Transformer les « barrières » en « niveaux »
p. 439-443
Texte intégral
1Par une belle journée de mai 1972, à Sciences Po Bordeaux, un étudiant de troisième année entrait dans la salle de « grand oral » prêt à affronter un jury, probablement décidé ne laisser passer aucune faiblesse sur le sujet – pour faire court – de « l’importance des décisions humaines dans la conduite des sociétés ».
2Les questions fusèrent : Georges Dupeux – grand historien – se montra satisfait d’un dégagement sur la conception de l’homme développée par l’École des Annales (« l’homme tout enclos dans l’homme » de Marc Bloch) ; Georges Lavroff– éminent constitutionnaliste – sembla rassuré par l’analyse constitutionnelle d’une possible cohabitation politique issue des prochaines élections législatives de mars 1973 (je voyais mal – déjà – une mise en péril de l’édifice créé par le Général de Gaulle), lorsque, tout à coup, j’entendis la voix du troisième membre du jury : « Monsieur, que pensez-vous des percussions de Strasbourg ? » Jean Dumas, fidèle à une méthode que j’ai bien connue par la suite, venait d’inverser radicalement la perspective : partant d’un fait, d’un événement, il évaluait, jaugeait, appréciait la capacité à remonter la « chaîne de production » : est-ce vraiment « moderne » ? qu’est-ce que la modernité ? comment ce genre de musique peut-il exister (formation des musiciens ; financements,….) ? phénomène isolé ou rattaché au courant ? Je fus aidé dans mes réponses par un « terrain » favorable : Bordeaux connaissait, ces années-là, l’évènement annuel du festival « Sigma », où les artistes de haut vol les plus modernes et intéressants offraient des moments exceptionnels dignes des sommets du festival d’Automne ; le festival de Royan était à son zénith… Mais il demeure que mon « examinateur » ne se contenta pas d’une pirouette, et gare à la mention du terme « subvention » ou « système d’aides » ! Il fallait être ferré à la glace sur les dispositifs en place…
3Ainsi était mis en relief un des angles d’attaque de Jean Dumas : que devient un élément isolé, inclus dans un système global ou particulier et quelles sont les interactions et les dynamiques à l’œuvre ? Ceci pourrait sembler relever d’une démarche d’analyse sociologique des plus classiques ; mais ici, quels que soient les champs ou les domaines pris en compte, Jean Dumas parvenait à mettre en exergue les forces négatives ou positives, et surtout, à en tirer des enseignements concrets, des applications réelles.
4C’est cette étroite liaison dynamique – à la mesure d’une quasi-alchimie – entre le théorique et le possible qui allait donner tout le prix des enseignements de Jean Dumas vers de jeunes femmes et de jeunes hommes dont le métier allait consister à concilier intérêt général et service au citoyen, avec un vrai sens de la responsabilité publique.
5Ce jour là, dois-je le préciser, j’ignorais que mon « examinateur des percussions de Strasbourg » allait devenir un partenaire durant plusieurs années – entre 1990 et 2003 – dans les activités de préparation au concours d’entrée à l’École nationale d’Administration, et que nous allions former un tandem, auquel seul le couperet de l’âge de la retraite mettrait un terme.
6J’aimerais aller un peu plus loin dans ces souvenirs, en parlant de l’enseignant et du formateur, du pédagogue, et enfin de l’humaniste.
7L’enseignant et le formateur : par le choix des thèmes et des sujets traités, Jean Dumas a toujours démontré une obsession pour la mis en exergue des dynamiques et des évolutions dans le domaine du social, du politique et de l’économique.
8Paradoxe apparent : une tendance à retenir comme champ d’investigation les domaines marqués par de grandes continuités, voire d’inertie et aux transformations assez ténues : le système éducatif, les appareils de formation, les structures administratives territoriales… En fait, conscient de ce que les vrais changements ne se réduisent pas à des questions de structures ou à l’élaboration de textes, en mettant le focus sur des sujets de résistance ou d’inertie, ou bien d’une actualité toute relative avec le poids du passé toujours prégnant dans nos sociétés, Jean Dumas faisait émerger « en creux » les dynamiques réelles, et entrer dans les arcanes de la complexité des organisations ou des systèmes, avec l’obsession du concret et de l’opérationnel…
9Faire travailler, réfléchir par exemple, durant cinq heures de futurs fonctionnaires, sur le sujet « nouveaux enjeux et vieux problèmes : les mutations des territoires conduisent-elles à une transformation de l’État ? » est emblématique de ces options.
10Au final, et c’est la pierre de touche de l’enseignant de haut vol, à fortiori dans un contexte de formation à vocation professionnelle de haut niveau, la valeur ajoutée optimale d’un transfert de connaissance vise à rendre autonome l’élève ou l’étudiant en évitant aussi bien la tentation du modèle idéal que celui du « prêt-à-porter ». Mais ceci implique de l’effort, du temps et une certaine abnégation : l’accès à la maîtrise passe par les chemins de la tutelle, et comment ne pas penser, dans cette trajectoire de propédeutique et d’initiation à la magnifique formule de Waldeck-Rousseau « avant de devenir sage, il faut avoir été longtemps libre ».
11Le pédagogue était, tel que je l’ai connu, au service de l’enseignant, mais je dois, là aussi, relever un certain paradoxe : l’architecture d’ensemble pouvait apparaître rigide, stricte, contraignante, mais ceci allait de pair avec un art subtil de la méthode qui permettait le passage d’un état d’enseigné à celui de postulant et de candidat.
12Cette dualité de l’architecte et du passeur, j’allais la découvrir – et la goûter au plus au point – dans nos travaux communs organisés autour d’une méthode de travail alliant rigueur et adaptation dans une logique de progression et d’évaluation.
13La rigueur se manifestait par un cadre de travail dans lequel l’un et l’autre intervenaient en complémentarité.
14Tout commençait par l’application d’un principe simple : dans tout projet bien conçu et efficace « l’amont conditionne l’aval ». En vertu de quoi, chaque cycle de préparation débutait par une séance approfondie de présentation aux stagiaires des objectifs de la préparation, de la méthode « deux voix » retenue dans le traitement des thèmes et des sujets et enfin, des conditions de correction des « concours blancs ».
15Partant du constat que la préparation de certaines matières de concours administratifs repose sur une complémentarité des compétences, nous avions à cœur, Jean Dumas et moi, d’apporter des éclairages et orientations mettant les sujets en « abyme » avec des angles d’attaque et des lectures spécifiques. De là découlaient les choix des thèmes traités au fil de l’année.
16Appliquant ensuite la règle de la collégialité et de « jugement par les pairs », nous corrigions « à l’aveugle » tous les concours blancs et procédions à une longue séance de comparaison et d’évaluation des appréciations qui précédait la remise des travaux aux stagiaires, avec un commentaire détaillé des notations et des propositions de « corrigé » structuré et argumenté. Si j’ai mis entre guillemets le terme de corrigé, c’est à dessein : loin de nous l’idée de formatage univoque, mais le désir d’ouvrir des perspectives et de propositions solidement basées sur une problématique forte, fruit d’une réflexion originale.
17Ceci se ressentait dans le déroulement même des séances de restitution marquées d’une grande liberté de ton et d’échanges parfois décapants entre les stagiaires mais toujours solides et responsables.
18J’ai trouvé parfois dans les rapports des jurys aux concours d’entrée à l’ENA des appréciations critiques : sur la fragilité des « fondamentaux » des stagiaires et, partant, sur la faiblesse des argumentaires dans les compositions écrites ; il est peut être dommage que la logique de ces analyses n’ait pas toujours débouché sur des suggestions en termes de méthode de travail.
19Je suis persuadé que, l’expérience aidant, nous avions trouvé dans notre méthode pédagogique, Jean Dumas et moi, certaines voies de substitution aux lacunes objectives des savoirs (ah ! l’épreuve redoutable des réponses à : 1815 ? 1830 ? 1848 ? 1870 ? quels anniversaires peut-on fêter ?) grâce à la valorisation des cultures personnelles et des acquis professionnels.
20Mais qu’il me soit permis de dire que ces rapports de travail fluides et propices à des initiatives qu’un cadre « classique » d’organisation des activités n’aurait probablement pas permis, furent possibles grâce à la qualité et au professionnalisme des responsables successifs des « prép-ENA » avec lesquels nous avons collaboré : capacité d’écoute, ouverture d’esprit, transparence dans les rapports professionnels, souplesse dans la gestion des ressources humaines… telles furent les constantes qu’avec une grande modestie nos partenaires ont montré durant ces années de collaboration heureuse.
21L’humaniste et l’homme de culture : le fil rouge de nos échanges nombreux et informels sur l’activité culturelle en particulier à Bordeaux et dans la région fut la… musique. Les percussions de Strasbourg restèrent bien présentes, après s’être invitées sans prévenir par cette journée de grand oral de mai 1972, mais sous bien d’autres formes.
22Nous nous croisions Jean Dumas et moi dans les salles de concert de la banlieue bordelaise ou au Grand Théâtre, et pour moi, ces moments étaient ceux d’un réel plaisir : par quelques mots bien choisis ou une formule lapidaire mon partenaire de prép-Ena se transformait en critique musical dans la grande tradition française de clarté, de concision, mais toujours avec une pointe d’humour parfois à la limite du petit coup de griffe (« il manquait peut être à la cantatrice une bonne lecture de la partition… » ; « ces décors étaient-ils vraiment nécessaires ? »).
23Je pourrais multiplier les anecdotes concernant nos échanges sur la littérature, les voyages… Je m’en garderai par respect pour la grande pudeur – confondue parfois avec de la froideur – et la réserve de Jean Dumas.
24Je sais qui ceux qui le connaissent bien me comprendront parfaitement...
25J’aimerais clore ces pages par un remerciement : tout comme les générations de stagiaires que nous avons « formé », Jean Dumas et moi, j’ai profité de son talent et je mesure au fil du temps, et avec le recul, à quel point nos séances communes de travail m’ont permis de remettre en cause certaines idées reçues, d’affiner des méthodes d’analyse, d’améliorer mes savoir-faire… et de profiter de grandes leçons de modestie.
26Par touches successives je bénéficiais ainsi à la fois du plaisir de côtoyer l’honnête homme et de tirer tous les fruits du pédagogue dont tout l’art – j’emploie le mot à dessein – fut pour reprendre le titre du bel ouvrage d’Edmont Goblot – de transformer durant sa carrière les « barrières » en « niveaux ».
Auteur
Contrôleur Général des Finances
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