Séquence 2. « L’hybridation technologique. L’augmentation du corps sportif… Un au-delà de l’humain ? Un au-delà du sport ? »
p. 83-136
Texte intégral
Jean-Paul CALLÈDE,
Sociologue au CNRS, GEMASS (Paris), UNCU
Sportifs et sportives bioniques face à l’humaine condition : entre logique réparatrice et tentation transgressive ?
Introduction
1Comme l’indique la problématique initiale qui accompagnait le programme de cette USE, si l’on s’en tient au domaine considéré par les spécialistes, l’homme bionique, par ses capacités, est situé à l’articulation du vivant, en tant qu’être doué de conscience, du biologique, avec des fonctions à restaurer, à suppléer ou à augmenter, de la mécanique, voire de l’électronique destinées l’une et l’autre à l’optimisation des fonctions indiquées, qu’elles soient physiques, mentales ou adaptatives1.
2Le « sportif bionique », entendu souvent, et quelquefois de façon métaphorique, au sens de sportif d’exception, correspond à une variante plus récente que d’autres figures de l’homme bionique, dans la mesure où le sport est surtout un domaine d’activités secondaire et de loisir. L’usage fréquent de cette figure oblige à distinguer plusieurs sens possibles : un sens propre et précis au plan technique, un sens générique (et global), contredit par le précédent, et un sens métaphorique, qui joue sur un effet d’image. L’expression (« sportif bionique ») déborde largement le domaine du sport dit « adapté » (pratiqué par des sportifs handicapés physiques) autant que celui qui rassemble les sportifs valides. Rappelons aussi que la reconnaissance du sport des personnes handicapée ne s’est faite que progressivement, de façon tardive et en surmontant bien des résistances psychologiques et institutionnelles. C’est particulièrement vrai pour la France. Pour autant, le sport constitue un domaine intéressant, au sein duquel des avancées scientifiques et technologiques peuvent être réalisées, transposées, réappropriées, parfois avec des solutions innovantes supplémentaires et couronnées de réussite. La diversité des situations observables, selon le type et le niveau de handicap, par exemple, oblige à utiliser le pluriel (les sportifs…). En outre, le sport favorise dans certains cas la réalisation d’une espérance, d’un espoir, la concrétisation d’une anticipation. Par ailleurs, le sport donne matière à bien des détournements et des déviations par rapport aux règles préservant l’égalité des chances dans le cadre de la compétition. Le sport bionique est sur le point d’ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire du sport et du droit sportif, auquel le tribunal arbitral du sport doit déjà et devra apporter des réponses précises. D’autres aspects ne trouveront pas des garanties éthiques suffisantes dans les limites de l’institution sportive. La question des équipements techniques adaptés à des sportifs non valides, la même question appliquée à des sportifs valides, l’élaboration des catégories de handicap, la préservation de « l’égalité des chances » s’inscrivent dans un processus social complexe en pleine évolution.
3Dès lors, une série de questions ne manque pas de surgir. On peut ramener celles-ci à trois ou quatre principales : Le « sport bionique » est-il le prolongement logique, d’une certaine façon, du sport de haut niveau axé sur l’amélioration quasi obsessionnelle des performances et le progrès des techniques ?
4S’agissant des personnes handicapées et du « handisport », le principe d’un corps réparé ou d’un corps – d’athlète non valide – augmenté dans les limites d’une intégrité individuelle restaurée n’illustre-t-il pas la réalisation d’une aspiration logique de l’humanité ?
5Cependant, s’agissant des sportifs équipés de prothèses, la restauration d’une intégrité individuelle ne risque-t-elle pas de transgresser le principe de l’« homme réparé » en imposant l’image de l’« homme augmenté » ?2
6En outre, le « sport bionique » ne peut-il pas engendrer un dévoiement ou susciter un risque de dévoiement du « sport », en particulier chez les sportifs valides, avec ou sans la complicité des agents opérant dans l’environnement du sport ?
7Considérer la suppléance technologique ou la réparation technologique (l’individu équipé d’une prothèse, voire de plusieurs prothèses), considérer également l’augmentation ou la suppléance invasive, à savoir qu’une assistance technologique puisse être incorporée (installée à l’intérieur du corps ou à son contact immédiat, à des fins d’optimisation de la performance sportive : mini-appareillage, capteur, puce électronique…), seront deux des trois axes d’investigation privilégiés dans la présente étude. Dans un premier temps, nous poserons quelques jalons historiques relatifs à la perception du handicap.
8Aujourd’hui, des lignes de forces, de tensions et d’oppositions traversent la communauté du sport et les institutions qui l’ont en charge, tout particulièrement à l’occasion des grands rendez-vous internationaux (Jeux Olympiques, Jeux paralympiques…). Oscar Pistorius, amputé des pieds et jambes (né avec une agénésie des péronés), équipé de lames en fibres de carbone, dispute des épreuves de course à pied parmi les athlètes valides aux JO de Londres, 2012. Il est l’auteur de Courir après un rêve (2010), ouvrage initialement publié en 2009 dans lequel il relate son obstination à surmonter son handicap et à rejoindre l’univers des sportifs d’excellence3. La question se présente différemment lorsqu’il s’agit d’authentiques exploits sportifs individuels, à l’exemple des défis réussis par le nageur Philippe Croizon à l’aide de « prothèses palmées ultra-perfectionnées4 ». Dans ce cas, le défi à soi-même qui se double d’une aventure personnelle ne s’inscrit pas dans une compétition collective régie par l’organisation fédérale et conformément à un règlement précis.
9Si l’athlète, handicapé de naissance ou du fait d’un accident, accède par la pratique sportive et grâce au progrès technologique à la « communauté du sport », c’est incontestablement une avancée dans la réalisation de l’humanité à laquelle la grande majorité des hommes participent.
10S’il s’agit en partant de l’individu valide d’inventer un sport post-humain, dans le sens où les tenants de l’idéologie dite « transhumaniste » considèrent qu’il est dans la logique d’utiliser certaines technologies, des hybridations, des ressources électroniques, etc., à des prétendues fins d’amélioration de la condition humaine, c’est, de toute évidence, mettre en péril la « communauté sportive », par désagrégation, et abaisser chez l’individu sa part d’humanité. Telles sont les principes qui éclaireront notre démarche.
I. Le paradigme ancien du handicap physique : de la condamnation de l’individu diminué à sa pleine acceptation sociale. Quelques jalons socio-historiques
11Brossons rapidement l’évolution qu’a pu connaître la personne handicapée au fil du temps : de la condamnation implacable, dans les sociétés élémentaires, à son acceptation sociale, du droit au travail au droit au sport, tout récemment, sachant qu’elle le doit d’abord à son obstination personnelle…
A. Se donner la peine de revisiter l’histoire et la mythologie antiques
12Le « paradigme », qui définit le statut de la personne handicapée et sa place au sein de la société, a sans nul doute varié au fil des siècles. L’œuvre d’un auteur classique peut être considérée comme une bonne entrée. Le sociologue Alfred Espinas, avec ses travaux fondateurs sur la « praxéologie » (ou science de l’action), encore appelée « technologie générale », propose une approche intéressante, publiée dans les années 1890, par sa façon de concevoir l’évolution conjointe des « techniques » et des « doctrines »5, par sa connaissance de l’histoire ancienne et de la mythologie gréco-latine, et jusqu’à son intérêt soutenu porté à l’observation des jeux et des sports modernes. On peut regretter qu’il s’agisse là, dans l’œuvre de l’auteur, d’un programme quelque peu « inachevé » mais il est particulièrement suggestif. « Il faut doubler cette histoire des techniques d’une histoire des doctrines », insiste Espinas, un peu comme si les doctrines étaient le reflet plus ou moins idéalisé des propres ambitions de l’Homme et la projection qui stimule l’inventivité des hommes, l’évolution des techniques et du savoir-faire pratique. Les gymnastiques en vigueur dans la Grèce ancienne, par exemple, sont liées à des modèles spécifiques d’éducation. Autant qu’une légitimité accrue de l’exercice physique dans sa réalisation technique, la doctrine apporte une volonté de parfaire celui-ci.
13Le paradigme ancien du handicap se donne à lire, en filigrane, dans la mythologie grecque. Elle est en cohérence avec la division du travail social exposée, entre autres, par le sociologue Émile Durkheim. Tout le monde sait que Héphaïstos (ou Vulcain, son équivalent chez les Romains) est un dieu boiteux. Déchu de l’Olympe ? Sans doute, mais désormais placé au contact des hommes, il leur apprend la maîtrise des métaux, l’art de la forge et on le vénère comme le dieu des forgerons. Sa compétence technologique l’a rendu indispensable dans la société des hommes caractérisée par une division du travail. On pourrait aussi rappeler qu’Artémis, la Diane chasseresse des Romains, possède dans son carquois des flèches aux pointes en argent, qui ont été façonnées par des sortes de cyclopes. Le principe explicatif est le même. L’usage d’un œil unique, la perte de l’œil directeur ne permettent pas d’être efficace au tir à l’arc, pour la chasse, à la guerre… La compétence technologique, qui se double d’un handicap physique surmonté, permet à ces cyclopes de petite taille, passés maîtres dans l’art de forger, d’être pleinement utiles. Les mythologies, les handicaps qui y sont signalés (boiter, être privé de la vue ou de la vision stéréoscopique, d’un ou de plusieurs membres) racontent des choses très importantes auxquelles on ne prête pas toujours l’attention nécessaire. L’enrichissement technologique de la vie en société s’appuie pour partie sur la compétence dans l’art de la métallurgie et l’habileté manuelle de créatures handicapées, à apparence humaine ou anthropoïdes. Il faudrait s’intéresser également à un ou deux centaures (créatures hybrides) lorsqu’ils prodiguent des enseignements et sont porteurs de sagesse, à l’exemple de Chiron (dont l’étymologie dérive du mot kheir qui signifie « main », indissociable de la notion d’habileté, à l’opposé du sabot !)6. Ainsi, apparaissent et s’imposent progressivement, au sein de la société en progrès, certaines évolutions majeures liées à la spécialisation des techniques7. Bien entendu ce type de démarche ne peut se concevoir sans précaution. Il ne s’agit pas de produire des inexactitudes, voire des erreurs épistémologiques par déformation du monde ancien.
14Pour les siècles qui suivent, d’autres points relevant de l’histoire culturelle pourraient être indiqués.
B. « Handicap » : le signe du hasard revu et corrigé par le sport…
15Sautons cependant les siècles. Le mot « handicap », d’origine anglaise, s’applique au XVIIe siècle à une transaction autour de l’échange d’objets ou de biens qui nécessite de tirer au hasard un des billets placés dans un chapeau (« hand in cap »).
16Vers la fin du XIXe siècle, les sports athlétiques, qui empruntent beaucoup, à leurs débuts, aux sports hippiques, ont défini tout un ensemble de critères de « handicap », c’est-à-dire d’avantages ou de désavantages attribués à des compétiteurs pour les épreuves de course à pied. Il s’agissait d’athlètes valides, engagés dans des compétitions sportives qui devaient garder entière l’issue incertaine de la confrontation ludique et de la victoire. La prestation des athlètes était ramenée, d’une certaine façon, à une course de chevaux. Leur tenue était semblable à celle des jockeys… Il était même passé dans les mœurs de parier sur la victoire de tel ou tel coureur à pied avant que l’institution sportive naissante n’interdise ces usages. Dès lors, ces emprunts aux sports hippiques vont être rapidement abandonnés.
C. L’incidence des grands conflits armés
17Il faudra attendre longtemps avant que les personnes handicapées, jeunes gens et jeunes filles, adultes, soient intégrés dans le monde sportif… Au lendemain de la Grande Guerre, le ministère de la Guerre, qui abrite la prestigieuse École de Joinville, s’emploie à considérer le problème des jeunes gens démobilisés ou des militaires d’active devenus invalides. Le Projet de règlement général d’Éducation physique, mis en chantier dès 1919, prévoit dans sa IVe partie, au titre des Adaptations professionnelles, un titre II : Rééducation physique militaire. Vient s’ajouter un fascicule annexe : Instructions sur le rôle du médecin dans l’éducation et la rééducation physiques, qui paraît en 1921. Pour autant, la reconnaissance sociale du handicap n’est pas à la mesure du sacrifice consenti8.
18La démarche décisive viendra d’outre-Manche. En 1944, à Stoke Mandeville, près de Londres, Sir Ludwig Guttmann, médecin chef, est chargé par le gouvernement de fonder le Centre national des blessés médullaires. Il a l’idée de faire jouer des blessés de guerre de l’aviation britannique, en fauteuil, à quelques sports (tir à l’arc, netball, basket-ball) à des fins de rééducation à la vie sociale et pour mettre fin à des suicides. Une compétition – Les Jeux de Stoke Mandeville – est même organisée là, la veille de l’ouverture des Jeux Olympiques de Londres (28 juillet 1948). Dans notre pays, l’association sportive des mutilés de France voit le jour en 1954, sous l’impulsion de Philippe Berthe. Les premiers Jeux paralympiques se déroulent à Rome, en 1960. En France, le chemin de la reconnaissance sociale du « handisport » est long, tracé par l’obstination de ses dirigeants, jusqu’à l’actuelle fédération Française Handisport (FFH)9, qui bénéficie du soutien ministériel du Pôle ressources national Sport et Handicaps installé depuis 2003 au CREPS de Bourges.
II. La suppléance technologique : une logique réparatrice. Du corps stigmatisé à l’intégrité (retrouvée) du corps sportif
19Les progrès biomécaniques ont permis aux handicapés d’intégrer la « communauté des sportifs ». La réalité est cependant complexe. Essayons de dégager quelques aspects majeurs.
A. Le domaine du sport adapté et ses caractéristiques
20Tous les sportifs handicapés n’ont pas nécessairement besoin d’être appareillés pour disputer des compétitions fédérales. C’est le cas des sourds ou mal entendants, des aveugles ou mal voyants, par exemple. La préservation de la justice et de l’égalité des chances sportives est garantie par le règlement. Il existe une classification des athlètes en fonction de leur handicap. Depuis les Jeux paralympiques de Vancouver (Canada), une classification simplifiée est en vigueur : a) les athlètes concourant « debout », avec une invalidité d’un ou des deux membres supérieurs et/ou inférieurs (regroupant les classes LW1 à LW9) ; b) les athlètes concourant « assis », avec une invalidité des membres inférieurs, aucun ou faible équilibre fonctionnel en position debout, amputation des membres inférieurs (regroupant les classes LW10, LW11 et LW12) ; les athlètes déficients visuels, non-voyants ou mal voyants, concourant avec un guide (regroupant les classes B1, B2 et B3. Chaque compétiteur se voit attribuer un pourcentage calculé en fonction de son degré de handicap.
21L’autre aspect majeur concerne le matériel utilisé. Trois types de matériels sont requis : les fauteuils roulant de compétition, adaptés aux nécessités des sports pratiqués (athlétisme, basket-ball, tennis, escrime…), les skis et les luges, les prothèses, dont les plus utilisées le sont par les amputés des membres inférieurs10. Pour les besoins de la présente étude, nous avons examiné le contenu des trois dernières années de la revue officielle de la FFH : Handisport Magazine. Mis à part de rares encarts publicitaires, du n ° 138 au n ° 149, le matériel ne fait pas l’objet d’articles ni de notes documentaires. Une seule étude traite du sujet, développée par Emily Martineau, à l’époque responsable de la cellule recherche au sein de la fédération : « Amputation et appareillage ». Les prothèses de remplacement des membres inférieurs sont munies d’un pied dit à restitution d’énergie. Ces lames de course, réalisées en matériaux composites permettent, « grâce à leur élasticité, d’emmagasiner l’énergie au début de la période d’appui et de la restituer à la fin11 ».
22Le fabriquant de prothèses islandais Ossur fait figure de leader mondial. Il équipe Oscar Pistorius. Ce même fabriquant, sollicité par la marque Nike, et avec l’aide de la triathlète handisports Sarah Reinertsen (née sans fémur, elle a été amputée à l’âge de sept ans), a également mis au point une semelle qui permet d’accroître la stabilité et de normaliser la longueur du pas. « Le sport de compétition se révèle ainsi un puissant moteur de l’innovation dans le handisport pratiqué par les amateurs », souligne la journaliste Marie Lepesant12. Il existe d’autres types de prothèse, par exemple celles qui permettent d’éviter la dissymétrie des deux bras. Didier Pradon, biomécanicien du Laboratoire d’analyse du mouvement de Garches, avec ses collaborateurs Alice Bonnefoy et Jean Slawinski, a travaillé à l’élaboration de la prothèse de bras de l’athlète paralympique Arnaud Assoumani, qui dispose de ses membres inférieurs. Il s’agit d’une prothèse passive. Mentionnons aussi la mise au point d’une prothèse de jambe permettant de concilier la marche et la baignade, mise au point par Frédéric Rauch, lauréat du concours national 2011 d’aide à la création de technologies innovantes organisé par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. D’autres types de prothèses de membres (myo-électriques, mécaniques, esthétiques) n’ont pas, ou pas encore, à notre connaissance, d’utilisation sportive.
B. Athlète réparé, athlète augmenté ?
23L’athlète sud-africain Oscar Pistorius est un exemple majeur de cette logique réparatrice réussie. Aux championnats du monde d’athlétisme, en 2011, il peut se mesurer aux athlètes valides, lui-même étant équipé de lames prothétiques conçues par le fabriquant Ossur. Cette innovation décisive ne laisse pas indifférent. On s’interroge au sein du monde sportif. La question est reprise dans l’éditorial du rédacteur en chef de la revue TDC consacrée au thème Science et sport. Lorsque Pistorius se hisse jusqu’en demi-finale aux championnats du monde d’athlétisme, l’exploit « suscite une pluie de rapports contradictoires d’experts sollicités pour dire si – et dans quelle mesure – son handicap ne serait pas devenu un… avantage ! »13
24L’année qui suit, aux Jeux Olympiques de Londres (août 2012), Oscar Pistorius est présent, de même que, quelques semaines plus tard, aux Jeux paralympiques. Sa prestation sportive aux Jeux de Londres a été l’occasion de remettre à l’ordre du jour des questions d’expertise, de normes, de règles indispensables à la préservation de l’équité dans la compétition sportive. N’est-il pas avantagé par ses lames flexibles quand il affronte des athlètes valides ? À l’issue des compétitions paralympiques, le sprinter sud-africain laisse sous-entendre que certaines prothèses utilisées par ses adversaires ne sont pas aux normes et qu’elles ont pu avantager leurs utilisateurs… Athlètes augmentés plutôt qu’athlètes réparés ? La question est ainsi posée à nouveau. Le possible bénéficiaire d’hier pourrait être le principal lésé d’aujourd’hui14. Cependant, les réponses fournies opposent un ferme démenti. Selon le directeur médical du Comité international paralympique (CIP), Peter Van Der Vliet, « le système est le meilleur possible15 ».
25Il n’empêche que la question des équipements de la personne, de même que l’élaboration des catégories de handicap restent récurrente car associées à un processus complexe, en évolution constante. Lorsque des champions et championnes, qui doivent composer avec un handicap, souhaitent participer à la fois aux championnats « handisport » et aux championnats accueillant les « valides », ce n’est qu’au cas par cas, ou en fonction des sports, que les questions soulevées peuvent trouver une solution. Si la grande nageuse sud-africaine Natalie Du Toit peut s’aligner dans les deux types de compétition (elle a subi une amputation d’une jambe et c’est loin d’être un avantage pour la nage…) et s’il en est de même pour la pongiste polonaise Natalia Partyka, née sans avant-bras droit, le problème se complique avec les sportifs appareillés comme Pistorius. A priori, il pourrait disposer d’un avantage sur les athlètes valides… C’est toujours la question du « supplément » qui avantagerait l’athlète qui est posée, et non celle d’une « compensation » jamais totale. Viennent s’ajouter les incidences relatives au coût financier de la mise au point de ces matériels, de leur fabrication, diffusion et utilisation. En effet, l’acquisition de ce type de matériel, pour des raisons de coût financier, ne met pas tous les athlètes, voire tous les pays en situation d’égalité. Athlète réparé, athlète augmenté… Le mur de l’argent ne facilite pas l’accès aux compétitions sportives.
C. Les sportifs infirmes moteurs cérébraux
26Bientôt sans doute, des avancées bio-électroniques permettront à d’autres handicapés, souffrant de déficits plus lourds encore que les sportifs appareillés simplement, de mobiliser des capacités dont ils sont actuellement privés. Les infirmes moteurs cérébraux, qui ont un handicap d’origine neurologique centrale, représentent 18 % des 26 000 licenciés de la FFH. Il s’agit d’un handicap complexe qui associe le plus souvent au problème moteur des troubles de la posture et du mouvement ainsi que des troubles spécifiques des fonctions supérieures (praxiques, visuo-spatiaux, cognitifs, sensoriels). Ce handicap est parfois confondu à tort avec le handicap mental. Or l’intelligence de la personne est cependant tout à fait normale16. Il est encore trop tôt pour faire valoir des résultats significatifs dans le domaine de l’activité sportive mais on peut penser que les technologies nouvelles qui contribuent à la restauration de processus physiologiques et de fonctions comme la marche, l’usage d’un bras, d’une main, etc. (la rééducation motrice ou psychomotrice des accidentés de la route, par exemple), permettront d’ouvrir de nouvelles voies de progrès. Citons à ce propos le dossier d’enquête : « Handicap. Les chercheurs relèvent le défi », paru l’an passé dans le Journal CNRS17.
27Pour autant, la part devra être faite entre d’une part une logique d’activation et d’amélioration des fonctions propres à la personne, visant à restaurer la potentialité de ses capacités et, d’autre part, une intrusion technologique qui pourrait perturber l’identité de la personne.
III. Tentation transgressive et augmentation invasive chez des sportifs/sportives valides ou non valides
28La tentation transgressive autant que l’augmentation invasive sont susceptibles de devenir deux tendances observables prochainement dans le prolongement des deux modalités de compensation-réparation qui viennent d’être examinées.
A. Le risque de tentation transgressive
29Dans diverses formes de pratique sportive, non compétitives, marquées par l’exploit individuel ou en petit groupe, il n’est pas impossible de penser que des prothèses de restauration d’une intégrité corporelle et de simple compensation (des lames en fibres de carbone pour les deux membres inférieurs, par exemple) ne soient détournées de leur fonction initiale par des « utilisateurs » et/ou des « techniciens » donnant « naissance » à des individus aux capacités physiques et « sportives » augmentées (du fait de l’allongement des lames, par exemple) et à des corps quasi hybridés18. C’est l’adaptation au corps de ces appareils (membres supérieurs, membres inférieurs) qui pose ou posera de sérieuses questions. Toutefois, dans la mesure où il s’agira de prothèses détachables et amovibles, leur utilisation ponctuelle et réversible lèvera bien des critiques et des objections.
30Rapporté au domaine des activités sportives, c’est probablement dans les pratiques dites « nouvelles » et non institutionnalisées (à l’inverse du mouvement sportif fédéralisé), à l’image des exploits solitaires sur fond d’aventure, s’appuyant sur une petite équipe, que ces pratiques émergentes feront leur apparition. Elles sont potentiellement déjà présentes dans les considérations suscitées par le « cas » Pistorius, directement ou indirectement, à propos des qualités physiques augmentées… En d’autres termes, des prothèses de membres peuvent être efficaces en étant conformes aux lois de la biomécanique, et cette efficacité ne se limite pas aux conditions réglementaires posées dans le cadre de la compétition sportive fédérale.
31On peut aujourd’hui considérer que ces logiques transgressives, liées au matériel technique et technologique, sont encore une pure fiction. Mais le comportement humain réserve bien des surprises et la réalité rejoint parfois la fiction. Les champions, les sportifs plus anonymes, les vétérans qui se trouvent aux limites du surentraînement, confrontés à l’échec, au déclin des aptitudes, s’échinent jusqu’aux limites de l’épuisement, espérant pouvoir faire un come back. Si une amélioration significative ne suit pas, le doute s’installe, puis l’angoisse. « Les représentations ne faisant plus « corps » avec son réel organique, elles renvoient au sportif sa condition de mortel. Dès lors, les pulsions de mort peuvent se manifester avec force et mener parfois à des actes d’autodestruction », précise le psychanalyste Patrick Bauche19 dans un chapitre intitulé « Plutôt mort que vieux ».
B. Des tensions intergénérationnelles en perspective ?
32La génération actuelle des champions et championnes handicapé(e) s appartient à une génération de « défricheurs », au regard des progrès récents accomplis dans le domaine de l’innovation technologique. Comment vont-ils réagir, confrontés au déclin de leurs performances sportives individuelles ? Le sport de haut niveau, le sport spectacle des sportifs valides fourmillent d’exemples similaires. Les sciences de l’homme et de la société étudient ces aspects. En sera-t-il de même pour le sport adapté ? La pression économique, l’influence de l’entourage et de l’environnement sportif (entraîneur, sponsor, fédération, parents, médias…) vont-elles affecter ces athlètes d’excellence ? Les jeunes hommes seront-ils plus exposés que les jeunes femmes ? Des conflits d’intérêt économique vont-ils apparaître et ajouter à la complexité des situations vécues ?
33Par ailleurs, le renouvellement des générations sportives va-t-il s’amorcer bientôt dès le plus jeune âge, par exemple à partir des catégories de cadets ou de juniors ? Ces jeunes appareillés vont-ils s’exposer à des risques accrus pour la préservation de leur santé ? La vigilance éthique et réglementaire devra-telle être redoublée ? Si tel est le cas, cette éthique devra être protectrice de la vulnérabilité des sportifs et des sportives.
C. Le risque d’augmentation invasive, pour le meilleur et pour le pire
34L’autre modalité de transformation de l’individu se rapporte au risque d’augmentation invasive. La mise au point de micro-technologies (appareillages divers, capteurs, puces…), que celles-ci soient incorporées, portées ou épousent le corps, est susceptible de bouleverser le rapport de l’individu à la pratique sportive, ou encore le rapport du sportif à son environnement spécifique. C’est également à ce type d’avancée technologique, de mise au point de biotechnologies, avec une possibilité de commande par les ondes cérébrales, que nous faisions allusion précédemment, afin de venir prochainement en aide aux sportifs infirmes moteurs cérébraux.
35Ces micro-technologies sont quelquefois assimilées à un dopage numérique (digital doping). Dans le domaine du sport, c’est à notre connaissance Colin Higgs qui a problématisé la question avec pertinence. L’auteur est professeur en sciences du sport dans une université canadienne. C’est un spécialiste des domaines de la biomécanique des sports pratiqués par les athlètes handicapés et il s’intéresse aux applications numériques relatives au sport20. Jusqu’à présent, les micro-technologies sont refusées et sanctionnées dans le sport de compétition, au nom de l’égalité des chances et sans doute du maintien réel ou supposé d’un rapport du sport et du sportif à la « nature », y compris dans l’exécution du « geste naturel ». Une part d’idéologie recouvre ce point de vue. D’ailleurs, cette assistance est tolérée, autorisée, voire recommandée dans des activités « sportives » en situation extrêmes : haute altitude, montagne, profondeurs marines, espaces souterrains… Elle a son utilité.
36En effet, avec le développement d’un sport de masse simplement récréatif (un groupe de randonneurs pédestres) ou celui qui s’accompagne d’épreuves compétitives « démesurées » (ultra-trails, ultra-marathons, « Ironman », 100 kilomètres de…, etc.), est-il logique d’interdire toute application numérique, à l’exemple des capteurs portés, capables d’informer sur des variables physiologiques, médicales (indicateur d’hydratation, niveau de glucose sanguin, alerte de seuil de lactate…) ? Ce n’est pas certain, et ceci afin d’éviter que le sportif, la sportive ne se mettent en situation de danger.
37Interdire ces technologies « incorporées », précisément à fleur de peau, en s’appuyant sur des règlements sportifs, c’est ou ce sera peut-être inciter un certain nombre de compétiteurs à les dissimuler à l’intérieur même de leur corps, afin de disposer d’un atout ou d’un avantage non négligeable par rapport à leurs adversaires. Bien qu’étant interdits par un règlement, si ces micro-équipements s’avèrent être d’un gain décisif à l’usage, des sportifs opteront pour une implantation supposant un acte chirurgical (endoprothèse non détachable, à l’obsolescence plus ou moins programmée…). L’institution sportive devra-t-elle alors installer des portiques de détection très sensibles, sous lesquels les compétiteurs devront nécessairement passer avant d’entrer en lice ? Il est évident que ce qui se présente initialement comme une garantie technologique du contrôle de l’effort sportif de l’athlète risque fort de dégénérer en un suréquipement pour « bête » de performance, véritable machine biotechnique au service de l’exploit et du sensationnel21.
Conclusion
38Le domaine du sport est à l’évidence un bon terrain d’observation et d’analyse. Il est également le terrain favorable à certaines anticipations technologiques. Plusieurs plans ont été distingués. Retenons, pour finir, trois aspects.
39La société tend à transformer les représentations collectives du handicap lorsque la victoire sportive s’accompagne d’images de beauté et/ou d’énergie. Les publicitaires ne s’y trompent pas. Le groupe L’Oréal (groupe industriel de produits cosmétiques) a dévoilé en février 2011 l’identité de sa nouvelle égérie, l’athlète championne paralympique et mannequin américaine Aimee Mullins (amputée des deux jambes à l’âge d’un an à cause d’une hémimélie fibulaire. Elle était née sans péroné). Dans le milieu de la mode, on la considère comme « l’une des cinquante plus belles femmes de la planète ». Quant au créateur Thierry Mugler, il a choisi « l’homme aux jambes d’argent », Oscar Pistorius, pour incarner l’image de son nouveau parfum A*Men. Ici, le traitement iconographique combine fiction, ambiance futuriste et réalité sportive. La sémiologie, les sciences de la communication disposent là d’un véritable terrain d’étude, la mise en « valeur » du handicap jouant du franchissement d’une étape supplémentaire dans le processus de valorisation sociale des êtres d’exception, à des fins d’investissement et de promotion d’une gamme d’objets de consommation. « Cette homologie du corps et de l’objet introduit aux mécanismes profonds de la consommation dirigée », notait déjà Jean Baudrillard en 1970 dans un livre fameux22.
40De même, la logique marchande se saisit de la promotion de certains équipements de la personne. Des matériels expérimentés par les sportifs d’exception ou par des institutions prestigieuses (à l’exemple de la NASA) sont appelés à devenir accessibles à un public élargi. Le groupe textile Bayen et le groupe électronicien Éolane entendent fabriquer des « vêtements intelligents » expérimentés actuellement sur des sportifs de haut niveau. Cette seconde « peau », textile, qui colle au corps, sera mise sur le marché de la consommation ordinaire à l’horizon 201523. La commercialisation des combinaisons de natation (hydrodynamisme, modélisation du textile, flottabilité…), des vêtements de sport X bionic, (alpinisme extrême), des équipements électroniques portatifs, etc., concourent à la transfiguration sportive de l’homme ordinaire. Un « scientisme ambiant », qui met en valeur l’Humain sportif augmenté, peut faire de chacun l’égal d’un dieu24. Le processus psychologique n’a plus grand-chose à voir avec le principe ordinaire du dépassement de soi dans/par l’effort sportif.
41Le sport adapté, les sportifs bioniques tendent à susciter une référence obligée à des perspectives normatives qui suppose l’exercice d’une vigilance méthodique. Des enjeux éthiques et sociétaux se dessinent, liés à l’implication croissante de la technologie et de la science dans le sport. Or le sport moderne ne constitue probablement qu’un nouveau terrain de manifestation d’une tendance multiséculaire25. Vient s’ajouter l’intrusion massive des enjeux financiers et économiques. S’agissant de la pratique sportive des personnes handicapées physiques, il est évident que la légitimation des progrès accomplis ou en cours d’accomplissement risque d’engendrer des prolongements d’applications mal contrôlées.
42Existe-t-il actuellement, dans le domaine du sport, une ou des instances capables de définir des normes, des règles et de réaffirmer des valeurs et une éthique sans lesquelles la communauté sportive ne saurait exister en tant que telle ? Où sont les repères ? Où sont les limites ? Et comment les fixer ? Ces quelques questions renvoient à un horizon plus large : la défense de l’humanité dans l’humain. Certes l’humaine condition, telle qu’elle s’est réalisée au fil des décennies, voire des siècles, montre le dépassement de l’homme dans et par l’homme s’affranchissant de la nécessité et de la fatalité. Au nom de ce principe, le risque est toujours présent de tordre celui-ci à son avantage. Le progrès de la science et celui de la technologie y sont confrontés. L’impérialisme technologique se réalise dans et par le marché. Sa puissance n’est pas inéluctable si les pouvoirs en place sont en mesure de procéder à des évaluations sociales de qualité, faisant en sorte que la technique ne soit jamais tyrannique et structurée comme un système auto-entretenu26.
Aurélie RIVIÈRE,
Titulaire du Master Histoire des Sciences, Histoire de l’Innovation, Université Paris IV-Sorbonne
Lance Armstrong ou l’exploit sportif à deux visages
43Lance Armstrong a commencé le cyclisme à l’âge de 14 ans. C’est en 1992 que sa carrière professionnelle démarre chez Motorola. Il finit 152ème au classement mondial. Durant cette première année pro, il remporte le Grand prix d’Atlanta et obtient quelques bons classements sur les courses européennes. Il apparaît alors comme un cycliste prometteur et régulier qui s’aligne dans beaucoup de courses. C’est avec sa victoire à Verdun sur le Tour de France 1993, que Lance Armstrong commence à être connu des amateurs de cyclisme. Il gagne la même année les Championnats du Monde à Olso et devient le plus jeune champion du monde à l’âge de 21 ans. En 1995, il se spécialise dans les épreuves contre-la-montre et gagne sa deuxième étape sur le Tour de France à Limoges. L’année suivante, il gagne pour la seconde fois le tour DuPont (USA), et remporte la Flèche Wallonne, puis finit second du Tour des Pays-Bas, de Liège-Bastogne-Liège et du Paris Nice. Fin 1996, Lance Armstrong est classé 9ème mondial, et il est à son meilleur niveau depuis le début de sa carrière. C’est à cette époque qu’il signe un contrat chez l’équipe Cofidis, mais c’est aussi à se moment-là qu’on lui diagnostique un cancer des testicules, il est donc écarté du cyclisme pendant un an. En 1998, il signe un nouveau contrat avec la formation US Postal et en devient le leader. Cette introduction sur la carrière de Lance montre qu’il est plus ce qu’on appelle « un coureur d’un jour ». Il finit pour la première fois le Tour de France en 1999.
44Il est judicieux de revenir sur les années 1990 du Tour de France. Dès le début de sa carrière, Lance est toujours invité sur les plateaux du Vélo Club et très bien accueilli. Les professionnels du milieu voient en lui un bon coureur. Il attire l’attention, il est américain et c’est peut-être le successeur de Greg Le Mond. Tout le monde se prête à croire qu’il constitue un espoir pour le cyclisme et le Tour de France. Dans les années 1990, le Tour de France prend un tournant dans l’organisation avec l’omniprésence de la télévision (augmentation du temps d’antenne, de plus en plus d’émissions encadrent la retransmission en direct, etc.). Les évolutions technologiques sont omniprésentes pour retransmettre ce spectacle de trois semaines. Le Tour est une « Institution », son rayonnement est mondial. Les années 1990 en témoignent avec l’augmentation des diffusions à travers le monde. En 1998, le Tour est secoué par l’affaire de dopage Festina. Cette affaire révèle au grand jour les pratiques de plusieurs coureurs du peloton. C’est un vrai bouleversement, et le Tour de France a alors un nouveau visage peu séduisant.
45Quelques questions vont jalonner mon approche. Comment ce sportif a-t-il fait main basse sur le Tour de France de 1999 à 2005 ? Comment ce dernier s’est-il comporté tout au long de sa carrière ? A-t-il apporté des choses au cyclisme, et au Tour de France en particulier ? Un médaillé à deux visages !
I - Côté pile : Le champion adulé
46Lance est un cycliste issu du triathlon. Ses débuts sont prometteurs mais ne sont pas exceptionnels. Le jeune homme détient une force importante mais ne pense pas à une stratégie. Il attaque sans penser, sans véritablement réfléchir ; pour lui, attaquer c’est : « aller le plus vite possible le plus longtemps possible !27 ». Aux États-Unis, les courses cyclistes européennes sont vues comme une référence. L’objectif est donc d’y participer. Dès les débuts de sa carrière, il est perçu comme un leader et apprend très vite de ses coéquipiers plus expérimentés. Dans les années 1990, le cyclisme américain veut de plus en plus prendre part aux courses européennes et notamment au Tour de France. Dans les premiers temps, Lance Armstrong n’est pas un coureur de courses à étapes mais plutôt un spécialiste des classiques. Il arrive sur le Tour de France en 1993.
Comment est perçu Lance lorsqu’il arrive sur le Tour de France ?
47Lance arrive sur le Tour en 1999, alors que ce dernier est encore traumatisé par la « tornade Festina du Tour 1998 ». Cet événement a marqué à jamais le Tour de France. Tout le monde attend autre chose pour oublier ce qui vient de se passer ! 1999 est considéré comme le Tour du RENOUVEAU, il faut donner une nouvelle santé au Tour de France. Le Tour est néanmoins controversé car Richard Virenque, comme on le sait exclu du précédent, est quand même présent sur celui-là et il a pour objectif de gagner une tunique à pois supplémentaire. Les responsables du Tour ne pouvaient pas interdire sa présence, ce qui fait que le Tour démarre sous un fond de controverse.
48L’arrivée de l’américain rescapé du cancer est de bon augure pour faire peau neuve. L’attention est tout de suite portée sur lui et sa nouvelle équipe qui est un pur produit américain, constituée de huit coureurs américains sur neuf. Les programmes d’entraînement et la constitution d’un esprit d’équipe sont un ensemble qui paraît bien rodé. Très vite, l’équipe fait parler d’elle et son leader charismatique – et ancien cancéreux – est au centre de toutes les attentions. Il semble être l’icône parfaite pour ce nouveau Tour.
La « gestion » humaine de l’équipe
49Son nouveau directeur sportif, Johan Bruyneel (un ancien coureur professionnel qui a disputé le Tour et des courses en Europe) est un atout important. Il parvient également à le motiver et change ses méthodes d’entraînement, lui permettant d’améliorer sa technique de pédalage. Seulement intéressé par le Tour de France à partir de 1999 et les courses par étapes d’une semaine (vainqueur de deux éditions du Dauphiné libéré en 2002 et 2003, d’un Tour de Suisse en 2000 et du Midi Libre en 2002), il délaisse les autres grands tours et les classiques, à l’exception de l’Amstel Gold Race (2ème en 1999 et 2001, 4ème en 2002) et de la doyenne des classiques à savoir Liège-Bastogne-Liège qui a constitué pendant plusieurs années le deuxième objectif majeur de sa saison. On note clairement un changement chez le coureur des débuts. Le bouleversement s’opère aussi sur le physique du coureur qui est beaucoup plus amaigri en 1999. Cette nouvelle silhouette est travaillée pour affronter la montagne qui est un enjeu majeur pour gagner le Tour de France. Dès 1999, les intentions sont clairement exposées : il faut gagner le Tour de France. Tout est pensé, construit autour de cet objectif. Pour que la machine conçue par Johan Bruynnel et Lance Armstrong fonctionne, il faut bien s’entourer et avoir l’équipe la plus forte.
50Une des forces d’Armstrong était son équipe, ses coéquipiers. La sélection des coéquipiers est très minutieuse. L’équipe est sélectionnée pour entourer Lance, c’est un bloc, incontestablement l’équipe la plus complète, Nous pouvons dire que c’est la garde rapprochée au service exclusif de Lance. Ce sont huit soldats qui sont recrutés sur profil avec, pour chacun, un travail bien spécifique. Nous avons donc : les rouleurs pour la plaine, les grimpeurs pour l’accompagnement en montagne, les gabarits pour abriter du vent et prévenir la chute. La principale instruction pour les coéquipiers d’Armstrong est de mettre de côté les ambitions personnelles. Le triomphe de Lance Armstrong peut s’évaluer par rapport aux sacrifices de ses coéquipiers. Par exemple Roberto Heras, longtemps le bras droit de Lance, gagne plus en étant le second qu’en étant leader28. Les mots d’ordres sont : « rester toujours ensemble, autour de Lance, focus Lance ».
51Le « Train Bleu » est en marche. Depuis l’arrivée de l’équipe sur le Tour, les stratégies de course sont prévues au millimètre. Le but est de protéger le leader, de le placer et de l’accompagner pour qu’il gagne tout en économisant ses forces. La stratégie de course mise en place permet à Lance de faire le minimum d’efforts sur les 90 % de l’étape. Lorsqu’on regarde et analyse les étapes de montagne, Armstrong ne se retrouve isolé que dans les 20 derniers kilomètres. La construction de la stratégie et le choix de ses coéquipiers jouent beaucoup dans ses victoires. Depuis l’équipe Discovery Channel, seule l’équipe Sky a repris le même schéma parce qu’il semblerait que ce soit une des clés pour dominer le Tour. Pendant l’époque Armstrong, le « Train Bleu » était omniprésent ; ensuite les différents vainqueurs qui ont suivi ont moins dominé le Tour et depuis 2012 on retrouve le même schéma de course et de domination avec l’équipe britannique. Cette stratégie est très efficace mais peu populaire chez les autres cyclistes du peloton et pout les téléspectateurs. En effet, certains d’entre eux commencent à se demander si nous n’allons pas nous ennuyer en regardant des étapes de montagne qui peuvent être apparentées aux étapes de plaine.
52La stratégie de course est devenue très importante pour les équipes qui veulent gagner le Tour. Ce n’est pas le seul point sur lequel les équipes travaillent. En effet, depuis la fin des années 1980, les équipements commencent à prendre de plus en plus d’importance. Comment optimiser les performances grâce à l’amélioration des équipements ? Des recherches sont faites afin de trouver les matériaux les plus adaptés. De plus, les tests en soufflerie sont de plus en plus utilisés pour tester et créer des équipements très performants. Un des précurseurs de l’utilisation de cette technique a été Greg LeMond. Les techniques ont ensuite été adoptées par les cyclistes. En quoi cette technique participe-t-elle à l’augmentation de performances ? Les tests en soufflerie sont vraiment entrés dans une dynamique de progrès où ils sont devenus indispensables.
Une préparation physique et des équipements au cœur de sa préparation
53Depuis la fin des années 1990, Lance Armstrong cherche à optimiser au maximum son aérodynamisme. Dans ce but, il collabore, comme l’avait fait avant lui l’Italien Moser, avec de nombreux spécialistes du domaine. Un lien majeur s’établit avec le groupe américain Trek qui est son principal fournisseur de cycles depuis qu’il gagne le Tour de France.
54Lorsqu’un cycliste se déplace, les analyses physiques permettent de constater que trois types de résistances s’opposent à lui :
« La traînée aérodynamique de l’air, la résistance au roulement offerte par le contact des roues sur le sol et des frictions sur l’ensemble des pièces mécaniques de la bicyclette, et la force de gravité due au poids de l’ensemble bicyclette-cycliste dans les montées. »
55Ces données nous permettent de comprendre sur quels axes les chercheurs doivent se concentrer afin de pallier à ces forces et permettent au cycliste un meilleur rendement. Pour cela, les chercheurs analysent les équipements, la position et les données extérieures. Par exemple, sur un terrain plat, à des vitesses élevées, le premier obstacle du cycliste est la traînée aérodynamique. Les forces de résistances varient donc selon le terrain. En montagne, la force qui s’opposera au cycliste est la résistance liée au poids du couple cycliste-bicyclette.
56L’objectif du coureur est de diminuer au maximum ces trois résistances. Pour cela, il travaille sur sa position sur le vélo, afin de diminuer la traînée de l’air, en diminuant son poids et celui de sa machine, ce qui diminue la force de gravité, et en minimisant la résistance au roulement.
57Il semble donc que le Tour de France 1989 témoigne du nouveau visage des équipements et de leurs enjeux. Jusque-là, les innovations étaient reconnues mais on se demandait encore si elles avaient réellement une incidence sur la victoire.
58La fin des années 1980 témoigne de la préoccupation dominante pour l’augmentation des performances en contre-la-montre principalement. Tout le monde se souvient du contre-la-montre opposant Laurent Fignon et Greg LeMond. Laurent Fignon perd le Tour pour huit petites secondes et les deux coureurs ne possédaient pas le même équipement. Greg LeMond avait un guidon de triathlète. Dans son Livre, Nous étions jeunes et insouciants29, Laurent Fignon laisse sous-entendre que le guidon utilisé par Greg LeMond l’a favorisé et que ce dernier a pu lui avoir coûté la victoire. On commence alors à prendre conscience de l’importance des équipements. Pendant l’épreuve du contre-la-montre, le coureur est seul. Pour atteindre les vitesses les plus élevées, il doit présenter un profil de pénétration dans l’air le plus bas et le plus étroit possible par exemple à 34 km/h, 80 % de l’énergie d’un coureur sont consacrés à vaincre la résistance de l’air. Par conséquent on peut observer la position des coureurs30. Le coureur se ramasse le plus possible sur sa machine et garde les bras en ligne avec le corps. Pour cela, un guidon spécial est monté sur le vélo du contre-la-montre. Ce dernier permet de reposer les coudes. Les bras sont alors dans un alignement quasiment dans le prolongement du centre du corps, la posture rappelant celle d’un skieur en descente. Le fait que le coureur s’abaisse sur son vélo, la surface frontale est réduite, une fois qu’il a effectué une percée dans l’air, cet air passe alors au-dessus du corps et du vélo avec un minimum de résistance31.
59Pour le contre-la-montre, tout compte, le coureur porte des vêtements spéciaux qui participent eux aussi à la bonne pénétration dans l’air. Pour cela, il porte une combinaison une pièce à coutures plates et un casque profilé mais également des couvre-chaussures. Tous ces éléments sont conçus pour lisser les flux d’air au-dessus d’eux. On retrouve, cette intention au niveau des roues, grâce aux roues lenticulaires.
60Le contre-la-montre est l’épreuve la plus significative dans la recherche des techniques pour améliorer la performance. Ces étapes sont des moteurs d’innovations. Les tests en souffleries sont plus souvent utilisés pour ce type d’épreuve.
61Cette introduction nous amène à parler des contres la montre du Tour 2001 : ceux-ci ont été gagnés par Lance Armstrong. C’est le Tour où il domine le plus : « En trois ans, sa domination dans le Tour de France n’avait jamais été aussi écrasante. » Vainqueur de quatre étapes dont les deux contre la montre, il dévoile aussi des techniques nouvelles.
62Pour le contre-la-montre du 27 juillet, la 18e étape entre Montluçon et Saint-Armand-Montrond, sa méthode était tout d’abord le repérage de l’étape. Un cycliste professionnel qui prépare une grande course doit premièrement repérer le parcours. Le repérage doit être fait plusieurs fois avant le Tour de France.
« Le leader de l’US Postal a donné une nouvelle preuve de sa méthode et de sa conscience professionnelle. Il avait reconnu plusieurs fois le parcours de la « spéciale » berrichonne alors que Jan Ullrich n’avait effectué qu’une reconnaissance partielle.32 »
63Lance Armstrong est un bon exemple de méticulosité. Il effectue un énorme travail de recherche pour optimiser son aérodynamisme. Dès son retour dans la compétition après son cancer, cet ancien triathlète devenu coureur cycliste s’entoure des ingénieurs de Trek, son principal fournisseur. En effet, John Cobb est son aérodynamicien depuis ses jeunes années de triathlète. Ce fut également celui de Greg Le Mond en 1989. « C’est ce dernier qui lui a montré l’importance que revêt l’aérodynamique sur la performance en cyclisme. » Ces recherches et les tests en soufflerie sont particulièrement utiles pour les contre-la-montre.
64Si nous analysons les positions d’Armstrong et d’Ullrich lors du Tour de France 2003, l’américain est plus écrasé sur son vélo et plus allongé. Il fait corps avec sa machine, il circule dans l’air à l’intérieur d’un cylindre plus faible qu’Ullrich. Au contraire, on note que l’Allemand a une position sur la selle nettement plus haute, ses mains penchent vers le bas alors que celles d’Armstrong sont parfaitement droites. Tout cela augmente le cylindre dans lequel il se déplace. L’américain semble mieux profilé. La priorité de John Cobb était d’améliorer l’aérodynamisme du vélo ainsi que sa légèreté, et de trouver un moyen qui permettrait au cycliste de s’hydrater normalement durant l’effort, sans dégrader son aérodynamisme33. De plus, le casque de Lance a été construit sur mesure. Armstrong roulant souvent la queue du casque en l’air il a fallu trouver un nouveau casque. L’entreprise Giro, en partenariat pour les casques, a donc travaillé la question et a construit son casque. La base est un casque classique auquel on rajoute en soufflerie des appendices34 pour lui donner cette forme qui lui permet de rester dans le prolongement du dos du coureur.
65D’après The Guardian, Lance commence ses essais en soufflerie au mois de novembre, de façon à être fin prêt pour le Tour de France. En 2010, son objectif est de retrouver sa grandeur d’antan et, pour son retour très controversé sur le Tour de France, il met toutes les chances de son côté. Mais, comme on va bientôt le constater, l’américain sera complètement dépassé car la nouvelle génération de coureurs le dépasse.
Une capacité à communiquer
66Le journaliste Jean-Emmanuel Ducoin dit d’Armstrong qu’il est opaque, sombre, il a toujours été sans fioriture, assignant à ses victoires un professionnalisme tapageur. Il s’évertue à montrer qu’un type qui a eu le cancer peut revenir au sommet de ses capacités. Sa communication est basée en grande partie sur son cancer et sa survie. Durant les premières années qui suivent son retour, l’image d’Armstrong est mitigée. Une ligne de partage se précise entre les personnes qui croient au miraculé et les personnes qui doutent sans cesse. Les journalistes de télévision et les organisateurs participent à cette communication autour du coureur américain, et on peut se demander comment les uns et les autres font pour ne pas soulever les questions importantes. La télévision est un très bon moyen de communication et Lance l’a très bien compris ! Hormis la communication autour de son cancer, l’autre phase importante est la communication autour de sa préparation. Il est vrai que Lance a beaucoup travaillé sur toutes les formes de préparation mais, à l’évidence, la communication qu’il met en place est beaucoup trop poussée. Lors du Tour de France 2004, les producteurs de France 2 et France 3, proposent aux téléspectateurs des reportages sur Lance Armstrong. Ces reportages sont basés sur sa préparation et sur les techniques qu’il emploie. Ces reportages sont coproduits avec une chaîne américaine : Outdoor Life Network (OLN). Ils couvrent l’inter saison, de janvier 2004 à mai 2004.
67Le Tour 2003 est celui où Lance a été le plus attaqué et qu’il a le moins dominé. Le fait que ce reportage soit présenté pendant le Tour 2004 est complètement calculé. Il fallait que Lance remette les choses en place.
« L’an dernier, c’était un tour plein de souffrance mais de mauvaises souffrances, alors j’ai compris qu’il fallait que je me recentre sur mon sport35. »
68Ce reportage met vraiment en avant tous les aspects de la préparation de l’Américain. En analysant ce documentaire, avec un recul suffisant, on peut se demander quel est le vrai intérêt de ce dernier. Il peut s’apparenter à de la propagande. Il reste néanmoins intéressant car c’est une immersion dans sa préparation.
69De plus, Armstrong a toujours donné une image assez froide pendant ses dix ans sur le Tour de France. Les zones d’ombres commencent à apparaître sur le Tour de France. Pendant le Tour 1999, il est déclaré positif aux corticoïdes. Il prétend que c’est dû à l’utilisation d’une crème et une ordonnance antidatée est présentée. Lorsqu’on le questionne à ce sujet durant une émission suivant l’étape du jour, il fait bien comprendre à Gérard Holtz que s’il reparle de dopage le concernant, il ne viendra plus à ses émissions. Ce fut chose faite car Lance ne reviendra pas dans le Vélo Club avant 2005. C’est une marque de pression de la part de l’américain et ce n’est pas la seule. À travers de nombreux ouvrages sortis à propos du Texan et qui abordent évidemment le dopage, les journalistes qui témoignent disent bien que toutes les interviews étaient contrôlées.
70Enfin, la communication et la promotion d’Armstrong passent aussi par la publicité. Les sponsors du coureur sont des plus importants et ils disposent donc de moyens conséquents. Nous allons prendre l’exemple des publicités Nike.
71D’abord celle de l’année 2004, diffusée pendant les années de son « règne ». Sous les couleurs de l’US Postal, il parcourt beaucoup de kilomètres et rassemble derrière lui de nombreuses personnes : les malades, les amateurs Par cette publicité, Nike montre que Lance est un leader et qu’il représente de l’espoir pour tous ceux qui croient aux valeurs qu’il défend.
72Et celle de l’année 2009 met en scène Armstrong sur son vélo et des personnes en rééducation, suite à un cancer. Armstrong parle des rumeurs de dopage, de son acharnement à ne pas quitter le monde du cyclisme… S’il le fait, c’est pour aider les malades. On le voit avec le maillot Livestrong. Celui-là même avec lequel il revient sur le Tour de France en 2010.
73Ces publicités participent grandement à la promotion du coureur. La force de Lance dans les registres de la communication et de la publicité réside dans l’efficacité des sponsors qui le soutiennent car ces derniers ont beaucoup de moyens. Le champion exploite ainsi son image de phénix qui renaît de ses cendres. Son cancer fait de lui une icône grâce aux spots télévisés qui célèbrent en lui un modèle pour toute une génération. De plus, le sponsor de l’équipe n’a jamais demandé de compte à Bruynnel ou à Armstrong, ce qui a permis à ces derniers de construire et de gérer l’équipe comme ils le souhaitaient.
74L’ère Armstrong peut être considérée comme l’ère de la modernité. L’image qui est véhiculée à travers sa communication est celle d’un surhomme qui a survécu au cancer et qui revient seulement après deux ans au plus haut niveau. Cette image de surhomme et la qualité de préparation mise en place peuvent véhiculer l’image d’un sportif bionique. Bien sûr, la préparation de Lance Armstrong ne s’appuie pas uniquement sur les équipements et l’entraînement. Sa préparation médicamenteuse généralisée et organisée au sein de son équipe y est pour beaucoup dans ses victoires. Néanmoins, nous tenons ici à souligner le niveau d’élaboration de la préparation et le perfectionnisme dont il a fait preuve. Nous mettons également en avant les nouvelles technologies employées dans cette préparation. Dans le cas Armstrong, on voit également toute une promotion médiatique faite autour de sa personne. Les émissions ou les articles se multiplient. N’aurait-on pas dû, à l’épode, se demander si cette promotion n’était pas aussi une opération de diversion faite pour cacher l’autre face d’Armstrong ? À l’époque, on aurait pu s’interroger. Cette année, on en a eu la confirmation. La vraie réponse à la question a été apportée.
II - Côté face : les doutes, la mystification sportive
75À travers la première partie de notre exposé, nous avons mis en avant le côté perfectionniste et le coureur cycliste « aimant la France et le Tour de France ». Dans ce second temps, nous allons développer l’autre côté du coureur. Celui-ci a su communiquer avec habilité pour se couvrir et mettre en avant l’image qu’il souhaitait voir véhiculée. Armstrong a toujours été très bien encadré et entouré de chefs d’entreprises.
76Dans cette seconde partie, nous allons tenter de découvrir une face cachée de l’Américain, son second visage, celui qu’on a commencé à entrevoir de plus en plus dans les dernières années de son règne. Le côté pile est constitué de titres, de victoires, d’un record, d’un charisme, d’une légende. Le côté face est, quant à lui, constitué de preuves, d’évidences, de témoignages, de convictions intimes d’enquêteurs, de juges, de médecins, de cancérologues, de sommités scientifiques, de coureurs, et de certains médias… Cette face cachée, qui est devenue la face visible aux yeux de tous et a permis à beaucoup de gens de voir qui est, en définitive, Lance. On peut alors se demander si la modernisation qu’il incarnait n’était pas une sorte de diversion destinée à détourner l’attention de l’essentiel ?
Lance, le Patron
77Depuis le début de sa carrière, Armstrong sait ce qu’il veut et il a toujours su se protéger. D’après les auteurs de l’ouvrage L. A. Confidentiel, les manipulations d’Armstrong ont commencé dès ses premiers pas dans le cyclisme. Les témoignages de ses coéquipiers sont particulièrement poignants. Par la suite, au sein de l’équipe US Postal, c’est Armstrong qui donne les directives, et gare à ceux qui ne font pas ce qui est dit.
78Le patron de l’équipe US Postal : en tant que leader, il est normal, dans un sens, de prendre du poids au sein de l’équipe dans laquelle on évolue. Lance semble être beaucoup plus que cela. Les directives données et les menaces exercées au sein de son équipe laissent sous-entendre que c’est lui le patron de l’équipe. Tous doivent filer droit pour les intérêts d’Armstrong et des sponsors. Les coéquipiers de Lance doivent suivre à la lettre les recommandations. Tout particulièrement les procédures de dopage et ce, pour sa victoire personnelle. Les témoignages de ces anciens coéquipiers sont éloquents à ce sujet. Les affirmations de Tyler Hamilton sont stupéfiantes. Lors de l’émission « Complément d’enquête » du mois de mars 2013, il précise avec quel perfectionnisme Armstrong met en place son système36. Les stratégies de courses sont mises en place par Armstrong lui-même. Il dirige tout comme une entreprise pour gagner au niveau sportif mais aussi au niveau financier.
79Le patron d’entreprise : à travers le cyclisme et le Tour de France, Armstrong voit plus loin. Gagner le Tour est un accomplissement au niveau sportif mais c’est aussi une promotion internationale de lui-même et de ses actions. Premièrement au niveau de sa fondation. À travers les valeurs du cyclisme, il veut promouvoir sa personne et réussir sa conquête. Il a des objectifs politiques et on le comprend bien avec les gens qui l’entourent. Il a pour objectif de devenir gouverneur du Texas. Tout est à chaque fois minutieusement calculé et organisé. Tout, même pour ses aveux en direct à la télévision, dont il a choisi le jour, l’heure et même l’enchaînement des questions. Il avoue mais n’explique rien. Le trait qui est le fil conducteur chez Lance est le contrôle de tout. C’est pour cela qu’il est aussi considéré comme le patron du Tour. Il est appelé « le Boss » pendant près de 10 ans.
80Le patron du Tour : dès le début des années 2000, les premières rumeurs et enquêtes vont bon train. Pour mettre en sourdine les plus sérieuses menaces, Lance Armstrong et son entourage ont, selon les cas, procédé de deux manières : soit un procès pour finir avec un arrangement financier et confidentiel à l’amiable, soit en exerçant des pressions. Avec les premiers témoignages recueillis dans le cadre de l’enquête pour le livre L.A. confidentiel, ou encore dans le cadre des enquêtes des sociétés d’assurances américaine : SCA Promotions. Dans le cadre de ce procès, le Texan entra en contact lui-même avec deux témoins : Frankie Andreu (ex-coéquipier) et Stéphanie McIlvain. Armstrong s’est servi d’intimidation sur de nombreux témoins mais c’est sur Greg Le Mond que la pression fut la plus forte. Le 25 juin 2001, ce dernier a droit à son premier coup de fil. Greg Le Mond confie, rapporté dans L.A. Confidentiel, la teneur du propos : « son ton était très menaçant. Selon lui, j’avais parlé à des journalistes. À quatre reprises, il m’a dit que je devrais faire attention, et que j’avais déjà été prévenu37. » Non seulement Greg Le Mond fut bombardé de coups de fil donnés par de gros bonnets économiques du cyclisme mais sur fond de menaces, le sommant de se rétracter, notamment de la part du PDG de Trek, fabricant de cycles américains, dont bon nombre d’articles sont siglés Le Mond et Armstrong. À la suite de cela, Trek décida de rompre unilatéralement le contrat qui le liait depuis 1995 avec Greg Le Mond. Ce qui est stupéfiant, c’est qu’un article paraît dans USA Today avec des rétractations publiques de Greg Le Mond, sans que ce dernier n’ait fait en réalité une seule de ces déclarations. À ces trois personnes, on pourrait en ajouter trois autres qui ont été muselées par d’autres méthodes.
81Il y a d’abord l’histoire liée à une infection d’un de ses premiers coéquipiers en équipe américaine avec un dopage à base de corticoïdes. Ceci met en évidence des corrélations avec le cancer de Lance. Dans ce dossier, 20000 dollars sont versés pour que le nom de Chris Carmichael (l’entraîneur d’Armstrong) disparaisse du dossier car il faut éviter de faire des connexions avec Lance.
82Ensuite, on note la découverte de stéroïdes dans la résidence espagnole de Lance par Mike Anderson, ce qui a entraîné son licenciement et des négociations importantes qui conduisent à un arrangement avec une clause de confidentialité signée le 30 novembre 2005. Aujourd’hui, Anderson vit en Nouvelle-Zélande et tient une boutique de vélos.
83Enfin, la pression Simeoni est révélatrice de la position de Lance sur le Tour. En effet, le coureur italien fut un des seuls coureurs à témoigner contre le docteur Ferrari lors de son procès. Ce même docteur est le préparateur physique d’Armstrong, depuis le début de sa carrière. Les révélations de Filippo Simeoni mettent donc en cause Armstrong, ce que le champion n’a pas accepté. Il lui fait payer cette « imprudence » lors de la 18e étape du Tour de France 2004, en condamnant son échappée. Armstrong va même le chercher seul pour avoir une explication, mais il a surtout deux ou trois choses à lui dire : « Tu n’aurais pas dû dénoncer le docteur Ferrari et surtout pas moi, pour moi ce n’est pas un problème, j’ai du temps et de l’argent et je peux te détruire quand je veux38. » Ce geste témoigne du pouvoir de Lance sur le Peloton et le Tour, il règle ses comptes en direct et pendant la course. Le Patron Armstrong a parlé. Tout le monde savait ce que ça voulait dire mais en aucun cas il n’a été sanctionné. Après 2004, l’italien ne reviendra plus jamais sur le Tour, il ne trouve pas d’équipe et il dit : « Armstrong est trop fort pour moi, il est devenu le Parrain du Tour. »
84Ces exemples montrent à quel point tout est planifié. Les dirigeants et les organisateurs ne sanctionnent pas ce genre d’attitude et cela montre le poids qu’Armstrong peut avoir par rapport aux différentes instances.
Rapport aux instances officielles du cyclisme
85Cette pression n’est pas seulement exercée sur l’équipe ou sur une compétition mais également au niveau des instances dirigeantes. Comment l’UCI a-t-elle pu laisser « l’histoire Armstrong » impunie pendant toutes ces années alors que de nombreux signes et preuves étaient visibles ?
86Le 22 octobre 2012, Lance est exclu à vie du cyclisme et destitué de tous ses titres depuis 1998, par l’Union Cycliste Internationale suite aux conclusions de l’USADA. La décision du président de l’UCI marque un changement radical de tactique. En effet, le comportement de l’UCI ces dix dernières années envers Lance Armstrong ne laissait pas présager un tel renversement. Le comité directeur composé de Hein Verbruggen et Pat McQuaid était assez proche de Lance comme en témoigne la donation de Lance de 125 000 dollars envers l’UCI. Hein Verbruggen disait d’Armstrong qu’il était le porte-drapeau du cyclisme et qui ne fallait pas le soupçonner de quoique ce soit.
87Le rapport de l’USADA met en avant certaines zones d’ombre. Nous prendrons quatre exemples afin d’illustrer notre propos :
88Le premier élément à considérer est la non-découverte du cancer de Lance plus tôt. En effet, suite à l’enquête de l’USADA et aux témoignages de médecins, on apprend que l’existence de la maladie peut remonter à plusieurs mois, voire plusieurs années, de l’ordre de deux ans maximum. La question qui se pose alors est celle-ci : comment est-il possible que son cancer n’ait pas été décelé plus tôt ? Les marqueurs biologiques du cancer testiculaire (l’hormone bêta-hCG) sont recherchés lors des contrôles anti-dopage, à cause de l’augmentation de testostérone que l’hormone produit. En dix contrôles anti-dopage durant l’année 1996, cette hormone n’a pas été décelée chez l’Américain. Ce fait laisse songeur sur l’efficacité des contrôles anti dopage effectués sur Lance. La coordinatrice médicale de l’UCI, Anne-Laure Masson dit : « Je suis perplexe car si le niveau d’hCG était aussi élevé, Lance Armstrong aurait dû être en principe positif. Pour le moment, c’est inexplicable39 ».
89Le second point à mettre en avant est le fait que l’UCI a violé l’article 43 de son propre règlement en acceptant un justificatif antidaté pour légitimer la prise de corticoïdes de l’Américain sur le Tour de France 1999. L’article 43 stipule que « tout coureur qui ne mentionne pas de conditions particulières dans le procès-verbal d’analyse le jour du contrôle sera sanctionné40. » Tout au contraire, Lance Armstrong a été blanchi.
90En 2000, l’UCI fait du forcing pour que la justice française ne mette pas la main sur les échantillons d’urine de l’équipe américaine congelés au laboratoire de Châtenay-Malabry. L’UCI annonce son intention de les détruire. Cette tentative a lieu au cours de l’instruction ouverte suite à la découverte de déchets médicaux jetés dans une poubelle par deux membres de l’US Postal lors du Tour 2000.
91Enfin, nous pouvons parler du chapitre consacré au Tour de Suisse 2001, qui laisse songeur sur la protection dont Armstrong a pu bénéficier. Floyd Landis et Tyler Hamilton ont tous les deux raconté qu’Armstrong s’était vanté d’avoir réussi à étouffer un contrôle positif à l’EPO durant ce Tour, après avoir contacté l’UCI dirigée alors par Hein Verbruggen. Le laboratoire antidopage de Lausanne avait bien rapporté comme « suspicieux » un échantillon attribué à Armstrong, mais n’avait pu le déclarer positif au vu des critères requis à l’époque. L’UCI a insisté par le passé qu’« aucun contrôle n’a révélé la présence d’EPO dans les échantillons prélevés sur les coureurs lors du Tour de Suisse 2001 », et que si elle avait bien reçu deux dons d’Armstrong dans les années 2000, ils n’étaient en rien liés à cette affaire. L’USADA a demandé à l’Union Cycliste Internationale de lui transmettre les résultats de l’analyse de manière à voir si cet échantillon serait considéré positif avec les critères actuels. Mais elle s’est vu opposer une fin de non-recevoir de l’UCI au motif qu’elle n’avait pas le consentement de Lance Armstrong.
92Les exemples d’étouffement des tricheries de Lance sont malheureusement nombreux. Les tractations financières portent également atteinte à l’intégrité du cyclisme, mais ces dernières sont aussi les témoins de la protection dont a pu bénéficier Armstrong de la part de l’UCI. Nous pensons qu’Armstrong n’a pas pu réussir à gagner les sept tours en se dopant sans avoir une aide des instances dirigeantes, et les quelques exemples que je viens de relater peuvent l’attester.
La « préparation » médicale
93Lors de témoignages rassemblés pour l’ouvrage L.A. Confidentiel, les anciens coéquipiers de Lance disent à quel point il est difficile pour les Américains de s’adapter aux courses européennes. Le début des années 1990 marque vraiment une césure dans la pratique du cyclisme. Le dopage commence de plus en plus à faire parler de lui et l’EPO commence à se faire une réputation dans le milieu. Les témoignages recueillis sous serment montrent comment Lance Armstrong avait l’art de faire prendre le pli à ses coéquipiers. Christian Vande Velde relate ainsi qu’à la suite du Tour de France 2002, Armstrong s’en était pris durement à lui en l’avertissant que s’il ne suivait pas le programme de dopage établi par le préparateur italien Michele Ferrari, à base d’EPO et de testostérone, il serait évincé de l’équipe. La complicité au sein de l’équipe poussait les coureurs à s’avertir si un contrôleur antidopage était en vue. George Hincapie dit ainsi avoir envoyé un message à Armstrong sachant que ce dernier avait pris de la testostérone dans les jours précédents, et le Texan avait abandonné la course pour éviter d’être testé.
94Pour les cures de dopage, selon Tom Danielson, Armstrong avait trouvé un havre de paix à un hôtel de Puigcerdà, ville frontière avec la France située dans les Pyrénées espagnoles, où « il était virtuellement certain de ne pas se faire contrôler ».
95Pendant le Tour de France, l’équipe d’Armstrong, via son directeur sportif Johan Bruyneel, bénéficiait à l’évidence d’informations privilégiées, comme l’ont avancé plusieurs de ses anciens coéquipiers. Le dopage organisé au sein de l’équipe US Postal prenait un temps important et tous devaient se plier à cette pratique et être méticuleux : cacher à tout prix son dopage fut la préoccupation première de Lance Armstrong tout au long de sa carrière.
Livestrong, un capital sympathie
96Le cancéreux victorieux, telle est l’image de Lance lorsqu’il revient à la compétition. Avant le cancer, Lance est un bon coureur mais il n’est pas non plus un coureur exceptionnel ! Depuis son annonce le 8 octobre 1996, Armstrong se sert beaucoup de sa maladie pour se construire une notoriété. L’année suivante (1997), à l’annonce de son cancer, Armstrong fonde la « Lance Armstrong Fondation » (LAF) plus communément appelée Livestrong. Cette association caritative américaine se situe à Austin dans la ville natale du coureur et elle a pour slogan : « Unity is strength, knowledge is power and attitude is everything », et pour but « d’inspirer et de rendre plus forts ».
97Le cyclisme et le Tour de France peuvent-ils offrir une scène de promotion de sa fondation ? Depuis de nombreuses années, les bracelets jaunes fleurissent partout sur le Tour. En vrai chef d’entreprise, il fait la promotion de sa fondation à l’aide du Tour de France. À partir de 2004, son sponsor Nike lance une campagne de promotion et vend ses bracelets jaunes qui sont le symbole de la fondation. Aux villages-départs, comme dans tous les lieux stratégiques de la grande boucle, les petits bracelets sont mis en vente. Dès les premières ventes, ce bracelet représente à lui seul toute une « mode ». Il devient un signe qui se propage auprès de nombreuses célébrités, sportifs et inconnus. Sa fondation est aussi et avant tout sa meilleure alliée ; elle lui apporte un capital sympathie auprès de tous.
98Tout le monde veut le fameux bracelet et il devient également un symbole que l’on associe directement au Tour de France. Jean-Emmanuel Ducoin met en avant ceci « Ne pas le porter sur le Tour vous range définitivement dans la catégorie des salauds, aveugles au sort des malades. Intolérable. Et le porter fait de vous un dévot de l’ex-boss-insupportable. » En 15 ans, Livestrong rapporte 500 millions de dollars. Le coureur fait du prosélytisme et même vis-à-vis des enquêteurs anti-dopage. Dès qu’il en a l’occasion, Armstrong parle de son cancer, de ses connaissances à son sujet et de sa fondation. Le cancer est sa marque de fabrique. À chaque interview, à chaque documentaire, à chaque accusation, la question de son cancer ressurgit. Il peut être perçu comme un alibi. La mise en scène Armstrong était vue comme l’antidote pour les malades contre le cancer et apportait une bouffée d’air frais.
99Enfin, sa fondation est pour lui un vrai tremplin politique, son action à travers sa fondation lui a permis de mettre un pied dans la politique. Cette dernière l’a conduit à rencontrer de nombreux responsables politiques et de lier des liens importants avec eux. On peut citer en premier lieu l’ancien président des États-Unis, George W. Bush. Les deux hommes entretiennent une relation presque amicale, ils ont déjà fait du vélo ensemble. Il a aussi rencontré Bill Clinton, John Kerry ou encore John McCain. On peut voir qu’à travers sa fondation, Armstrong a créé un vrai business et a fait de lui un homme influent au États-Unis et dans le monde. La lutte contre le cancer était sa marque de fabrique ; elle l’a amené à flirter avec les hautes sphères du pouvoir. Jusqu’à sa déchéance officielle…
100En conclusion, dans le sport de haut niveau, le sport spectacle, où l’argent coule à flots, avec la complicité des médias, il ne faut jamais perdre de vue que l’exploit d’exception s’accompagne d’une transgression de la condition humaine ordinaire Comment préserver les normes et les valeurs du sport dans ce contexte ? Pression et liens avec instances dirigeantes. Intimidation, omerta et protection ont permis à Lance Armstrong de régner sur le peloton pendant une décennie, comme le prouve le rapport motivé de l’Agence antidopage américaine (USADA) sur l’ex-septuple vainqueur du Tour de France.
101À la question : « est ce que Lance Armstrong reste un athlète ? », il semble que nous pouvons répondre oui ! Mis à part le dopage qui, dès les années 1990, fait partie intégrante du cyclisme et du Tour de France. Armstrong a su s’adapter au cyclisme européen et faire ce qu’il fallait pour gagner. À la question : « est ce que Lance Armstrong a respecté les valeurs du sport et du cyclisme ? », nous pouvons répondre que non. Il a néanmoins apporté des choses au Tour de France, la notoriété et certaines techniques. Lance a peut-être dupé tout le monde mais tout le monde s’est à vrai dire laissé duper ! Comme par consentement.
102Est ce que Lance a apporté des choses significatives au Tour de France ? Il a apporté des techniques mais ces techniques s’inscrivent dans la période. Les premiers essais en soufflerie sont réalisés à l’époque de Broadman et Miguel Indurain. Lance est un businessman hors pair car il a su gérer son image et ses sponsors comme un chef d’entreprise. Il avait plus qu’une place de cycliste dans son équipe US Postal. On peut le considérer comme le patron d’une entreprise qui a très bien fonctionné… jusqu’à maintenant.
Professeur Bernard ANDRIEU41,
Philosophe, Faculté des sciences du sport, Université de Lorraine
L’hybridation, une émersion du vivant en devenir
« Ce que nous appelons le corps n’est jamais que la conscience du corps » Maurice Merleau Ponty, 23 mai 1941
103L’homme hybridé n’est jamais entièrement post-humain ; il n’abandonne pas entièrement sa référence au corps biologique mais l’augmente de compléments fonctionnels dont il ne dispose plus. Accidenté, vieillissant, déficitaire ou handicapé, le corps hybride ne retrouve pas l’intégralité de ses fonctions originelles mais peut disposer d’une autonomie améliorée. L’hybridation est une recomposition indéfinie et instable entre les matériaux biologiques et technologiques.
104Cette instabilité produit un état provisoire et fragile qui semble nous rendre dépendant des procédures technologiques : ainsi le dysfonctionnement d’une pile cardiaque provoque la mort immédiate. Nathanel Jarassé (2014) nous rappelle combien est prégnant le mythe de l’humain augmenté : « Ce décalage entre l’attrait fantasmé de notre société pour les technosciences et nos travaux se trouve amplifié par la vulgarisation parfois simpliste des avancées technologiques. Un certain sensationnalisme extrapole les résultats scientifiques et suscite des débats passionnés au sein même de la communauté des chercheurs sur l’homme augmenté, alors que nous n’en sommes qu’à essayer de le “réparer”. Face au discours engagé de certains groupes transhumanistes et technophiles qui prônent le dépassement de notre condition biologique, voire notre prochain saut dans “une singularité technologique”, nous devons revenir aux réalités du chercheur et des personnes appareillées qui ne sont pas des “hybrides” ou des hommes machines. »
105L’hybridation n’est pas une amélioration technique d’une capacité obsolète car elle est, selon la conception du Philèbe de Platon, une mixité ontologique entre une incapacité handicapante et un supplément technologique qui n’est jamais une compensation totalement acquise. L’hybridation est un processus et un devenir plus qu’une acquisition d’un nouvel état à venir de l’humanité. Être hybride n’a pas de sens, c’est un processus fragile en devenir, ce que nous avions appelé en 2008 Devenir Hybride retrouvant le sens défini par Deleuze et Guattari dans Milles Plateaux (Paris, Éditions de Minuit, 1980).
106À la différence du post-humanisme qui fait dépendre l’existence sur des systèmes artificiels, l’hybridation se fonde sur les interactions et les interfaces des systèmes biologiques et des aides technologiques. Deux types de connexions directes et indirectes s’établissent. La lunette établit avec la vue une connexion indirecte par un dispositif qui vient corriger la vue de l’extérieur, à la différence d’une connexion directe sur un nerf, un muscle ou un gène comme dans la bionique ou la spécialisation de cellules souches implémentées.
Une éthique de la mixité et du mélange
107L’hybridation est ainsi le mélange dans le corps humain de systèmes biologiques et de systèmes technologiques. Cette mixité est une interaction efficace qui vient compenser un déficit biologique. Mais cette délimitation entre la part naturelle et biologique et l’apport technologique pose le problème de l’identité personnelle : je ressens ou non, selon le degré d’implémentation, sur ou dans mon corps la présence d’une technologie.
108L’hybridation produit une immersion sensorielle selon le degré plus ou invasif des technologies utilisées. Car l’hybridation nous place dans un corps mélangeant des données d’origine différente. Ces techniques invasives provoquent des intrusions de l’enveloppe corporelle mais participent aussi de la redéfinition du moi. La sensorialité et le sentiment de soi sont confrontés à une double information quand la technique est connectée indirectement au corps comme dans le cas une prothèse mécanique. Mais si la connexion est directe, comme dans l’implant cochléaire où les contacts de l’électrode stimulent directement les fibres nerveuses dans la cochlée, une nouvelle activation cérébrale définit un schéma corporel.
109En défendant la thèse de l’hybridation, plutôt qu’en agitant la peur du posthumanisme, nous décrivons ici une existence transcorporelle qui intègre les aspects technologiques et biologiques mais dans une interaction dynamique qui ne réduit pas le sujet humain à une mécanisation de ses handicaps. Accepter l’hybridité c’est admettre que le corps ne soit ni entièrement naturel, ni entièrement culturel. Être hybride, c’est posséder dans son corps deux aspects qui coexistent, parfois de manière contradictoire. Ce corps composite définit une vie originale qui isole le héros antique dans un destin fatal : ainsi le talon d’Achille lui donne un corps à la fois mortel et immortel car trempé par Thétis dans l’eau du Styx : à la fois vulnérable et invulnérable, l’hybride ne parvient pas à contrôler la dualité dont son unité corporelle est une composition troublante.
110L’hybridation n’est pas une solution idéale à l’opposition entre les posthumains et les trans-humains. La normalisation sociale de l’hybridation pourrait remettre en cause les oppositions entre valide et handicap, normal et anormal : mais pour cette reconnaissance d’une catégorie de la mixité, la fragilité d’un corps mêlant deux cultures et techniques doit éviter la stigmatisation la réduisant à une norme déjà établie.
111En voulant rester entre les deux, mixte et mélangée, l’hybridation pose le problème de sa normalisation sociale alors même que l’assignation au corps propre et à l’identité unique est devenue une exigence pour la reconnaissance sociale. En se montrant différents, les hybrides nous interrogent sur les limites ou non à établir à la normativité du corps par les agents eux-mêmes, parfois contre nos évidences.
112L’hybridation ne cherche pas à être normalisée, ni à inventer des normes nouvelles : elle suit le processus contradictoire d’une normativité qui doit chaque jour s’inventer, faute de réduire son devenir à un être défini.
Le trouble identitaire
113Le trouble identitaire est produit par le double référencement du sujet qui est à la fois identifié à son corps biologique par son schéma corporel habituel et augmenté par ajout technologique. Le trouble peut être augmenté si la prothèse n’est pas ressentie par la sensibilité du corps. Le sujet ne peut alors intégrer à son schéma corporel la fonction de la prothèse. L’exemple du bateau de Thésée42 pose bien le problème de ce changement d’identité par le renouvellement de ses composants. Ce paradoxe met en conflit les deux critères traditionnels de l’identité, que sont la permanence et le temps, et caractérise ainsi parfaitement la problématique inhérente à l’identité numérique. Le bateau du légendaire roi d’Athènes Thésée, à cause de ses déplacements en mer fréquents, se voyait enlever progressivement de plus en plus de planches usagées qui étaient remplacées par des planches neuves. Trois bateaux peuvent êtres déduits de ces incessants travaux. Tout d’abord, le bateau originel, celui qui préexistait avant les travaux (Thésée 1). Ensuite, le bateau sans cesse réparé (Thésée 2). Enfin, un troisième bateau que l’on aurait reconstitué avec les anciennes planches obsolètes récupérées de Thésée (1) (Thésée 3). La question se pose : parmi ces deux candidats (Thésée 2 et 3), lequel est le vrai bateau numérique de Thésée ?
114Ainsi en 2005, les professeurs Bernard Devauchelle, Sylvie Testelin, docteurs Christophe Moure, Cédric d’Hauthuille du CHU d’Amiens et le professeur Benoît Lengelé de l’Université catholique de Louvain, ont réalisé en collaboration avec l’équipe du professeur Jean-Michel Dubernard du CHU de Lyon la première greffe partielle du visage au monde (greffe du triangle formé par le nez et la bouche) sur une femme de 38 ans, Isabelle Dinoire. Ainsi sa défiguration n’en est une que dans le premier temps de son accident. En acceptant le greffon d’une grande partie du visage d’une autre, elle se recompose mais en traversant à chaque instant trois visages : le visage originel perdu physiquement mais encore présent dans le souvenir vécu et les photographies, le visage défiguré par l’accident restant présent dans la trace et la cicatrice, et le visage hybride composé à la fois des restes de son visage et de l’addition d’une partie de l’autre visage.
115Isabelle Dinoire se maintient moins dans un entre-deux que dans la présence de trois visages en elle : l’unité n’est pas double au sens des discordances du moi (Romagnoli, 2010) car le conflit identitaire, pour vécu qu’il soit dans la sphère de la conscience de soi, est résolu par elle dans une nouvelle recomposition identitaire au plan du corps bio-subjectif : « Non. Quand je me regarde dans la glace, je vois que ce n’est pas mon vrai visage. Au début, j’évitais les glaces. Aujourd’hui, quand je croise mon reflet, je ne me retourne plus comme si ce n’était pas moi que je venais d’apercevoir. Je me suis approprié ce nouveau visage, mais je sais qu’une partie n’est pas à moi. »43 Ainsi le trouble identitaire ne disparaît pas avec la connexion directe car la mémoire corporelle conserve le souvenir du premier corps qui sera toujours comparé, comme la chirurgie esthétique en témoigne, avec la nouvelle apparence hybridée. Ce premier corps de référence est mentalement rémanent dans l’imaginaire et dans les rêves comme Anne Marcellini et Rémi Richard l’ont mis en évidence pour les personnes en fauteuil ou encore Philippe Pomar, Emmanuel Vigarios-Viste et Florent Destruhaut pour les personnes prothésées de la mâchoire.
Une nouvelle identité sociale
116L’hybridation du corps biologique par l’augmentation technologique favorise une résilience personnelle mais aussi une recomposition des normes sociales. Ainsi en augmentant son corps, la personne déficitaire devient capable de réaliser des performances impossibles jusque-là. Philippe Croizon, amputé des quatre membres qui vient de relier, accompagné d’Arnaud Chassery symboliquement les cinq continents en traversant les détroits, écrit dans son livre J’ai décidé de vivre (Ed. J.-C. Gawsewitch, 2006) comment les prothèses l’ont aidé à se convaincre qu’il n’était pas un handicapé comme les autres. L’augmentation des capacités par la technologie fait vivre au sujet hybridé le fait changer de catégories : l’handicapé rejoint plus facilement le monde des valides en se rendant plus acceptable ou invisible dans une apparence standard.
117Hybridé, Oscar Pistorius est quant à lui venu interroger avec sa double prothèse l’imaginaire normatif du sport officiel et les limites de la classification du sport selon l’image du corps. Oscar Pistorius, 26 ans, handicapé de naissance, a été, avant sa condamnation pour meurtre de son amie, l’une des stars des JO de Londres en 2012, prenant le départ avec les valides du 400 mètres et du 4x400 mètres. La mondialisation des Jeux, dans la mise en spectacle, a démontré l’inclusion d’Oscar Pistorius éliminé, comme un autre athlète valide, en demi-finale du 400 mètres des JO de Londres, apogée d’une reconnaissance ou d’une banalisation du cyborg. Cette hybridation des pratiques par la présence ensemble de sportifs valides et adaptés est aussi bouleversement de l’imaginaire du corps ; la difficulté est d’imaginer et d’accepter une nouvelle image du corps qui place l’altérité sans une altération fonctionnelle mais sans idéalisation d’un retour au corps parfait. Oscar Pistorius est devenu un acteur hybride incontournable de l’engagement éthique des acteurs du sport en interrogeant les normes de handicapabilité. Son cas est du ressort de la bioéthique puisqu’il interroge la définition même de l’être humain.
118Les 21 et 22 janvier 2007, l’équipe du professeur Laurent Lantieri, du CHU Henri-Mondor de Créteil (Val-de-Marne) a réalisé la deuxième transplantation de la face, au cours d’une opération qui aura duré 15 heures. Le patient, âgé de 27 ans, souffrait d’une forme très grave de la maladie de Von Recklinghausen, une pathologie incurable qui peut, dans ses formes les plus graves, déformer le visage, au point pour le malade de ne plus pouvoir affronter le regard des autres. Lors du débat que nous avons eu avec lui le 7 janvier 2011, aux « Rencontres d’Hippocrate » de la faculté de médecine Paris Descartes, Christian Hervé, responsable du Laboratoire d’Éthique Médicale et Médecine Légale (LEMML), nous a montré, en filmant devant les vitrines de Noël son patient, combien l’acceptabilité sociale de la personne greffée est plus grande au point que personne ne se retourne plus sur elle en public. En changeant une partie du visage, le vécu corporel et la réintégration dans les normes esthétiques sont améliorés, nous interrogeant sur le pouvoir des normes sur l’apparence corporelle.
Une émersion sensorielle de l’hybridant
119Pour sentir nos sensations d’hybridation depuis son vivant, la possibilité de s’immerger (Bernard Andrieu, eds., 2014) plus directement dans la vie par un contact immédiat engage notre corps dans le monde. Ce contact immédiat est rendu possible, nous le savons depuis les récents travaux sur les neurosciences in vivo définissant ainsi une nouvelle compréhension de la sensibilité corporelle, une osmose en ressentant depuis l’intérieur sensitif de son corps (Andrieu, 2015) les choses du monde extérieur. Cette fusion intuitive est une osmose somatique par la production en soi de sensations internes : notre corps vivant ressent le monde, avant que nous en ayons conscience. On peut faire le lien avec la phénoménologie de Maurice Merleau Ponty en 1945, soit une corporalité de la conscience, alors qu’en 1941, il s’agit de la conscience du corps. Stone a montré que cette discipline du livre princeps s’appelait seulement la Conscience perceptive (Stone, 2014, 28), le corps vécu.
120Le corps vivant s’immerge dans les espaces, milieux et corps jusqu’à l’immersion (en s’insérant entièrement dans le cours de l’immersion hybridante) sans qu’une personnalité dirige consciemment ces mouvements. Il convient d’éviter ici un vitalisme finaliste qui attribuerait une intentionnalité représentationnelle au corps vivant. Une écologie pré-motrice est toutefois sentie immédiatement par le corps dans sa relation au monde. Le corps vivant agit en personne, et non comme une personne, sans intermédiaire, moins par une réflexivité consciente que par un éveil et une activation parfois jusqu’au vertige (Andrieu, 2014). Dans l’imsertion, le corps vivant envahit entièrement la sensibilité sans que le sujet parvienne à en s’extraire par la réflexion : l’intensité est si forte qu’elle déborde les cadres esthésiologiques habituels et émersant dans la conscience du corps vécu.
121Mais cette osmose somatique repose sur deux principes que nous décrivons ici : d’une part l’émersion par activation en soi de potentiels évoqués par l’interaction de notre sensibilité avec le monde extérieur ; d’autre part l’écologisation spontanée des sensations émerge depuis notre corps vivant par l’effet de son écologisation spontanée en dessous de notre seuil de conscience : « La conscience joue un rôle prééminent dans la résolution des ambiguïtés perceptives » (Dehaene, 2014, 138).
122Ainsi avivé par l’embarquement et l’incorporation (embodiment) dans un nouvel immersant, le vivant actif dans notre corps une sensation dont nous n’avons conscience qu’avec retard ; en effet l’activation, entre 40ms et 450ms avant le seuil de la conscience, anticipe par son écologisation immédiate la réponse adaptative du corps : un temps plus immédiat nourrit cette perception directe en procurant une sensation d’osmose de notre corps dans le monde. Ainsi le vertige précipite en nous une sensation irréductible contre laquelle la conscience ne peut rien.
123La corporéité motrice trouverait avec le sens de l’effort caractérisé depuis Maine de Biran, une expérience pour découvrir cette propriété. Le corps vivant n’est connu par le sujet que par le surcroît d’informations sensorielles qui parviennent à la conscience : « le corps n’est pas connu par le sujet, mais compris en lui sans s’identifier avec lui. Il n’est rien d’autre que ce qui se manifeste au sein du sujet existant comme pulsion ou effort, comme cela qui résiste à cet effort » (Barbaras, 2011, 139).
124Il y aurait dans l’expérience corporelle une vérité qui ne ment pas. Le corps ne mentirait pas. Il parlerait de lui sans que nous en ayons conscience. Ce qui s’échappe de mon corps, ce sont ses signes que nous observons de l’extérieur mais qui sont des gestes, des postures et des techniques qui animent le vivant de notre corps. Le corps vivant est déjà en acte (Berthoz, Andrieu ed., 2011).
125La stratégie du corps vivant est d’adapter le corps vécu le plus immédiatement à l’action. Cette stratégie est non intentionnelle pour la conscience qui n’en a pas une. La sensibilité intuitive est subconsciente, le résultat de l’écologie prémotrice incorpore dans les habitus. Cette sensibilité est orientée par des schémas sensoriels élaborés dans le cours de l’expérience et qui donne ce caractère intuitif et spontané au geste d’action. En mutant par adaptation informationnelle, le corps vivant fait preuve à notre insu d’une santé précaire et d’une homéostasie en déséquilibre qui nous force à nous réorganiser.
Conclusion
126Si les progrès technologiques en normalisant l’être handicapé comme un standard transhumain sont parvenus à reculer l’âge de la mort en améliorant les conditions même de l’existence, cet allongement de la vie, du moins en Occident, repose sur un aménagement indéfini par l’handicapabilité.
127Par handicapabilité (handicap/ability) nous entendons une adaptation de la capacité fonctionnelle lorsque le développement ou l’état du corps physique trouve dans la technique et dans l’aménagement de l’environnement les moyens de l’hybridation du corps et de ses fonctions qui est trop souvent interprétée comme une déshumanisation.
128À la différence du handicap, l’handicapabilité, comme nouvelle recatégorisation de la performance handicapée performe par l’hybridation la technique en modifiant les limites, autant que possible, de la dépendance.
Références Bibliographiques
129Andrieu B., 2008, Devenir hybride, Nancy, PU Lorraine, Préface Stelarc.
130Andrieu B., 2011, Les Avatars du corps. Une hybridation somatechnique, Montréal, Éd. Liber, 2011.
131Andrieu B., 2014, Donner le vertige. Les arts immersifs, Montréal, Éd. Liber, Préface Jean François Chassaye.
132Andrieu B., 2015, Sentir son cerveau. La méthode emersiologique, Emersiologie, tome I, Paris, Éditions L’Harmattan, Préface Natalie Depraz.
133Andrieu B. (ed.), 2014, Les arts immersifs. Dispositifs et expériences, Pau, Éd. Universitaires.
134Barbaras R., 2011, L’Ouverture du monde : Lecture de Jan Patocka, s. l., Éditions de la Transparence.
135Bernard A., Andrieu, B. (eds.), 2014, Manifeste des arts immersifs, Nancy, PU Lorraine.
136Berthoz A., Andrieu B. (eds.), 2011, Le Corps en acte. Centenaire Merleau Ponty, Nancy, PU Lorraine.
137Dehaene S., 2014, Le Code de la conscience, Paris, Odile Jacob.
138Jarasse, N., 2014, « Le mythe de l’humain augmenté », Libération, 4 décembre.
139Marcellini A., 2005, Des Vies en fauteuil… : Usages du sport dans le processus de déstigmatisation et d’intégration sociale, Paris, Éd. CTNERHI.
140Merleau-Ponty M., 1941, Résumé des recherches 1941, publié par Stehen A. Noble, La Conscience perceptive. La philosophie de Merleau-Ponty au tournant des années 1940, Budapest, Ed Zita, p. 80-84.
141Pomar Ph., Andrieu B., Vigarios-Viste E., Destruhaut F., 2015, Visages hybrides, Mont-Saint-Aignan, PU de Rouen et du Havre.
142RICHARD R., « L’expérience sportive du corps en situation de handicap : vers une phénoménologie du fauteuil roulant », Staps, 2012, no 98, p. 127-142.
143ROMAGNOLI S., 2010, Les Discordances du moi. Greffes et identité, Nancy, PU Nancy.
144STONE S. A., 2014, La Conscience perceptive. La philosophie de Merleau-Ponty au tournant des années 1940, Budapest, Éd Zita.
Débat
Jean-Louis MORO, animateur de la séquence
Vice Doyen de la Faculté des Sciences du Sport, Aix Marseille Université Président du SMUC, administrateur de l’UNCU
145Merci aux trois interventions. Nous allons lancer le débat. Nous avons écouté Jean-Paul Callède qui nous a parlé de l’homme bionique en prenant soin de mettre l’adjectif bionique entre guillemets.
146Aurélie Rivière, nous a décrit brillamment la carrière de Lance Armstrong, soit comment la réussite industrielle s’organisait autour du dopage, tout en prétextant s’organiser autour de l’excellence sportive, et ce avec la complicité des instances qui gouvernent le cyclisme mondial et celle des médias.
147Et Bernard Andrieu nous a parlé d’hybridation. La personne hybridée n’abandonne pas entièrement sa référence au corps biologique mais, et je le cite, elle « l’augmente de compléments fonctionnels » dont elle ne dispose plus… Alors, quand on a en tête ces trois perspectives, je m’interroge : comment le sport peut-il s’en sortir ?
148Vos questions vont certainement influer sur cette donnée-là, entre la santé d’un côté qui a besoin d’hybridation et de « bioniser » les hommes et, de l’autre côté, le jeunisme qui fait que des gens n’hésitent pas à pousser le bionique jusqu’à en mourir.
149Le sport est là tout seul, et sans doute particulièrement exposé à bien des tentations, et pour lequel on décrit des déviances. On pointe certains sportifs comme étant des dopés, des utilisateurs de solutions de facilité, des tricheurs alors que tout le monde utilise des techniques qui, ailleurs, ne prêtent pas à polémique. Bizarrement, le sport est aussi le seul domaine d’activité qui veut se donner une norme et qui veut se donner une éthique. Alors, comment vous, éducateurs, dirigeants, ressentez-vous cela ?
Jean-Louis MICHEL
150Depuis le début, nous parlons du sport de haut niveau, du dopage ou des athlètes de haut niveau. Nous n’avons pas évoqué le sport de base, le sport éducatif qui est quand même essentiel pour nous autres, Clubs Universitaires. Nous avons une mission éducative. Cette mission éducative ne passe pas par les grands changements biologiques espérés mais elle passe aussi, et surtout, par une éducation par la santé.
Bernard ANDRIEU
151Votre question est importante, et elle s’adresse également aux enseignants. Nous avons des étudiants en STAPS et nous voyons effectivement ce qu’est leur pratique. Bien sûr, ce ne sont pas des pratiques de professionnels mais ce sont des pratiques de jeunes gens qui peuvent être exposés au dopage. Nous avons organisé le colloque de l’AFRAPS (Association Francophone pour la Recherche en APS) sur l’expérience corporelle et, s’agissant de ces étudiants, je suis très frappé par l’absence de réflexivité subjective sur leur propre corps et sur leur propre expérience.
152Nos étudiants maîtrisent beaucoup de techniques axées sur la performance. Pour moi, la question de l’hybridation pose le problème suivant : « qu’est-ce que je mets dans mon corps ? », « qu’est-ce que j’en fais au profit de quel type d’activité ? ». Pour vous raconter une anecdote, j’interviens au CNAC (Centre National des Arts du Cirque) pour donner des cours à des jeunes de 20 à 23 ans qui se préparent au Cirque. Ce sont des gens très forts techniquement mais qui ont beaucoup de problèmes avec la fatigue, les blessures, le sommeil, la récupération, etc. En fait, ils expriment une demande très forte, en termes d’éducation, afin d’avoir des points de repère sur tout cela.
153Je prêche justement sur l’idée que les deux sont nécessaires : des cours pour apprendre à bien taper dans un ballon, mais également des cours pour réfléchir à son propre corps.
154Je crois que l’effort éducatif est vraiment à porter sur l’hybridation qui pose des problèmes de repères entre deux références : qu’est-ce que c’est d’avoir un corps « naturel » et un corps qui ne l’est plus ? C’est ce problème de repérage qui doit être une ligne assez directrice parmi d’autres.
Jean-Paul CALLÈDE
155Peut-être un complément de réponse par rapport à cette interrogation.
156Il me semble qu’il y a au moins deux niveaux d’échelle : Il y a le niveau d’échelle auquel se situe le sport associatif, avec sa valeur éducative qui s’adresse à un grand nombre d’individus, à commencer par les jeunes, filles et garçons.
157Et il y a une échelle plus réduite qui renvoie à la focalisation sur le thème du colloque aujourd’hui.
158Si on fait le lien avec ce que l’on a entendu ce matin, le Professeur Audran a terminé sa conférence en disant, je le cite : « je suis un peu de l’avis du Professeur Rieu, je crois que l’on va assister à l’apparition de super athlètes bien imprégnés des biotechnologies. » Alors évidemment, par rapport à cela, un CIO, un CNOSF, une Fédération va réagir en disant : « mais moi, j’ai des moyens efficaces, tout de même, permettant de contrôler au nom de l’éthique générale… ».
159Si on prend la même question en se plaçant du point de vue de la population générale et des progrès médicaux, on pourrait se dire et j’emprunte à nouveau ces mots au Professeur Audran soulignant « que grâce à la médecine, on assiste à des corrections, à des procédures supplétives au titre donc de la médecine ». Cela peut être bénéfique à des jeunes qui vont s’apercevoir qu’ils progressent dans l’activité physique et sportive. Je crois que le verrou risque de sauter là, précisément. Ce capital de santé qui a été restauré, aidé, acquis par tel ou tel procédé, pourquoi voulez-vous que l’on interdise à des sportifs plus confirmés de leur permettre d’accéder à une optimisation semblable de leurs propres performances ? Si par hybridation on peut produire un corps augmenté, un individu augmenté – Bernard Andrieu a indiqué que l’hybridation se fonde sur les interactions et les interfaces des systèmes biologiques et des aides technologiques » –, ne risque-t-on pas d’assister à un foisonnement d’initiatives qui risquent de rendre ingérables certains aspects du sport ? Et que risque de devenir l’activité sportive des « seniors ».
160Pour l’isolat du sport professionnel, du sport de très haut niveau, il est peut-être plus facile de trouver des arguments simples. Avec l’exposé d’Aurélie, on a bien compris comment Armstrong, en trichant pendant des années, a lésé de tant de dizaines de milliers de dollars ou d’euros ses collègues, ses adversaires, les privant à la fois de retombées symboliques et matérielles. La régulation du domaine pourrait se faire par la restitution de bénéfices indûment constitués.
161Il me semble que c’est d’abord un chantier très collectif, transversal, qui s’offre à nous et fait appel à des compétences diversifiées mais complémentaires.
Jean-Michel MARTIN
162J’ai été confronté il y a quelques années à la fabrication de maquettes dans une UFR STAPS, et j’ai pu constater avec désarroi que l’éthique n’était évoquée dans aucun contenu d’enseignement.
163Je pense que la raison fondamentale est vraisemblablement la verticalité des enseignements qui ne communiquent absolument pas entre eux. La transversalité est donc l’essentiel de l’éthique en tant que telle, puisque tout le monde est en mesure de réfléchir aux questions d’éthique. Est-ce que les UFR STAPS, où l’on enseigne ce qui relève du rapport au corps, n’ont pas à se remettre en cause quant à leur objectif ? Il conviendrait me semble-t-il, d’identifier des lacunes qui sont aussi des déficits de connaissances, d’approches. On évoque uniquement le haut niveau, éventuellement le handicap, le vieillissement, mais les autres sujets sont devenus relativement secondaires. Pourtant, l’UFR STAPS est tout de même un lieu de réflexions très important pour appréhender le monde du sport et l’évolution du sport. Avez-vous des idées sur la question ?
Bernard ANDRIEU
164J’ai beaucoup d’idées. Mais le problème, ce sont les institutions et les sciences qui sont dominantes. Je m’explique. Actuellement, en France, 80 % des UFR sont structurés autour des SVS (Sciences de la Vie et de la Santé). Conséquence, ceux qui relèveraient des SHS sont considérés comme secondaires, y compris au sein du CNU 74. Je peux vous en parler, je connais bien la question. Il a fallu un article de Thierry Terret et de Georges Vigarello publié dans la revue Esprit pour poser la question de l’évaluation des enseignants des SHS, qui produisent des savoirs, incontestablement, mais qui ne sont pas évalués comme les autres parce que l’on considère qu’ils ne publient pas dans les bonnes revues. Ce n’est pas un problème de cécité intellectuelle. Les gens sont très ouverts et sont prêts à en discuter. Pour autant, les critères d’évaluation des uns ne sont pas compatibles avec ceux des autres. Comment faire pour supprimer cette asymétrie ? Le problème peut se résumer à deux questions : qui gouverne qui ? Et comment gouverne-t-on ? Quand j’ai publié le Dictionnaire du corps, en 2006, on m’a dit, même au CNRS : « oui c’est bien, mais vous comprenez Monsieur Andrieu, le problème c’est que le corps est un objet, ce n’est pas une discipline. »
165Vous prenez le genre, le Queer, les Cyborgs, les hybrides, le dopage, le corps, etc., ce sont des objets, c’est-à-dire que nous sommes une génération qui a été formée sur des objets transdisciplinaires. Or nous sommes dans des institutions où nous travaillons de manière disciplinaire. On dit d’un côté : « mais tu comprends, ils n’ont pas une formation ». J’ai proposé pour ma part des maquettes thématiques, et on m’a dit : « tu ne te rends pas compte, il va falloir que l’on travaille ensemble ». Le problème est un problème de fond c’est-à-dire que nous avons une structuration disciplinaire. Or, aujourd’hui, nous ne sommes plus dans les problèmes disciplinaires. Nous le voyons au cours de cette journée. Nous sommes obligés de travailler ensemble. Même les modes d’évaluation des chercheurs sont disciplinaires. Les enseignements sont disciplinaires. Les évaluations des étudiants sont disciplinaires, voire didactiques. Ce n’est plus suffisant.
Jean-Paul CALLÈDE
166À partir de ce constat d’un bornage disciplinaire, nous pouvons nous interroger sur un certain effacement, voire effondrement de la ou d’une culture générale au bénéfice des petites cultures, transmises à la carte. L’absence d’ouverture à une culture générale ne peut que rendre indifférent ou intolérant, « à la fois suffisant et insuffisant », comme aurait dit Bourdieu Finalement, à l’Université, nous nous heurtons souvent aux plus intransigeants, dès lors que ceux-ci ont un petit pré carré à préserver, aptes à se situer dans l’ordre de la juxtaposition et jamais dans le débat ou la transversalité. Travailler ensemble, comme cela vient d’être dit, heurte de suite les mauvaises susceptibilités.
Jean-Michel MARTIN
167Vous participez tous à des congrès internationaux. Avez-vous repéré, dans d’autres pays, une autre manière d’envisager les choses ?
Bernard ANDRIEU
168Vous savez où sont les chaires de philosophie du sport, aux États-Unis ? Je vais sortir un livre qui s’intitule : Naissance de la philosophie du sport. J’ai passé tout l’été à inventorier qui fait de la philosophie du sport dans le monde et qui l’enseigne. Vous savez où elles sont ? Elles sont dans les chaires de kinésiologie, 60 % des philosophes du sport aux États-Unis enseignent dans des chaires de kinésiologie. En France, ce serait complètement impossible. C’est aussi un problème de structuration du savoir. Avec des racines historiques profondes, comme vous le savez.
Jean-Louis MORO
169Je vais essayer de vous donner un autre éclairage, à partir de ma propre expérience. J’ai participé à trois présentations de maquette. Je pensais tout à l’heure au rouleau compresseur industriel qui a favorisé un dopage organisé pour toute une équipe. US Postal en l’occurrence, mais elle n’est sans doute pas la seule. Les directions des UFR STAPS et les porteurs de Masters sont sous le rouleau compresseur de l’insertion des étudiants et aujourd’hui, en STAPS, nous n’avons pas une notoriété suffisante. Je pense à certains collègues parce que nous avons une chaire en commun avec Science Politique. « Science Politique », c’est une vraie école dans laquelle la culture générale n’est pas abandonnée et où les étudiants font de la philosophie et où les industriels ou les institutions les plus en vue viennent chercher les gens parce que les étudiants sont capables d’avoir une vue d’ensemble, plus ouverte. Nous avons du mal à faire croire aux industries que nos étudiants sont « embauchables », et s’ils le sont, c’est pour être opérationnels tout de suite ; nous ne leur demandons pas de faire des raisonnements sur la longue distance.
170Voilà mon point de vue et je respecte tout à fait le vôtre. Je comprends les problèmes disciplinaires. Aujourd’hui la biomécanique a remplacé la neuroscience… Nous avions une professeure de philosophie brillante, que nous avons rapidement « transférée » à l’école de journalisme pour être tranquilles. Nous devons dépasser cet aspect. L’Université devrait le permettre aujourd’hui.
Robert DENEL
171Je m’interroge pour avoir écouté Monsieur Rieu et entendu ce que vous avez dit tout à l’heure. Derrière la conférence de Monsieur Rieu, nous n’avions pas de solution. J’en évoque une : c’est l’approche transversale, l’approche dialoguée, et à vous entendre, nous sommes incapables de la mettre en place. Est-ce qu’il y a lieu d’avoir plus à craindre de l’utilisation des différentes techniques de manière déviante ? Ou est-ce que nous n’avons plus à craindre du fait d’être incapables d’engager une approche véritablement transversale, concertée qui, à terme, pourrait permettre de trouver une solution importante aux problèmes évoqués, notamment ceux exposés par Monsieur Rieu ?
Bernard ANDRIEU
172Non, je ne pense pas que nous en soyons incapables. Je pense qu’aujourd’hui nous sommes dans une période où nous pouvons faire une nouvelle synthèse des savoirs. Par exemple, pour faire un bilan sur « comment fonctionne le corps humain ? ». Il est clair que quelqu’un qui voudrait séparer les savoirs SHS et les savoir SVS aujourd’hui, échouerait complètement. Il est clair qu’aujourd’hui nous sommes dans des modèles interactionnistes, dynamiques, etc. La question c’est plutôt : « qui va faire cette synthèse-là ? ». Autrefois, nous avions Parlebas et Le Boulch, qui ont élaboré des synthèses. Nous avions des gens qui avaient une formation scientifique, qui ont inventé des choses reconnues à l’intérieur des disciplines. Aujourd’hui, finalement qu’avons-nous ? Nous avons des experts disciplinaires qui sont très compétents et qui nous apportent une lecture extrêmement précise mais il n’y a plus de lecture globale sur « qu’est-ce que le corps humain ? Comment fonctionne-t-il ? Quels sont les différents niveaux d’analyse ? ».
173Bien sûr, il existe des compétences et des gens compétents. Cela existe bien sûr. Faire le lien entre le schéma corporel, l’énergie du corps, la motricité, l’écologie, le vécu en première personne c’est tout à fait possible. Le problème c’est que pour le moment, il n’y a pas de synthèse majeure. Alors est-ce que ce sont les prochaines orientations officielles qui vont permettre d’asseoir des gens autour de la table et d’introduire cette synthèse-là ? C’est un problème de volonté politique de vouloir mettre les choses à plat par rapport à ce dont nous débattons. Nous disposons déjà de tous les matériaux pour le faire.
Redha TAÏAR
174Nous venons de poser la question de façon très ouverte : « est-ce que nous trouverons la solution un jour ? ». Permettez-moi de revenir à des préoccupations plus limitées. J’ai été très intéressé par les diapositives d’Aurélie Rivière montrant les positions de Lance Armstrong, sa recherche d’une efficacité maximale, le travail qu’il effectuait au jour le jour. Concernant le dopage, travaillant beaucoup avec les athlètes de haut niveau, je pense que c’est quelque chose qui va se réguler beaucoup plus par les athlètes eux-mêmes, en discutant avec la majorité de ceux qui préparent les Jeux Olympiques d’hiver ou d’été, tous sont très conscients de ce problème-là. Florence Griffith-Joyner est décédée à trente-neuf ans parce qu’il n’y avait pas de maîtrise, pas de contrôle. Aujourd’hui, le dopage est très contrôlé et je pense qu’il va s’éradiquer par lui-même. Les athlètes étant maintenant très conscients du risque encouru, réfléchissent dix fois plus qu’avant. Certains athlètes avec qui j’ai discuté sont prêts à faire le Tour de France en rajoutant une semaine de plus. Pourquoi pas ? En revenant sur le cas de Lance Armstrong, en 1999, je poserai volontiers la question suivante : est-ce que vraiment les gens ne savaient pas qu’il était déjà dopé ?
Aurélie RIVIÈRE
175Je pense qu’il y a toujours eu un soupçon sur Lance Armstrong. Le public ne peut pas être naïf au point de penser qu’il était normal de dépasser son meilleur niveau de 1996 après avoir vaincu un cancer.
176Des gens ont peut-être vu en Armstrong quelqu’un qui pouvait leur redonner confiance. De même, des dirigeants du cyclisme ont-ils pu penser qu’il apportait un nouveau souffle au Tour de France. Les uns et les autres ont probablement mis de côté cette question du dopage, quand bien même elle était sous-jacente pour eux. Il s’agissait d’abord de vivre l’exploit sportif en lui-même et pas forcément d’aller creuser la question après l’affaire 1998 : une nouvelle histoire de dopage, un nouveau scandale, un nouveau désenchantement. C’est mon point de vue.
Redha TAÏAR
177Je pense que tout le monde sait que ces cyclistes professionnels sont tous dopés, et que la différence ou la nuance, c’est surtout qu’il ne faut pas dépasser un certain taux. Donc, déjà, à la base, c’est tout le peloton qui est concerné. Personnellement, sur Lance Armstrong, avec tout ce que j’ai entendu ici à son propos, cela n’a pas bougé pour moi. Je considère que c’est un très grand champion qui a toujours été mon préféré, et il le restera toujours par la quantité de travail, le modèle qu’il a mis au point, etc. En fait, nous lui mettons tout sur le dos alors qu’il y avait tout un système qui faisait d’Armstrong ce qu’il est devenu aujourd’hui. Cela veut dire que globalement au niveau du dopage, comme le conférencier de ce matin l’a bien dit, ce n’est pas quelque chose de dangereux. Est-ce que la meilleure manière ce ne serait pas de le légaliser une fois pour toutes ?
Aurélie RIVIÈRE
178J’ai voulu montrer aussi par rapport à cette présentation que nous connaissons effectivement les préparations médicamenteuses dont a bénéficié Lance Armstrong, qu’il a mises en place lui-même, qu’il a imposées à ses coéquipiers pour que lui puisse avoir les performances qu’il voulait obtenir. Ensuite, je pense qu’il est vraiment important de remettre en perspective toutes ses préparations, ses entraînements, les programmes alimentaires suivis par les sportifs. Du coup, je parle de Lance Armstrong et des cyclistes en particulier mais c’est vrai que j’ai envie d’aller au-delà de cette question du dopage parce que là nous en connaissons les tenants et aboutissants. Nous savons comment le dopage se passe, le dopage organisé dans les équipes, et Lance Armstrong, l’US Postal ou Discovery Channel sont des exemples parfaits pour pouvoir démontrer cette question du dopage organisé. Il ne faut pas s’arrêter là. Lance Armstrong, c’est aussi un exemple exceptionnel pour montrer l’importance de l’organisation et celle du travail, de l’entraînement, etc., et de leur fonction décisive pour optimiser des performances. Je renvoie ici à la première des deux parties de ma communication.
Jean-Louis MICHEL
179Juste une précision supplémentaire sur l’affaire Lance Armstrong. Il a eu un cancer d’un testicule qui se traite essentiellement par radiologie, pour en avoir discuté avec des oncologues. C’est un traitement qui ne nécessite absolument aucune biologie particulière et qui n’entraîne absolument aucune modification de la morphologie et de la biologie de l’homme. Je voulais apporter cette précision parce qu’il a profité de ce cancer. Par contre, ce cancer ou le traitement qu’il a subi ne lui a rien apporté du tout ni modifié sa structure.
Aurélie RIVIÈRE
180Pour moi, le cancer était un alibi pour se construire une image de héros. C’est quelqu’un qui a su aussi communiquer et montrer l’image qu’il voulait que nous ayons de lui.
Jean-Louis MORO
181Je voudrais rebondir à propos du haut-niveau. Je ne suis pas d’une nature pessimiste mais j’ai quand même l’impression que le sportif est coincé entre la machine industrielle qui vend grâce aux supports que représente le sportif, vous parliez des vélos, des casques vendus grâce à Lance Armstrong, et, de l’autre côté, le spectacle sportif qui génère des recettes extraordinaires, à l’exemple du Tour de France grâce à la télévision. J’ai confiance dans les sportifs qui auront de moins en moins envie de se doper et qui auront envie de mourir en bonne santé, comme tout le monde, mais c’est difficile. Je suis plutôt à situer du côté du rugby. Bernard Andrieu parlait de l’exosquelette et Jean-Paul Callède a mentionné la tenue des rugbymen du Stade Toulousain, truffée de capteurs… Tous les rugbymen de haut niveau que je connais ne peuvent pas arrêter la musculation. Ce n’est pas un dopage mais s’ils arrêtent la musculation, ils s’effondrent.
Patrice BURGEVIN
182J’ai deux questions à proposer.
183Une première en replaçant le thème de la séquence de cet après-midi qui est, si j’ai bien compris : « l’hybridation technologique et l’augmentation corps humain et du corps sportif », et donc le lien avec l’hybridation technologique du corps et le sport. Voici ma question. Ne pensez-vous pas qu’il faudra, dans un certain laps de temps, bien classifier le sport, les différentes façons de faire du sport ? Je crois qu’il y a le sport de masse pour le bien-être des hommes, la santé, et là, après tout, pour être mieux dans son corps et dans son esprit (j’y reviendrai dans une deuxième question, suite aux conversations que nous avons eues ce midi). Pourquoi pas l’hybridation technologique ? Peu importe le degré, du moment que l’on est mieux, dans la mesure où, pour le sport de masse, nous ne faisons pas de compétition, nous ne comparons pas les performances des uns et des autres. Mais il y a aussi dans le sport, et nous le savons bien dans nos clubs universitaires notamment, il y a le sport de compétition où là nous faisons des compétitions et le but de la compétition c’est sans doute d’être bien dans sa peau, certes, mais c’est aussi de gagner à condition que les chances soient égales pour tous les compétiteurs. Donc là, évidemment, cela pose le gros problème dès que l’on fait du sport de compétition et je ne parle pas seulement du sport de compétition de très haut niveau. Mais évidemment, le sport de très haut niveau compte aussi beaucoup. Donc, il y a un sport où il n’y a pas la compétition ni de comparaison des performances, il n’y a pas besoin d’égalité. Mais dès qu’il y a la compétition qui entre en jeu, là c’est totalement différent, il y a comparaison.
184Avant de recueillir vos réponses, je présente ma seconde question. Au moment de la pause repas de ce midi, nous extrapolions sur l’avenir. Je pense que, pour ce qui est de la compétition, sachant que les progrès, nous ne les arrêtons pas et il n’y pas lieu surtout de les arrêter, à beaucoup de point de vue, nous serons certainement amenés à distinguer plusieurs catégories de sport, dans le cadre de la compétition :
- La catégorie du sport des robots, des cybers : ils ne sont plus humains du tout mais ce sont des personnes qui les commandent, de telle manière que nous faisons une compétition entre les robots.
- La catégorie des hybrides est là aussi on peut concevoir une compétition entre les hybrides.
- Il y aura peut-être les puristes avec la compétition entre sportifs qui sont parfaitement intègres du point de vue de leur corps c’est-à-dire n’ayant jamais subi la moindre modification.
185Qu’en pensez-vous ?
Bernard ANDRIEU
186Je suis d’accord avec votre proposition. Le problème c’est le communautarisme c’est-à-dire que, bien évidemment, Georges Hébert en parlait déjà à propos du naturisme, constituer des communautés avec des puristes, des hybrides, etc., cela se fait déjà. Il y a des sports gays, des championnats olympiques gays, ce communautarisme existe. Ensuite, la question, c’est la suivante : quelle est la vocation du sport ? C’est pour cela que je défends la thèse de la mixité. C’est que je pense malgré tout qu’un des intérêts de l’expérience sportive est sans doute de bien d’identifier le « qui fait quoi avec son corps ? », mais aussi de permettre la rencontre de corps qui sont différents. Après, bien évidemment ce n’est pas gagné puisque déjà nous nous remémorons, par exemple, le débat qu’il y a eu autour de la participation de Pistorius dans le cadre des JO de Londres. L’enjeu finalement, ce n’est pas tant qu’il gagne mais l’enjeu c’était le symbole.
187Je pense que vous avez raison de pointer le problème ou la nécessité d’une catégorisation, qui peut cependant engendrer des communautarismes, mais il faut quand même garder la vocation du sport, qui est une vocation centrée sur la mixité. C’est la thèse que je défendrai.
Jean-Paul CALLÈDE
188Je m’adresse à Patrice Burgevin. Vous mettez l’accent sur la nécessité d’une catégorisation des façons de faire du sport, et sans doute en partie pour essayer d’y voir plus clair. En sociologie, nous allons répondre que pour caractériser des univers de pratiques, il est utile de les catégoriser. Nous allons essayer de montrer que chacune d’elle renvoie à trois ou quatre critères que l’on ne retrouve pas tous, ou combinés autrement ou partiellement dans telle ou telle autre catégorie tandis que d’autres critères sont le propre d’une catégorie, etc. Mais ce travail de taxinomie sera toujours quelque peu contredit parce que sont les logiques des individus qui investissent un groupe, une structure sportive, un club. En fait, nous y retrouvons une diversité, une mixité, le kaléidoscope des logiques individuelles. Bien sûr, nous pouvons nous appuyer sur des catégories mais il est difficile de faire en sorte que telle catégorie corresponde à une pratique unifiée, me semble-t-il, y compris dans nos clubs universitaires. Je crois même que le dopage n’est pas inexistant dans nos clubs.
Patrice BURGEVIN
189J’ai eu une conversation intéressante ce midi à table avec mon voisin. Nous remarquions que nous avons beaucoup parlé depuis hier du corps bionique et éventuellement de l’hybridation technologique mais nous parlons assez peu du cerveau, des neurones. En phosphorant, mais c’est vrai que nous étions en plein repas, convenablement arrosé, j’allais jusqu’à l’extrapolation. Après tout, chez un être humain, un implant complet du cerveau d’un autre humain ? Cette réflexion va très loin. Nous pouvons imaginer des choses. Cela revenait aux questions d’hier : qui gouverne ? Qui commande ? Est-ce que le corps a sa propre vie, en quelque sorte, ou est-ce le cerveau qui dirige véritablement le corps ? Parce que l’hybridation, d’accord, on la conçoit, mais au-delà de l’hybridation, cela peut être le remplacement de tout le corps.
Bernard ANDRIEU
190Bien évidemment, nous avons réfléchi à cette question. Mais d’abord, aujourd’hui, nous ne pouvons pas changer la totalité du cerveau. Par contre, un certain nombre d’expériences permettent de provoquer des illusions de changement de corps chez l’individu. En tout cas, nous pouvons tromper son propre cerveau comme dans l’illusion du membre fantôme, et donc ce que j’ai appelé l’écologie pré-motrice44 dans un article récent. Il faut redescendre d’une case, sur la case cerveau, en montrant que précisément le cerveau permet l’écologisation du corps parce que le cerveau est quatre cent cinquante mini-secondes avant le corps conscient. Un des grands enjeux des STAPS et du sport est de prendre en compte justement ce qui se passe dans ce temps-là, dont je ne suis pas conscient. Le Pr. Alain Berthoz l’a montré, des décisions motrices sont mises en place. Tout un courant des neurosciences de l’action montre que cela ne pose pas simplement le problème de la liberté ou de la volonté, mais le problème du : « comment puis-je concevoir une description de l’action motrice qui ne soit plus simplement une action motrice consciente mais qui soit aussi une action motrice qui prenne en compte les effets neuro inconscients, ce que nous appelons aujourd’hui l’inconscient cérébral ? ». Et là, de nombreux travaux intéressants sont en train d’être réalisés parce que justement cela donne une lecture d’un corps que j’appelle « le corps entier » c’est-à-dire un corps qui prend en compte non simplement le corps en troisième personne, le corps vécu, le corps vivant mais à l’intérieur du corps vivant, effectivement, un certain nombre de dispositifs qui traitent les informations.
191Tout ce qui a été fait dans l’histoire des STAPS autour de la motricité et du pré moteur, relisez Le Boulch, c’est hallucinant… Quand vous relisez Le Boulch ou Pierre Parlebas, nous voyons que le débat est extrêmement fort. Des personnes très compétentes, y compris dans les STAPS, travaillent sur ses aspects-là. Je ne crois pas que le cerveau commande de manière intentionnelle, consciente, parce qu’il ne s’agit pas de tomber dans un vitalisme finaliste, mais en même temps il est absolument certain qu’il participe de l’écologisation dans l’action motrice.
Patrice BURGEVIN
192Un dernier mot un peu sous forme de boutade. J’imagine que les conférenciers, ici, tout comme moi seraient prêts à voir leur corps un petit peu augmenté par de l’hybridation pour être mieux, mais, je pense, qu’ils n’envisageraient pas une modification de leur cerveau.
Jean-Paul CALLÈDE
193Le tout est de savoir avec précision ce que permet aujourd’hui la science par rapport à ce qui relève de l’utopie. Il faut savoir que des personnes se font congeler avec l’idée qu’un jour ou l’autre, nous pourrons récupérer leur cerveau en le mettant sur un corps autre, plutôt jeune, parce qu’évidemment s’ils ont quatre-vingt, quatre-vingt-dix ans au moment de décéder, pour redémarrer dans la vie mieux vaut quand même avoir un autre véhicule.
Colette ANDRUSYSZYN
194Finalement : « de quel sport allons-nous parler plus tard ? », puisque c’est nous qui l’inventons ce sport. Il n’a pas été imposé par ailleurs. Il faut toujours être plus fort que l’autre. Pour cela, ou bien nous améliorons notre propre corps, ou bien nous cherchons à créer une différence permettant d’être le premier. Nous voyons où cela nous conduit. C’est comme cela que la lutte disparaît des Jeux Olympiques en ce moment, parce qu’il y a tellement de catégories qu’on a demandé aux instances fédérales d’en supprimer. Un ami très philosophe m’a dit : « pour moi, le sport, c’est la performance absolue. Il n’y a pas les performances féminines, les performances masculines, c’est le plus fort, l’excellence ». Certains philosophes sont capables de soutenir eux aussi cette théorie. En rapport avec cette image du sport, nous sommes arrivés progressivement dans le sport bionique puisque nous sommes tous amenés à être améliorés de quelque chose, cela nous renvoie sur cette définition : dans quel type de sport, pour quel sport voulons-nous avoir des champions, dans le sport de compétition ?
195De l’autre côté, il y a le sport pratiqué simplement pour l’épanouissement, c’est-à-dire se dépasser soi-même, et être amené à faire et à accepter de se modifier soi-même. Est-ce que ces deux tendances dans le sport ne sont pas maintenant celles qui vont continuer à fixer des objectifs de l’activité ? Nous opposons beaucoup sport de compétition et sport non compétitif mais il me semble que ce dernier, en faveur du bien-être et de l’épanouissement de la personne, nous amène aussi à des modifications du corps. N’est-ce pas ?
Bernard ANDRIEU
196L’injonction de la pratique sportive même quand nous sommes amateurs, c’est quoi ? Faites du sport pour vous transformer, pour améliorer votre bien-être. Donc finalement ensuite il y a des différences de degré dans cette pratique. Je connais des personnes qui font le tour du parc thermal à Nancy et qui sont des amateurs mais ils sont engagés dans un discours extrêmement « amélioriste » ; ils veulent s’améliorer, se créer des endorphines, avec l’activation des processus addictifs que l’on connaît fort bien.
197Ensuite, la question que vous posez est celle du curseur. Ce n’est pas le philosophe qui fait cela. La question du curseur, ce sont les institutions, les clubs, la loi, la morale, la culture, la religion. Puis, il y aura des différences culturelles. Mais les individus, eux, ne font pas de différence. Aurélie Rivière a montré l’exemple de Lance Armstrong, qui a fini par être considéré comme un tricheur. Or la France est tout de même le premier pays consommateur de tranquillisants. Nous n’avons pas à jeter la pierre à qui que ce soit. À un moment donné, il faut aussi réfléchir à ce que l’on met dans son corps, pourquoi, et quelle action cela aura-t-il. C’est aussi un problème de société.
Jean-Louis MORO
198Depuis hier, Bernard Andrieu n’a pas ménagé sa peine. Il nous a apporté beaucoup, déjà. Ce qu’il vient de résumer à l’instant servira de conclusion pour cette séquence. Merci à lui, merci aux deux autres intervenants et merci à la salle.
Mondiaux d’athlétisme IPC à Lyon, juillet 2013.
« Défi relevé : 100 pays présents ! », par Gérard Masson, Président de la Fédération Française Handisport
« Jamais, depuis son origine, notre Fédération n’avait organisé un événement sportif mondial aussi important et de l’avis du président du Comité Paralympique International (IPC) ainsi que de nombreuses nations, ce championnat du Monde restera une véritable référence et sans doute la meilleure organisation jamais proposée jusqu’alors ».
Parmi les quatre objectifs fixés et atteints, celui de la couverture médiatique.
« Provoquer une réaction quant aux médias : avec 400 accréditations délivrées aux journalistes et photographes, il faut bien reconnaître que nous n’étions pas habitués à de telles couvertures qui furent réelles aussi bien en presse écrite, parlée que télévisée.
France 4 diffusait chaque jour durant les compétitions 2 heures de direct de 17 heures à 19 heures et de nombreux reportages ont été diffusés sur les journaux télévisés de TF1, France 2 et France 3. (Seul bémol d’ailleurs, lié aux résultats timides de notre équipe de France en plein renouveau, car les nouveaux médias comme BFM TV ou Itélé ne passent en boucle les informations que s’il y a des médailles – plutôt d’or – françaises) ».
Édito, par Gérard MASSON, dans Handisport, Revue officielle de la Fédération Française Handisport, no 153, septembre-novembre 2013, p. 5.
Notes de bas de page
1 Ce texte est la reprise d’une communication proposée au Colloque L’Humain Augmenté. État des lieux et perspectives critiques, Institut des Sciences de la Communication du CNRS (ISCC), Paris, 14 décembre 2012. Le thème du colloque étant très vaste, l’implémentation chimique ou biologique et « l’usage des substances médicamenteuses » avaient été volontairement écartés par les organisateurs.
2 Nous faisons allusion ici à la Conférence « Homme réparé et homme augmenté », du cycle Dialogues. Des clés pour comprendre, organisé en 2009-2010 par le Musée des arts et métiers et l’ISCC (25 mars 2010). Elle s’appuyait sur les interventions de Jean-Pierre Ternaux et de Gilles Boëtsch.
3 Pistorius Oscar, Courir après un rêve. L’homme aux jambes de carbone (trad. Joseph Antoine du livre Blade Runner. My Story, Virgin Books, 2009), Éditions l’Archipel, 2010 (192 p.).
4 Thalassa, « L’exploit surhumain d’un nageur amputé des 4 membres », France 3, vendredi 30 novembre 2012. Le reportage narre le « défi fou » que s’est lancé le nageur, « de relier les cinq continents à la nage ». Un premier exploit avait fait le tour des journaux télévisés, en septembre 2010, lorsqu’il avait traversé la Manche à la nage. Voir son ouvrage : Philippe Croizon, J’ai traversé la Manche à la nage, Éditions J.-C. Gawsewitch, 2012 (288 p.). L’auteur a rédigé son premier livre : J’ai décidé de vivre, paru en 2006, chez le même éditeur, à l’aide d’un appareil de reconnaissance vocale.
5 Espinas Alfred, « Les origines de la technologie », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. XXX, 1890, p. 113-135, vol. XXXI, 1891, p. 295-314. Espinas Alfred, Les Origines de la Technologie, Paris, Félix Alcan, 1897.
6 Lors de la préparation des Jeux paralympiques de 2004, une jeune paraplégique aquitaine préparant les sélections en vue de la compétition d’équitation avait été interviewée par la télévision régionale. La façon dont elle expliquait « faire corps » avec son cheval, le sollicitant au point de disposer d’une nouvelle façon de se déplacer « qui réagissait conformément à ses intentions », était à la fois étonnante et troublante de vérité. Si l’on ajoute qu’en handiéquitation, et nulle part ailleurs, le cavalier ou la cavalière, ainsi que le cheval, sont déclarés tous deux médaillés du concours, cela n’ajoute-t-il pas à la légitimité de l’interrogation ?
7 Cahiers de l’Université Sportive d’Été, Handicaps, Sport, Intégration. Le défi des clubs, Pessac, éditions de la MSHA, 2007 (synthèse de l’USE, p. 161 et suiv.).
8 Dans des interventions antérieures, au cours de la présente USE, le rôle des guerres et de l’Armée a été évoqué plusieurs fois. En aval des combats, il faut réparer ou remplacer ce qui a été détruit dans le soldat, pour le ramener tant faire ce peut à un statut d’humain ordinaire. En amont de la confrontation, tout au long du XXe siècle, les armées ont cherché à « augmenter » le potentiel des troupes. Aujourd’hui, la technologie et l’équipement du soldat côtoient même la fiction.
9 Auberger André, Un Fauteuil pour la vie. De la guerre d’Algérie à l’idéal olympique, Paris, Le Cherche Midi, 2009 (189 p.). Des malheurs de la guerre à la réinsertion sociale, l’histoire se répète depuis plusieurs décennies.
10 Noël Jean-Philippe, Sports et handicaps, Arles, Actes Sud Agence de l’éducation par le sport, 2012 (101 p.). Voir chap. 8, p. 77 et suiv.
11 Martineau Emily, « Amputation des membres inférieurs. Repartir d’un bon pied, Handisport Magazine, no 146, décembre-février 2012, p. 42-43.
12 Lepesant Marie, « La compétition révolutionne le matériel pour les handicapés », Le Parisien « dossier Économie », lundi 4 juin 2012, dossier p. 10.
13 Revue TDC, Sciences et sport, no 1034, 15 avril 2012. Cit. p. 3. Voir l’article d’introduction de Bertrand During, « Sciences et sport. Un apport réciproque », p. 8-13.
14 Le Monde fr avec AFP, « Les lames de la discorde », 5 septembre 2012.
15 Lorsque les deux membres inférieurs sont amputés, il faut pouvoir définir une règle précise. « La taille maximale des prothèses est calculée grâce à une formule mathématique, fondée sur la longueur de l’avant-bras du sportif et sur la distance qui sépare la poitrine (sternum) de l’extrémité des moignons. Le résultat est majoré de 3,5 %, de façon à compenser le fait que l’athlète amputé n’utilise pas ses orteils pour courir […]. Ce système a été mis au point en concertation avec les athlètes, les entraîneurs et les fédérations, avant d’être soumis à la direction du CID », rappelle Peter Van Der Vliet dans l’article cité.
16 Mainguy Marie, Martineau Emily, « Infirmes moteurs cérébraux. La théorie des multiples », Handisport Magazine, no 147, mars-mai 2012, p. 24-26.
17 Le Journal CNRS, « Handicap. Les chercheurs relèvent le défi », no 262, novembre 2011. Une dizaine d’exemples significatifs regroupant des acquis et des recherches en cours, laissent augurer des améliorations prochaines pour les personnes lourdement handicapées qui aspirent à une activité physique et sportive.
18 Elles s’apparentent, d’une certaine façon, à diverses techniques de déplacements mis au point par les anciens : échasses (celles utilisées par les bergers landais, ayant même donné lieu à des courses, au tout début du XXe siècle), paires de ski ou de raquettes mises au point par les populations ayant à composer avec la neige, avant de devenir des activités sportives et de loisir… La fiction s’est emparée de la chose. Plusieurs séries télévisées mettent en scène des héros et héroïnes « réparé(e) s », anciens et anciennes stars du sport, aux capacités désormais supra-naturelles. Citons le personnage de Jaime Sommers (« The Bionic Woman »), dans les années 1976-1977.
19 Bauche Patrick, Les Héros sont fatigués. Sport, narcissisme et dépression, Paris, Payot, 2004 (190 p.). Cit. p. 130.
20 Voir par exemple le chapitre de Colin Higgs, « Dopage numérique », dans le livre de Nicolleau Franck (dir.), Où va le sportif d’élite ? Les risques du star system, Paris, Dalloz (Institut PRESAJE) (269 p.), pp. 201-216.
21 Andrieu Bernard, Boëtsch Gilles (dir.), Dictionnaire du corps, Paris, CNRS éditions, 2008 (369 p.). Voir l’article de B. Andrieu : « Hybride », p. 174-176.
22 Baudrillard Jean, La Société de consommation (1970), Paris, Idées/Gallimard, 1974. « Le plus bel objet de consommation : le corps », p. 199 et suiv. Cit. p. 210.
23 Les rugbymen du Stade Toulousain participent à l’élaboration de vêtements « connectés », grâce à des capteurs, qui transmettent en direct des données liées à leur effort physique. Le programme industriel Smart Sensing est porté par un consortium d’entreprises financé en grande partie par OSEO. Armelle Parion, « Le Stade Toulousain s’habille intelligemment », Sud-Ouest du 11 décembre 2012 (dossier « La Région », p. 10).
24 Ce mécanisme nous renvoie sans doute à l’histoire ancienne. La possibilité qu’un mortel puisse ressembler momentanément à un dieu est fréquente dans la littérature de l’antiquité grecque. En évoquant avec notre collègue Guillaume Flamerie de Lachapelle, qui enseigne les Lettres latines à l’Université Bordeaux Montaigne, la tenue du colloque sur le thème de L’Humain Augmenté, ce dernier a mentionné la figure d’Auguste. Pour « Auguste », « l’étymologie venant du verbe ‘augeo’, ‘augmenté’, n’est que l’une des possibilités (Auguste = ‘augmenté’) : Suétone, par exemple, rattache le mot à ‘augur’ (‘sacré’) – au demeurant, ‘augur’ et ‘augeo’ sont sans doute de la même famille ».
25 Finot Jean, La Philosophie de la longévité, Paris, Félix Alcan, 1906 (11e éd. définitive, complétée et considérablement augmentée, V-358 p.). Depuis longtemps, l’homme – le savant, le technicien – est hanté par la création d’un fac-simile de l’homme… Voir le chapitre VII : « La vie comme création artificielle. 1. Les homuncules d’hier et d’après-demain », p. 285 et suiv. « L’humanité continuera-t-elle ses rêves de création artificielle, ou y renoncera-telle définitivement ? Question d’autant plus délicate que la science moderne, sans lui prêter plus d’importance qu’elle ne comporte, s’achemine cependant lentement vers sa solution ! Elle se préoccupe sans cesse des homuncules, bien qu’elle n’en parle jamais. » (p. 299).
26 On retrouve à ce propos une mise en garde formulée dans un ouvrage connu. ELLUL Jacques, Le Système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977.
27 Ballester Pierre, Walsh David, L.A. Confidentiel, Les secrets de Lance Armstrong, Paris, Éditions de la Martinière, 2004. Ces journalistes sont les auteurs des célèbres L.A. Confidentiel (2004) et L.A. Officiel (2006).
28 France 2, « Complément d’enquête », mars 2013.
29 Fignon Laurent, Nous étions jeunes et insouciants, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 2009.
30 Grappe Frédéric, « Résistance totale qui s’oppose au déplacement en cyclisme » (chap. 15), in Cyclisme et optimisation de la performance, Bruxelles, De Boeck (Coll. Science et méthodologie de l’entraînement), 2005, p 317.
31 Ibid.
32 Ibid.
33 Grappe Frédéric, « Résistance totale qui s’oppose au déplacement en cyclisme », op. cit., p 317.
34 Grappe Frédéric, ibid.
35 France 2 « En route pour le Tour », « Dans la roue d’Armstrong » (reportage de Lance Armstrong), 3 juillet 2004.
36 France 2, « Complément d’enquête », mars 2013.
37 Ballester Pierre, Walsh David, L.A. Confidentiel, op. cit.
38 Témoignage de Philippo Simeoni, France 2, « Complément d’enquête », mars 2013.
39 Le Monde, 11 janvier 1997.
40 Ballester Pierre, Walsh David, Le Sale Tour. Le système Armstrong (trad.), Paris, Le Seuil, 2007, p. 59.
41 Ce texte est une version actualisée de la communication proposée par l’auteur dans le cadre de l’USE de Montpellier.
42 L’origine de l’exemple, bien qu’inauguré par Plutarque, trouve ses plus fins développements chez Hobbes dans son livre De Corpore. Merci à notre étudiant Silvère Lamaze, Changer d’identité ?, Master 2 en Philosophie, Université de Nancy 2, 2011.
43 Dinoire Isabelle, 2009. « La dernière chose que je ne peux pas encore faire, c’est un baiser », JDD, 29 mars.
44 Andrieu Bernard, « Le corps en première personne : une écologie pré-motrice », Movement & Sport Sciences, 3/2013, no 81, pp. 1-3.
Auteur
Sociologue au CNRS, GEMASS (Paris), UNCU
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