Ouverture – La création d’une ville sans histoire(s)
p. 9-28
Texte intégral
1À l’origine de cet ouvrage, il y a la volonté d’une équipe de recherche se rassemblant. Constitué de chercheurs enseignants sollicités par de nombreux cours et par l’animation de travaux d’étudiants à forte dimension historique, habitués à croiser ou à compléter leurs programmes selon les indications culturelles d’une école d’architecture, d’un institut d’aménagement et d’un institut d’études politiques, le groupe initial s’appuyait ainsi sinon sur la mise en œuvre de cheminements toujours communs, spécificités culturelles obligeant, du moins sur un cadre culturel commun.
2Pour cette association affinitaire, la ville et, particulièrement, la grande ville – Bordeaux, bien sûr, mais aussi bien d’autres villes en Europe – représentait un état socio-spatial enraciné dans une évolution qui permettait de lui donner toute son intelligibilité. À la manière de tous ceux qui s’efforcent d’établir un propos transmissible concret sur ce qu’il est convenu couramment d’appeler le « fait urbain », cette expérience de groupe, cherchant et enseignant, était globalement celle d’une production de l’histoire de la ville. Le passé produit le sens des lieux, pas nécessairement (mais cela n’est toujours pas exclu) par génétisme mais au moins en signifiant la toponymie et la structure monumentale : désigner une ville c’est l’appeler par des monuments, des espaces publics, des signaux urbains qui réfèrent à une historicité et plus largement à un discours sur les origines ou les moments de la mise en place. Ainsi, et comme illustration classique dans toute la littérature française sur la ville, parler de Bordeaux c’est lier l’espace à un xviiie siècle signifiant, qui impose une lecture de l’espace monumental central mais aussi des formes ultérieures de l’accroissement spatial qui apparaissent en tant que devenir urbain (Dumas 2000).
3Dans cette perspective, la connaissance de la ville, dès lors que celle-ci prend une ampleur suffisante, est une construction permanente associant société et espaces en des systèmes variés mais convergents selon leur finalité scientifique. Tandis que pour l’historien il s’agit de discerner les traces évolutives d’une mise en perspective au sein d’une évolution plus générale, pour le géographe le fonctionnalisme de l’adaptation aux indications du site se mêle à la restitution des modifications de la situation économique et sociale alors que l’urbaniste, fonctionnaliste lui aussi, précise la restitution des rapports entre les éléments bâtis et les circulations et accessibilités qui sous-tendent la diversité concrète de la vie urbaine. Architectes et historiens de l’art paraissent échapper à ce constructivisme temporel mais ils s’en sortent généralement par un isolement diachronique qui, lui-même rassemble, en les segmentant, des éléments temporels regroupés pour les besoins de la mise en forme technico-stylistique (Taillard 1997 ; Tribalat et Pétuaud Létang 1997).
4Mais pour la communauté soudée d’enseignants et de chercheurs concernée par la recherche présente, la vie quotidienne de tous vient apporter d’autres sollicitations qui tiennent cette fois-ci non de l’intelligence discursive des lieux mais de l’expérience de la vie fondée sur des déplacements et des obligations, des rencontres, aussi, avec des décideurs en prise avec la modification et l’aménagement urbain. D’où la question qui peut être formulée d’une ville sans histoire, une ville enveloppe de la vie quotidienne, des manières d’habiter mais aussi de travailler et de consommer, une ville comme ensemble immédiatement structuré en cheminements, en sites, mais aussi formant ces paysages si permanents qu’ils ne sont vus que dans l’habitude des repères de la vie quotidienne ou des recherches de ceux qui hésitent, nouveaux arrivés ou voyageurs plus ou moins pressés ou sollicités au sein d’un cadre étranger. Autrement dit, comment rendre compte des structures immédiates de la ville ce qui implique de tenter de porter sur elles un regard innocent, autant que faire se peut, privé de ces références aux architectures imaginées – imaginables – imaginaires du passé. Afin de tenter de construire une telle posture encore fallait-il faire référence aux propositions déjà existantes dans chacun des champs disciplinaires pratiqués par les membres de l’équipe afin d’en tirer, sinon une synthèse car elle porterait sur des objectifs trop séparés les uns des autres, au moins un bilan susceptible de fonder un état des lieux commun propice à l’élaboration d’une problématique étayée commune.
1. De la connaissance de quelques moyens pour « entrer en ville »
5Pour prendre les cheminements de l’expérience commune de la ville comment donc quitter un univers d’historicité largement diffusé, allant par exemple de Julien Gracq (Gracq 1985) à Walter Benjamin (Benjamin 1982). Comment rendre compte de ce milieu, presque sans caractère, sauf à constituer le cadre des actions quotidiennes, support pratique de la vie et de ses tensions au sens où, puisque l’on se situe à Bordeaux, François Mauriac l’utilise dans bien de ses intrigues, développant sites et distances au sens strictement technique pourrait-on dire1 ? Le travail de connaissance conduit à de larges investigations et par une véritable « distillation fractionnée » menée dans le développement hypothético-déductif de l’entreprise, il peut se resserrer significativement sur trois apports principaux ayant fourni les éléments de référence d’une connaissance en cours d’élaboration. Aussi cette construction se présente-t-elle non comme une synthèse bibliographique initiale mais comme une rétrodiction au sens de Paul Ricœur (Ricœur 1991) c’est-à-dire un propos dont la cohérence est fournie par l’action de recherche qui a permis de retenir des fragments de savoirs antérieurs tout en écartant ceux, parfois proches, qui ne se sont pas vraiment inscrits dans les propositions qui fondent cet ouvrage. L’ordre de la présentation des trois sujets scientifiques qui va suivre ne saurait ainsi s’inscrire dans un quelconque enchaînement hiérarchique mais plutôt dans une articulation de type syntaxique allant du génératif urbain aux relations s’établissant entre les éléments structuraux dans des propositions de construction articulées par les quasi-adverbes ou conjonctions, de leur utilisation. Aussi procédera-t-on en partant de la géographie urbaine pour aller jusqu’à la « nouvelle archéologie » en passant par les théories analytiques d’architectes formalisant les formes construites2.
1.1 Explorations et isolements géographiques
6On peut dire de l’école géographique française, fortement ancrée dans l’étude de l’évolution des relations entre l’Homme et la Nature, qu’elle se détache malgré elle, et sûrement sans l’assumer initialement, de l’histoire lorsqu’elle s’intéresse à la ville et aux formes de l’urbanisation. Recherchant les possibilités d’une analyse des modalités d’inscription dans le site d’abord, puis dans la société, elle illustre cette « histoire-géographie » fondement, jusqu’à nos jours, de l’enseignement académique français : la ville est lue comme trace spatiale de l’action humaine, sa diversité parle de l’enchaînement des adaptations de l’économie à l’espace qui se constitue en région à partir d’elles.
7Cependant, dès 1954, Pierre Barrère (Barrère 1956) pose les bases d’une analyse autonome de l’existant en le dégageant de toute interprétation évolutionniste. Ses « quartiers de Bordeaux » qui, pour cela, ont constitué un efficace adossement pour toute notre démarche, montrent l’efficacité d’un point de vue strictement inductif (et donc dégagé de toute application de schémas culturels préexistants) se fondant sur l’idiographisme c’est-à-dire la mise en évidence du particulier, du singulier, la différenciation des paysages urbains dans leur diversité monumentale et humaine. L’auteur assemble et donne sens dans une cartographie qui par généralisation associative donne une figuration organisée de l’ensemble urbain en ouvrant d’une part sur l’organisation typologique et, d’autre part, sur une interprétation fondée sur l’articulation des circulations et des liaisons.
8Encore faut-il souligner que ce travail ne se réduit pas à une imagerie idéaliste de la ville. Il repose sur la contrainte forte des dénombrements inscrits dans les îlots déterminés par le maillage des rues et il s’appuie sur une recherche de définitions, ici principalement le quartier en tant qu’assemblage d’îlots fondé sur une proximité de caractères susceptible, par tri et généralisation, établissant la continuité spatiale et l’établissement d’ensembles significatifs. Ces indications pionnières s’avéreront essentielles dans l’établissement du propos développé dans cet ouvrage.
9Datée d’un demi-siècle, cette œuvre, dans son souci de construction systématique, demeure isolée faute de l’enrichissement fourni par les disciplines susceptibles de compléter l’approche spatiale par le travail plus détaillé sur les formes et leur vocabulaire, objet des recherches, architecturales très peu connues des géographes. Dans leur utilisation, ceux-ci vont finalement délaisser la richesse initiale des intuitions selon trois moments qui évoquent les aléas de la construction de la recherche. En premier lieu, et par l’auteur lui-même, la généralisation par l’établissement de caractères de plus en plus fins de proximité et donc d’homogénéité se heurte à la fois à l’extrême sophistication des méthodes statistiques d’analyse multi-variée et, contradictoirement, à partir du recensement de la population de 1968, à l’« allégement » des données de l’INSEE soumises à des contraintes financières et à des obligations de plus en plus strictes d’anonymat statistique issues des prescriptions de la Commission Informatique et Libertés. En second lieu, la génération des utilisateurs et développeurs immédiats de la méthode, en particulier dans la proximité intellectuelle immédiate – Jean Dumas et Jean-Pierre Augustin (Dumas 1980 ; Augustin 1991), mais aussi d’autres en France –, la détournent pour en finaliser les résultats non plus dans la compréhension descriptive immédiate de l’espace urbain mais dans une approche plus économique (les industries pour le premier) ou sociale (les activités des jeunes pour le second). Enfin, et surtout, à partir des années 1970, la géographie urbaine est le domaine privilégié du déferlement des influences anglo-saxonnes qui, sous des angles variés, privilégient les approches de type nomothétique où la construction préliminaire de liaisons permet la mise en œuvre d’une démarche hypothético-déductive dégagée de la prise en compte des singularités irréductibles des milieux observés… en laissant volontiers la collecte des faits aux sociologues et aux économistes. Ainsi s’éloigne la relation au perçu immédiat tant et si bien que dans deux synthèses géographiques presque contemporaines, celle de Paul Claval (Claval 1984), puis celle de Philippe et Geneviève Pinchemel (Pinchemel 1988), la question du paysage n’apparaît que dans une optique très culturaliste et bien détachée de son usage urbain. Mais heureusement le pionnier Pierre Barrère existe et son influence sur une partie de l’équipe de recherche est évidente.
1.2 Formes architecturales et formes urbaines
10Dans un tout autre univers culturel, la réflexion architecturale se développe dans les années 1950-1960 chez des architectes italiens théoriciens radicaux soucieux d’échapper à la domination de l’histoire monumentale et à l’univers du symbolisme bâti écrasant toute la tradition péninsulaire d’une architecture théorisante et restauratrice plus que constructrice et novatrice3. Débarrassés d’un environnement politico-révolutionnaire aujourd’hui très vieilli, ils renouvellent l’analyse urbaine en créant ce qu’il est convenu d’appeler l’analyse typo-morphologique italienne. Ces travaux marqués par les personnalités de Saverio Muratori, Carlo Aymonino, Aldo Rossi puis Vittorio Gregotti ont été transférés dans l’univers scientifique français au bout d’une vingtaine d’années par Christian Devillers (Devillers 1974) et Philippe Panerai (Panerai et al. 1980). Par leurs recherches et leurs enseignements ces auteurs, et quelques autres, systématisent la méthode d’analyse en en faisant un outil propice à la réflexion sur la forme immédiate des villes dégagé de toute considération polémique… sauf à l’égard des géographes soupçonnés, souvent à juste raison, de déterminisme fonctionnaliste.
11La typologie est un outil qui permet de conduire l’étude des phénomènes constructifs urbains. C’est l’ensemble des caractères organisés en un tout, constituant un instrument de connaissance par abstraction rationnelle à partir d’une démarche inductive. C’est un objet abstrait, construit par l’analyse qui reproduit les propriétés essentielles d’une catégorie d’objets urbains réels, bâti ou trame viaire, et permet d’en rendre compte. Établir une typologie c’est comprendre la logique des variations, les modes de passage d’un type à l’autre en sachant que l’analyse ainsi menée se situe à plusieurs niveaux – la parcelle bâtie, l’îlot, l’ensemble des rues secondaires, les axes majeurs – et que les questions les plus intéressantes vont se poser en envisageant le passage de l’un à l’autre, c’est-à-dire en combinant les échelles urbaines.
12S’attacher à définir les différents niveaux de constitution de la forme urbaine ainsi que les rapports qu’ils entretiennent c’est saisir l’espace urbain comme un tout qu’il s’agit d’observer, de découper, de recomposer et en même temps comme un ensemble d’éléments qu’il s’agit de reconnaître, de rassembler et d’articuler.
13Poser les choses ainsi conduit à porter une grande attention au tissu banal de la ville car il est l’élément de base de la continuité urbaine, celui qui par ses assemblages et ses interruptions fixe le rythme général du paysage urbain même si celui-ci peut-être, aussi, rythmé par les formes monumentales qui, d’une certaine manière, font exception dans le déroulement ordinaire des façades et des rues. Parler du quotidien de la ville, évoquer sa banalité en y cherchant ces règles d’organisation qui font qu’elle est le cadre de cheminements permanents, de trajets qui se fixent sur des modalités spatiales (mais aussi socio-économiques mais cela est un autre choix d’analyse) qui donnent des paysages vus et reconnus dans divers niveaux de perspicacité : le regard de l’élève se rendant quotidiennement au collège ou au lycée est différent de celui de l’employé de bureau ou du retraité, ils sont pourtant fixés par l’organisation des mêmes structures remarquées et pourtant triviales, ou sans intérêt, pour qui n’a pas les mêmes trajets au sein de la même ville.
14Sous d’autres cieux scientifiques4 l’apport des travaux américains s’inscrivant dans l’héritage de l’école « béhavioriste » va souligner également les correspondances et assemblages continus des formes qui caractérisent la ville. Mais ici il n’est plus question d’assemblage intellectuel produit par la science du chercheur (ou du maître d’œuvre) mais de reconnaissance d’un sujet urbain, l’habitant, et de ses représentations. Celles-ci peuvent servir d’indicateur sur les pratiques spatiales effectives et guider ainsi la recherche sur les traits formels qui font l’espace de la ville, et donc venir en assemblage (sinon en complément) avec les apports de la typo-morphologie.
15Un ouvrage référence dans ses traductions françaises successives va servir d’entrée : L’Image de la Cité de Kevin Lynch (Lynch 1976) demeure, plus qu’un outil, un guide de la ville perçue et pratiquée dans ses grands éléments d’organisation, dans ses mises en relations qui permettent de créer l’assemblage évolutif des relations entre les voies, les repères et les quartiers, en retrouvant, à l’égard de l’école italienne, une typologie mais celle-ci fondée sur la perception du sujet-habitant et non plus sur les capacités associatives de l’objet bâti. Restait à organiser ces voies par trop suspectes d’impressionnisme, voire d’affectivité : les travaux ultérieurs en urbanisme de cette école américaine du comportement allaient s’y attacher, introduisant un souci nouveau de caractérisation des échelles d’organisation (Vernez Moudon 1986). Le retour sur la structure physique de la ville débouchait sur un travail portant sur l’intelligence des formes organisées s’efforçant d’établir des liens entre la perception et la compréhension.
16S’inscrivant dans la perspective très contemporaine du socio-cognitivisme, cette approche permet de dégager les échelles de l’organisation spatiale en s’appuyant sur les trames successives d’emboîtement allant du plus fin, l’espace domestique de l’habitat et du voisinage, jusqu’aux structures majeures qui régissent les rapports, vécus par les déplacements et perçus par les représentations, entre les éléments majeurs d’un ensemble urbain. Ainsi parvient-on à déconstruire analytiquement ce qui fait le rapport spatial à la ville par une enquête rigoureuse sur ses éléments constitutifs, volumes nommés et désignés, associations et ruptures imposées par les circulations elles-mêmes s’inscrivant dans l’articulation fine du système de voirie. Alors, les intuitions italiennes sur le sens des formes prennent-elles consistance dans la détermination de grilles logiques d’organisation et de hiérarchisation quitte à rencontrer, et ce sera un des enjeux majeurs de la recherche présentée, le problème des passages entre ces niveaux, c’est-à-dire à procéder à une reconstruction cohérente de l’univers urbain tel qu’il fonctionne dans les pratiques quotidiennes de la vie et de leur imaginaire. Reste alors à édifier une posture de recherche permettant d’engager une investigation cohérente de l’espace concrètement observé.
1.3 Ôter le sens afin de le retrouver
17C’est l’utilisation de l’archéologie analytique (ou « nouvelle archéologie » selon les Anglo-Saxons) qui va permettre la constitution d’une posture initiale de recherche capable d’unifier les indications fournies par l’expérience géographique et par les cadres de la typo-morphologie (Gardin 1979).
18De quoi s’agit-il ? La ville est conçue comme un ensemble inanimé constitué d’un agrégat d’objets et de formes sans sens initial autre qu’une présence spatiale repérable en tant qu’objet d’une description dès l’abord strictement formelle. Elle assemble selon des modalités que l’on se propose de découvrir des pleins et des creux qui constituent un tissu dont la cohérence est fournie par les usages qui en sont faits. Car la ville construite est bruissante d’usages et d’images qui s’appuient, et sont largement moulés sur des formes matérielles qui, sans les déterminer totalement, les modèlent et les orientent. Loin de penser à une stricte dépendance de la forme matérielle, il s’agit de penser l’urbain comme une notation musicale aux règles harmoniques et contrapuntiques indispensables à l’agencement mélodique des pratiques des lieux5.
19Il s’agit par conséquent de procéder à une inversion épistémologique au regard des travaux habituels : dégager la ville de ses finalités d’usages telles que définies par l’économie, la géographie, la sociologie (et la liste n’en est pas limitative) pour en faire un objectif, celui d’un travail sur la mise en scène rendu, sinon indépendant, du moins autonome vis-à-vis de la dramaturgie socio-spatiale. « Ôter le sens afin de le retrouver », donc partir d’une attitude d’extrême froideur descriptive puis prendre les moyens, en appui avec les outillages évoqués précédemment, de créer de l’intelligence dans des agencements progressivement dévoilés.
20Cela amène à considérer une méthode de travail qui puisse emprunter les voies d’un cheminement maîtrisé ne se bloquant ni dans le reportage photographique subjectif ni dans la reconstitution muséographique. Ceci oblige à engager une première phrase de définition du corpus spatial choisi en fonction des objectifs généraux de la recherche ; on le verra plus loin, ces opérations initiales menées en plusieurs vagues ont amené la constitution de chantiers successifs au fur et à mesure que s’enrichissaient problématiques et interrogations. Des « sites de fouille urbaine » définis au regard du questionnement, on est conduit à une représentation des objets, les volumes associés des constructions dans un système descriptif articulé sur les rapports entre les vides et les creux et sur les associations entre les voies et leurs rencontres en places et nœuds, donc une articulation entre réseaux, mailles et organisations interstitielles des « cellules urbaines » constituées par chaque élément du bâti.
21Alors peut venir, mais il n’est pas totalement dissociable de la phase précédente, le temps de l’organisation des objets définis ci-dessus ce qui inclut à la fois l’identification monographique des formes et la mise en correspondance proposée par un commentaire qui s’édifie sur un travail graphique de situation et d’organisation ; il est fondé sur le jeu des emboîtements d’échelle allant de la proximité décamétrique de l’espace de voisinage aux éléments hectométriques d’organisation générale. Cet assemblage constitue le dossier des éléments connus et reconnus ; il repose sur un choix délibéré d’arrangement de matériaux qui suppose le tri, la hiérarchisation, puis le rapprochement indispensable à l’expression graphique qui figure telle une nécessité et non une illustration.
22On se trouve au cœur d’une approche inductive toutefois fondée sur les prémisses hypothético-déductives dégagées de la méthode proposée et du postulat initial de « la ville sans histoire ». Vient alors le moment de l’interprétation et du sens donné aux associations et rangements : elle procède d’une construction analogique de l’ordonnancement d’objets dont on tire des enseignements sur les structures spatiales susceptibles de rendre compte des arrangements représentés : organisation des proximités reproductibles, hiérarchisation de la combinaison des voies… La démonstration puis la validation des rapprochements scientifiques furent faites par accord sur des lieux expérimentaux avant que de passer aux modalités reproductibles d’organisation de la ville.
2. Terrains expérimentaux et élaboration d’une thématique centrale
23« Qui revoit dans sa mémoire une ville qu’il a visitée, que ce soit en touriste ou en pèlerin d’art, il s’attache d’habitude à quelques repères, aussi nettement distincts de la masse bâtie que le sont pour un marin les amers sur lesquels il se guide en approchant d’un port, et ces repères sont presque tous des monuments. Il est singulier qu’on concentre ainsi – par un mouvement moins naturel qu’il n’y paraît – le caractère et presque l’existence d’une cité dans quelques constructions, tenues généralement pour emblématiques, sans songer que la ville ainsi représentée par délégation tend à perdre pour nous de sa densité propre, que nous soustrayons de sa présence globale et familière tout le capital de songeries, de sympathie, d’exaltation qui vient se fixer sur ces seuls points sensibilisés. »
24Julien Gracq, La forme d’une ville, Paris, José Corti, 1985.
25En ces quelques lignes du romancier, mais aussi du géographe de profession et de sensibilité, se trouve posée la question initiale. Comment se dégager de ces « repères » culturels, de ces « amers » qui réduisent la grande ville à des symboles culturels réducteurs ? Comment restituer une « présence globale et familière », c’est-à-dire une totalité urbaine ? Apprécier une totalité spatiale sans grille culturelle préalable constitue le principe directeur de la démarche de terrain qui va s’efforcer de définir un mode de rencontre et d’expression qui évite les hiérarchies préliminaires pour rendre compte de la complexité de l’accumulation des constructions. Telle est la posture qui va fonder la rencontre de la « ville sans histoire » mais non sans intelligibilité possible des formes observables.
2.1 Naïveté du regard et approche sensible : l’innommé
26Établir une approche initiale qui ne soit pas construite à partir du discours sur les origines de l’historien ou à partir du fonctionnalisme du géographe c’est porter un regard innocent, ou encore naïf, c’est-à-dire dégagé des règles formelles de l’interprétation des lieux en les considérant dans la multiplicité des formes s’associant en coalescence. De cela se déduit une approche sensible des choses, un univers quasi photographique reposant sur la précision initiale de micro-enquêtes de terrain.
27Ainsi, la succession de maisons, d’immeubles à usage d’habitations ou d’activité, les conditions de leur groupement, de leur alignement et de leurs contacts conduisent à définir la ville (ou ses portions en cours d’étude) en tant qu’agrégat c’est-à-dire ensemble naturel (au sens d’existence) d’éléments divers agglomérés par cette condition évidente et majeure de nécessité que constitue la réunion sur un espace donné. L’articulation en mitoyenneté ou en proximités répétées, réglée par l’ordre d’alignement que constitue la rue donne sa consistance à cette agglomération considérée dans son double sens de résultat tangible et de mécanisme qui concourt à l’assemblage.
28En procédant à ce retour sémantique on réalise un changement essentiel de rapport empirique à la ville et donc d’échelle. Pour le géographe, suivi en cela par l’économiste, l’urbaniste puis l’aménageur, l’agglomération désigne deux réalités, très généralement dissociées. D’une part, il s’agit du mouvement historique d’extension de l’urbanisation qui conquiert les périphéries rurales mais, d’autre part, et dans un sens plus récent, l’agglomération désigne l’état d’association de territoires commerciaux rapprochés (de fait puis de droit) par le mouvement précédent : on se trouve donc au niveau de la carte pluri-communale. Rien de tel dans le retour au sens premier, physique, de l’agglomération – agrégat qui implique la pratique d’une échelle de proximité susceptible de détailler ce qui fait le tissu bâti considéré en tant qu’agglomérat de pièces séparées mais jointes les unes aux autres.
29Mais alors comment aborder une telle échelle sans être guidé, et déterminé, par les sens de la ville, c’est-à-dire par la recherche de ces lieux marqués de banalité, de quotidienneté vécue, par cette vulgarité de l’espace (Sansot 1973). L’entrée peut-être constituée par ce que l’on appellera l’innommé urbain c’est-à-dire par des sites médiocres et anonymes ne figurant pas dans les descriptions générales de la ville, ni dans les guides et ouvrages descriptifs traditionnels, ni dans les nombreux documents de planification et de programmation urbaines. Lieux modestes et discrets, ils se situent dans des entre-deux urbains, oubliés des typologies habituelles, échappant à l’emblématique des monuments ou des désignations reconnues, espaces sans qualité autre que d’exister physiquement et d’assurer la continuité de l’agglomération en participant de ces agrégats constitutifs. Objets spatiaux sans qualité préliminaire, ils ont exigé une reconnaissance qui est une vraie découverte à l’écart des trajets urbains habituels.
30Trois sites ont été choisis, suffisamment séparés les uns des autres pour fournir une articulation future au développement de la recherche et pour ne pas susciter le risque d’un rapprochement trop rapide par association, ressemblance ou par assemblage organique dans un ensemble spatial plus vaste. Pour les besoins du chantier ils ont été dénommés puisque tout agrégat urbain peut être cité en référence à telle ou telle rue, ou place : ainsi naissent pour les enquêtes de terrain Saint-Martial, Le Cypressat et Gravelotte, du mieux identifiables sur un plan courant de la ville au plus discret.
31Au nord de la ville, le site de Saint-Martial se présente comme l’achèvement sans renommée des célèbres Chartrons vers l’héritage industrialo-portuaire aux destinations aujourd’hui incertaines des Bassins à Flot (avec les majuscules qui fixent non seulement la nature mais aussi le repérage topologique). Ce premier domaine est tout à fait expressif de l’idée d’un entre-deux sans affectation reconnue entre plusieurs symboles urbains mais à des titres différents, la noblesse emphatique pour l’un, la médiocrité besogneuse des espaces ouvriers pour l’autre. Avec Le Cypressat, nom d’un modeste lieu de culte catholique, les choses sont encore moins nettes car on se situe sur la rive droite dans le quartier de La Bastide, sa partie intérieure qui n’est plus le domaine bien identifié des quais et qui va, adossé à l’axe routier majeur de la N. 10, vers le Bas-Cenon, limite communale d’un adossement oublié. Gravelotte enfin, au sud de la ville, pris entre les emprises ferroviaires et celles d’une vaste caserne, va prendre son nom d’une rue sans importance aucune mais justement caractéristique d’un espace de liaison accolé à l’une des « barrières » de Bordeaux dont la partie active se trouve au-delà, sur la commune de Bègles. Là aussi, donc, une limite municipale mais surtout l’adossement à des sites constitués mais contradictoires, l’actif quartier Nansouty d’une part, le môle massif et imperméable des faisceaux de voies convergeant vers l’imposante gare Saint-Jean. Dans les trois cas l’échelle est la même, pluri-hectométrique, celle d’un parcours piétonnier s’inscrivant entre flânerie et usages d’une chalandise repoussée sur les bords6
2.2 Trivialité des lieux : au-delà et à côté
32D’une telle pratique de lieux urbanisés se joue la rencontre fondamentale avec les divers sens appuyés de ce que l’on désigne sous l’adjectif trivial, le rapprochement et, partiellement, le recouvrement des sens appuyant une nécessaire remise en cause des assurances tirées de l’usage des sciences sociales sur la ville.
33Au premier sens, celui du langage courant, est trivial ce qui est caractérisé comme vulgaire, voire grossier. Se trouveraient donc dans cette position des lieux sans importance aucune, territoires d’une quotidienneté qui ne permet pas de parler de la ville dans son identité historique et symbolique. Ces lieux qui ne sont pas distingués au sens des catégories de Pierre Bourdieu, lieux vulgaires et populaires qui échappent à la désignation des fréquentations fondées sur l’usage d’une urbanité fondée sur la pratique culturelle et économique de la centralité fonctionnelle de la grande ville. Point de symbolique ici, mais la rencontre de rues et de constructions innommées (et l’on reviendra sur ce thème) sauf dans les usages de la proximité habitée.
34Cette considération conduite au deuxième sens ; est trivial ce qui est d’une évidence banale et sans intérêt. Chaque (grande) ville présente ainsi des étendues qui ne présentent pas d’intérêt pour les cerner, les définir ; ces étendues qui assurent cependant la continuité de l’espace bâti pourront bien donner lieu à des cartographies thématiques, les plages de densité par exemple, sans pour autant apporter un caractère notable : elles n’ont pas de passé significatif ni d’activité bien représentative en dehors du fait, banalité d’un état spatial, de comprendre des logements plus ou moins nombreux et des activités disséminées et sans relief particulier.
35De cette banalité naît le troisième sens, celui des mathématiques, qui définissent ainsi l’évidence d’un caractère donné. Évidence ingrate de l’urbanisation qui se déroule en une nappe organisée par des signes ou des traits qui ne prennent sens que dans la volonté de représenter et de situer. Pour autant cette trivialité recouvre l’évidence de la continuité des rues, de la succession des façades, de l’association d’immeubles dont on ne peut rendre compte que par la description technique du géomètre ou de l’entrepreneur établissant un devis. Cet anonymat de la ville est bien son évidence, difficile à saisir autrement que par le rapport entre le plein et le creux, le cheminement sans but autre que de sortir et d’aller vers du sens spatial, qu’il s’agisse du lieu de travail ou du lieu cité, place ou monument dénommé et créant une possibilité de repérage. Au sein de cette évidence spatiale seul l’intitulé de l’adresse fait signe et possibilité d’accès, mais pour autant ne fait pas sens car dans ces domaines l’organisation échappe… et pourtant elle existe, ne serait-ce que par les continuités imposées par l’entrelacement des voies (ne parlons pas ici de réseau car celui-ci suppose une intelligibilité organique).
36Pour l’observateur résolu ayant décidé de ce dépaysement, de cette absence du sens du lieu (au sens du héros du roman de Kafka, Le Procès, encore que lui ne choisit pas mais accepte) se crée une dialectique de l’au-delà et de l’à-côté, à l’origine d’une recherche de compréhension de cet innommé, de cet agglomérat qui est pourtant signifiant, pas de la ville en tant que telle mais d’une partie de ses habitants anonymes et pourtant acteurs locaux d’une vie de proximité. L’au-delà s’établit comme possibilité de dégagement de ce qui est immédiatement obscur, comme arrivé sur les traits plus généraux de l’association urbaine : le site anonyme autorise un essai de composition, en parlant d’une proximité il donne des informations sur un morceau de ville qui va dessiner la ville une fois établis les outils conceptuels convenables pour étendre la banalité spatiale. Mais en réalisant cela se posera aussi la question de l’à-côté, c’est-à-dire d’une prise en compte des limites possibles des lieux obscurs autrement dit de particularités qui les rendent uniques, au moins pour leurs habitants, au cœur d’un ensemble plus vaste ou mieux, de deux systèmes distincts mais associés puisqu’ils participent, à l’évidence, de l’ensemble bordelais mais par cela des caractères de la grande ville française.
37Aussi s’agit-il de gérer cette tension logique entre l’usage du site particulier dans une capacité assumée à introduire, à « poster » dans une réalité socio-spatiale plus générale tout en justifiant de la particularité, en l’identifiant au sein des caractères plus généraux dégagés. Reprenant Pierre Sansot (1973 p. 412)7 il s’agit d’assurer le lien entre l’ouverture et la limitation allant de la reconnaissance de la banalité urbaine jusqu’au travail de construction logique nécessaire à l’établissement d’un discours cohérent de présentation dûment construit.
2.3 Écrire la banalite : analogie et métaphore
38Parvenu à ce moment de la recherche se pose fortement la question du rapport à la chose perçue. Une chose est de l’observer, de s’en imprégner par l’objectivation de sa trivialité autre chose est de parvenir à en écrire les principaux aspects. Faute de références historico-toponymiques établies, il devient indispensable de penser l’innommé selon des caractères transférables dans l’écriture.
39À la suite de cette exigence la pensée concrète ne semble pouvoir se développer qu’en s’appuyant sur les acquis de l’expérience de la pratique quotidienne, pratique qui permet de rassembler des éléments de comparaison suffisamment évidents pour extraire du vécu immédiat des données compréhensibles et utilisables par d’autres que l’observateur.
40L’enjeu est de taille puisqu’il se propose de dégager d’une expérience sensorielle les données immédiates d’une conscience se dégageant du vécu. On retrouve là le problème central de la construction de la connaissance à partir des indications immédiates de l’observation en se demandant selon quels mécanismes s’établit le passage mental entre l’information brute du regard sur les choses à l’esquisse d’un discours organisé possible, s’inscrivant dans la verbalisation et, donc, la communication et la transmission vers la création conceptuelle.
41Pour assumer méthodiquement ce transfert, l’utilisation de travaux philosophiques sur la connaissance a permis de justifier et d’assumer l’image de l’analogie et de la métaphore en rupture avec toute l’école positiviste classique les inscrivant systématiquement dans un champ préscientifique. Au contraire chez J. Derrida, P. Ricœur, E. Sander8 est mise en évidence la structure d’une pensée logique qui se constitue en s’appuyant sur l’appel au langage connu, c’est-à-dire qui ne peut s’élaborer EN SOI mais par le recours à la verbalisation : ainsi ne peut-on penser un espace sans les mots pour le dire, la question devenant alors celle du choix raisonné de ces locutions pensables.
42En l’occurrence, penser un espace bâti se résume à dessiner une matière plus ou moins étendue dont les irrégularités constitutives évoquent tout à la fois une plasticité et un étalement observable par le regard et par le sens du déplacement. Une chose est de penser à un lieu précis, opération simple de mémorisation et penser ce même lieu, c’est-à-dire se donner les outils pour en déceler des caractères au regard d’une pensée qui s’efforce de proposer un discours intelligible pour ceux qui n’ont pas nécessairement une expérience concrète des lieux. Il est bien question de donner sens à afin de rendre compte d’une expérience reproductible et transférable et, donc, source de comparaison.
43Avec l’éclat de ville, l’agglomérat, le raidisseur, l’analogie s’impose en donnant des manières de penser le site qui procurent des outils de comparaison. Ainsi l’« agglomérat » s’est-il avéré particulièrement riche par la référence à la géologie des couches hétérogènes (les poudingues) où s’associent des éléments durs variés et un ciment qui leur donne consistance. D’où le travail entrepris sur la nature de ce liant urbain rappelé par le « ciment » de la structure évoquée.
44En élargissant encore, donc en s’extrayant de caractères physiques concrets, la métaphore suscite la réflexion sur la matrice des choses : en la matière le couple innommé/innommable joue pleinement sur un sens qui implique le sentiment puis le jugement. De l’anonymat, peut-être mystérieux – l’innommé – on passe à l’inquiétude vis-à-vis de l’inconnu – l’innommable – en construisant un propos, d’abord mental, puis susceptible d’être verbalisé et écrit, assurant le passage du ressenti initial à la conceptualisation : là encore, la polysémie de l’innommable permettait de poser, non plus le jugement, mais la capacité à faire, c’est-à-dire à nommer.
2.4 Construire des concepts
45La posture de recherche d’origine était ainsi de considérer la ville comme un innommé, évitant en cela les présupposés culturalistes, mais pas comme un innommable échappant à toute prise autre que celle de l’expérience immédiate qu’elle soit du piéton-habitant ou de l’agent immobilier. Il s’agissait donc de parvenir à définir une entrée possible qui rendrait compte, initialement de manière analogique (posture toujours classique dans toute démarche scientifique exploratoire), d’une approche de cet objet. C’est ainsi qu’il est apparu efficace de passer d’un discours sur la ville à partir de l’approche organiciste en terme de tissu, familière aux géographes et sociologues et impliquant un rapport très direct aux habitants, à une construction développée à partir de la matière, proposition plus physique des choses et renvoyant à la fois à la géologie, à la physique mais aussi à l’archéologie (quand celle-ci est analytique et pas reconstructrice).
46La ville comme matière peut être considérée comme un agglomérat c’est-à-dire comme l’assemblage d’éléments extrêmement hétérogènes mais qui se trouvent mis en continuité. La continuité indéchiffrable du système des voies qui séparent, tout en les unissant, les îlots bâtis constitue bien l’essence de la matérialité urbaine. Les entrelacs des voies dites secondaires plongent dans cet informel, et même les axes les plus importants qui signifient souvent des séparations, conduisent dans des obligations de circulation qui mettent bien à mal l’orientation : que l’on songe à l’automobiliste qui doit emprunter, sans préparation, les Boulevards circulaires et s’orienter dans les « Barrières » successives. Que penser alors de la succession des façades en vis-à-vis qui fait aussi la rue mais qui exprime le mystère matériel de toutes ces contiguïtés-mitoyennetés qui emplissent et qui font des volumes à la forte variabilité ? On a pu s’extasier sur l’expressivité formelle de l’échoppe bordelaise, mais à bien considérer, les conditions de la mise en continuité le long des rues si « spécifiques » demeurent marquées de multiples manières par la nuance, voire la différence, ce qui fait que chaque façade a son caractère tel un grain particulier de quartz ou de feldspath à l’intérieur d’une pelletée de sable.
47Poursuivant la démarche initiée, l’agglomérat se présente comme un agrégat, une agrégation d’éléments plus ou moins dissemblables, surtout séparés les uns des autres mais réunis par un liant qui en donne la continuité. L’agrégat peut être considéré comme physiquement constitué, assemblage d’habitations, de locaux divers, ou continuum se dérobant au gré des changements de direction et des intersections. Il n’en va plus de même pour le liant qui est une construction autant sociale que visuelle qui tend à s’imposer en tant que facteur d’unité : sentiment de cohérence ou de complémentarité ou d’association, les nuances peuvent être multiples mais toutes conduisent à l’existence subtile de solidarités qui fixent des rapports logiques entre les rues et le bâti. De là naît l’idée de frottement, c’est-à-dire de rencontre avec d’autres liants, parfois frontières nettement marquées de part et d’autre d’une voie, mais le plus souvent contacts plus ou moins épais où se mêlent deux liants différents en une coalescence plus ou moins large dans le sentiment d’une transition sur un autre agglomérat ou sur des franges plus incertaines.
48Mais tout ceci va avoir plus ou moins d’existence, se prêtant peu ou prou aux expressions cartographiques ou photographiques. De là naît le couple dur-mou servant à pénétrer dans la consistance même de l’agglomérat présenté progressivement dans la perspective d’un collage urbain. Celui-ci associe donc des éléments durs quand l’agrégation par un liant repose sur l’intrication des volumes, de l’organisation des voies du rythme des rapports entre les pleins et les creux dans leurs modes d’occupation et d’usages. Par contre, l’agrégation devient plus molle, sans d’ailleurs disparaître, quand des éléments d’irrégularité formelle ou d’hétérogénéité dans les volumes et les formes interviennent tout en s’inscrivant dans la relative continuité d’associations répétitives. Ainsi, et pour illustration, aux domaines cohérents des zones d’échoppe (on les trouvera au Cypressat et à Gravelotte) succèdent les interpénétrations entre maisons de ville à un ou deux étages, échoppes, bâtiments professionnels tout en exprimant l’existence d’un liant identitaire marqué (cas de Saint-Martial). On ne sait rien d’une éventuelle vie de quartier et cependant les choses s’ordonnent et « font de la ville ».
49L’intérêt peut à ce moment-là se déplacer de ce qui fait l’homogénéité à ce qui l’interrompt, et l’on rencontre alors l’entre-deux et ses articulations nécessaires au sein de l’agglomération. Jouer de « l’au-delà et de l’à-côté » comme établi dans la posture déjà présentée c’est résolument changer le regard et l’échelle et considérer désormais ces domaines de l’agrégat et du collage comme se situant entre le reconnu urbain, entre ces lieux dénommés et dûment reconnus par le jeu des valeurs patrimoniales et historiques, entre ces « lieux qui parlent » pour reprendre l’expression banalisée des guides et des brochures de présentation. Rien de tel pour nos sites, anonymes ils constituent bien l’entre-deux… lieux ou quartiers, et comme tels participent de manière obscurément essentielle à la continuité de la ville considérée en tant que telle comme un agglomérat d’échelle supérieure à celle qui fut présentée dans les perspectives du collage.
50Comment situer cet « entre-deux » et comment s’en saisir ? Espace intersticiel plus ou moins homogène, « l’entre-deux » est aussi plus ou moins perméable aux influences périphériques exercées par les zones, elles, bien qualifiées mais il résiste à celles-ci s’imposant par des qualités propres, à la fois morphologiques mais aussi de structure et d’ambiance : ainsi Saint-Martial s’inscrit dans le passage des Chartrons (combien reconnus, voire dénaturés) vers Bacalan, type même de la citation industrielle ; de la même manière aux confins de Bordeaux, rive droite, la zone représentée par la petite église du Cypressat assure la transition avec un Bas-Cenon difficile à identifier tandis que l’espace rue de Bègles-rue de Gravelotte s’inscrit aux limites des emprises ferroviaires de la gare Saint-Jean.
51Ainsi pourra-t-on établir qu’entre l’échelle d’ensemble de la ville et la proximité des rapports immédiats de propriété et d’usages, l’espace d’entre-deux constitue le bon niveau de l’appréciation des effets d’agglomération et de collage. À cette étape de la construction il apparaît que le niveau d’observation défini par une fine pratique préliminaire du terrain d’observation engage en même temps un parti plus théorique des choses : le tissu urbain soumis à l’exigence d’une compréhension effective de sa constitution ne se discerne vraiment que dans des associations intermédiaires qui s’inscrivent entre la ville globale du géographe et de l’économiste et les modalités particulières d’y vivre du sociologue et de l’anthropologue. À l’usage cette élaboration heuristique allait se révéler d’une grande efficacité et ouvrir des pistes très nombreuses d’investigation.
3. Cheminements et engagements
52La rencontre des zones-tests s’est produite dans une position d’indescriptible initial dès lors qu’elles avaient été retenues parce qu’elles échappaient à toute description ordonnée de Bordeaux, aussi bien dans les textes universitaires (Barrère, Dumas, Lerat,…) que dans l’accumulation stratifiée des documents d’urbanisme. La reconnaissance des sites conduisait à une mise en œuvre des concepts initialement établis en caractérisant les choses repérées par leurs caractères morpho-structuraux d’agglomérat et de collage. Cette expression ne pouvait être rendue que par l’élaboration d’une grammaire graphique qui allait permettre d’aborder avec précision la mise en relation des trois lieux afin d’éviter l’enfermement monographique et d’ouvrir sur une relation conceptuelle beaucoup plus large à la ville. Le caractère expérimental initial va donner son assise à un cheminement procédant par élargissement puis retour sur les outils mis en œuvre dans les analyses successives9.
3.1 Figuration et configuration
53Le travail empirique a été initié dans une recherche sur des éclats de ville, morceaux difficiles à distinguer d’un ensemble urbain général, espaces de vie et d’activité échappant aux mises en place définies par l’échelle de la ville. On peut aussi les définir comme des morceaux échappant aux principaux ensembles définis, eux, par une histoire reconnue de la constitution de la diversité de la ville. Ces entre-deux, pour revenir aux définitions initiales, se donnent peu à lire sur quelque expression cartographique que ce soit, il est donc nécessaire d’aller à leur rencontre dans une approche micro-spatiale méticuleuse après les avoir situés comme lieux possibles eu égard à une pratique déjà bien établie de la ville. Il s’agit initialement d’une référence aux bordures inexplorées d’ensembles inscrits dans une longue production technique autant qu’universitaire de travaux d’urbanisme opérationnel, de géographie voire d’architecture.
54Selon cette posture trois sites furent retenus suffisamment éloignés les uns des autres afin de constituer un réel balisage urbain entre des ensembles à la forte identité reconnue (voir supra). Leur dénomination à des fins pratiques de travail de l’équipe nombreuse mobilisée posa un biais nécessaire puisque chaque éclat de ville prenait par cela un début d’identité à la fois pour les chercheurs dans leur travail mais en s’appuyant aussi sur les premières observations des habitants : bonne confirmation pour Saint-Martial en cours de revitalisation en même tant que se déroulaient les recherches, dénominations plus incertaines, et par cela difficiles mais exigeantes, pour Cypressat et Gravelotte échappant toujours à une réelle dynamique d’organisation.
55L’approche devait mêler la dialectique permanente du dedans et du dehors telle qu’elle s’établissait dans le protocole de recherche d’abord établi pour Saint-Martial. En effet, s’il y a un premier paradoxe à trouver une désignation à une zone dont il est posé initialement qu’elle n’en a pas, le second paradoxe qui s’articule fortement sur le précédent tient dans le fait de découvrir, donc de caractériser, des lieux apparemment sans consistance autre que d’exister dans les continuités occupées de l’espace bâti. Aussi la recherche a-t-elle porté sur les entrées et les limites, donc sur l’existence de ces entre-deux avant de se développer sur la consistance même de l’intérieur.
56Travailler sur les entrées, et d’abord à Saint-Martial, c’est déterminer quand on quitte les espaces caractéristiques, dans le cas des Chartrons et de Bacalan, pour se situer sur des marges perceptibles dans le bâti, les activités, les perceptions du quotidien. Dans ce cas il y a des coupures qui assurent en même temps le développement de la ville par le tracé de voies qui organisent, les « Cours » chers aux Bordelais, ici le cours du Médoc et le cours Balguerie-Stuttenberg, ainsi que les quais. Pour le Cypressat, la limite constitue une cicatrice urbaine de voies récentes à grande circulation qui isolent le site dans une sorte de délaissé au milieu de l’ensemble de La Bastide tandis que pour Gravelotte, plus que linéaires, les bornes sont des môles fonciers, emprises ferroviaires et militaires qui déterminent la présence de cet espace de liaison sans consistance organisée. (fig. p. 37)
57Ces entrées sont autant de dénominations adossées aux plaques urbaines mieux connues et mieux organisées qui constituent l’environnement établi de ces entredeux. Trois critères ont été mis en œuvre dans cette démarche : premièrement la réputation des périphéries telles qu’elle apparaissait dans les documents existants (les Chartrons, le quartier de la gare Saint-Jean, etc.), deuxièmement le relevé sensible et photographique des ruptures identifiables (le cours du Médoc, l’avenue Thiers, les Boulevards,…) qui marquaient sinon des frontières tout au moins les quasi-limites des espaces à pénétrer, troisièmement l’identification des appartenances par l’enquête auprès des habitants soulignant tout à la fois l’absence de référence reconnue par l’extérieur et cependant l’existence de repérages identitaires localisés.
58Ce dernier élément conduisait, naturellement, à s’inscrire sur le terrain du dedans-dehors qui situait ces lieux mal nommés dans une opposition symbolique qu’il convenait d’apprécier, lieux transitionnels à cerner comme participant aux continuités de la grande ville, créant un ciment tout en se situant dans une sorte de délaissé de l’histoire urbaine puisqu’ils ne s’inscrivaient pas dans les grands repérages établis. Ainsi la question était bien de comprendre comment fonctionnaient ces éclats de ville c’est-à-dire des fragments d’agglomérat qui, sans former réellement des ensembles socio-spatiaux, participaient, plus secrètement pourrait-on dire, d’une mise en œuvre d’un espace bâti à la fois résiduel au regard des extérieurs mieux identifiés et, dans le même temps, constitutifs des continuités indispensables de la ville qui associe zones fortes et zones interstitielles.
59C’est donc une enquête sur des espaces ingrats qui a été mise en œuvre, l’absence de signes majeurs évitant le piège de la facilité organisée et obligeant à porter un regard plus attentif aux choses. Cette géographie de la banalité urbaine exige un repérage minutieux de l’environnement à partir des nuances des constructions – telles qu’elles se voient depuis les rues : ce bâti sans caractère architectural marqué dès lors qu’il ne s’inscrit pas simplement dans une typologie historico-fonctionnaliste définie exige une attention toute particulière puisqu’on ne peut pas le ranger dans des références a priori. On se trouve donc conduit à explorer les variations dans des volumes dont la fonction dominante est le logement mais qui laissent toujours place à quelques traces d’activité, commerciale, parfois artisanale, voire industrielle.
60La rue rythme l’approche puisqu’elle fixe le cheminement dans l’observation mais aussi parce qu’elle inscrit la continuité urbaine. Le passage de l’une à l’autre dans des changements plus ou moins marqués de gabarit va fournir une figuration très concrète de ce mouvement d’agglomération qui procède par assemblage d’îlots bâtis juxtaposés et qui inscrit, en rupture ou en continuité, le tissu urbain dans son développement spatial.
3.2 Du lieu expérimenté à l’espace retenu
61Des trois sites initiaux se dégageait une méthode conduisant à traiter la relation dedans-dehors, à s’intéresser aux entrées (et donc aux sorties des quartiers mieux configurés encadrant ces lieux traditionnels) et à analyser les rapports entre le réseau viaire et son encadrement. Pour autant la question du passage de l’échelle de proximité immédiate ainsi traitée à l’échelle de la ville se posait et constituait un enjeu majeur de l’étude : comment par cette méthode englober des régions fortement constituées par des références fonctionnelles voire historiques ? Comment, partant de parties mal distinguées, remonter à l’ensemble et se doter d’outils aptes à traiter l’espace urbain dans sa généralité ?
62Toutefois dans ce nécessaire changement d’échelle l’objectif n’est pas, il faut bien le rappeler, de céder à la tentation-tentative d’une nouvelle présentation de l’agglomération bordelaise. Celle-ci, parce que l’équipe de chercheurs-enquêteurs se trouve ainsi localisée est considérée comme le milieu propice à l’élaboration d’une nouvelle posture dans l’analyse méthodique de ce qui fait le milieu urbain. Ainsi, pas de recherche d’exhaustivité spatiale, mais la détermination d’un tissu sélectionné qui, à la manière de l’histologie, va servir de champ d’observation pour la mise au point de méthodes suffisamment précisées dans leur structure pour pouvoir être transférées et, donc, servir au développement de travaux comparatistes.
63Sur ces indications restait donc à déterminer un ensemble urbain suffisamment fort d’emboîtements pour assurer l’enrichissement des apports des premiers résultats obtenus sur les trois sites initiaux. Ainsi la question pouvait se poser soit de retenir, méthode courante dans les études urbaines, un secteur de ville assurant une coupe du centre le plus dense aux périphéries extérieures, soit de prendre une auréole urbaine, plus homogène et donc imposant une sélection plus serrée de critères d’identification. Cette seconde voie s’imposait, la première conduisant trop naturellement à enrichir le propos analytique de considérations génétiques sur les formes de la croissance urbaine… et donc sur son histoire plus que sur sa structure réelle.
64Entre la succession des « Cours » et celle plus extérieure des « Boulevards » s’inscrit cet espace péricentral des analyses morphologiques qui offre bien des traits justifiant l’évolution du discours scientifique historisant. À une échelle autre que précédemment il constitue bien un nouvel entre-deux dans les formes de la ville (fig. p. 97). À l’intérieur de l’auréole des Cours la ville centrale, « chargée d’histoire » pour reprendre le cliché commun qui, dans une perspective très expérimentale, présentait l’extrême difficulté d’enchevêtrer des références au passé exagérées par l’accumulation de nombreux bâtiments et sites toponymiques monopolisant, d’une certaine manière, le discours possible (ainsi de la Cathédrale, la place de la Bourse, le Triangle,…). Au-delà des « Boulevards » commence l’aire des banlieues (telles que constituées au xixe siècle) qui engage, par opposition au centre, sur la thématique relativement appauvrie mais toujours historicisante de la croissance spatiale ce qui, une fois encore, rejoint un génétisme fortement prégnant bien que centré sur le seul xxe siècle.
65Entre les deux donc, dans un entre-deux aussi culturel que spatial, la zone périurbaine assure la continuité spatiale évidente de l’agglomération tout en inscrivant une rupture dans les logiques spatio-temporelles de compréhension : le temps long de l’histoire urbaine depuis le Moyen Âge au centre, le temps plus bref, plus unidimensionnel du mouvement moderne d’urbanisation. Et dans cette rupture, l’entre-deux est souvent et sommairement présenté, mal étudié en raison même de ces incertitudes.
66Rupture mais mise en relation évidente, l’extension de Bordeaux en faisant foi, le domaine défini s’inscrivait bien dans un prolongement amplifié des trois sites initialement parcourus. Il permettait de les inscrire tous les trois ; ils se présentaient désormais comme extraits de l’innommé urbain et donc s’inscrivaient dans une autre échelle, passant de la proximité la plus évidente à l’insertion dans un cadre susceptible de comprendre les structures majeures de l’organisation urbaine, quitte à faire quelques incursions sur les franges du péricentral, sur le plus anciennement bâti d’une part, vers les banlieues plus desservies au risque, acceptable, d’y retrouver des caractères descriptifs triviaux.
3.3 Représenter et ordonner : cartes, graphes et figures
67Comment produire une expression signifiante des terrains urbains observés dès lors que l’on récuse, a priori, toute accroche fondée sur des signaux fonctionnels ou/et historiques ?
68Par le contact physique sensible s’appuyant sur la profondeur et l’élévation des lieux pratiqués peut être défini un tri nécessaire obtenu par le repérage photographique. Celui-ci constitue l’étape indispensable qui fixe la réalité furtive observée en des étapes successivement séparées en séquences spatiales qui donnent des « arrêts sur image » significatifs dès lors qu’ils expriment des éléments caractéristiques, parce que répétitifs, des lieux perçus. On ne se trouve pas encore dans une approche typologique, quoique sa préfiguration soit évidente, mais dans un travail de séparation en éléments qui renvoient à un alphabet de formes simples : la rue, le croisement, la maison de ville, l’entrepôt, etc. Par association se constitue une véritable grammaire associative qui permet de remonter à l’îlot organisé à partir de ses façades inscrites dans le maillage des rues l’enserrant et aux continuités et aux ruptures cernables. Alors se pose le problème d’une expression graphique susceptible d’être le support d’une mise en interprétation des choses.
69Cette importance du langage graphique doit exprimer dans le plan ce qui est donné à percevoir tout en se conformant à un effacement toponymique confinant à un anonymat voulu des lieux. Il s’agit donc de s’appuyer sur un fond viaire muet tiré des bases de données de l’IGN telles que retenues en accord avec l’Agence d’urbanisme ; elles fournissaient ainsi un corroyage devenant le support des indications à construire par l’invention des légendes significatives dans leur rapport aux observations organisées. L’effacement toponymique amène par voie de conséquence la perte du sens de la monumentalité (et des signaux urbains) que l’on ne retrouvera que comme produit de la topologie.
70Dans cette construction de la représentation aplanie se crée une véritable calligraphie graphique qui participe d’une écriture de l’espace urbain. Les « pleins et déliés » originels sont remplacés par le figuré des voies et par celui des îlots inscrits, figuration qui va jouer sur la qualité de ce qui est souligné sur la voirie et lui donne plus ou moins de valeur (on dirait de « graisse » en reprenant le vocabulaire des typographes) et sur les aplats et tramages qui garnissent les interstices. Ainsi se constitue un langage spatial réticulé qui s’anime dans les rapports visuels créés entre les valeurs linéaires et les aplats soulignés par l’utilisation conjointe, mais variable, du noir et des couleurs. Entre les deux (ou sur les deux) viendront se développer divers signes de liaison, analogues dans leur fonction à nos accents ou aux voyelles de la graphie arabe ou hébraïque (fig. p. 98).
71Cette sémiologie spatiale est-elle acceptable en tant qu’outil à statut scientifique ? N’exprime-t-elle pas principalement la reconnaissance esthétisée des lieux par les enquêteurs ? La question est d’importance, certes, et l’on ne peut nier la part d’induction affective qui caractérise, ici comme ailleurs, tout procédé tendant à réduire une réalité vécue en trois dimensions à une figuration plane transitant, de manière intermédiaire, par des repérages photographiques. Cependant, il est indispensable de souligner avec force qu’elle s’inscrit dans la démarche hypothéticodéductive aux bases conceptuelles bien définies dans les pages qui précèdent. Ainsi, les signes graphiques retenus tendent-ils à exprimer les contacts, les entrées, les agglomérats, les entre-deux qui constituent les éléments déterminants de l’investigation. On a bien affaire à une combinatoire graphique qui, telle une calligraphie raisonnée, exprime un discours spatial logique à partir d’éléments sensibles en les ordonnant.
72Les propos qui suivent montreront l’enchaînement des phases, ou plutôt les phases du travail. Soit qu’elles procèdent par entrées successives sur un même site (procédant par qualifications progressives) soit qu’elles s’ouvrent sur le comparatisme des situations et, donc, les syntaxes spatiales différenciées, elles donnent sens à une analyse qui se déploie en structures graphiques à partir de l’empirisme initial du rapport au terrain. Alors, dans son développement le langage ouvre sur les structures cachées d’un espace au départ anonyme. L’espace ainsi se construit dans la capacité à produire un langage, essentiellement graphique, à partir d’une activité raisonnée d’analyse et de classement (Dagognet 1977 ; Hall 1978).
3.4 La dimension cachée, ou la mise en évidence du « méso »
73Dans le souci de la compréhension d’un terrain restituable selon une codification graphique se présente alors ce que l’on peut désigner comme étant la tentation de l’îlot. Elle se trouve dirigée par l’utilisation nécessaire du maillage de la voirie car celui-ci organise aussi bien les déplacements pratiques des habitants (et des observateurs) que les fonds de plan qui permettent les repérages graphiques. Le danger est évident en liant les deux niveaux par stricte homothétie de ne dépendre que d’une échelle micro-urbaine, celle de l’organisation du parcellaire, des rapports plein-vide et de se retrouver dans une classique approche morpho-structurale de la ville (Devillers 1974).
74Or, le propos ne se trouve pas dans l’étude de règles de constructibilité, même si celles-ci entrent nécessairement dans le dégagement des caractères spatiaux recherchés. L’approche conduit à rechercher la règle d’ajustement des îlots les uns par rapport aux autres, ce qui conduit à souligner les formes de continuité et de variations des rues dans leur développement, leur assemblage les uns avec les autres à partir des croisements et carrefours. Dans ces conditions on peut parler d’un appui indispensable sur l’îlot, structure de base du réseau, et d’un dépassement de celui-ci dès lors qu’il est considéré en association.
75Alors le mouvement d’intégration de l’espace restitué va être double. Partir du plus proche et dans un mouvement ascendant le dépasser par assemblage et association se conjugue avec la descente qui va des bordures, des entrées pour pénétrer dans la diversité interne. Dans ce second mouvement on est conduit à s’appuyer sur les structures majeures de la ville, essentiellement les axes de circulation, qui fixent, avec éventuellement des emprises importantes telles que gares, zones d’industrialisation continue, voire hôpitaux ou cités scolaires, le palimpseste urbain de ceux que l’on dénomme les secteurs (au sens de l’action) ou les quartiers (au sens d’unités sociales supposées). Comment concevoir une rencontre qui procède ainsi d’une double construction de l’espace ?
76L’utilisation des concepts initiaux d’agglomérat/agglomération met en situation la conjonction dynamique (sinon dialectique) des deux approches. L’objectif est bien la restitution de ce qui fait tissu urbain, donc de ce qui, entre les grandes rigidités de l’organisation et les proximités immédiates des bornages privés et des mitoyennetés, assure un assemblage concret mêlant subtilement les continuités de la ville aux diversités qui tracent les infinis changements des volumes, des affectations, et font la modification, brutale ou insensible, de l’espace urbanisé. Ainsi se retrouve le double sens de l’agglomération en tant que mouvement spatialisé et résultat fixé et relativement stable.
77La construction par la double entrée conduit ainsi à rapprocher, au sein de l’échelle de la ville qui n’est, bien sûr, ni celle de la région ni celle de la nation, ce que l’on désignera par macro-urbain spatial au sens de l’organisation d’ensemble avec ce que l’on appellera le micro-urbain, à la fois social et spatial, celui de la parcelle s’inscrivant dans l’îlot dûment délimité. Et l’assemblage montre que l’on ne passe pas par simple addition du second au premier, l’agglomérat n’est pas juxtaposition ou palimpseste. Entre la structure générale et la proximité il existe un niveau intermédiaire que l’on va proposer de dénommer niveau MÉSO-urbain qui est celui de la mise en rapport organisée des deux précédents.
78L’identification d’un système organisé du changement d’échelle de la ville comme partie vécue va se construire en le considérant dans l’association, variable dans ses formes, mais non dans ses composantes des très grandes règles structurales de production de l’agglomérat urbain :
- la règle normative des productions de la puissance publique, ensemble des dispositifs de contrainte et d’organisation qui fixent le droit des sols et qui expriment l’intervention organisatrice de la société par la composition du double niveau de l’État (la règle comme norme générale) et de la commune (la règle comme mise en œuvre d’une vie locale).
- la règle sociale qui exprime les modalités privées d’organisation des acteurs concrets de la ville autour de l’usage (en particulier de la transaction) de la propriété et qui renvoie au champ de la négociation notariée de la transmission, de la volonté de faire (et de se défaire) et d’en
- la règle technique qui, le plus souvent par accumulation et vieillissement, rassemble l’ensemble des savoir-faire qui touchent à la construction et à la production physique de la ville.
79Ainsi peut-on tenter une formalisation des rapports qui s’établissent entre les diverses échelles urbaines, ces rapports fonctionnent sur un double plan, celui de l’analyse urbaine d’une part, celui de l’élaboration de la combinatoire graphique qui peut aller de l’élaboration de tableaux à celle de cartes ou d’images spatiales.
80L’échelle urbaine (MACRO, A) s’inscrit premièrement sur les règles d’organisation d’un système socio-économique en son espace ; elle comprend, selon les lieux, des liaisons plus ou moins larges selon l’influence réciproque de l’organisation spatiale avec les dynamiques économiques d’occupation des sols : ainsi oppose-t-on dans les explorations préliminaires le domaine du Cypressat commandé par l’agrégation d’un habitat modeste de petits propriétaires à celui de Gravelotte où les emprises fonctionnelles d’une gare et d’une vaste caserne fixent les interstices d’usages secondaires.
81L’échelle de vie urbaine (MICRO, B) est celle de la modulation des volumes construits, celle de l’épaisseur de l’espace privé du logement et de l’activité. Elle est structurée par la rencontre entre les techniques constructives des bâtiments et de leurs abords avec les usages qui en sont faits, la règle publique en la matière n’intervenant qu’en tant que modulation externe, non pas accessoire mais seconde. Revenant aux sites exploratoires c’est le passage de l’échoppe à la maison de ville à un étage, à l’entrepôt ou au chai qui donne un modèle à la proximité et à ses usages.

Échelle et valeurs urbaines
82Et l’on peut ainsi construire la rencontre (MÉSO, C) entre les deux niveaux principaux ; elle s’établit dans une spécificité structurelle qui prend sa fonctionnalité dans le fait social urbain global. Il se définit par ses dynamiques assises à la fois sur la règle d’organisation qui détermine la modulation entre le bâti et le non-bâti et la forme concrète d’un agglomérat qui fixe les continuités des trois dimensions qui déterminent le modèle urbain concret. Le projet scientifique prend désormais toute sa forme.
4. Éloge terminal de la bifurcation
83Dans l’établissement de la construction du projet la mise en évidence précise de l’emboîtement des échelles d’organisation va mettre en évidence une bifurcation épistémologique au fur et à mesure que se déroule le travail des deux sous-groupes constitutifs de l’équipe de recherche. Au sens le plus classique, il s’agit bien d’une division en deux branches qui se produit par une séparation de découvertes successives tout en s’inscrivant fortement dans les problématiques élaborées collectivement. Pour entrer rapidement dans le propos, la première branche va fixer l’attention sur le continuum interstitiel et sur ses modalités de variation de part et d’autre des lignes séparatrices, tandis que le second met en évidence les nervures organisatrices de l’espace urbain. Cette mise en évidence des points de vue spatiaux autour de la dialectique fondamentale du plein et du creux amène ainsi à un double cheminement s’exprimant dans des langages graphiques différents bien qu’étroitement complémentaires.
84Coordonnée et animée par Claire Parin, l’équipe des jeunes urbanistes (en cours de DESS Urbanisme opérationnel aux débuts de la recherche) constituée par Hocine Aliouane, Thibault Fleury, Jairo Pinedo Pabon et tout particulièrement Élodie Vouillon a ainsi développé durant trois années une approche systématique des espaces péricentraux de Bordeaux les plus caractéristiques à partir du réseau viaire considéré dans toute la complexité de ses rapports avec les espaces bâtis.
85La première partie est l’investigation urbaine développée dans un contexte de large débat pluridisciplinaire par Agnès Berland-Berthon (urbaniste, aménagement), Michel Favory (géographe, aménagement), Bruno Fayolle Lussac (histoire urbaine), Sandrine Vaucelle (géographe)10 et appuyée sur les recherches de terrain des urbanistes en formation Catherine Benevent, Vincent Ducasse et Sandrine Petit. Elle permet de juger des effets de construction des surfaces et de mettre en évidence les problèmes posés par la mise en contact d’espaces locaux différenciés dans la diversité des effets possibles de frontière. Elle a été entreprise pour une investigation dans un milieu péri-urbain pauvre, type même de l’agrégat assimilable à une sorte de poudingue11 résidentiel en lotissement. Ce détour par la commune de Cestas (elle est en périphérie externe de la Communauté urbaine) a permis un travail original sur les contacts, ou encore les formes de coalescence qui forment frontière même dans un milieu en apparence très pauvre dans ses expressions spatiales.
86L’assise étant ainsi acquise à partir de cet éloignement apparent du terrain, le retour a pu être mené sur l’ensemble complexe constitué par toute la partie nord du système péricentral bordelais présenté dans la suite de l’ouvrage de manière très détaillée. C’est à son propos que l’on a pu mieux traiter la question de la règle d’ajustement des îlots afin de se dégager des continuités créées par le système viaire, étudié par ailleurs, et trouver ainsi la réalité du MÉSO, intermédiaire cette fois-ci entre l’interstice de la proximité de l’îlot et le grand ensemble structurel que constitue le péri-central et les grandes subdivisions de sa semi-circularité attachée aux rives du fleuve. En qualifiant les types d’assemblage, en les reliant aux effets de contact, on détermine à nouveau cette combinaison graphique considérée comme un des axes majeurs de la proposition contenue dans ces propos.
87Les résultats présentés dans la seconde partie de l’ouvrage constituent une topologie urbaine rigoureusement organisée à partir des propriétés définies par les articulations et les changements d’échelle. L’entrée fut réalisée par la structure urbaine majeure, la plus classique dans toutes les études antérieures, celle qui s’appuie sur les axes majeurs de la radio-concentricité qui marque le modèle de la « ville européenne » et se trouve particulièrement durcie dans le cas bordelais par une adaptation rigide à une topographie en amphithéâtre vers le fleuve. Le squelette étant établi, il était nécessaire d’en considérer les liaisons internes, donc les formes de l’agrégation.
88Dans la phase suivante, l’analyse des structures urbaines banales de quatre secteurs identifiés conduit à considérer le réseau servant la distribution des îlots dans ses rythmes propres, ses accidents de continuité (des emprises plus fortes telles que gare, casernes, voire espaces producteurs) et, ultime démarche, ses articulations au réseau majeur en considérant la diversité (mais entrant dans une typologie construite) des croisements plus ou moins ouverts et des places bien que celles-ci ne marquent qu’assez peu le domaine d’étude.
89C’est dans l’approche géométrique des deux échelles, et l’expression graphique on le verra joue un rôle clef successivement pour l’analyse puis pour la formalisation, que se dégage la troisième phase, celle de l’identification d’une structure intermédiaire qui va être dénommée celle des raidisseurs et qui forme l’apport majeur de cette partie. Articulant les passages et les changements de rythme, ils constituent l’entrée majeure dans la compréhension de l’agrégation urbaine, changent la construction des réseaux en définissant une dynamique des articulations et non plus une statique des articulations majeurmineur ou mineur-majeur.
90Par ce double cheminement, la rencontre se produit par l’effet d’emboîtement entre le creux de la rue et le plein de l’espace construit, l’innommé (volontairement a-historique) prend ses qualités morpho-structurelles. Et l’emboîtement se produit dans un effet de chiasme au sens où, dans la statuaire classique, on définit la dissymétrie dynamique des membres de la statue qui donne le mouvement. Dans ce travail, la dissymétrie dans l’approche du domaine urbain étudié est évidente. Elle est fondatrice d’une méthode de recherche qui, par rapprochements successifs des résultats, ouvre sur la connaissance dynamique de l’espace urbain dans ses multiples échelles.
Notes de bas de page
1 On évoquera tout particulièrement Préséances (1921) et Le désert de l’amour (1925).
2 Le travail de préparation et d’investigation fut réalisé selon leurs spécialités par Agnès Berland-Berthon et Claire Parin pour l’architecture, Michel Favory pour la géographie et Bruno Fayolle Lussac pour l’archéologie, premières et décisives pierres apportées à l’édifice.
3 À l’exception des grands bâtisseurs de la période fasciste, mais ils sont peu nombreux et constituent généralement des repoussoirs… plus ou moins enviés.
4 Et les investigations scientifiques de Claire Parin succèdent ici à celles d’Agnès Berland-Berthon tout en suscitant une complémentarité qui va s’avérer très fructueuse dans la rencontre du terrain même de la recherche
5 Bien avant les travaux des sciences humaines, successivement durant les années trente puis les années cinquante, le cinéma du réalisme poétique français puis du néo-réalisme italien avait exploré, et avec virtuosité, cette place de la forme urbaine.
6 Sur les indications initiales de Jean Dumas, sous la direction d’Agnès Berland-Berthon, de Bruno Fayolle Lussac, de Michel Favory et Sandrine Vaucelle puis de Claire Parin, la recherche méthodique de terrain a été menée par Hocine Aliouane-Shaw, Jaime Pinedo Pabon, Élodie Vouillon (architectes), Thibault Fleury (historien), Emmanuelle Thenot (politologue), tous urbanistes issus du DESS Urbanisme opérationnel de l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3.
7 Mais il faut également songer, peu connu des travaux français mais plus ancien, à l’univers des travaux germaniques de la première moitié du xxe siècle à partir de Georg Simmel et Max Weber. Nous citerons deux illustrations fortes : Alfred Döblin (1930) et le film admirable de Walter Ruttmann, Symphonie d’une grande ville (1927).
8 Voir principalement : Jacques Derrida (1972), Paul Ricœur (1975), Elisabeth Sander (2000) et pour un commentaire récent Jean-Claude Monod (2005).
9 Sur la méthode privilégiant le rapport au terrain comme référence structurelle dans l’élaboration contrôlée de concepts généraux voir : Howard S. Becker (2002).
10 Groupe dont l’avancée relativement ralentie au regard des critères habituellement retenus pour ce type de programme a été étayée, et cela vaut la peine d’être souligné, par la réalisation de l’habilitation à diriger des recherches de Michel Favory et des thèses d’Agnès Berland Berthon et de Sandrine Vaucelle !
11 Poudingue, roche sédimentaire dure constituée d’un conglomérat de matériaux hétérogènes mais fortement cimen
Auteur
Géographe, professeur émérite à Sciences Po Bordeaux et ancien directeur de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine
ADES UMR 5185
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