L’information radio au temps du numérique, l’exemple de France Bleu Gironde
p. 177-185
Texte intégral
1Le mercredi 2 juin 1999, la station décentralisée de Radio France « Radio Bordeaux Gironde » (devenue depuis « France Bleu ») « passait » au numérique. C’est-à-dire que, progressivement, elle suivait les traces de son référent parisien France Info. Adieu système analogique, adieu bandes, adieu ciseaux et scotch : à l’ère de la révolution informatique, les supports audio rejoignaient les médias écrits dans leur interminable cure de rajeunissement et d’actualisation. On sait les pratiques (certains diront les dérives) qu’a induites le glissement de la machine à écrire vers le clavier, la souris et l’écran. Il a permis l’éclosion d’un journaliste nouveau, capable de cumuler sur son ordinateur les fonctions de saisie, de correction, de mise en page, de secrétariat de rédaction, d’actualisation et d’envoi des textes en direction de toutes sortes de supports, dans les formats les plus divers. De nombreux chercheurs et chroniqueurs sont partis, ces dernières années, à la recherche du journaliste écrit porté disparu et à la rencontre du « cyber reporter », celui qui frappe son article sur les lieux mêmes où l’actualité sévit et qui l’envoie par mail, via les télécoms, à la rédaction, sans même avoir à s’y rendre physiquement.
2Nous inscrivant dans l’état de cette réflexion, nous avons pensé qu’il serait intéressant de rencontrer les journalistes de France Bleu, à Bordeaux, pour dresser un état des lieux des pratiques radiophoniques deux ans après l’adoption du format numérique. Quelles interrogations ces nouvelles pratiques suscitent-elles ? Quels pièges cachent ce gain de temps, cette facilitation de la manipulation technique ? Comment décrire ce monde nouveau qui permet d’alléger le poids du matériel, de réaliser l’interview « parfaite », celle qui dose impeccablement le témoignage et l’ambiance, qui efface les hésitations et permet à la voix d’être plus claire, encore, qu’auparavant ? Facilité ? Danger ? La collecte de l’information se trouve-t-elle changée par l’aisance offerte par ce nouvel environnement ? Que dire du montage et de la tentation de « faire propre » ? Qu’en est-il (pour reprendre une formule radiophonique vieille comme le micro) des conditions de diffusion, de stockage, de mise en commun d’une banque sonore sur laquelle le reporter n’a plus forcément l’exercice d’un contrôle déontologique ? Et, enfin, que devient, dans tout cela, l’écriture, c’est-à-dire le propos du journaliste proprement dit, cet éditorialiste qui, dans ses « lancements », crée le contexte et, dans ses « chutes », suggère la conclusion ?
3Voici quelques-unes des questions que nous nous sommes posées et que nous avons évoquées lors de nos entretiens avec les professionnels qui ont bien voulu réfléchir, à nos côtés, sur ce faisceau de questionnements. Il y a là, certainement, de quoi dresser un premier état des lieux, présenté ci-après, de la réflexion d’une profession bousculée par un environnement économique et technologique de plus en plus abstrait. Une profession qui a tiré un trait sur ce vieux reporter qui, jadis, faisait la « tournée des popotes », cigarette au coin des lèvres et qui avait, pour cela, la demi-journée devant lui.
La formation
4D’emblée, c’est une certaine inquiétude, une certaine tension qu’évoquent les journalistes lorsqu’on les projette deux années en arrière. Le numérique, ce monde muet et invisible, allaient-ils savoir le maîtriser ? La plupart d’entre eux n’avaient, en guise de ticket d’entrée dans cet univers inconnu, que cette journée ou ces deux jours de formation interne, préparatoires à l’arrivée du matériel. Pour tous ces habitués de la bande et du ciseau, il est évident, avec le recul, que ces quelques heures de cours et ces quelques manipulations étaient insuffisantes. Insuffisantes pour balayer les angoisses et insuffisantes pour permettre au stagiaire d’envisager de se retrouver seul, et en position dominante, face à la machine. Bien sûr, ce n’est pas la peur de ne pas savoir faire fonctionner le matériel qui saisissait le journaliste, mais c’était bel et bien la crainte de ne pas arriver à maîtriser en temps réel cette nouvelle grammaire. Le reporter radio n’a que quelques heures, parfois moins d’une heure, pour recueillir un témoignage et en livrer une mouture, nettoyée, à l’antenne. De l’aveu même des personnes interrogées, ce temps de formation n’a pas levé les angoisses et, d’ailleurs, n’a pas suffi. Lorsque le matériel est arrivé, le journaliste n’a pas eu le temps d’en posséder les rudiments. Il s’est heurté à un vocabulaire qu’il ne connaissait pas, un jargon informatique (qui plus est rédigé en anglais) qui a posé des problèmes à tous les acteurs de l’antenne, du technicien au rédacteur en chef.
5La relation du coup d’envoi de l’antenne sur matériel numérique a donné lieu à des témoignages très parlants lorsque les étudiants de l’IUT de Journalisme sont allés les collecter et les ont publiés sur « L’actu des médias », l’e-magazine de la filière1. Les propos des uns et des autres dressent l’habituel portrait d’un groupe de locuteurs en proie à l’acquisition sauvage d’un nouvel idiome et qui, finalement, se forment sur le tas en surmontant, autant que faire se peut, la succession de « bogues » qui se dresse sur leur route : pertes de fichiers, dossiers mal nommés, mal sauvés, mal rangés. Ce n’est pas la collecte ou le montage du son qui posent réellement problème. C’est plus son insertion dans l’architecture du journal, au moment où le témoignage doit être informatiquement étiqueté et classé de façon à pouvoir être appelé selon un certain ordre et d’après un certain code. L’informatique, c’est la théorie des dominos. Si un fichier manque à l’appel, c’est la session tout entière qui se met à claudiquer.
Le reportage
6L’une des hypothèses de travail qui nous semblait parmi les plus importantes était de savoir si ce nouveau matériel influait sur la collecte de l’information sur le terrain, ce qu’on appelle le reportage. Il est certain que les dimensions plus modestes de ce nouveau Nagra et, surtout, la diminution significative de son poids ont, à l’évidence, soulagé les reporters d’un… poids, précisément, qui constituait une critique éternellement adressée au « vieux » magnétophone de reportage : fiable à cent pour cent, inusable, increvable, hautement symbolique mais capable de démettre ou presque l’épaule du journalistes condamné à vivre une demi-journée par 24 heures avec son « magnéto » en bandoulière.
7Ce Nagra tout neuf encouragerait-il journalistes et rédacteurs en chef à couvrir une actualité plus importante ? Le reporter allait-il multiplier les reportages, de façon à exploiter au mieux un gain de temps supposé, lié à une manutention plus aisée, à une fatigue moindre ? À l’évidence, pour le moment, le Nagra numérique n’a pas pesé significativement sur le « rendement » du reporter de base. Le gain de temps, à ce stade du travail du journaliste, est une hypothèse théorique qui ne se vérifie pas sur le terrain.
8Les distances à couvrir pour se rendre sur place, la durée des interviews, leur multiplicité n’a pas varié. À peine un reporter concède-t-il qu’étant un peu moins « crevé » par le port de son matériel, et pouvant courir plus vite en cas de problème, il s’est avancé plus près d’un endroit où « ça chauffait ». Il se donnait ainsi les moyens de capter une ambiance qu’il n’aurait pas eu le courage d’aller chercher auparavant. Le journaliste d’une station de radio privée parcourant une surface géographique plus importante (toute l’Aquitaine), nous a précisé qu’en ce qui le concernait (il a pourtant eu les explosions toulousaines de septembre 2001 à couvrir), il ne voyait pas non plus le passage au numérique comme facteur d’une suractivité du journaliste de radio… en tout cas pour le moment.
Le montage
9Pour ce qui est de la « rentabilité » du reporter, en revanche, les inquiétudes pointent. On voit bien quel parti un groupe de presse possédant plusieurs radios pourrait faire d’un reportage unique. Pourquoi envoyer plusieurs journalistes sur un même événement si un seul peut ramener une masse d’informations brute qui peut servir à tout le monde ? On voit là se dessiner les combats que devront livrer, demain, les sociétés de rédacteurs, de façon à défendre des garde-fous que le tout économique a intérêt à rendre de plus en plus fragiles. Il est certain que la pluralité de l’information coûte cher. Ainsi, au journal Sud Ouest, on s’interrogeait à l’automne 2001 sur le fait (et sur les conséquences) de ne pas avoir de reporter maison aux frontières de l’Afghanistan…
10Au fil de l’entretien, un journaliste tient à ce qu’on pointe un avantage essentiel du Nagra numérique : plus petit, plus discret, il permet en outre d’enregistrer plus longtemps (du temps de l’analogique, il fallait changer la bande au bout d’un quart d’heure). Bref, aujourd’hui, on peut se faire oublier ou, du moins, ne pas paralyser l’interlocuteur avec ces manipulations qui peuvent perturber une relation de confiance, casser un rythme voire interrompre une confession.
11Cet autre reporter tient cependant à apporter un ultime correctif : le nouveau Nagra ne permet pas facilement d’obtenir un son correct. Souvent, les propos des interviewés sont soit saturés soit sous-modulés. Un vrai problème que le mixage permet de corriger, mais après avoir encore eu recours à une série d’interventions qui éloignent le produit diffusé de sa réalité initiale.
12C’est très nettement au montage et dans l’exploitation du travail du journaliste que l’apparition du numérique devient un enjeu significatif. On retrouve d’ailleurs à peu près les mêmes termes de la question lorsque l’on aborde les pratiques des rédactions audiovisuelles ou celles de la presse écrite. La visualisation du son, sa représentation graphique ont, curieusement, donné au journaliste une matérialité à l’élément sonore que la bande n’a jamais réussi à conférer au document audio. La bande, deux ans après sa disparition, est unanimement décrite, de ce point de vue, comme une vieille ennemie : longue et capable de s’échapper comme un serpent, elle handicapait le monteur. Celui-ci nous avoue avoir passé presque autant de temps à chercher ses ciseaux qu’à monter effectivement ; celui-là se souvient de serpentins de plastique qui se nouaient, qui s’entassaient et qui, une fois prêts à diffuser, étaient à jamais perdus dans leur forme originelle.
13Le numérique, que l’on dit plus abstrait, permet au journaliste, au contraire, de visualiser en permanence la longueur temporelle de son reportage. Il peut repérer un son sous-exposé, discerner une série d’hésitations, diagnostiquer une faiblesse d’intensité sonore d’importance, comptabiliser les « blancs », en mesurer l’importance et s’attacher à la réduire. Le son « dessiné », admet ce reporter, incite à rendre un travail plus propre « parce qu’on sait exactement où intervenir ». La précision chirurgicale est donc entrée, par la porte technique, dans le monde de l’information radio.
14Mais, comme dans les opérations militaires, elle n’est pas exempte de bavures. Ce reporter évoque les dernières interviews données par l’ancien maire de Bordeaux, à un moment où sa santé était clairement défaillante. « J’ai commencé à nettoyer le témoignage. Je savais exactement quoi faire pour restituer un Chaban éternel à l’antenne. Et puis, je me suis dit que diffuser le propos d’un homme en pleine possession de ses moyens était une manipulation. Je me suis donc arrêté d’intervenir ». Le maintien d’un montage « comme au temps où l’on coupait de la bande » est revenu dans de nombreux entretiens. Ne pas trop en faire, c’est le problème constant du journaliste face au reportage qu’il va signer, qui doit entrer dans un format déterminé à l’avance et ne pas trahir le propos de l’interviewé.
15Un reporter note que « du temps de l’analogique, je me disais souvent qu’une phrase entendue en fin de bande éclairerait le propos si on la montait en début d’intervention. Mais la lourdeur de l’exercice, souvent envisagé dix minutes avant le passage à l’antenne, était dissuasive. Aujourd’hui, je n’hésite pas, je me lance ». Ce qui fait dire à ce présentateur du journal que « oui, c’est vrai, les sons qu’on entend à l’antenne ont de plus en plus été retravaillés par les journalistes. La forme gagne du terrain sur le fond, indiscutablement ».
16Pour le meilleur ou pour le pire ? « Pour le meilleur, bien sûr », précise ce journaliste sportif. Qui soupire : « Ça me permet d’avoir des footballeurs qui s’expriment de manière compréhensible à l’antenne. C’est tout de même un plus. » En un mot : la clarté au détriment de la vérité ?
17Chacun s’accorde, cependant, à reconnaître une autre vertu au numérique. En travaillant systématiquement sur des copies, on ne dénature plus le son brut. On peut y revenir à tout moment. Il peut servir de référent. On peut envisager, pour un premier journal, de livrer un montage initial. Puis, pour une deuxième livraison, de retourner à la source pour pratiquer une autre intervention. À l’époque de l’analogique, on ne prenait pas le temps de copier la bande avant montage : trop lourd, trop long. Le « bobinot » qu’on « tirait » du reportage était donc le support définitif. Là encore, pour le meilleur et pour le pire.
18Cela dit, la copie n’a pas disparu de l’horizon du journaliste. Avec l’arrivée du numérique, le reporter de retour à la rédaction, doit importer le son capté sur le terrain pour l’entrer dans la mémoire du banc de montage Netia. « C’est à ce moment-là qu’on s’aperçoit que le pseudo gain de temps est, en fait, une illusion. Il faut compter trois minutes et demie pour importer sept minutes de son. Puis il faudra procéder au montage proprement dit. Puis sauver le PAD (le son prêt à diffuser). Puis l’insérer dans le conducteur. » On retombe sur les dix minutes incompressibles dont le monteur véloce avait besoin pour coller une amorce bleue et jaune devant et derrière la bande qu’il avait isolée au ciseau.
La multiplication des éléments
19Il est certain que ce retour possible en permanence au reportage initial a beaucoup modifié le travail du journaliste radio en station locale. Jusqu’à il y a deux ans, lorsqu’on partait en reportage, on prenait dix minutes de son (jamais plus d’un quart d’heure, pour ne pas avoir à changer la bande). On anticipait sur les produits finis, on déterminait les angles et l’on enregistrait sur place ce dont on avait besoin. Puis on intervenait sur la bande magnétique pour préparer les deux minutes qu’on allait envoyer à France Info, la minute quinze qu’on faisait parvenir à France Inter et les quarante secondes qu’on se réservait pour le journal régional. Ce « débitage » concerté du reportage contraignait à multiplier les angles. Le retour éternellement possible au son brut limite cet exercice et permet de concevoir des propos qui, tout en se recoupant, s’insèrent dans différents formats sans aucune artificialité.
20Le stockage et l’archivage du son brut est donc une nouveauté que le numérique a incontestablement apportée aux rédactions qui ainsi, peuvent mettre en mémoire le reportage initial ainsi que tous ses « produits » dérivés. Cet archivage pourrait également modifier en profondeur les pratiques journalistiques au sein d’une même équipe. À partir du moment où toute une rédaction peut accéder au son de l’un de ses journalistes et peut s’en servir de banque de données, banque de documentation et peut même s’attribuer le reportage et s’en servir, toutes sortes de débordements sont à craindre. À France Bleu Gironde, la règle du jeu en la matière est (relativement) stricte. Chaque son peut être consulté par tous, mais seul le reporter qui en a été le collecteur peut le réutiliser ou le « prêter » avec les recommandations d’usage. « Un jour où j’étais absent, la rédaction d’Inter a demandé qu’on lui fasse parvenir un “paquet cadeau” à partir d’extraits de mon travail. J’ai entendu le résultat à l’antenne. Ce n’était pas indigne, mais ce n’est certainement pas ce que j’aurais fait. Il y avait des contresens. À la radio, nous sommes tous d’accord, il vaut mieux éviter de se trouver dans ce genre de situation ».
21Que deviendrait cette prudence élémentaire si un rédacteur en chef s’avisait d’édicter une autre loi ? Nous n’avons pas les éléments pour le savoir. Mais il semble que dans les radios privées, la prévention contre ce genre de mise en commun soit nettement moins systématique. « Nous alimentons l’antenne depuis toute la France », dit ce journaliste en poste à Bordeaux. « Nous ne pouvons pas avoir le contrôle permanent sur toute la matière que nous envoyons. Quand nous rédigeons le « papier » qui enrobe et cadre le son, il n’y a pas de problème. Mais quand il s’agit de nourrir le journal en sons qui seront lancés par d’autres… » Ce même reporter regrette le bon vieux temps de l’analogique, à l’instant d’envoyer le produit de son travail. « Auparavant, quand mon reportage parvenait au siège, celui qui le réceptionnait me rappelait. On en parlait au téléphone. Parfois, à la suite de cet échange, je reprenais mon papier ou mon montage. J’envoyais une deuxième mouture. Aujourd’hui, on code, on envoie dans les tuyaux et le message qu’on reçoit à l’autre bout, c’est une boîte vocale qui vous dit : si l’intégrale du reportage a bien été transmise, confirmez en tapant zéro ! »
L’écriture
22À l’évidence, le passage au codage numérique n’a pas eu d’influence significative sur l’écriture du journaliste. « Ce n’est pas à ce niveau que ça se passe. Ce qui a modifié l’écriture du journaliste, ce n’est pas le fait de diffuser ou d’enregistrer en numérique. Le son est toujours le même et le conducteur du journal n’a pas changé. En revanche, le fait de frapper les textes sur écran et de recevoir de plus en plus d’informations par Internet a modifié en amont notre rapport à l’écriture. C’est en quelque sorte la révolution précédente. Cela dit, il y a longtemps que le journaliste de radio, avec ses images à l’emporte-pièce, ses phrases courtes, ses phrases sans verbe, écrit « courriel », c’est-à-dire met en scène une certaine oralité dans son expression écrite. Pour le reste, c’est sans doute l’écriture du son qui s’est enrichie. Personnellement, je prends plus de plaisir à capter des sons d’ambiance car je sais qu’il sera plus facile de les utiliser. Globalement, le journal y gagne en relief ».
23Question connexe qu’il ne faut effectivement pas oublier d’évoquer : le passage au numérique n’est qu’une évolution du métier parmi tant d’autres. Il y a eu le passage au traitement de texte, il y a eu l’équipement du journaliste en téléphones mobiles et il y a eu l’accès à Internet pour chacun d’entre eux. Autant de bouleversements qui, en modifiant radicalement la circulation de l’information a, par ricochet, redessiné la posture du journaliste, « cerné » par les messages et placé dans la position paradoxale d’être, quoi qu’il fasse, plus souvent en position de récepteur qu’en situation d’émettre ce qui, d’une certaine manière, est un comble !
La conférence de rédaction, le « debriefing » et la conduite
24La conférence de rédaction n’a été que très partiellement modifiée par l’irruption du numérique. Seule différence : le journaliste a aujourd’hui ses sons et son journal devant lui. S’il lui est nécessaire de réécouter un témoignage engrangé la veille pour mieux déterminer son angle avant de prendre la parole, il peut dresser un état des lieux de l’avancement de la couverture de l’événement, casque à la main, collé à une oreille, sans avoir à quitter la salle de conférence. Depuis son bureau, sans se lever, il a sous la main de quoi téléphoner, réécouter et, donc, vérifier, infléchir, modifier, revenir en arrière… C’est d’ailleurs un des grands avantages pointés par l’ensemble des professionnels interrogés : on économise ses pas dans le monde de la virtualité. Plus besoin, pour toute activité de réécoute, de se lever de sa chaise, de passer au studio récupérer le bobinot, de se rendre dans une cabine pour réentendre un son. Maintenant, un clic suffit. On peut se rafraîchir la mémoire sans quitter la salle de rédaction et perdre le fil de la conversation.
25De la même manière, à l’heure du « débriefing », la réécoute est instantanée. On n’évoque plus les séquences de façon allusive et sommaire : on réentend, seul ou en groupe, le papier ou le bobinot. Gains de temps et d’efficacité. Souplesse, toujours, dans la manipulation. Une aisance qui a modifié du tout au tout le travail du journaliste chargé de la conduite (la préparation de l’édition suivante). Au même titre que le présentateur, celui-ci avait, d’un côté, son traitement de texte et, de l’autre sa pile de bobinots, dans une autre pièce. À lui de classer les éléments, d’effectuer un va-et-vient continuel entre le listing à frapper et les éléments regroupés dans le studio. Aujourd’hui, le journal est entièrement consigné dans l’ordinateur. Le rédacteur affiche son texte à l’écran. Un clic et il entre dans sa banque de son qui s’affiche en parallèle. Tout est réversible en permanence. Tout est balayé d’un seul regard. Le magnétophone est ordinateur et l’ordinateur est un mini studio. L’homme chargé de la conduite n’a, parfois, qu’une date à changer pour que la préparation de l’édition suivante soit actualisée, le soir, pour son successeur qui ouvrira le fichier, le lendemain matin. De ce point de vue, l’évolution numérique est une réelle révolution.
La conservation
26Il s’agit presque d’un problème géométrique comme on en résolvait en classe de sixième. La conservation de la bande nécessitait une place considérable, incompressible, et des conditions de conservation relativement surveillées. La « galette » de plastique et de limaille de fer, par exemple, ne faisait pas bon ménage avec les armoires métalliques. Le zip, la disquette ou le CD Rom sont, évidemment, de plus maigres consommateurs d’espace. De la même manière que le vinyle s’est incliné devant le CD audio et que la cassette vidéo perd du terrain face au DVD, les archives analogiques disparaissent au profit du support informatique.
27Un journaliste de la station, ancien rédacteur en chef et actuellement en cessation progressive d’activité, s’est récemment spécialisé dans ce changement d’époque. Il a pris contact avec tous les journalistes et tous les animateurs de la station, les anciens comme les actuels. Il a centralisé leurs trésors de guerre, parfois datant des débuts de la radio. Il a copié sur CD Rom les bribes de mémoire radiophonique de la station girondine pour conserver ces pans de son histoire. Il s’apprête à en tirer une émission hebdomadaire qui promet d’être passionnante. Signe des temps, il ne montera pas celle-ci sur bande, il travaillera sur les copies numériques. Les auteurs n’ont pas demandé, semble-t-il, à récupérer leurs « wagons » de bobinots. Ces bandes aussi vont disparaître, mais pas leur contenu.
28De façon similaire, la radio fonctionne exclusivement sur son stock de CD. Dans les années quatre-vingt, la station s’est monté une discothèque toute neuve. La gigantesque phonothèque héritée de la RTF, plusieurs dizaines de milliers de vinyles, a failli mal finir. Entreposée, dans les années quatre-vingt, dans une sorte de cave, du côté de Bègles, elle a pris l’humidité. Elle s’est finalement retrouvée dans un musée dédié à la chanson. Sauvés, les disques sont réduits aujourd’hui aux images attendrissantes de leurs pochettes. Ils ne tournent plus sous la pointe du diamant.
29La conservation est devenue chose facile et systématique. Du temps de l’analogique, on faisait un double « légal » de l’antenne, qu’on gardait le temps nécessaire à tout hypothétique problème de droit de réponse. Par ailleurs, chacun gardait les reportages dont il pouvait penser qu’ils lui resserviraient un jour. C’est-à-dire qu’il ne conservait à peu près rien au-delà d’une semaine ou d’un mois. Ce reporter, passées les « rétros » de fin d’année, se souvient qu’il consacrait le premier jour de l’année nouvelle à « faire le ménage ». En d’autres termes, il faisait place nette dans son armoire. Chaban, les Marine et Blanc de la grande époque, la fameuse et historique biture de Gainsbourg dans les studios et, sans doute même, certains éléments captés au jour le jour du procès Papon ont ainsi fini dans une corbeille qui n’est pas celle, virtuelle, qui s’ouvre et se referme au bas de l’écran du PC ou du Mac. Aujourd’hui, la mémoire de l’information sur France Bleu ne souffre plus d’amnésie. Tout est conservé, archivé, dans des fichiers nommés à cet effet. Le journaliste a ajouté à toutes les fonctions que, désormais, il cumule, celle de documentaliste. L’avenir dira si ces milliers d’heures accumulées sont un outil idéal ou une cathédrale si impressionnante que personne n’ose aller y faire ses dévotions.
La nostalgie
30À France Bleu Gironde, l’analogique est mort. La bande a déserté les placards, les bittes, les noyaux, les bobinots, les trains et les wagons ne sont plus qu’un souvenir vivace mais lointain et figé. Le papier est moins important. Aujourd’hui, l’AFP se consulte sur écran, idem pour les archives de Sud Ouest. Quant à la « bible », au « conducteur », s’il en traîne, ça et là, des tirages sur imprimante, c’est à la version virtuelle que l’on revient sans arrêt. France Bleu est toujours installée rue Judaïque, mais l’ergonomie générale du bâtiment s’est imperceptiblement modifiée. Le numérique, dans son aspect technique, c’est un atelier qui a pris ses distances avec le fer à souder et qui s’est rapproché des anti-virus, des disques durs, des zips et des casse-tête posés par les frappes malheureuses et les clics intempestifs.
31Les journalistes s’accordent là-dessus. Ce qui a le plus été bouleversé ces deux dernières années, ce sont les cellules de montage. Avec Netia est venu le temps du port du casque systématique, sinon obligatoire. Ce qui frappe le plus les acteurs au quotidien de l’information sonore c’est, paradoxalement, un net recul du bruit. Aujourd’hui, le reporter travaille dans le silence. Celui-ci regrette le temps où l’on entendait bruisser dans les couloirs le « rap » des bandes qui avancent et reculent sur la tête de lecture, avant le coup de ciseau ou le « scratch » du rasoir. Plus personne, aujourd’hui, n’a perdu ses ciseaux ; plus personne n’est à la recherche de « son » scotch. Tout cela a été remplacé par les sonneries stridentes des téléphones mobiles et par les conversations unilatérales de journalistes faisant les cent pas avec leur portable à l’oreille.
32Les anciens regrettent le gobelet de café sur le bord de la vieille « bécane » de montage. Ils tiennent aujourd’hui le discours qu’on entendait dans les rédactions de presse écrite, dans les années soixante-dix, quand le plomb a cessé de fondre et quand les linotypes sont parties à la casse. À la fin de l’année 2001, Radio France met ses magnétophones analogiques en vente, à moitié prix au minimum. Et chaque journaliste défile du côté de l’administration pour poser une option d’achat sur « son » cher et vieux Nagra. Qui finira sur un coin d’étagère, à la maison, sauvé de la disparition pure et simple pour au moins une génération.
Notes de bas de page
1 www.actudesmedias.net/
Auteurs
jeanfrancois.brieu@free.fr
Maître de conférences à l’IUT Michel de Montaigne Bordeaux 3. Il enseigne la presse écrite et la radio. Par ailleurs, il publie régulièrement des contributions sur les arts populaires tels que le cinéma et la musique. Il est également l’auteur d’un ouvrage sur les programmes de la télévision française.
ledantec@iutb.u-bordeaux.fr
Maître de conférences associé à l’IUT de journalisme de Bordeaux. Ancien journaliste, il est responsable de l’enseignement du journalisme multimédia. Il est également doctorant et prépare une thèse sur le journalisme numérique.
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