« Téléphoner à ses parents » : le lien à la radio des adolescents, entre proximité et distanciation
p. 129-140
Texte intégral
1Depuis l’émission « Lovin’Fun » en 19921, les radios écoutées par les adolescents, dont les principales sont, au niveau national, NRJ, Fun radio, Skyrock et Le Mouv’ (qui émet dans une série de grandes villes)2 ont systématisé une double programmation musicale et expressive (émissions de parole) de leur antenne. Fun radio et Skyrock sont celles qui ont poussé le plus loin, en y consacrant l’essentiel de leur temps de soirée, ce qu’elles baptisent la « libre antenne » ou la « radio libre », soit, comme les définit Maxence, 15 ans : c’est l’antenne qui est ouverte à tous les auditeurs, chaque auditeur peut appeler un numéro et puis leur parler de tout et n’importe quoi. Ces émissions dites interactives ont une série de particularités formelles : elles se déroulent en soirée entre 21 heures et minuit ; elles sont menées par une équipe d’animateurs autour d’un leader : Difool sur Skyrock, Max sur Fun radio, Alex sur NRJ, Jessica sur Le Mouv’3 ; elles sont construites, dans leur dimension interactive, autour de l’intervention d’auditeurs au téléphone (souvent sous la forme du multiplex).
269,7 % des 11-14 ans, 83,8 % des 15-19 et 71 % des 20-24 ans se portaient en 1999-2000 sur les « programmes musicaux nationaux »4. Leur audience cumulée des « programmes généralistes »5 était comparativement très basse : 12,3 % d’AC chez les 11-14 ans, 7,5 % chez les 15-19 ans et 13,5 % chez les 20-24 ans. Que représente pour les très nombreux auditeurs adolescents, notamment de la tranche d’âge 15-19 ans, l’écoute de ce que l’on peut appeler les « radios jeunes » ? La réponse à cette question a plusieurs facettes parce que la radio prend place dans au moins deux centres d’intérêt des adolescents : la musique et les « problèmes des jeunes » (selon l’expression même que les adolescents utilisent). La seconde dimension se déploie dans les « libres antennes » de soirée et renvoie concrètement à une écoute nocturne de la radio par les adolescents.
3Nous nous intéresserons au type de lien particulier que tissent les adolescents avec ces radios autour de telles émissions afin de montrer que ce qui caractérise la radio et semble en faire l’intérêt est sa position entre distanciation et proximité. En fait, la place de la radio a différentes dimensions que nous développerons ultérieurement. Le sens de la radio peut ainsi être articulé autour de la place qu’elle occupe à l’intersection de l’espace privé (les questions abordées sont relatives aux personnes et portent sur des thèmes intimes), de l’espace d’interconnaissance (on s’y reconnaît et on est susceptible de s’y faire reconnaître par le groupe d’appartenance) et de l’espace public (on peut y parler d’un point de vue anonyme).
4La configuration sociale qui ressort d’une enquête auprès d’adolescents âgés de 15 et 16 ans6 est structurée par un certain nombre de « variables » qui se situent du côté de l’auditoire et de sa structuration sociologique et du côté des différentes radios et de leur programmation. Leur articulation débouche sur un certain nombre de rapports entre les deux ensembles de « faits ». Notre propos reflétera ici le point de vue des adolescents. Il considère une série de dénominateurs communs aux adolescents rencontrés qu’un certain nombre de points différencient par ailleurs. Dans un second temps, il conviendra d’articuler ces points de vue avec ceux des animateurs, de la radio, et peut-être de l’ensemble des jugements portés sur ce type de programmes.
Problèmes des jeunes
- Quels sont les sujets qui t’intéressent le plus dans cette émission ?
- Il y a des sujets sur ce qu’on peut avoir si on fait ci ou ça quoi, c’est intéressant de savoir. Nous on vit, mais on sait pas ce qu’on risque en fait si jamais il y a un problème, ça arrive quoi, c’est pas parce que je le ferais ou quoi c’est juste pour savoir (Clémence, 16 ans et demi, première L, Villeneuve d’Ascq, auditrice de Skyrock).
5L’écoute des « radios libres » au moment de l’adolescence est marquée par un désir de savoir ce que l’on risque si l’on se lance dans telles ou telle pratiques. Relation d’expériences, le témoignage rapporté des adolescents ou des jeunes adultes qui appellent est une des voies que prend l’information, voire la socialisation sur des sujets comme la consommation de drogue, les pratiques sexuelles, les formes de relations amoureuses, les actes délictueux (le vol par exemple).
- Tu penses qu’il y a des choses qui sont abordées dans l’émission qui sont des choses qui te concernent toi, qui concernent les gens que tu connais ?
- Je connais une fille qui a un copain et son copain il est relativement violent avec. Et donc l’émission de hier soir j’avais l’impression de la voir à travers le témoignage. Pas par rapport aux actes mais par rapport à comment il parlait.
- Tu en as parlé un peu ?
- Ce matin j’en ai parlé à la fille.
- A la fille même ?
- Ah oui, je lui ai dit. Moi, de toute façon je suis franche donc…
- Tu lui as dit quoi : « moi j’ai écouté l’émission hier » ?
- Oui, « j’ai écouté Skyrock. T’as pas écouté ? » Elle m’a dit : « non ».
- Elle écoute d’habitude ?
- Ça dépend des soirs en fait.
- Et c’est une auditrice de Skyrock ?
- Oui c’est une auditrice de Skyrock. Je lui ai fait : « t’as écouté Sky hier ? » et puis elle fait : « ben non ! », je fais : « c’est dommage parce que ça parlait un peu de toi, enfin moi j’ai entendu un sujet, ça m’a fait penser à toi ». - « Oui c’était quoi ? » Donc je lui ai expliqué le sujet et puis elle m’a dit : « ah bon c’est bizarre que tu aies pensé à moi, je savais pas que tu le savais ». Voilà, et après elle est partie parce qu’elle voulait pas en parler (Clémence, 16 ans et demi, première L, Villeneuve d’Ascq, Skyrock).
6La radio semble être un lieu, sinon le lieu privilégié quand on le compare à la télévision, à l’école, à la famille ou même au groupe des pairs, d’information des jeunes concernant les questions relatives aux relations et aux pratiques sexuelles. Leur abord à l’antenne, dans leur diversité, n’a rien à envier à la littérature sadienne. Y passe-t-il moins de désir et plus de vulgarité ?
- Et à l’époque qu’est-ce que tu aimais dans cette émission ?
- Ce que j’aimais c’est qu’ils parlaient de ces sujets et que ça permettait d’avoir une autre idée dessus, que j’avais pas forcément à cet âge-là en cinquième.
- Ces sujets, c’était quoi ?
- Ils parlaient des relations sexuelles et tout ce genre de choses. À chaque fois, ils racontaient leur expérience ou des problèmes qu’ils avaient et ça permettait de connaître.
- Tu as appris des choses en écoutant l’émission ?
- Ouais ! ouais ouais j’ai appris des choses bien sûr.
- Que tu n’aurais pas su par l’école ou par tes parents ?
- Ben oui ! Non, non, bon par les copines non, on aurait pas pu savoir parce qu’on était trop petite, par les parents non ça non, même si on en parle c’est autre chose et par l’école (inaudible) (Delphine, 16 ans, seconde internat, Toulouse, Skyrock, RFM).
Je trouve que c’est bien qu’ils parlent des maladies sexuellement transmissibles, parce qu’il y a des gens qui peuvent l’entendre, des jeunes filles qui tombent enceinte relativement tôt (Clémence, 16 ans et demi, première L, Villeneuve d’Ascq, Skyrock).
Dans les cités par exemple quand il y a des meurtres, des trucs des jeunes des cités, ils appellent pour dire vraiment ce qui s’est passé ou alors entre les couples, s’il y a une fille, je sais pas, elle a un problème avec son copain, ils appellent le copain pour savoir ce qui se passe ou alors si elle l’a rendu cocu ou quoi (Ludivine, 14 ans, Tourcoing, élève, Skyrock, NRJ).
7Les radios prennent une place spécifique par rapport aux parents, aux amis et aux enseignants. Mettant en scène des pairs dans un cadre ou leurs interventions sont médiatisées par des animateurs plus âgés (25-35 ans), elles offrent un espace d’entre soi dont le régime d’engagement n’est ni l’éducation, ni la pédagogie, non plus la morale mais la relation d’expériences. C’est pourquoi le rapport spéculaire qui existe entre la position d’auditeur et celle d’appelant (bien qu’il y ait sans doute un décalage sociologique, à confirmer, en termes d’âges) débouche autant sur une série d’identifications que sur la défiance, la critique et le point de vue autre. En effet, la relation spéculaire n’est pas ici contenue à deux subjectivités mais ressort à une série de tiers (les animateurs, les autres appelants).
- Généralement c’est des jeunes qui posent des questions. Ils les conseillent en leur donnant, par rapport à tout ce qui est vraiment important à savoir. Et c’est bien parce que généralement c’est des personnes de mon âge en plus donc comme ça j’ai la réponse à la question que je me posais.
- Tu penses que ça permet d’aborder des sujets qu’on ne peut pas aborder en famille par exemple ?
- Ouais
- Il y a des fois où tu aurais voulu prendre le téléphone, poser des questions ?
- Non
- Relater une expérience ?
- Non parce que généralement j’avais toutes les réponses que je me posais, j’avais les réponses à mes questions, donc j’avais pas forcément besoin de téléphoner pour avoir plus d’informations. Si vraiment je voulais avoir plus d’informations j’aurais téléphoné à mes parents, du moins j’aurais demandé à mes parents ou à ma mère plutôt.
- Tout ce qui concerne le sexe, tu trouves qu’ils en parlent comment toi ?
- Librement. Ça c’est bien je trouve.
- Il t’arrive d’en parler avec des copines, des copains ?
- Mmm
- À l’école ?
- Des fois, ça finit vraiment en débat qui est à la limite de la bagarre parce qu’on n’a jamais le même point de vue en fait. Mais des fois c’est bien aussi (Marie, 15 ans et demi, seconde, Lille, Chérie FM, NRJ, radios belges).
« Téléphoner à mes parents », la formule, quasi-lapsus, résume de façon signifiante le lien de certains adolescents aux « libres antennes », soit le mélange de la proximité et de la distance. Ce que permet le dispositif radiophonique, c’est la distanciation d’avec ce que représentent les parents, ce qu’il ne permet pas, c’est la proximité (possible) avec les parents. L’espace radiophonique ne trouve pas non plus d’équivalent dans les relations entre pairs. C’est ce qui fait sa particularité d’être un espace relativement unique, à l’intersection improbable d’un espace privé et d’un espace public, sous-espace public dont les frontières sont définies par une tranche d’âge. À la question de savoir ce qu’elle pense des auditeurs qui appellent les radios et qui relatent leur expérience, Marie répond : ça peut être bien parce que des fois ça les aide. Ils osent pas forcément en parler à des amis ou à leurs parents. Parler à quelqu’un qu’on ne connaît pas et qu’on ne verra peut être jamais, ça peut être bien, parce qu’ils diront pas telle chose après ou : « t’aurais pas du faire ça », tout ça quoi.
8La radio offre cette possibilité de n’être pas vu. Elle a cela en commun avec la psychanalyse de s’appuyer principalement sur la parole plutôt que sur l’image. Elle en récupère ce qui fait le sens de l’analyse, à savoir une possible mise entre parenthèse de l’imaginaire lié au regard. Est-ce que pour autant elle en récupère une parole pleine selon les termes de J. Lacan7 ? Nous retombons ici sur la valeur subjective d’une parole en radio, question que nous laissons (pour le moment ?) à l’appréciation des psychanalystes.
Je pense que l’attrait de cette radio c’est que justement ils parlent de ce que les jeunes ont parfois du mal à en parler8, et justement, si on sait pas à qui en parler, ni à ses parents, ni à ses frères et sœurs et tout ça, la radio c’est peut-être le meilleur moyen. Et puis par la radio on peut toujours rester anonyme ou quoi que ce soit, il y a des fois où sur Fun Radio ils donnent un prénom mais ils précisent que c’est pas le vrai prénom de la fille ou du garçon pour qu’il garde son anonymat (Jérémie, 17 ans et demi, Terminale L, Sainghin, Nostalgie, Chérie FM, Skyrock, Fun radio).
9On le voit, la parole en radio est aussi celle du possible masque (dissimuler son identité). Mais, plus encore, il y a un parallélisme nécessaire entre la possibilité qu’offre la radio d’y parler sans y être vu et celle d’écouter sans y être vu non plus. Jérémie a longtemps écouté les « libres antennes » ou antérieurement « Lovin’ Fun » en compagnie de son frère aîné dont il partageait la chambre. Pour autant il n’en a jamais parlé avec lui. Il l’explique dans ce propos : la radio est faite pour parler à quelqu’un quand on sait plus à qui parler, donc peut-être c’est ce qui justifie qu’on parlait pas entre nous de ça. L’exclusion des tiers spécialistes mise à part, cette phrase laisse entendre qu’il en est un peu de même pour l’écoute de ces « libres antennes » : l’écouter, pour certains adolescents, c’est le faire, à certains moments et dans certaines situations, dans une relation privative d’un partage avec autrui.
10La fonction et la place de la radio pour les adolescents relèvent d’une forme de lien contemporain et d’un moment propre à cet âge de la vie lié à la constitution d’un espace adolescent. Il y a un garçon qui a un problème chez lui, dit Sophie, il va appeler pour dire : « je suis plus chez moi, là je suis dans la rue, je sais pas quoi faire, je sais pas où dormir ». Et il y a tout de suite un auditeur qui va dire : « tu peux dormir chez moi ce soir ». L’entraide qui est ici mise en valeur est cet au-delà des liens familiaux ou de proximité. C’est donc un espace social spécifique, autre forme de proximité que les liens domestiques, que bâtissent les émissions de parole dans les libres antennes. Dire cela ne suppose pas de concevoir cet espace comme se manifestant exclusivement sous forme matérielle (héberger quelqu’un), mais aussi surtout sous forme imaginaire (une communauté d’entraide).
Pluralité des expériences et des points de vue
11L’espace public construit dans les « radios libres » n’est pas un espace de la délibération ou de la décision collective. Il est un espace de la pluralité des expériences et des points de vue.
- Ils parlent de quoi ?
- Je sais pas, de temps en temps, ce qui pourrait être marrant c’est : « je suis avec mon copain, il arrive pas à bander », comme ça. Ou de temps en temps, c’était une autre qui témoigne : « j’ose pas avoir des rapports sexuels avec lui, avec mon copain, j’hésite ». De temps en temps c’est comique, comme il arrive pas à bander ça me fait rigoler. (…)
- Il y a des fois, tu trouves qu’il faut être sérieux ?
- Ouais, de temps en temps quand même ils parlent sérieusement. Il y en a qui téléphonent, ils veulent rigoler, mais il y en a qui téléphonent, ils sont sérieux quand même. Je sais pas, c’est déjà arrivé, des gens qui téléphonent, des meufs qui témoignent parce qu’elles se sont fait violer, des trucs comme ça, faut pas rigoler non plus. Déjà ils ont le courage de témoigner, c’est déjà bien. Je trouve qu’avec ça il faut pas rigoler non plus. (…)
- Et tu trouves que Difool il est bien ?
- Ouais, il est bien en fait, parce qu’il sait quand il faut être sérieux et il sait quand il faut rigoler, je trouve, aussi. Il fait bien son boulot en fait, il est pas payé à rien foutre (Nicolas, 16 ans, au chômage, Lille, Skyrock, Fun radio).
12La particularité des « libres antennes » adolescentes réside dans l’impureté de leur registre discursif. Les cadres d’interprétation sont non seulement multiples, ce que permet plus que tout autre médium la radio, mais ils sont successivement très hétérogènes. On passe en quelques secondes d’un registre comique à un registre sérieux, d’un jeu à un témoignage, d’un canular à un « débat ». Ou, plus précisément, tous les propos sérieux se tiennent sur fond d’humour et tous les propos « délirants » sur fond de distance. C’est sans doute cette mixité de « déconnade » et de sérieux, de légèreté et de sincérité qui fait la caractéristique des « radios jeunes » et spécifiquement de leurs « libres antennes ». Et si, pour Nicolas, Difool n’est pas payé à rien foutre, c’est qu’il a et qu’il y a une fonction de Difool et de la radio. Cette fonction, c’est celle qui est attachée par Nicolas au sérieux de la radio. Par contre, il n’aime pas Arthur qui anime une émission sur Fun radio l’après-midi. On dirait qu’il se fout de la gueule de tout le monde quand il est à sa radio, lui.
13Pour Ludivine et Sophie, qui écoutent Skyrock, le format radiophonique doit être calibré. Elles aspirent à une radio qui ne soit pas trop sérieuse, elles y reconnaîtraient le style de radios d’informations pour adultes (mon père c’est BFM, un truc d’infos bien lourd, dit Ludivine), non plus un programme trop délire, parfois atteint à travers le style de Max dont elles trouvent qu’il déconne trop. Elles veulent une radio située entre ces deux pôles. Il faut pouvoir parler à certains moments de sujets très sérieux et ne pas s’épargner des conneries absolument délirantes à d’autres.
- Comment tu trouves les réactions des animateurs ou des animatrices ?
- Des fois, je trouve qu’ils sont un peu méchants par leurs réactions parce que des fois ils se moquent et je trouve que c’est pas très sympa quand même comme animateurs de radio. Mais des fois, ils ont de bonnes réactions aussi, ils arrivent à les rassurer, à les conseiller en fait sur ce qu’il faudrait qu’ils fassent plus tard par rapport à ce qu’ils faisaient là (Marie, 15 ans et demi, seconde, Lille, Chérie FM, NRJ, radios belges).
14Pour Jérémie, les discussions à l’antenne de Skyrock sont très sérieuses. Elles relatent pour lui de véritables expériences. Il donne comme exemple des histoires où des filles ont été plutôt brusquées par des garçons. Et ils leur conseillent de parler avec eux et puis si ça va vraiment pas de quitter. Et si vraiment c’est des trucs importants, là ils demandent à ce qu’ils aillent voir soit un docteur, soit un spécialiste.
- Comment tu trouves que sont traités les problèmes des jeunes sur la sexualité par exemple sur les antennes ?
- Très sérieusement je pense, parce que quand on écoute, on a l’impression qu’entre guillemets ils se foutent de la gueule des jeunes mais au résultat c’est des réponses très sérieuses et il y a toujours un apport, il y a quelque chose d’essentiel par dessus les rires qu’ils peuvent avoir en studio (Jérémie, 17 ans et demi, Terminale L, Sainghin, Nostalgie, Chérie FM, Skyrock, Fun radio).
15L’espace radiophonique a une consistance publique pour les générations qui ont écouté et qui écoutent les « libres antennes ». En effet, il semble bien que cet espace où se disent un certain nombre de témoignages ne soit, pour certaines personnes et a fortiori d’appelants, ni un espace secondaire ni un espace de la mascarade. Pourquoi une jeune fille appelle-t-elle une radio « jeune » pour raconter le viol dont elle a été victime ? Le dit-elle à cette occasion pour la première fois ? Ici, il conviendrait de compléter l’enquête auprès des appelants des radios.
- Le plus intéressant c’est quoi ? C’est quand les gens donnent leur avis, répondent ? Qu’est-ce que tu aimes bien toi ?
- Oui sûrement quand ils donnent leur avis. Parce que justement quand il y en a plusieurs qui donnent leur avis peut-être que justement faire la part des choses et prendre ce qui s’approprie le plus à la situation. (…)
- Et généralement c’est fructueux les échanges ?
- Je pense oui pour les personnes qui appellent. Je pense qu’ils ont trouvé une bonne solution en général, et puis pour moi je sais pas peut-être qu’un jour ça pourrait servir. Peut-être que si j’ai un ami qui est dans la même situation ou quoi que ce soit je pourrais lui donner ces avis-là, ce que j’ai déjà entendu de ça (Jérémie, 17 ans et demi, Terminale L, Sainghin, Nostalgie, Chérie FM, Skyrock, Fun radio).
16Ce que valorise Marie, 15 ans, c’est un espace de points de vue qui permet à l’auditeur de lui-même construire sa position. Il y a des thèmes qui sont intéressants. En plus ils demandent l’avis de tout le monde. En fait, c’est un peu des débats à la radio. Ça peut-être intéressant, comme ça on a le point de vue de tout le monde et on sait à peu près où se placer par rapport à quelque chose. Les sujets abordés peuvent être relatifs à la discrimination, au racisme, à la politique.
17Une autre façon de décrire cette dimension d’espace public est de la rapporter à la structure discursive que l’on peut dire « tournante » des émissions pour les adolescents.
- Il [Max] va faire ça selon que la personne lui plaît. Elle va l’encourager ou elle va lui dire : « ce que tu fais c’est pas bien ». Enfin il va dire tout simplement ce qu’il pense sans préjugés, sans convictions. Voilà, c’est le mot conviction que je cherchais.
- Et ça, ça te plaît ?
- Moi c’est pas comme ça que je réagirais déjà, je pense que si jamais j’étais animateur radio et que j’avais les mêmes cas qui m’arriveraient, je réagirais pas de la même façon, c’est-à-dire je répondrais pas exactement mot à mot la même chose. Je tiens pas absolument à penser comme lui, mais je pense pas avoir de préjugés, pas avoir de convictions. Je pense que c’est aussi comme ça que je réagis avec les copains quand ils me parlent de leurs problèmes (Richard, 16 ans, seconde SES, Villeneuve d’Ascq, Fun radio).
18La structure discursive est telle qu’il y a possibilité « d’occuper » la place de l’Animateur. Autrement dit, le dispositif tel que le décrit et l’expérimente Richard est un système de places où il est lui est possible, à reconnaître ce qu’il dit, d’occuper imaginairement la place du répondant face à l’appelant. C’est pourquoi il faut sans doute prendre en considération une série de structures discursives de positions. La première et peut-être la plus structurante est la triangulation animateur/auditeur/appelant. Par rapport à cette structure, l’auditeur peut occuper de façon privilégiée deux positions. L’une correspond en termes d’expérience sociale et psychologique à une certaine identification imaginaire avec l’appelant dont l’auditeur adopte le point de vue (c’est la « structure du témoignage », cf. infra). Cette identification au témoin peut tout aussi bien avoir une dimension spéculaire inversée : je me suis dit dans ma tête : « c’est pas moi qui irais là-bas », c’est pas moi qui irais là-bas, je voudrais pas aller là-bas, dit Nicolas (qui a arrêté l’école) après avoir entendu le témoignage d’un ancien prisonnier.
19Une seconde position sociale et psychologique réside dans l’adoption du point de vue de l’Animateur, c’est-à-dire de « l’autrui généralisé » qu’il représente en tant qu’il participe d’un espace public. Elle renvoie à la question implicite : « d’un point de vue général que faudrait-il répondre ? », c’est-à-dire d’un point de vue raisonnable étant donné la situation, les normes et les contraintes sociales et publiques (dire cela est une façon simplificatrice de caractériser un point de vue général puisque cela ne dit rien sur ce qu’il convient de dire, étant donné qu’il n’y a pas une et une seule position tenable « d’autrui généralisé »). Il reste que cette question tacite indique la position occupée et le travail intellectuel qui l’accompagne du point de vue de l’auditeur. En ce sens aussi, le point de vue de l’Animateur excède celui de l’animateur.
- Tu penses que Difool il comprend bien les gens qui appellent ?
- Il y a des moments on dirait qu’il s’en fout. Et c’est ça qui m’énerve en lui.
- Alors que tu penses qu’il y a des fois il faudrait pas s’en foutre ?
- Ouais. Parce que les problèmes que les jeunes ils ont, c’est pas lui qui les a, c’est pour ça, s’il se mettait à leur place, il serait pas pareil (Youssef, 15 ans, troisième, Tourcoing, Skyrock, Boomerang).
20Les auditeurs sont sollicités aussi pour donner des solutions. S’opère alors une sorte d’exhortation au partage des points de vue plus ou moins identiques en fonction du sexe et de l’âge de l’appelant.
Si j’appellerais, en fait c’est pas pour répondre à quelqu’un, une question, c’est pour envoyer un sujet. Ou s’il y a quelqu’un qui dit un sujet et que moi je pense pas la même chose que lui. Ça aussi ça me plairait bien de téléphoner à ça, pour faire la comparaison, le débat (Nicolas, 16 ans, au chômage, Lille, Skyrock, Fun radio).
On apprend pleins de trucs. Par exemple, un mec qui avait appelé, sa copine elle était musulmane, son père il l’avait renvoyée au bled et tout parce qu’elle sortait avec lui. On apprend sur les coutumes. Ils ont parlé du ramadan. On apprend sur les autres religions, sur les autres, les façons de penser et tout (Ludivine, 14 ans, Tourcoing, élève, Skyrock, NRJ).
21Pour les auditeurs de Skyrock, les problèmes relatifs au statut d’enfants d’immigrés sont récurrents. Ludivine raconte une histoire qui touche aux problèmes de racisme : c’étaient des rebeus. Ils se sont ramenés et ils se sont faits virer par le videur. En fait, ils avaient pas le droit. Donc ils [les animateurs] ont appelé la boîte. En plus, ils sont actifs. Donc, s’ils ont un problème, ils vont appeler. Du coup, ils ont appelé la boîte. Après ça les jeunes ont pu entrer. C’est tout, ils ont pas le droit normalement. Sinon, la radio aurait appelé la justice et tout. Qu’au-delà de sa valeur d’espace d’identification la radio ait pour les adolescents valeur d’espace public est ici manifeste quand elle est considérée comme une « instance procureur » qui agit au nom de la justice civique.
La valeur du témoignage
Quand on regarde vraiment le fond de ses émissions il n’y a rien quoi. Parce que c’est basé que sur des témoignages et les réponses qu’ils apportent elles ne sont pas non plus, elles ne vont pas changer la face du monde. Non, c’est jamais le gros débat (Delphine, 16 ans, seconde internat, Toulouse, Skyrock, RFM).
22Le témoignage est la forme radiophonique que désignent les adolescents quand ils disent ce qui les intéresse dans les « radios libres ». Ce que certains appellent l’interactivité est fondé plus précisément sur le témoignage. C’est l’expérience personnelle qui fonde ce qui est mis en commun et le discours que l’on peut tenir sur un « problème » ou une « question » posée dans l’émission.
A la limite, je pourrais témoigner juste si c’est pour aider quelqu’un, enfin j’aurais une réponse assez intéressante, je pourrais lui exposer ma version des choses, là oui j’appellerais, mais c’est tout quoi. Mais bon en général les problèmes qu’ils posent ça m’est jamais arrivé ou des trucs comme ça (Delphine, 16 ans, seconde internat, Toulouse, Skyrock, RFM).
- Et c’est quoi la plupart du temps le genre de questions qui sont posées ? Il y a des trucs qui reviennent souvent ?
- Bien si c’est une arabe, une française c’est pas la même mentalité. Souvent il y a des gens ils mettent enceinte. Alors ça tu l’entends tout le temps. Obligé, tous les jours tu entends un mec qui a mis enceinte cette fille : « qu’est-ce que je dois faire ? » En plus ils sont jeunes ou alors c’est le père qui a porté plainte contre le gars parce que c’est détournement de mineur, elle est enceinte.
- Et il y a d’autres sujets qui arrivent souvent comme les filles qui sont enceintes ?
- Ils disent : « comment je vais dire ça à mon père ? à ma mère ? » ou alors elle peut plus avorter et elle a peur ou des choses (Youssef, 15 ans, troisième, Tourcoing, Skyrock, Boomerang).
23On ne saurait manquer de noter que les sujets qui intéressent tel adolescent sont relatifs aux problèmes personnels ou sociaux qui sont susceptibles de constituer sa situation sociale. Le témoignage est couplé à une seconde dimension, située cette fois-ci du côté de la réception : la valeur d’exemple lié au fait de se retrouver dans la même situation que celui qui témoigne. Nicolas se « retrouve » dans les garçons qui appellent. Chaque fois ils expliquent qu’ils fument et tout et en fait c’est comme moi en fait (rires). Ils sont comme moi en fait, dit-il.
24Ludovic alterne, lui, le ils qui l’exclut des auditeurs qui expliquent leurs problèmes à la radio, et, parlant des mêmes personnes, le on qui a pour effet de l’inclure dans cette population proprement dite. Le on inclusif si fréquent risque d’en devenir anodin. Support d’une identification, il se manifeste toutes les fois que les adolescents interviewés se sentent « concernés » par le dispositif qui est proposé. Ce on est aussi le on de la représentation, groupe d’appartenance par rapport au sociologue intervieweur, jeunes par rapport aux adultes.
- Sinon j’aime bien quand les gens ils téléphonent pour témoigner, ils racontent leur vie et de temps en temps c’est intéressant.
- Qu’est ce que tu as trouvé d’intéressant ?
- Bien, il n’y a pas longtemps, il y a quelqu’un qui a téléphoné et il a expliqué comment il était en prison et tout, comment c’est. En fait, c’est intéressant. Et après il y a des autres personnes qui ont eu le même truc, qui ont été en prison et qui en parlent et ils téléphonent et ils discutent ensemble et on entend qu’est ce qu’ils disent et puis en même temps on entend c’est quoi la prison, vous voyez le truc, c’est quoi la prison, c’est pas comme à la télé, ils expliquent la réalité.
- C’est pas comme à la télé.
- Ouais, la télé, je sais pas, là ils disaient la vérité et je sais pas quand on voit des émissions à la télé, je trouve que c’est pas pareil, de toute façon la télé j’aime pas trop (Nicolas, 16 ans, au chômage, Lille, Skyrock, Fun radio).
25Le témoignage à la radio est crédité pour Nicolas d’une authenticité qu’il oppose au traitement que fait subir la télévision. Aux infos, ce qu’ils avaient raconté, c’était n’importe quoi, dit Noémie. Finalement, on a su la vraie version. On apprend plus les vrais trucs sans par exemple écouter BFM. C’est par le témoignage et non par les informations et les journalistes que l’on apprend la « vérité ». Autrement dit, l’espace public du témoignage diffère de l’espace public journalistique. Tandis que le premier est valorisé, le second est déconsidéré. Un contre-pouvoir est attribué à la « radio libre ». Par exemple, ajoute Noémie, c’est dans les cités en fait, je me rappelle de cette histoire. Le pitbull, ils avaient raconté que c’était les pompiers qui avaient pris le chien et tout alors que c’était un type. Il s’était même fait mordre trois, quatre doigts pour retenir le pitbull. Ils avaient menti sur l’endroit. Ils avaient tout arrangé de manière à ce que ce soit les pompiers qui avaient tout sauvé la situation alors que c’était un type de là-bas. Des fois, les gens ils appellent pour raconter ce qui s’est vraiment passé. Parce que des fois, ils masquent un peu la vérité.
Conclusion : la place sociale de la radio
26Le lien à la radio des adolescents, entre proximité et distanciation, doit être non seulement rapproché de la valeur qu’y prend le témoignage et mais aussi de la place sociale du média radio. Il semble que la dimension institutionnelle du média est beaucoup plus marquée pour la télévision que pour la radio. En effet, il est possible de concevoir la télévision (privée et publique) à la fois comme socialement plus légitime mais aussi plus institutionnelle que la radio. Plus légitime, elle l’est parce qu’elle associe le pouvoir de la représentation (visuelle) à celui de la présentation. Plus institutionnelle parce que sans doute plus soumise au contrôle de la puissance publique (en témoigne à titre d’exemple la signalétique des contenus). Le dispositif télévisuel est légitime dans ces deux sens : on ne peut mentir sur son image ; les contraintes d’espace public y sont plus fortes. La gratification d’une moindre institutionnalisation semble être un trait social du média radiophonique.
Notes de bas de page
1 Hugh Dauncey and Geoff Hare, « French Youth Talk Radio: the Free Market and Free Speech », Media, Culture and Society, vol. 21, no 1, janvier 1999, p. 93-108.
2 Les adolescents écoutent en priorité des radios nationales. Ce n’est que plus âgés qu’ils se porteront vers les radios locales (associatives, de type universitaire par exemple, ou privées). Sur ce point, nous renvoyons aux enquêtes d’audience de Médiamétrie.
3 Nous nous en tiendrons à la grille du début de l’année 2001. Sur Le Mouv’, c’est Nico, le technicien-réalisateur, qui forme avec l’animatrice un binôme à l’antenne. Nous développerons ailleurs la signification du registre amical et domestique auquel réfèrent les prénoms, diminutifs et surnoms des animateurs des « radios jeunes ».
4 Europe 2, Fun Radio, Nostalgie, NRJ, Skyrock, RFM, Chérie FM, RTL 2. Il s’agit des chiffres d’audience cumulée. Source : Enquête 75 000 + Radio Médiamétrie. Ensemble de la population française des 11 ans et plus. Ils portent sur la période décembre 1999 à mars 2000, du lundi au vendredi, de 5 h00 à 24 h00.
5 Europe 1, France Inter, RMC, RTL, Sud Radio.
6 Nous avons mené avec Arnaud Choquet, ingénieur de recherche, une enquête par entretiens en 2000 et 2001 auprès d’une cinquantaine d’adolescents de 15-16 ans sur les agglomérations de Lille et de Toulouse. Cette recherche sociologique a été réalisée sur contrat du département des études et de la prospective, service du ministère de la Culture.
7 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Les Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 237-322. Bien que les psychanalystes n’interviennent publiquement jamais sur ces objets, il faut supposer sévèrement critiques et sans concession les controverses qu’une grande majorité d’entre eux pourraient engager sur les programmes audiovisuels de « psychologie populaire » au regard des hypothèses et des exigences fondées sur l’accès à l’inconscient et sur la méfiance, sinon la condamnation des manifestations, mêmes verbales, par trop imaginaires. Leur interrogation pourrait être celle-ci : parler de soi à la radio (ou à la télévision), cela a-t-il jamais vrai- ment aidé quelqu’un ? Ce n’est là qu’une forme de la critique faite à ces programmes. Certains de nos collègues sociologues ne sont pas en reste. Les parents et les adolescents eux-mêmes formulent des condamnations. Nous n’aborderons pas ici ce point de la « critique » (qui a un support institutionnel à travers la surveillance qu’exerce en France le Conseil supérieur de l’Audiovisuel). Il semble que les enjeux sociaux constitués par la rencontre entre des milieux cultivés et certains programmes écoutés par les milieux populaires représentent une dimension non négligeable de l’objet. Dans son enquête sur la réception de la série Hélène et les garçons, Dominique Pasquier avait rencontré un ensemble de questions similaires à celles qui accompagnent notre objet. D. Pasquier, La culture des sentiments, L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris : Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 1999.
8 Les phrases à double entente sont le lot ordinaire des discours. L’enregistrement permet de les faire apparaître là où la conversation ordinaire ne peut les entendre, dès l’instant qu’ils ne font pas saillance au moment de leur énonciation, à l’instar d’un lapsus par exemple.
Auteur
herve.glevarec@univ-lille1.fr
Chargé de recherche au CNRS (Centre Lillois d’Études et de Recherche Sociologiques et Économiques). Il a publié : France Culture à l’œuvre, Dynamique des professions et mise en forme radiophonique, Paris, CNRS Éditions, 2001 ; et avec Guy Saez : Le Patrimoine saisi par les associations, Paris, La Documentation française, 2002.
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