Le tourisme dans la ville : de nouveaux défis pour l’urbaniste
p. 419-424
Texte intégral
1Les villes génèrent la plus forte consommation touristique en France (40 %), estimée à près de 25 milliards d’euros, dont 60 % sont le fait de touristes étrangers. Le voyage en ville justifie aujourd’hui 35 % des déplacements en Europe et connaît une croissance continue de 4 % par an. La ville, que l’on a associée longtemps à l’espace/temps du travail et de la contrainte, devient un espace récréatif patrimonial de premier plan, souvent chargé d’histoire, parfois générateur d’originalité et d’identité. L’association des mots « tourisme » et « urbain » ne constitue plus cet oxymoron rhétorique volontiers mis en avant dans l’après-guerre pour expliquer les départs massifs en vacances sur les littoraux, dans les campagnes ou en montagne (Vlès, 2005).
Facteur d’attractivité, le tourisme implique l’aménagement urbain
2Considéré comme une industrie, une « exportation invisible », le tourisme participe à la fabrication d’une image profondément renouvelée de la ville, qui contribue à accroître sa notoriété. La ville de Montpellier a compris très tôt l’effet bénéfique pour son attractivité d’un positionnement fondé sur les loisirs : dès les années 1970, affirmées avec force comme véhicule d’une image valorisante, les pratiques récréatives constituent l’un des cinq axes prioritaires de la stratégie de technopolisation à outrance de la ville qu’on affiche alors « surdouée ». Rachel Rodrigues-Malta (2005) montre comment, dans un échantillon de plus de 73 villes portuaires européennes, plus de 50 opérations cherchent à réintégrer l’élément aquatique comme élément attractif, d’organisation territoriale et de fonctionnement urbain. Des friches industrielles ou militaires sont aussi restructurées au profit des activités récréatives afin d’accroître l’attractivité des centres-villes. La réhabilitation muséographique de la Jahrhundertalle de Bochum, la construction du musée d’art contemporain dans le quartier populaire El Raval à Barcelone sont en cela emblématiques.
3Mais l’une des particularités du tourisme en ville est qu’il se pratique essentiellement par la déambulation dans des espaces publics1 (places, rues, ruelles, traboules, terrasses, esplanades, jardins, cours…) (ODIT France, 2008). Et la qualité de l’image mentale que le touriste retient d’une ville est liée aux liens qui unissent entre eux ces lieux à forte notoriété : plus les espaces publics sont pensés, organisés, travaillés, plus la cohésion générale de l’ensemble est identifiable et son attractivité forte. Ces lieux de connexion de projets de ville, qui régissent l’orientation des flux, sont vecteurs d’image et acquièrent ainsi une fonction stratégique de première importance (Vlès, 2007).
4Les recherches montrent clairement qu’une fabrication narrative a été mise en œuvre avec succès dans un certain nombre de grandes villes2 : à Barcelone, à Lyon, à Montpellier, à Marseille, à Bordeaux même, des grands programmes d’architecture ont permis d’importer un « imaginaire au cœur de l’ordinaire » (Urbain, 1998) et de donner au visiteur au moins l’illusion de s’affranchir du quotidien. À l’affût de la nouveauté, de la singularité du quartier, l’aménagement y met en scène des découvertes (la visite des traboules de Lyon…), privilégie les expériences, les sensations, les rencontres. Il dramatise le lieu, le met en perspective (Joseph, 1995). La création de la place des Pistoles au sein du quartier du Panier de Marseille, au croisement de quatre lieux touristiques (la cathédrale de la Major, la rue de la république, la Vieille Charité et le vieux Port) affirme au patrimoine un nouveau statut de pôle en créant une vie de quartier autour de la Vieille Charité. Une nouvelle place haute accueille des animations et une place basse donne un parvis à la Vieille Charité, dont la force jaillit grâce au recul ainsi créé, structurée par des banquettes filantes s’ordonnant autour d’une fontaine, un rattrapage des niveaux par une série d’emmarchements et de murets de soutènement qui invitent à la découverte et à la déambulation, l’implantation d’arbres dont le jeu d’ombres et de lumières y prolongent la vie la nuit tombée. Cette place, à caractère récréatif pour les jeux qu’elle incite auprès des habitants, est également touristique par le patrimoine qu’elle met en scène. Cette double fonction crée la rencontre entre voyageurs et société locale (Fricau, 2008).
5L’aménagement de la place de la Comédie à Montpellier, Pey-Berland à Bordeaux, le cours Estienne d’Orves à Marseille… a métamorphosé, par un simple aménagement de surface mettant en valeur l’architecture périphérique, la théâtralité du décor par un choix réfléchi des matériaux et des couleurs pour les sols. Il fabrique des ambiances, les rend perceptibles et engage ainsi l’espace urbain dans un rapport au monde : il se montre. À Montpellier, la place de la Comédie joue à la fois le rôle de parvis pour l’opéra, d’espace de rendez-vous autour de la fontaine, de porte d’entrée pour le centre commercial du Polygone (et par extension, d’invitation à poursuivre vers Antigone), de passage vers la gare ou l’Écusson (centre historique), l’Esplanade, qui la relie au siège du Conseil régional. Les aménagements qui y ont été programmés en font « un seuil, un sas, un lieu où il faut passer pour entrer et saisir le sens de la ville. Elle raconte l’exceptionnel, dit le banal, promeut le trivial, permet le marginal » (Ferras, Volle, 2002). Haut lieu théâtralisé de la vie urbaine, l’aménagement de la place de la Comédie ne fournit pas seulement un cadre, il constitue la ressource première de son activité récréative en produisant une dynamique, en imposant un rythme, en impulsant des mouvements et des pratiques.
6Le choix d’urbanisme (et ses corollaires en termes d’ambiance : acoustique, mobilité, environnement lumineux, olfactif, thermique, dimension esthétique) devient ainsi un des éléments déterminants d’une politique touristique.
Les effets d’un tourisme mal maîtrisé : muséification, réduction narrative, évitements, ségrégation
7Mais cette fabrication narrative de la ville, si elle augmente l’attractivité territoriale, crée aussi de nouveaux défis à l’urbaniste, souvent imprévus : elle engendre des implications réductrices contre-productives. Très souvent on constate en effet que la mondialisation produite des villes où se côtoient conformisme et banalité : mêmes mobiliers urbains, systèmes et signalétiques de circulation normés, structures paysagères reproduites à l’infini, absence d’identité et d’originalité. Le constat n’est pas nouveau : le tourisme banalise les lieux et, dès 1890, Jousset écrivait : « la banalité, gagnant de proche en proche, a répandu sur toutes choses sa teinte grise uniforme. Plus de couleur ; le pittoresque disparaît : toute la France se ressemble. » Ce paysage banalisé n’est souvent le reflet d’aucune vision identitaire, ni de stratégie à long terme, ni de pensée sociale. Le cliché, le stéréotype, la pauvreté architecturale façonnent ainsi des quartiers peu propices à la découverte.
8Le tourisme peut alors niveler la perception du lieu en y attirant des foules. Quelques villes « vitrines » (Barcelone, Venise…) se sont ainsi engagées dans un inquiétant processus de réduction narrative de leur héritage patrimonial qui, s’il permet de répondre immédiatement aux exigences du tourisme de masse, génère également des effets négatifs dont l’intensité, parce qu’elle est contraire aux principes du tourisme soutenable, conduit à réévaluer la politique qui le sous-tend.
9On touche ici la question essentielle de l’appropriation des espaces publics. La qualité d’une ville tient d’abord à son ambiance ordinaire : elle est acquise dès lors que ses hauts lieux demeurent fréquentés par les habitants, que les usages y sont pluriels, que la mixité sociale s’y maintient. Ce partage de l’espace est très vite confronté, lorsque la maîtrise du tourisme par la ville est défaillante, à la question de l’appropriation et aux conflits d’usage.
10Quelques enseignements très clairs se dégagent, par exemple, de l’image de la politique touristique suivie à Barcelone depuis une douzaine d’années qui montre des signes de débordement évidents (Vlès et al., 2005). Poussée par les grands événements liés à la mondialisation touristique (les Jeux olympiques, la Forum des cultures de 2004, les opérations du type « 22@ » ou « Diagonal Mar » qui doublent le nombre de lits dans les hôtels en dix ans), une nouvelle politique touristique est apparue au grand jour en 1993, avec l’inscription de Turisme de Barcelona comme une priorité du Plan stratégique de la ville (Ajuntament de Barcelona, 1996). C’est à ce moment que l’urbanisme se voit grandement subordonné à la fabrication d’un récit, très simplifié, qui réduit une histoire complexe à quelques moments focalisés en de rares points d’appel touristiques de la ville : le quartier gothique, les Rambles, le port, la Barceloneta, Montjuic, le Tibidabo, Pedralbes, l’Eixample, la Sagrada Familia et de rares sites périphériques.
11Conséquence de ce passage brutal à un tourisme de masse3, des stratégies d’évitement naissent chez les habitants. Sur les fameuses ramblas du centre-ville, le flot des touristes est tel que l’habitant a perdu l’habitude de s’y promener ; pour se déplacer, il utilise d’autres voies plus ou moins parallèles. La multiplication des fast-foods, magasins de vêtements, souvenirs et autres articles bas de gamme a fait tellement chuter l’esthétique de la rue qu’on se surprend à ne plus l’employer depuis un certain temps, préférant emprunter plutôt les ruelles qui la longent. Ce phénomène de dégradation visuelle et d’évitement se généralise, surtout dans la partie centrale où les peintures et les néons aux couleurs criardes ont dégradé visuellement des espaces publics qui faisaient pourtant l’ambiance attrayante du quartier gothique. Le fait que la population commence à dénoncer la laideur et le ridicule des objets vendus en souvenir aux touristes indique le début d’une prise de conscience de l’image bas de gamme qui est ainsi donnée de la ville. La presse se fait écho de ce que les ramblas deviennent « le pire magasin du monde » (El Periódico, 25/02/05), n’offrant que des souvenirs bon marché et de mauvais goût (du « mannequin-pisse » en habit catalan au « sombrero mexicain ») dans des magasins tenus par des asiatiques. On entend de plus en plus dénoncer une politique qui fait de certaines parties de Barcelone un parc d’attraction (« un parque temático »). Son offre patrimoniale se trouve précisément là où battait le cœur de la ville, là où l’ambiance seule suffisait à faire son charme. Or cette ambiance reposait sur l’usage de l’espace par ses habitants, qui maintenant le désertent. De plus, l’apparente frénésie pour donner une image de « ville-monde » conduit, en dépit de quelques immeubles originaux, à produire des imitations de paysages dont on retrouve ailleurs l’affligeante banalité architecturale, par exemple dans le centre commercial de Diagonal Mar. C’est un peu comme si la mise en tourisme avait encouragé un urbanisme appauvri, à l’image de son récit. À Barcelone comme dans bien d’autres villes, la scène s’est vidée, par endroits, de toute urbanité.
12L’analyse du fonctionnement des espaces publics montre que le danger lié au tourisme urbain peut dépasser ce risque de vacuité et de banalisation. Les traitements de la forme de l’espace public, de sa composition, de sa mise en lumière, de son ambiance sonore sont générateurs de conflits, par la gentryfication qu’il induit, entre le tourisme et les habitants.
Conclusion
13Le tourisme apparaît comme un des leviers du processus d’appropriation ou de réappropriation de la ville. Cet effet ne peut toutefois se déployer qu’en évitant de construire une image simplifiée de la ville. La recherche d’un meilleur positionnement en gamme du tourisme urbain passe par une grande ouverture aux usages et à la confrontation sociale. L’aménagement touristique qui introduit de la contingence, des événements fortuits et imprévisibles, qui préserve la liberté de construction narrative est facteur d’attractivité. La stratégie vise donc à promouvoir des images complexes de la ville, à ne jamais privilégier un produit touristique constitué uniquement de quelques lieux précis, à passer de la gestion de sites isolés remarquables à l’ouverture d’espaces et d’ambiances variées. Un aspect primordial des initiatives de revitalisation des villes touristiques est bien cette intention nouvelle de construire la ville « de l’un et de l’autre » (« Die Stadt des und » : « la ville des nous ») et d’échapper à la ville de l’un ou de l’autre (« die Stadt des entweder oder », Beck, 1996). Le récit à promouvoir est celui qui respecte et montre les éléments divers qui font le vécu réel de la population résidente.
Bibliographie
Trois publications de l’auteur
Vlès Vincent, « Tourisme durable et attractivité : projet urbain et ancrage des stations touristiques », Séminaire du Plan Urbain Construction Architecture Politiques de développement durable et projets attractifs, 15 mai 2007, Paris-La Défense, ministère de l’écologie, du Développement et de l’Aménagement durables, sous presse.
Vlès Vincent, Politiques publiques d’aménagement touristique. Objectifs, méthodes, effets, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. Le territoire et ses acteurs, 2006, 483 p.
Vlès Vincent, Berdoulay Vincent, Clarimont Sylvie (dir.), Espaces publics et mise en scène de la ville touristique, rapport de recherche, Paris, ministère délégué au Tourisme, direction du Tourisme – laboratoire SET UMR 5603 CNRS-UPPA, octobre 2005, 97 p.
Bibliographie
Ajuntament de Barcelona, Pla Estratègic de Turisme de Barcelona. Pla d’Accions, Barcelone, Ajuntament de Barcelona & Cambra Oficial de Comerç, Indústria i Navegació de Barcelona, 1993.
Beck Ulrich, Die offene Stadt, Munich, DAB, 1996.
Borja Jordi, Muxi Zaida, L’espai públic : ciutat i ciutadania, coll. Espai públic urbá no 2, Diputació de Barcelona, Barcelone, 2001, p. 100.
Ferras Robert, Volle Jean-Paul, Montpellier Méditerranée, Paris, Economica, 2002, p. 155.
Fricau Baptiste, La mise en scène à des fins touristiques des espaces publics urbains, Bordeaux, Marseille et Montpellier, thèse de doctorat de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2008, 380 p.
Joseph Isaac, Prendre place. Espace public et culture dramatique, Paris, ministère de l’Équipement, Plan Urbain, actes du colloque de Cerisy, éditions Recherches, 1995.
Jousset Paul, Un tour de Méditerranée, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1890, p. 1.
Merlin Pierre, Choay Françoise, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Paris, PUF, 1996.
ODIT France, Améliorer la qualité d’usage touristique des espaces publics en ville, Mini guide, ODIT France, coll. Ingénierie touristique, no 19, 2008, 92 p.
Rodrigues-Malta, « Villes, ports et waterfronts. Expériences sud-europennes », Urbact working group SUDEST-Sustainable Development of Sea Towns Urbact programme, Naples Lead Partner, Launching forum of Napoli, 17-19 novembre 2005.
Urbain Jean-Didier, Secrets de voyage. Menteurs, imposteurs et autres voyageurs invisibles, Paris, Payot, coll. Essais, 1998, p. 120.
Notes de bas de page
1 « On peut considérer l’espace public comme la partie du domaine public non bâti, affectée à des usages publics. L’espace public est donc formé par une propriété et par une affectation d’usage » (Merlin, Choay, 1996).
2 Travaux pour le compte du ministère du tourisme (Vlès, 2005), du Conseil régional d’Aquitaine (Vlès-Fricau, 2008), du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques (Vlès, Hatt, en cours).
3 On y compte aujourd’hui 4 millions d’habitants.
Auteur
Professeur d’Histoire contemporaine, Université de Bordeaux, Sciences Po Bordeaux
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