ville sur des pâturages communaux peu utilisés. Il s'agit là bel et bien d'une opération d'urbanisme concerté puisque la création du cimetière s'accompagne du percement d'une avenue, monumentale elle aussi, qui doit le relier à la ville pour en accroître le pittoresque16.
22Pour s'en tenir au seul Sud-Ouest, les deux grandes villes de Toulouse et de Bordeaux permettent des analyses radicalement différentes. La Chartreuse de Bordeaux est l'exemple même du non-projet urbain : emplacement lié aux circonstances (confiscation des biens du clergé) et à une décision extérieure (celle du directoire du département), indifférence des municipalités successives qui débattent de son transfert éventuel pendant plus de vingt ans et qui n'aménagent une entrée monumentale que très tardivement17.
23La nécropole de Terre Cabade à Toulouse est, bien au contraire, l'aboutissement d'un projet construit et mené avec soin. En 1824, Monseigneur de Clermont-Tonnerre présente au maire de la ville le désir qu'il a "d'établir un cimetière public qui fût un monument aussi remarquable qu'il serait éminemment moral et religieux". Ce terme de "monument" est à relever. Le cimetière n'est pas un équipement urbain purement fonctionnel, il est aussi ornement potentiel (et vitrine idéologique !). Et c'est bien le point de vue du jeune architecte Urbain Vitry qui désire créer à Toulouse, de l'autre coté du canal du Midi, un nouveau Père Lachaise grâce aux finances du cardinal-archevêque. Il replace sa nécropole dans un plan d'ensemble de la ville : "les arbres, les tombeaux, les urnes s'élèveront en amphithéatre et termineront majestueusement le beau tableau que forment la place et la nouvelle allée d'Angoulême". Vitry prévoit pour le cimetière une entrée monumentale à l'égyptienne et un pont-levis sur la Garonne dans l'axe de cette route. Après le décès de Monseigneur de Clermont-Tonnerre et la révolution de 1830 qui calme toute velléité de faste clérical, le maire de la ville reprend à son compte le projet : "Toulouse ne doit pas rester en arrière de ce qu'ont pratiqué avec succès les principales villes du royaume". La nécropole de Terre Cabade peut s'ouvrir en 1840, sur le meilleur emplacement de la ville, un coteau bien situé et bien exposé. Ces nouveaux cimetières bénéficient de surcroît du culte romantique des beaux tombeaux qui s'y élèvent. Les curieux s'y pressent autant que les croyants et les "guides de l'étranger" (à Tours, Nantes, Lyon, Amiens ou Marseille,...) qui prolifèrent à partir de 1840 ne sauraient les oublier18. Le cimetière fait partie du circuit touristique obligé.
La remise en cause des nécropoles urbaines (deuxième moitié du xixe)
24Sous le Second Empire, la plupart des grandes nécropoles installées initialement à l'extérieur des enceintes — et la discussion est vite âpre (comme à Lyon) sur ce concept d'enceinte en l'absence de murs pour le matérialiser — sont rattrapées par la croissance urbaine. C'est flagrant à Paris avec l'absorption des communes limitrophes, c'est flagrant à Bordeaux où la délimitation opérée par les nouveaux boulevards place la Chartreuse "intra muros".
25Les villes se retrouvent donc confrontées à une situation qui rappelle la fin du xviiie siècle : les lieux d'inhumation qu'il faut développer en raison du succès du système des concessions ne sont plus conformes aux normes réglementaires et contrarient plans d'urbanisme et d'hygiène. Tout serait réglé si l'on pouvait purger la ville de ses morts ! Les Conseils d'hygiène qui se constituent dans les départements poussent à envisager le déménagement des cimetières urbains en mettant incidemment le chemin de fer au service de la mort ! Le préfet Haussmann ne reste pas assez longtemps en Gironde pour affiner un projet de transfert de la Chartreuse sur la lande de Toctoucau (projet repris en vain en 1871), mais il imagine pour Paris, sur le territoire de Méry-sur-Oise à une trentaine de kilomètres de la capitale, une immense nécropole de 850 hectares desservie par le chemin de fer (avec tarif spécial pour la Toussaint !)19. De 1864 à 1882, de projets en contreprojets, la question du cimetière unique de Méry, susceptible de remplacer tous les cimetières parisiens, alimente une vive polémique. Certes, l'hygiène et la salubrité de la capitale y gagneraient, mais la religion et l'ordre moral ?
26Les opposants les plus farouches à ces visions de technocrates sont à rechercher dans les rangs du clergé et Monseigneur Gaume ne cesse de réaffirmer le caractère sacré des cimetières qui doivent revenir en toute propriété à l'Église.
27Mais les positivistes manifestent aussi leur hostilité. Pour eux, le cimetière est l'une des institutions fondamentales de la cité, le lieu par excellence où se concrétise le lien social, la continuité entre les générations. Le cimetière a une fonction civique : enlever le cimetière de la ville, c'est amputer celle-ci de sa mémoire20.
28Cléricaux et positivistes sont d'accord au moins sur un point : l'opinion publique ne comprendrait pas, n'accepterait pas, un tel bouleversement. De fait, les projets radicaux sont voués à l'échec, à Paris, à Bordeaux, à Nantes par exemple. Toucher aux morts est bien difficile, tant l'espace qui leur est réservé est tout aussi ancré dans les têtes et les cœurs que dans le paysage urbain. Certaines villes y parviennent toutefois : c'est le cas de Marseille qui condamne le cimetière Saint-Charles dès le Second Empire et le remplace par la vaste nécropole Saint-Pierre21. La disparition est tout aussi radicale à Dijon où l'ancien cimetière communal, ouvert en 1783 et supprimé après 1871, est loti à la fin du xixe siècle, ou à Orléans, dont les deux cimetières, créés en 1786, sont fermés au profit d'un cimetière plus vaste, plus éloigné, ouvert au nord de la ville en 1896. Il n'y a guère de règles en la matière et chaque ville peut prétendre être un cas particulier. Tout au plus peut-on se hasarder à l'hypothèse suivante : les cimetières communs de la première génération, ceux établis avant la Révolution sans qu'il y ait vraiment projet urbain élaboré seraient plus aisément sacrifiables ; mais cela ne se vérifie ni à Nantes, ni à Lille, ni à Pau et, à Caen, le cimetière des quatre nations, quoique désaffecté, est laissé en l'état comme un havre secret de verdure. Les cimetières communs établis dans les grandes villes entre 1815 et 1850 apparaissent comme des réalisations durables et intangibles (à l'exception notable du cimetière Saint-Charles de Marseille). Lieux d'élection des concessions, ils sont dotés en effet de toute une aura sociale et esthétique et représentent tout autant des territoires identitaires pour les vivants que des lieux de repos pour les morts.
29Ces nécropoles historiques sont toutefois presque partout doublées entre 1880 et 1900 de cimetières extérieurs, périphériques, laïcisés, plus fonctionnels, souvent perçus comme socialement dévalorisés22. La ville largue à nouveau ses morts ordinaires (les concessions y sont moins onéreuses et les inhumations plus modestes) mais conserve le plus souvent une ou des nécropoles anciennes enkystées dans le tissu urbain au mépris du règlement de 1804.
30Un siècle plus tard, tout est à reprendre et les villes renouent avec le vieux débat du déménagement des cimetières, parfois dans le cadre élargi d'une communauté urbaine : on peut citer à titre d'exemples les deux cimetières communautaires de la Courly (ouverts, l'un en 1976 à Rilleux, l'autre en 1988 à Bron) et les deux cimetières parcs ouverts pour la communauté bordelaise, l'un à Artigues en 1977, l'autre à Pessac-Mérignac en 1982. La municipalité de Tours, elle aussi, décide en 1976 la création d'une nouvelle nécropole à une dizaine de kilomètres de son agglomération et bien d'autres villes sans doute. Les vivants refoulent à nouveau les morts d'un territoire urbain devenu trop rare. Techniciens, urbanistes et architectes conjuguent leurs efforts pour imposer un "aménagement paysager" qui occulte totalement le territoire des morts. Situation écartée, murs, portails et allées banalisés, les cimetières urbains conçus à la fin du xxe ne sont ni des monuments, ni des lieux de rêverie ou d'intégration sociale, mais le plus souvent des lieux vides de mémoire, des lieux de refoulement de la mort. Ils résultent certes de projets urbains, voire interurbains, élaborés avec soin mais sans grande concertation avec les populations concernées, comme s'il s'agissait d'équipements neutres. Les facteurs sociologiques et psychologiques n'ont guère compté, ce qui explique déboires et difficultés dans leur mise en service23. Les mentalités n'évoluent pas forcément au même rythme que les nécessités de l'aménagement urbain et ces cimetières "nouvelle manière" suscitent encore plus de réticence que d'adhésion.
Notes de bas de page
1 Grenoble déménage son cimetière principal dès 1694 et Bourg-en-Bresse son cimetière unique dès 1734, bien avant le déménagement du cimetière des Innocents à Paris (1780-1786).
2 Plaintes à Grenoble en 1742, à Tours en 1765,…
3 La formule est de J.C. Perrot, Naissance d'une ville moderne, Caen au XVIIIe, 1975.
4 Voir l'étude de Michel Bee : "La vie et la mort à travers les rues et les cimetières", Le Mois à Caen, no spécial (1980).
5 Nicolas Ledoux, L'architecture considérée sous le rapport de l'art, des mœurs et de la législation. Le tome 1 qui détaille les plans de Chaux paraît en 1804, mais les plans eux-mêmes sont bien antérieurs.
6 Brochure anonyme attribuée ( ?) à l'abbé Coyer : Etrennes aux morts et aux vivants ou projet utile partout où l'on est mortel. Bibliothèque historique de la ville de Paris. Pour faire bonne mesure de nouveautés, l'auteur propose de réformer le deuil "accablant pour le commerce" en instaurant un deuil généralisé et unique du mercredi des Cendres à Pâques !...
7 Il y a incompatibilité entre les contraintes traditionnelles liées à la présence de fortifications (le glacis doit être dégagé et ne pas offrir d'abris à d'éventuels assaillants) et la nécessité de clore les cimetières. Voir aux Archives municipales de Lille, AG dossier 175.
8 Archives de la ville de Dijon, dossier 67. Ce premier cimetière communal, béni en 1783, fut fermé un siècle plus tard quand, après la guerre de 1870, la ville perdit ses défenses et se lança dans une opération d'urbanisme haussmannien dans le secteur de l'actuelle place Darcy.
9 Archives municipales de Pau, DD 41.
10 Ce plan ne nous est malheureusement pas parvenu, mais l'intervention d'un architecte prouve bien le sérieux des premiers établissements révolutionnaires jusqu'à l'œuvre de déchristianisation liée à la Terreur.
11 Voir M. Lassère : "Des aîtres paroissiaux aux cimetières communaux, le cas de Lyon", Cahiers d'histoire, no 1, 1990.
12 Voir Pascal Hintermeyer, Politique de la mort, Payot, 1981.
13 Mémoire primé de Joseph Girard, homme de lettres.
14 Description rapportée par Michelet dans son Histoire de la Révolution française, Livre XXI, ch. 1.
15 Les résultats de cette enquête nationale n'ont encore été dépouillés et utilisés que très partiellement.
16 Le cimetière Monumental (le nom lui est resté) est ouvert à Rouen en 1828.
17 Pendant tout le xixe, l'accès à la Chartreuse par la porte de la rue d'Arès est très malaisé. L'adoption du corbillard, fort tardive à Bordeaux, rend indispensable dans les années 1890-1900 la création d'une entrée plus commode.
18 Précision qui vient corroborer la thèse du non-projet urbain de la Chartreuse : le Père Lachaise inspire "Un voyage pittoresque et sentimental" dès 1808, Loyasse à Lyon a son guide dès 1834, la Madeleine d'Amiens dès 1847 ; le premier guide de la Chartreuse de Bordeaux ne paraît qu'en 1911 ; cela n'empêche pas les visiteurs d'admirer ce cimetière en le comparant au Père Lachaise...
19 Haussmann, Mémoires, Tome 3, chapitres XII et XIII. Ce projet est directement inspiré de la nécropole de Woking, ouverte en 1854 à 47 km à l'ouest de Londres sur 830 ha.
20 À l'appui de cette conception, on peut évoquer l'érection de monuments aux morts dans les cimetières après la guerre de 1870.
21 Non sans débats ni déchirements et, si le cimetière a disparu totalement du paysage marseillais, il n'a pas déserté la toponymie urbaine (gare St-Charles).
22 À Bordeaux, un terrain est acheté à cette intention sur la commune de Bruges en 1891, mais le nouveau cimetière n'est mis en service qu'en 1910.
23 Plaintes liées à leur desserte peu commode, règlements intérieurs très stricts bafoués,…
Auteur
Maître de Conférences, CESURB-Université Michel de Montaigne-Bordeaux III.
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