La place des femmes dans le vignoble bordelais
p. 141-156
Texte intégral
1Les femmes sont massivement entrées, en France, dans le monde du travail après la Seconde Guerre mondiale, continuant à participer à « l’effort de guerre ». Pendant la période de guerre, il vaut mieux parler d’une entrée par défaut puisqu’elles se substitueront aux hommes absents. En réalité, il faudra attendre les trente glorieuses pour qu’elles y trouvent véritablement une place (Battagliola, 2004). Il ne s’agira pas d’y prendre une place à part entière où elles auraient exprimé la totalité de leur force de travail mais bien plus de subir une nouvelle forme de discrimination vis-à-vis des hommes. Elles quittent finalement un corset pour en trouver un autre où elles cumuleront les tâches domestiques avec les tâches professionnelles (Schweitzer, 2002).
2Cet accès des femmes à la sphère de la production est à considérer au même titre que d’autres processus de libération de certaines minorités comme celui des peuples colonisés. Mais, il possède aussi des fondements économiques. La société capitaliste qui émerge et se développe dans l’après-guerre en se fondant sur la consommation de masse a un besoin de main-d’œuvre jusque-là inconnu, de main-d’œuvre de tout type et bien sûr féminine1.
3Dans le monde de la production agricole, la présence des femmes est ancienne, sûrement pérenne dans le temps. Les femmes, à côté des tâches domestiques (parfois confiées aux femmes trop âgées pour des travaux difficiles à l’extérieur) et de reproduction, accompagnent les hommes à l’extérieur, cumulant une double activité et ce, même en temps de paix (Grégoire, 1965). Dans le monde agricole, les femmes semblent appartenir tant à la sphère reproductive qu’à la sphère productive (Kergoat, 2000, p. 36). Dans la sphère productive, il n’y a pas, malgré tout, une indifférenciation entre homme et femme mais plutôt une complémentarité, les tâches sont en effet réparties par sexe. Dans les sphère reproductive et domestique, seules les femmes interviennent, parfois accompagnées de groupes sociaux spécifiques2. Malgré tout aujourd’hui, on ne remarque que peu de figures féminines dans les institutions du pouvoir (syndicalisme, coopération, etc.). Le monde agricole possède encore une image conservatrice du fait d’une forte présence masculine aux postes de pouvoir. Cette image masque une réalité plus complexe et la ségrégation verticale cache une atténuation de la ségrégation horizontale. En effet, l’augmentation de la technicité dans les pratiques agricoles a permis aux femmes, par les études, d’avoir accès à certains emplois nouveaux (conseillers agricoles, etc.) ou à d’autres jusque-là réservés aux hommes grâce à une transmission générationnelle de savoir-faire.
4De façon générale, le monde viticole ne déroge pas à ces phénomènes ségrégatifs. Mais plus encore, la production de vin, contrairement à bon nombre d’autres productions agricoles, possède une singularité. En effet, du cep à la bouteille, l’étape de la fermentation est indispensable. Les femmes, jusqu’à une période somme toute récente, se sont vues exclues tout ou partie de cette étape, touchées par un tabou. La fermentation et son alchimie étrange et difficilement maîtrisable jusqu’à la naissance de l’œnologie moderne était considérée comme menacée par la présence de femmes ayant, elles aussi, une activité physiologique considérée tout aussi bouillante et contradictoire. Les femmes menaçantes seront alors exclues du processus de production du vin, de la fin de vendanges jusqu’à la mise en bouteille, exclues de l’espace consacré à ces opérations : le chai. Les femmes dans le monde viticole furent donc touchées à la fois d’une ségrégation spatiale et temporelle (Lefevre, 2009).
5La levée progressive de ce double tabou concomitante d’autres transformations du statut social féminin (Maruani, 2006) a permis aux femmes de faire leur entrée dans les chais et d’envisager de participer et d’accompagner la fabrication du vin. Cette levée correspond aussi à la possibilité progressive donnée aux femmes de consommer du vin sans pour autant que cette pratique soit considérée comme dévalorisante (Corbeau, 2004).
6Cependant, cela n’implique évidemment pas une remise en cause de la division du travail jusque-là consacrée et légitime. L’intégration des femmes dans les phases clés de la fabrication du vin fut lente. Elle a été accompagnée et permise par l’éclosion d’un faisceau de mutations complexes dont le monde viti-vinicole a été, comme d’autres sphères, touché :
- la fin d’un ordre consacré avec l’apparition de nouveaux pays productions concurrençant les anciens pays producteurs ;
- l’apparition de nouveaux types de consommateurs cherchant un goût de vin inusuel jusqu’à peu encore et n’entrant pas forcément dans les codes du bon goût classique.
7Ainsi ces nouveaux consommateurs vont-ils aussi apprécier un vin si celui-ci possède des valeurs en cohérence avec les grandes idéologies contemporaines comme par exemple la protection de l’environnement ou s’il est issu d’une minorité à défendre ou du moins à soutenir (Velasco-Graciet, 2009). On entend en effet parfois parler de vin de femme, le fait que sa production serait un acte féminin lui donnerait des qualités qu’un vin « fabriqué » par un homme n’aurait pas. Il semble s’agir pour le consommateur, par cet acte d’achat, d’être solidaire de cette minorité que sont les femmes et de participer à leur libération du carcan masculin ; une certaine façon de se positionner et de « penser » la domination (Bourdieu, 1998). Il existerait donc un vin DE femme, celui produit par une femme, il en serait le reflet, en contiendrait toute la cosmologie féministe contemporaine mais il n’aurait pas un sexe, contrairement à ce poncif encore vivace dans les années 1990 : « les vins blancs sont des femmes, il faut les cueillir dans leur jeunesse, contrairement aux excellents vins rouges qui sont des hommes et fournissent des vieillards subtils et vigoureux » (Tap et Zaouche-Gaudron, 1999).
8En considérant qu’ouvrir la sphère de la production de vin aux femmes est une réponse à une demande particulière spontanée ou construite par les faiseurs d’opinions (médias ou dégustateurs), nous posons pour hypothèse que la production de vin aux femmes est une innovation sociale, technique et économique permettant de mettre en cohérence la demande contemporaine et l’offre.
9Or le vignoble bordelais possède une image voire une réputation qui apparaît opposée à toute ouverture sur une quelconque innovation. En général, on ne lui attribue que peu de capacité à intégrer quelque mutation que ce soit. N’entend-on d’ailleurs pas que le vin de Bordeaux est un vin de l’offre et aucunement un vin de la demande et ce, contrairement aux vins des nouveaux pays producteurs qui eux « surfent » sur les modes pour produire des vins en accord avec les fluctuations d’une demande mondiale versatile ?
10L’image du vignoble bordelais est incontestablement associée à un espace fermé. Cette image s’explique en partie par le système de commercialisation qui fait du négoce l’acteur privilégié fermant les châteaux sur l’extérieur. La fermeture spatiale du vignoble est aussi communément attribuée à la place de la bourgeoisie propriétaire, une bourgeoisie que l’on dit figée, sans souci ostentatoire et marquée par l’éthique protestante.
11Mais rien n’est moins sûr et qui relirait l’histoire verrait une tension entre cette image et la réalité de la construction et le développement du vignoble bordelais. D’aucuns ne pourraient dire que le vin de Bordeaux tel qu’on le déguste aujourd’hui est l’aboutissement temporaire d’une succession d’étapes historiques et qu’à chacune d’entre elles, les élites ont su adapter le goût du vin produit aux demandes fluctuantes des consommateurs extérieurs (notamment les Anglais). Cette capacité d’adaptation a permis de façon récurrente de revisiter les savoirs et les savoir-faire tout en intégrant au sein de la communauté des étrangers, porteurs d’innovations à chaque niveau de l’échelle des métiers3.
12Si nous prenons comme acquis et en opposition à son image communément véhiculée que le vignoble bordelais et la communauté qui le structure possède historiquement une capacité d’ouverture et d’intégration d’innovation, et si nous considérons comme une innovation sociale et technique l’entrée des femmes dans le monde de la vigne et du vin, nous posons comme hypothèse de travail que le vignoble bordelais intègre aujourd’hui les femmes en son sein non par éthique d’égalité mais parce que cette intégration constitue un atout économique majeur apte, en partie, à adapter l’offre à une demande toute nouvelle et en cohérence avec les idéologies contemporaines. Cet article ne constitue que la première étape d’une étude plus ample.
Ségrégation versus intégration à travers des portraits4
13À travers quelques portraits de femmes, nous mettrons en évidence la manière dont les femmes se sont intégrées dans le vignoble bordelais, les permanences et les mutations de leur situation familiale, professionnelle et sociale. Le territoire viticole bordelais5 est en effet animé par des femmes aux profils divers6.
Carte no 1 – Appellation du vignoble bordelais

14Une première entrée dans le vignoble se fait par l’accession à la propriété. Même si cet univers est majoritairement masculin, plusieurs femmes apparaissent et revendiquent leur place. Dans cette sphère, on trouve en premier lieu les héritières. Bien sûr le phénomène n’est pas contemporain, puisque déjà, en 1850, le baron Joseph de Pichon Longueville partagera son domaine entre ses cinq enfants, filles et garçons sans distinction, contraint par les règles égalitaires de la Révolution. La transmission aux femmes se perpétuera puisque en 1978, May Eliane (épouse du général de Lencquesaing) devient propriétaire et administratrice du château. Mais le cas est marginal jusqu’au milieu du xxe siècle comme si les propriétaires de châteaux n’avaient pour enfants que des garçons.
15C’est sûrement avec Philippine de Rothschild qui abandonne sa carrière de comédienne pour succéder à son père, Philippe, en 1988 que s’affiche clairement une allure plus féminine dans le vignoble bordelais. Aujourd’hui, à l’âge de 75 ans, elle est avec ses enfants propriétaire de Mouton-Rothschild, des châteaux d’Armaillac, Clerc-Million et Barond’Arque, de vignes en Californie et au Chili. Elle pilote aussi la célèbre marque Mouton-Cadet et reste l’actionnaire majoritaire de la société Baron Philippe de Rothschild SA.
16Avec ces deux « grandes dames », le ton était donné et se dessinait une nouvelle image à ce vignoble considéré comme fermé et conservateur. Aujourd’hui cette impulsion semble se maintenir et s’affirmer. À titre d’exemple, Lucien Lurton, père de dix enfants dont cinq filles, a transmis en 1992 l’ensemble de son patrimoine en lots égaux ; trois de ses filles sont aujourd’hui investies et reconnues dans le vignoble : Marie-Laure Lurton-Roux avec La Tour de Bessan en Médoc, Sophie Lurton-Cogombles avec Château Bouscaut dans les Graves et la benjamine Bérénice Lurton qui préside, depuis l’âge de 22 ans, aux destinées du Château Climens dans le Sauternais7. Nous pouvons également citer en appellation Saint-Émilion, Christine Vallette qui depuis 1980 dirige le Château Trolong-Mondot. Dans ses entretiens avec Gilles Berdin (Berdin, 2010), elle souligne qu’au départ à la retraite de son père8, ce dernier lui confie l’exploitation familiale bien qu’elle soit alors totalement étrangère au monde du vin.
17La grande majorité de ces femmes avaient imaginé et entamé leur vie (au niveau de leur profession en tous les cas9) en dehors du vignoble et du destin familial. Elles ont été en quelque sorte rattrapées par leur héritage. De plus, ces viticultrices se donnent pour devoir de maintenir l’assise territoriale familiale représentée par l’exploitation viticole héritée en justifiant (leur choix ou leur non-choix) par un système argumentaire fondé sur leur lien affectif avec la terre et le château.
18Les épouses constituent un autre type de femmes ayant accédé à la sphère viticole. Une de ces « épouses » emblématique est Florence Cathiard, alter ego de Daniel Cathiard, tous deux propriétaires du château Smith Haut Lafitte en appellation Pessac-Léogan. Ces anciens skieurs de haut niveau, ayant fait fortune dans la grande distribution, ont racheté en 1989 ce vignoble prestigieux de 55 hectares. F. Cathiard promeut sur la place de Bordeaux10 et à l’étranger leurs crus. De plus, elle est « l’animatrice » du château dont elle ouvre largement les portes pour une clientèle cosmopolite, château (de la cuisine à la salle de dégustation) devenu la vitrine des vins de Smith Haut Lafitte. C’est aussi à une femme, Alice Cathiard (fille du couple), que revient la gestion du spa Les Sources de Caudalie et de l’ensemble des activités (cosmétiques et œnotouristiques) qui lui sont liées.
19Si dans le cas de Smith Haut Lafitte, F. Cathiard est dans la lumière, c’est parfois dans l’ombre que les épouses accompagnent leur mari et prennent place au sein de la propriété. Lors d’entretiens menés auprès de propriétaires exploitants, il est très fréquent que leurs épouses apparaissent dans leur discours et qu’ils leur rendent hommage. Ainsi Jean-Luc Thunevin et son épouse Murielle Andraud sont associés dans la création de leur « vin de garage11 », vinifié à partir des raisins de 10 hectares de vignes situées en appellation Saint-Émilion. Dans ce couple il est intéressant de constater que la médiatisation se fait autour du « bouillant » J.-L. Thunevin, gérant des exploitations et qui en assure la commercialisation et la communication. Mais dans ce couple, c’est son épouse qui, plus discrètement, dirige les équipes techniques.
20Le rôle des épouses quoique discret (plus ou moins) et officieux est bien à prendre en compte, comme en témoigne la réflexion d’une des rares courtières en vin de la place bordelaise, Anne Gibaud. Dans un article de L’Amateur de Bordeaux (Claisse, 1999), elle constate en prospectant dans le vignoble pour établir son carnet d’adresse, que « les femmes participaient au travail, mais pas à la vente. En réalité, elles pesaient beaucoup sur les décisions. C’était l’homme qui signait le bordereau, mais après en avoir discuté avec son épouse… ». Forte de ce constat, A. Gibaud se fixe, pour chaque rendez-vous, la règle de ne jamais « demander Monsieur… » (Claisse, 1999, p. 42).
21La dernière catégorie des femmes du vignoble est celle des diplômées. Après un cursus scolaire et universitaire, elles trouvent une place légitime dans les chais. Un seul portrait peut étayer cette caractéristique (lien entre études et légitimation), celui de Caroline Frey âgée de 31 ans. Si elle est certes la fille de « quelqu’un » – son père Jean-Jacques Frey a en effet fait fortune dans l’immobilier, le champagne, le vin et les énergies renouvelables – c’est de son savoir-faire technique que vient sa reconnaissance dans le monde du vin. Son diplôme d’œnologue obtenu en 2003, elle rejoint en 2004 le château La Lagune, troisième grand cru classé où elle connaît une belle reconnaissance.
22Les femmes, propriétaires ou épouses de propriétaires, semblent sortir de l’ombre, ce qui prouverait que le fait d’être une femme n’est pas un handicap pour devenir propriétaire d’une exploitation viticole. S’inspirant d’une démarche classique, elles participent à la reproduction sociale, maintenant dans la famille le patrimoine et le statut social qui lui est lié. Néanmoins, rien ne va de soi et les récits de leur parcours montrent qu’elles sont, d’une façon ou d’une autre, dans l’obligation de prouver leur légitimité, leur statut de fille « de » ou « d’épouse de » ne suffisant pas.
23Leur statut d’héritière dans un milieu masculin, marqué dans le travail par des habitudes prégnantes, les oblige à avoir, au départ, une posture d’observatrice, d’autant plus que nombre d’entre elles reconnaissent comme C. Valette (Berdin, 2010) : « C’était un peu angoissant parce que je n’y connaissais rien. » Rapidement, elles cherchent dans l’exploitation ou à l’extérieur l’aide d’un tiers qui s’avère être techniquement légitime. Certaines d’entre elles trouvent de l’aide de manière opportune auprès de leurs époux, œnologue comme M. Falcy, époux de d’Armelle Cruze héritière (avec ses 3 sœurs) et exploitante du cru bourgeois Château du Taillanen-Médoc, ou ingénieur agronome comme Laurent Cogombles, époux de Sophie Lurton. D’autres s’appuient sur les maîtres de chai au sein de la propriété ou ont recours à des œnologues-conseil. Enfin, si généralement leur sérieux est un gage d’intégration dans la profession, la grande majorité se forme a posteriori aux métiers de la vigne et du vin notamment par l’obtention de diplômes en œnologie. Ces parcours d’installation, à petits pas, sur le territoire viticole, apparaissent en parfaite adéquation avec le fonctionnement feutré du territoire viticole bordelais.
24Une attention plus soutenue de leurs charges au sein de l’exploitation montre que ces dernières effectuent globalement les mêmes tâches que les propriétaires exploitants hommes. Néanmoins, les entretiens et la lecture de la presse spécialisée12 montrent que ces femmes ont un rôle particulièrement actif dans la commercialisation des vins et ce, quel que soit leur statut personnel ou professionnel, et qu’elles sont motrices dans le développement de l’activité oenotouristique. Cette appétence pour l’ouverture de la propriété, cette sensibilité pour le tourisme est d’ailleurs à l’origine de l’association de viticultrices Les Médocaines. En 2005, quatre viticultrices13 lient connaissance dans le cadre de la commission de promotion de l’Alliance des crus bourgeois du Médoc. « Nous avons proposé à la commission d’ouvrir nos propriétés au tourisme viticole afin de promouvoir nos vins de façon ludique », raconte Armelle Falcy-Cruse14. « Mais tous les hommes ont refusé de s’investir dans ce projet. » Ensemble, elles (sans homme) imaginent des produits autour de l’œnotourisme. Aujourd’hui, elles proposent à des touristes du monde entier de participer aux vendanges, de découvrir les méthodes de vinification ou de réaliser leurs propres assemblages dans le cadre d’ateliers conviviaux : « ces ateliers sont axés sur le plaisir, poursuit Armelle Falcy-Cruse. Nous essayons de démystifier le vin, de le rendre à la fois plus convivial et plus abordable. » La figure emblématique de Sylvie Cazes-Régimbeau vient confirmer cette dynamique du territoire viticole bordelais donnée par les viticultrices. En effet, l’emploi du temps de Sylvie Cazes Régimbeau se partage entre la présidence du directoire des domaines Jean-Michel Cazes15, des activités œnotouristiques comme le Relais & Châteaux de Cordeillan Bages, l’agence de voyage spécialisée Bordeaux Saveurs Voyages et son mandat de conseillère municipale à la mairie de Bordeaux16.
25Toutes ces femmes sont donc des actrices du vignoble, mais se considèrent-elles comme une catégorie à part ou bien ont-elles une volonté de créer une solidarité de genre sur le territoire ?
26Lors des entretiens menés, si certaines comme Sylvie Cazes considèrent que la question du genre n’avait aucun intérêt, généralement, la plupart d’entre elles reconnaissent que si leur travail est identique à celui des hommes, le cœur de la légitimation se trouve dans leur reconnaissance au sein de la profession et de la prise en compte de ce qu’elles nomment une certaine « sensibilité féminine ». C’est dans ce but de reconnaissance que sont nées des associations et synergies. Ainsi, en 1994, Françoise de Wilde (Saint-Émilion) créée l’association Les Aliénor du vin de Bordeaux, souhaitant donner une organisation formelle à la tribu des femmes du vin. La féminité est désormais devenue un argument de vente : « Nous sommes douze femmes, issues d’autant d’appellations différentes, ce qui nous permet de commercialiser une caisse Aliénor contenant une bouteille de chacune de nos propriétés », explique Catherine Craveia-Goyaud, du Château Roumieu (Barsac), l’actuelle présidente des Aliénor17. Ensemble, elles se retrouvent pour conduire des opérations de promotion et participent notamment à de multiples salons professionnels.
27Dans tous les cas de figures, les revendications ressortant des discours ne sont pas de facture féministe et aucun âpre combat d’opposition et de revendication n’est mené. Ces femmes cherchent avant tout et pourrait-on dire simplement à se faire reconnaître dans un univers masculin afin d’exprimer une sensibilité autre.
Les femmes dans le vignobles : approche quantitative
28Notre analyse, au-delà de ces portraits, s’intéresse à la place des femmes dans le vignoble bordelais. Une approche quantitative a été menée à travers le recensement des propriétés et des vignobles conduit par B. Boindron pour les éditions Féret paru en 2007 (Boindron, 2007). Même si ce recensement n’est pas exhaustif, il permet néanmoins de dégager de grandes tendances. Pour chaque propriété, les métiers sont distingués et le nom de la personne exerçant l’activité mentionné. Ainsi, nous avons construit trois catégories regroupant de la façon la plus homogène possible plusieurs types d’activités que nous avons considéré comme proche. La première catégorie appartient à la sphère du pouvoir, elle regroupe l’ensemble des personnes exerçant des activités relatives à la gestion financière des propriétés (propriétaires, gérant, etc.). La seconde révèle la sphère technique et on y trouve les œnologues, les chefs de cultures, les conseillers techniques, etc. Enfin la troisième reflète la sphère commerciale et inclut les conseillers commerciaux, les agents marketing, etc. L’objectif de ce travail est de mettre en évidence la part des femmes sur la population totale (hommes et femmes) par catégorie et par appellation (par exemple la part des femmes œnologues dans l’AOC Pessac-Léognan)18. Le meilleur moyen pour les géographes d’exprimer les différences spatiales, si elles existent, est de les cartographier.
29Au vu de la carte no 2, on voit que les femmes appartenant à la sphère du pouvoir (pouvoir que nous lions à la possession ou à la gestion financière) sont partout présentes, sur l’ensemble des appellations. En 2007, il apparaît que la transmission s’opère de façon indifférenciée entre garçons et filles. Le monde des affaires viticoles ne distingue pas ou de façon marginale les héritiers selon leur sexe et ce, contrairement au monde industriel. On peut à ce propos reprendre les paroles de F. Mauriac qui pourraient expliquer cette ouverture aux femmes du monde des affaires dans ce milieu bordelais perçu comme fermé et conservateur : « Ma tante m’enseignait qu’il est méprisable de s’adonner à tout autre commerce que celui du vin. »
Carte no 2 – Les femmes dirigeantes par appellation

30De la même façon, les femmes font leur entrée dans la sphère technique et participent à la production du vin. Si la levée progressive du tabou de leurs relations inharmonieuses avec le vin dans sa phase de fermentation a permis une avancée, c’est aussi par leur accession au savoir que cette entrée fut et est possible. Si le savoir en matière de pratiques viticoles s’est longtemps transmis de génération en génération, d’oreille d’homme à oreille d’homme pourrait-on dire (on observe des lignées masculines de chefs de culture ou de maîtres de chai), l’augmentation de la technicité dans les différents processus de fabrication du vin a rendu nécessaire un apprentissage extérieur. Exclues d’un processus de filiation et d’une reproduction endogène du milieu réservés aux hommes, les femmes ont donc trouvé une place en s’imposant par et grâce à une reconnaissance extérieure conférée par des institutions d’apprentissage et matérialisée par un diplôme. La carte no 3 montre que les femmes participant à la production sont bien réparties sur l’ensemble du territoire bordelais et sont présentes dans la grande majorité des appellations. Malgré tout, un zoom fait sur les femmes œnologues montrent que, pour cette activité, leur répartition n’est pas égale quelles que soient les appellations. Elles se concentrent plutôt sur la rive droite de la Garonne et dans sa partie méridionale du territoire viticole bordelais. Elles exercent de façon marginale dans les appellations les plus septentrionales et souvent les plus prestigieuses ou du moins les plus renommées : Médoc, Haut Médoc, Margaux, etc. Une analyse plus qualitative s’imposerait ici pour expliquer cette répartition spatiale des femmes œnologues illustrée par la carte no 4.
Carte no 3 – Appellation du vignoble bordelais

Carte no 4 – Les femmes œnologues par appellation

31Enfin, c’est dans la sphère commerciale que les femmes sont le plus représentées tant géographiquement que numériquement (carte no 5). Elles endossent (et bénéficient finalement) ici un stéréotype assez classique des discriminations qui veut que les succès du commerce reposent, en partie, sur les qualités de présentation physique du vendeur ou que la chaleur de l’accueil soit liée au genre sexuel du guide. Autant dans la sphère de production, la féminité ne semble pas jouer, dans la sphère commerciale, la féminité apparaît comme une valeur ajoutée aux diplômes acquis.
Carte no 5 – Les commerciales par appellation

32La question de fond, question sans réponse en guise de conclusion, est de savoir s’il existe un vin de femme, différent par son goût et sa qualité des vins produits par des hommes. Le genre du vigneron, une femme ou un homme, serait-il un élément de singularité de la qualité du vin produit, jouant comme le sol ou le climat ? Aucun élément objectif ne peut être pour l’instant avancé sur ce sujet, nous restons ici et sûrement pour longtemps dans la sphère du subjectif. Ainsi certains pourront dire que de boire un vin de femme est boire un vin produit par une minorité et par cela, participer, en acte, à un mouvement de libération d’une minorité. D’autres y verront un élément de communication comme un autre à seule visée commerciale. Mais notre propos n’est pas ici d’apporter des éléments de réponse, une analyse plus poussée serait nécessaire.
33Mais au-delà et à partir de ces premiers travaux, il apparaît que dans le vignoble bordelais, les femmes font leur entrée, une entrée douce mais tenace. En utilisant ces adjectifs, sans nul doute, nous contribuons à alimenter la doxa occidentale qui avec tant de ténacité a socialisé le biologique, lui a donné une consistance si culturelle qu’on l’a crue naturelle et immuable. L’image de la femme se vend bien, dans le monde viticole comme ailleurs, car les femmes sont aujourd’hui reconnues comme une minorité qui sous le joug des hommes auraient subi et intériorisé une domination et une violence insensible et invisible si magistralement décrite par Pierre Bourdieu. Parce qu’elles sont un argument de vente et leur présence une sorte d’innovation, une petite porte dans ce monde viticole si masculin s’est ouverte. Certaines femmes s’y engouffrent parce qu’elles sont « femmes de » ou « filles de », diplômées de telle école ou tel institut mais rien ne s’arrête, elles font « leurs preuves », elles se montrent et se mettent en scène ne niant peu ou pas leur féminité qui n’apparaît plus comme un encombrement. Finalement, dans ce vignoble ancien et à l’allure conservatrice, ces femmes ne s’incluent-elles pas dans un processus inédit de dialogue des genres convoquant à loisir les stéréotypes genrés, mobilisant les attitudes métissées relevant à la fois du masculin et du féminin ? Elles œuvrent, comme leur père ou leur frère, pour la reproduction sociale, l’attachement à la terre, au château, à la famille mais « avec » leur féminité, non plus comme une honte mais comme un atout. N’abolissent-elles pas les catégories que le frère englouti par la société et transformé par elle en « un mâle monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur » avait inscrit dans le sol d’une craie blanche (Woolf, citée par Bourdieu, 1998) ?
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
10.3917/dec.batta.2008.01 :Battagliola Françoise, 2004, Histoire du travail des femmes, Paris, La Découverte.
Berdin Gilles, 2010, Autour d’une bouteille avec Christine Valette et Xavier Pariente, Bordeaux, Elytis.
Boindron Bruno (dir.), 2007, Bordeaux et ses vins, 18e édition, Bordeaux, Éditions Féret.
10.3406/arss.1990.2947 :Bourdieu Pierre, 1998, La Domination masculine, Paris, Le Seuil.
Claisse Guy, 1999, « La courtière de l’Entre-deux-Mers », L’Amateur de Bordeaux, no 66, décembre.
Corbeau Jean-Pierre, 2004, « Réflexions sociologiques “en vrac” sur le vin », Anthropology of Food [en ligne], no 3, Wine and Globalization, en ligne depuis décembre 2004, page consultée le 12 juillet 2012. URL : http://aof.revues.org/243 Grégoire Ménie, 1965, « Évolution et avenir des femmes rurales », Économie rurale, no 66, p. 3-9.
10.3406/genre.1992.879 :Kergoat Danièle, 2000, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », in Hirata Helena, Laborie Françoise, Le Doare Hélène et Senotier Danièle (dir.), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, p. 36.
Lefevre Ségolène, 2009, Les Femmes & l’Amour du vin, Bordeaux, Éditions Féret.
10.3917/dec.marua.2017.01 :Maruani Margaret, 2006, Travail et emploi des femmes, Paris, La Découverte.
Schweitzer Sylvie, 2002, Les Femmes ont toujours travaillé : une histoire du travail des femmes aux xixe et xxe siècles, Paris, Odile Jacob.
Tap Pierre et Zaouche-Gaudron Chantal, 1999, « Identités sexuées, socialisation et développement de la personne », in Lemel Yannick et Roudet Bernard (dir.), Filles et garçons jusqu’à l’adolescence. Situations différentielles, Paris, L’Harmattan.
Velasco-Graciet Hélène, 2009, Territoires, mobilités et sociétés. Contradictions géographiques et enjeux pour la géographie, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine.
Notes de bas de page
1 Ce processus de féminisation est bien sûr antérieur mais il se développe massivement à cette époque.
2 Comme les « célibataires institutionnels » dans les Pyrénées occidentales.
3 Voir à ce propos notamment des géographes bordelais de la seconde moitié du xxe siècle comme H. Enjalbert, A. Huetz de Lemps, Ph. Roudié.
4 Ce tableau des femmes de la vigne devrait être complété par la catégorie des « ouvrières » ; les femmes sont en effet présentent lors des travaux de la vigne (vendanges, taille, etc.).
5 Dans cette étude nous ne prendrons en compte que les femmes présentes dans le vignoble, excluant les autres actrices de la filière : courtage, négoce, gouvernance etc.
6 L’ambition n’est pas ici d’être exhaustives. Notre choix s’est porté sur des femmes considérées comme représentatives au regard de leur place dans la sphère viticole bordelaise. Elles sont en effet « connues », repérées par les médias, citées par les professionnels.
7 Premier grand cru, Sauternes.
8 Qui pour sa part n’avait jamais travaillé au Château, laissant la gestion à un régisseur comme la coutume le voulait dans nombre de grandes familles viticoles après guerre.
9 P. de Rothschild était actrice, Bérénice Lurton a suivi des études à Sciences Po, Christine Valette avait entamé une carrière de journaliste sur Paris.
10 La commercialisation des vins se fait via le négoce.
11 Un vin de garage est issu d’une nouvelle manière de travailler, portée à l’élitisme, sur une petite superficie, avec des petits volumes, sans infrastructure mécanique. C’est du vin « sur mesure ».
12 Terres de Vins, La Revue des vins de France, etc.
13 Martine Cazeneuve du Château Paloumey, Marie-Laure Lurton du Château La Tour de Bessan, Armelle Falcy-Cruse du Château du Taillan, Florence Lafragette du Château Loudenne.
14 Entretien avec l’auteur, janvier 2010.
15 Qui regroupent des propriétés viticoles depuis 2001 : Château Lynch Bages et Cordeillan Bages à Pauillac, Château Ormes de Pez à Saint-Estèphe, Château Villa Bel-Air à Saint-Morillon, Domaine L’Ostal Cazes dans le Languedoc, domaine des Sénéchaux dans le Rhône, partenariats à l’étranger (Portugal, Australie), vins de marque Michel Lynch (propriété familiale, dont son frère Jean-Michel avait pris la direction en 1973).
16 Elle a en charge pour la ville de Bordeaux, l’œnotourisme et le valorisation de la filière viti-vinicole. Elle est aussi très fortement impliquée dans la création du centre culturel du vin.
17 http://www.bordeaux-lesalienor.fr/
18 Pour les « petites appellations », la prudence est nécessaire compte tenu de la faiblesse du nombre de propriétés.
Auteurs
Géographe, ADESS, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3.
Géographe, ADESS, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Sur les traces du passé de l’éducation…
Patrimoines et territoires de la recherche en éducation dans l’espace français
Jean-François Condette et Marguerite Figeac-Monthus (dir.)
2014
Territoires, mobilités et sociétés
Contradictions géographiques et enjeux pour la géographie
Hélène Velasco-Graciet
2009