La ville malgré tout : identité locale et identification urbaine
p. 215-220
Texte intégral
1La rive droite de la communauté urbaine de Bordeaux (c.u.b.) présente trois communes aux évolutions géographiques similaires. Du nord au sud : Lormont (21 500 habitants), Cenon (21 325 habitants) et Floirac (16 834 habitants)1. Cet ensemble, important dans l'agglomération par sa situation au sein de la c.u.b., permet de saisir une réalité géographique "rive droite" très nette. Le bilan de plus huit ans de politique de développement social des quartiers permet de saisir les effets possibles de l'espace au sein du système d'agglomération.
L'affirmation d'une réalité géographique "rive droite"
2Les trois communes forment depuis la décennie soixante-dix le cadre d'un espace fortement marqué par la crise fordiste et ses conséquences socio-urbaines. Tous les éléments du scénario de la banlieue à problème étaient ici trois fois réunis. Ces anciennes banlieues-dortoirs à forte main-d'œuvre industrielle, qui avaient développé sur le plateau de l'Entre-deux-Mers une zup de "rive droite" dans les années soixante, ont connu la dérive sociale liée à la crise qui s'est affirmée avec la progression rapide du taux de chômage (5-6 % en 1975, 14-15 % en 1982, 20 % pour Cenon et Lormont en 1990).
3Cet espace devait alors devenir un exemple de mise en œuvre des politiques publiques territorialisées par la constitution d'un maillage très serré d'acteurs et d'équipements sociaux de terrain. Le cadre des politiques locales de requalification, le financement de deux d.s.q. et d'un contrat de ville furent progressivement assurés par l'association intercommunale Hauts de Garonne Développement.
4• En considérant ce que sont progressivement devenues ces banlieues de la rive droite dans la réalité physique et symbolique de l'agglomération bordelaise, il est clair qu'à des discontinuités déjà anciennes se sont ajoutées et probablement combinées des discontinuités socio-spatiales fortes.
5La discontinuité physique de la Garonne et de la rive droite qui cerne les quartiers en déprise industrielle et portuaire de Bassens à Floirac n'a cessé de se renforcer. Les tentatives avortées de réhabilitation urbanistique de l'espace urbain de la rive droite n'ont fait qu'accroître la rupture mentale associée au paysage et aux représentations imaginaires de la ville.
6Au-delà, la situation de bord de plateau produit une rupture physique brutale entre les quartiers anciens au pied du coteau l'Entredeux-Mers et l'urbanisation Est du plateau. Cette rupture est aussi sociale, entre la zup du haut, aux quartiers difficiles, et les noyaux anciens et de tradition populaire du bas, ou bien les lotissements interstitiels du plateau. Un modèle cartographique présente ce dispositif spatial et sa dégradation sous le durcissement des discontinuités (fig. 1).
7Au sein de l'agglomération ces espaces de la rive droite sont apparus de plus en plus comme le Bordeaux de l'envers, l'espace social développé à l'écart et dissocié de l'image de la ville aisée distillée par les médias du "socialement-correct"2.
Fig. 1 - Modèle d'organisation de l'espace dans les communes de la□ rive droite bordelaise

8• Ainsi les tensions urbaines entre ces espaces très sectorisés (au sens de Hoyt) et l'agglomération se font sentir à toutes les échelles de l'espace urbain. Ces tensions entraînent trois déficits que transmet l'espace de la ville. Un déficit identitaire tout d'abord qui correspond à la crise de l'urbanité que souligne J. Roman. Admettons pour l'instant qu'elle se traduise dans l'identification à toutes les échelles au sein de l'agglomération comme une rive droite et ses Hauts de Garonne spécialisée dans le logement social et la relégation des groupes sociaux fragiles. La fracture sociale est spécialement sensible dans ces lieux (publics/privés) (deuxième crise urbaine de J. Roman).
9Un déficit politique de la citoyenneté en second lieu se nourrit des effets reléguants de la géographie sociale à l'égard des communes. L'espace ici distance, sépare, spécialise artificiellement le social. La mobilité sociale devient plus difficile. Il est certainement possible d'avancer l'hypothèse "de territorialités sociales captives". Cette perte d'efficacité de la régulation du social par la politique correspond à la troisième crise de la ville selon J. Roman, celle des "formes instituées de la communication sociale, de l'échange politique de l'espace public..." se fait nettement sentir dans les espaces urbains de la rive droite. La vie sociale y est appareillée par le fort encadrement d'équipements et de structures socio-culturelles, mais le lien y est en crise. De plus, le déficit politique se produit dans les blocages des structures réifiées de la relation entre les communes gestionnaires de leur territoire et le reste de l'agglomération. C'est donc ici un troisième déficit, celui de l'intégration communautaire.
Un espace captif dans le système d'agglomération
10Si l'espace intervient dans les crises de la ville, c'est en réalisant concrètement les conditions et modalités géographiques de ces formes de crise. Les discontinuités sociales, urbanistiques, territoriales en seraient des repérages possible. Toutefois il est aussi possible d'envisager le rôle de l'espace de la ville dans les difficultés de la régulation sociale et politique relatives au fonctionnement du système d'agglomération.
11- L'hypothèse du système d'agglomération, se fonde sur le constat déficitaire des espaces urbains de la rive droite replacés dans une communauté urbaine de 27 communes. Celle-ci a sa propre "policy"3 spatialisée, celle de la production et de la gestion des macro-structures de l'espace d'agglomération. Elle produit en même temps son propre champ politique (au sens de "politics"4. Or les communes de la rive droite se sont pratiquement vu assigner par le système politico-administratif local (le spal)5 les missions de banlieues spécialisées dans la politique de traitement de la fragilité sociale ; en termes d'identité locale et d'identification, la contrainte effective et symbolique du système sur les espaces de la rive droite et leurs zup est puissante. Dans l'hypothèse d'une participation de l'espace de l'agglomération au système et à ses effets, (par les mécanismes régulateurs de la fiscalité locale, des attributions d'équipements, des rapports de force politiciens) il convient de l'envisager dans la problématique d'une difficulté de régulation. L'évolution de l'espace communautaire par ses oppositions et fortes discontinuités sociales et économiques, affaiblit les capacités de commandement de l'hypercentre (Bordeaux-ville), renforce l'ouest et ses communes périurbaines et réifie en situation captive les banlieues populaires de la rive droite.
L'espace et le système
12Quelques discontinuités majeures telles que les limites physiques, sociales et symboliques, de l'espace urbain, sont en tension avec les processus d'intégration des différents espaces dans le système d'agglomération. Elles articulent les espaces publics et sociaux, soit en reliant, soit en séparant. Dans l'espace physique et social de la ville sont sensibles les discontinuités d'agglomération, (rive droite-rive gauche), les discontinuités de la territorialité des groupes sociaux, celles de l'habitant qui relèvent des discontinuités socio-proxémiques (le quartier, son identité, son identification interne et extérieure)... La perception sociale de l'espace de l'agglomération les révèle clairement (enquête en cours d'exploitation).
13Dans l'espace public, les discontinuités portent sur les seuils d'articulation entre l'espace local et l'espace d'agglomération. Ainsi malgré le rapprochement entre les trois communes pour la mise en œuvre des politiques publiques de réhabilitation sociale dans la zup des Hauts de Garonne (au sein de l'association Hauts de Garonne Développement) l'évolution met en lumière le déficit d'intercommunalité, la production d'une identité rive droite ne s'est pas encore réalisée, au sein des rapports intra-communautaires. Il importe ici de distinguer image publique et résultats partiels6.
14C'est donc entre les deux espaces, géographique, (physique et social) d'une part, et public d'autre part que la spatialité du système d'agglomération produit ses effets d'identification7. L'espace y fonctionne par ses structures comme la substance (fig. 2) de l'action publique et du vécu des acteurs locaux (communes, associations, groupes territoriaux d'habitants). Il est cette matérialité qui sépare et relie (les "ponts" et "portes" de G. Simmel) dans sa composante physique et sociale. Il est aussi ce champ complexe de communication sociale et politique dans sa composante publique. Ainsi le déficit identitaire relève aussi des représentations dans l'espace public. Dans cette perspective, les discontinuités jouent un rôle de ponts et de portes de G. Simmel, mais dans la fonction d'interrupteurs possibles dans les circuits du système de représentation. L'identité rive droite, perçue dans le système d'agglomération institutionnel et donc dans l'espace public, est alors un préalable à toute intégration des espaces physiques et sociaux sans lesquels une politique de la ville n'a que peu de chance de revitaliser le social.
Fig. 2 - Modèle du système d'agglomération et des situations□ des différents espaces constitutifs

Bibliographie
Bibliographie
Dumas J. Les activités industrielles dans la communauté urbaine de Bordeaux, 1980.
Favory M. "Géographie et fragilisation sociale de la ville", Recherches Urbaines, no 10, 1994.
Thoenig J.-C. Purfalino, "Does Local Politics Matter?" Politix 7/8, 1989.
Thireau V. "Vers un renouvellement du rôle de l'espace dans la dynamique des territoires". Revue d'Économie Régionale et Urbaine, no 2, 1993.
Roman J. "La ville : chronique d'une mort annoncée ?", Esprit, no 202, juin 1994.
Simmel G. Pont et Porte, "Brücle und Thür", 1909. La tragédie de la culture, 1988. Rivage poche.
Marieu J. Dix ans de politique du Développement Social des quartiers en Aquitaine. Institut d'aménagement, Université de Bordeaux III, déc. 1994.
Notes de bas de page
1 Pour l'année 1990.
2 Partance, "revue GEO" qui offre le parfait exemple.
3 Policy désigne les contenus et formes de l'action d'une autorité politique.
4 Politics au sens de champ de luttes pour le pouvoir entre acteurs sociaux désirant maîtriser le pouvoir.
5 Jean-Claude Thoenig propose ce concept.
6 Tels par exemple que la réalisation du pont d'Arcins pour lequel l'action publique des élus de la rive droite fut déterminant.
7 P. Bourdieu dans "La misère du Monde" les qualifie de stigmatisants.
Auteur
Maître de Conférences, Institut d'Études politiques de Bordeaux.
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