La musique fait-elle territoire urbain ?
p. 407-411
Texte intégral
1La musique est directement concernée par les lieux, les territoires et les pratiques de l’espace urbain, et, réciproquement, la ville est présente dans les processus de création et de diffusion de la musique. La musique apporte sa contribution à la géographie des foyers culturels, à la fois dans sa dimension identitaire et dans son caractère de produit de masse, dans son universalité (musique classique et jazz) et dans sa mondialisation (World Music et variétés internationales). Reste la question du rapport entre musique et territoire urbain, entre musique et territorialité urbaine. Elle ne peut trouver de réponse rapide, face aux nombreux angles d’attaque, et les risques de simplification demeurent, comme l’indication des lieux de référence de la culture française contemporaine (Claval, 2003, p. 234), où une catégorie musicale est identifiée par un supposé lieu d’origine, le rock étant bicéphale, Liverpool et New York, le jazz réduit à La Nouvelle-Orléans, et le rap, confondu peut-être avec le raï, se trouvant originaire d’Oran. Il est proposé ici de prendre pour objet la musique comme substance, dans son rapport à la ville, au-delà des formes spatialisées des pratiques musicales, objets de recherches en nombre croissant.
Bruits et musique de la ville
2Dans son ouvrage sur les musiques amplifiées en Aquitaine, Yves Raibaud prend une certaine distance avec l’interprétation anthropogéographique concernant les musiques urbaines « censées refléter les excès sonores et acoustiques de la ville » (Raibaud, 2005, p. 51). Le sociologue américain George B. Murray est moins nuancé à propos du jazz : « Le jazz moderne n’aurait pas pu se développer s’il n’y avait pas eu en Amérique de grandes cités modernes » (Murray, 1966, p. 13). La ville, ou plutôt la grande cité, favorise, et rend nécessaire l’innovation. Elle est le lieu de la modernité (destruction des valeurs anciennes sans leur dépassement, selon Jean Baudrillard), et chacun s’accorde pour doter l’espace urbain des conditions les plus favorables à l’innovation.
3Le rapport entre musique et espace urbain est particulièrement mis en évidence dans le cas des « musiques urbaines » comme le rap ou le hip hop, plus encore que le rock (dont l’origine, le rock and roll, est fortement marquée par le provincialisme). L’intervention de la ville en tant qu’élément musical, et non de prétexte, s’opère par l’implantation d’éléments bruts des bruits. Le démarrage de la voiture s’insère dans Déserts d’Edgar Varèse (1954), la ville étant, rapprochement inattendu avec La Traviata, le popoloso deserto, avant que ce type d’inclusion devienne procédé chez Pierre Henry. Le disque The Sidewalks of New York (1999) est construit comme une bande sonore en 27 séquences de Tin Pan Alley, segment de la 28e Rue de Manhattan, entre Broadway et la Cinquième Avenue, la rue des éditeurs de musique populaire. Il s’ouvre sur le bruit des sabots de chevaux sur le pavé, et autres hennissements, se prolonge par une série de chansons, entrecoupées de bribes de conversations et de nombreuses reprises de mélodies de l’époque, l’ensemble restituant le tournant du xixe au xxe siècle new-yorkais. Le jazz apporte sa contribution à ces formes d’insertion, avertisseurs automobiles et altercation dans Sidewalk Blues de Jelly Roll Morton (1927), sirènes et bruits portuaires reconstituant les impressions auditives d’un piéton de San Francisco dans A Foggy Day de Charlie Mingus (1956). La ville est certes présente parmi les lieux de la comédie musicale (West Side Story) et de l’opéra, du lieu de pouvoir (Boris Godunov) aux bas-fonds de Die Dreigroschenoper ou de Lulu. Dans ces derniers cas, l’espace urbain n’est plus un décor. Il est intégré à l’action (Montès, 1993, p. 71-72). La ville est également explicitée dans les formes sophistiquées du rock, comme le Berlin de Lou Reed (1973). Mais elle reste sublimée dans le discours musical.
4Yves Raibaud a montré les rapports tissés entre espace urbain et émergence des « musiques amplifiées » (Raibaud, 2005), dans la problématique d’une dimension spatiale d’un phénomène culturel. On peut ajouter ici que la musique, non seulement comme pratique sociale mais dans sa substance même, est un puissant élément identitaire territorial.
Lieux et micro-territoires de la production musicale
5Les mentions de micro-territoires et de lieux interviennent pour désigner le processus de création et de diffusion de la musique, de la cave propice aux répétitions du rock à la prestigieuse salle de concert. Les lofts au sud de Greenwich Village, dans le quartier de SoHo (South Houston Street) et le Lower East Side dans les années 70 à New York, sont à la fois lieux d’habitation, de répétition et de concert, symbolisant la marginalité revendiquée de musiciens de jazz comme Sam Rivers. Un opéra est créé lorsqu’il est exécuté pour la première fois dans une salle de spectacle. Trois lieux peuvent être considérés comme exerçant un effet sur la création artistique, sans établir des frontières étanches et surtout sans surestimer cet effet.
6La salle de concert occupe le plus souvent une position centrale dans l’espace urbain, avec l’extension actuelle de la centralité, de l’Opéra Bastille au Zénith. Elle constitue un lieu de distinction, notamment en musique classique, bien que des lieux plus inattendus puissent convenir, à la rigueur, à commencer par le Palais des Sports de Bordeaux, ou l’amphi 700 du campus universitaire. Les lieux de culte prennent leur part, dépassant le cadre religieux de l’expression artistique. Une fois cité l’exemple extrême de la distinction, avec la Grande Salle du Musikverein de Vienne, dont on dit que l’abonnement est héréditaire, on ne dressera pas la liste des salles prestigieuses de la musique classique. La salle de concert illustre la consécration artistique, et sa dénomination suffit comme élément de classement hiérarchique, sinon artistique. On pourra distinguer les créations, qui ont, dans le passé, suscité des « batailles » avec postures affirmées des partisans et des détracteurs des reprises, devant des publics conquis.
7Le studio d’enregistrement n’est pas toujours situé en milieu urbain (studio de l’ingénieur Rudy Van Gelder à Englewood Cliffs, New Jersey, Ferme de Villefavard en Limousin). Lieu clos, il optimise l’interaction du groupe, mais révèle aussi les tensions, comme celle qui oppose, le 24 décembre 1954, Miles Davis et Thelonious Monk. Il permet d’affiner la qualité de création avec les possibilités de reprise et de rectification. Les plus grands quatuors à cordes ont réalisé leurs meilleurs enregistrements en studio, ainsi que, paradoxalement, bien des versions de référence d’opéras. Le studio permet, a priori, la meilleure concentration, la contrepartie supposée étant la limitation de la spontanéité et de l’audace. La sophistication des techniques permet d’ailleurs la libération de la suite chronologique de l’œuvre, surtout dans le cas de l’opéra. Dans le cas du jazz, les éditions d’alternate takes, et même les faux départs, font la joie des passionnés. Les enregistrements de Miles Davis depuis 1969, mettent en question la notion même d’œuvre. Le studio devient le lieu de l’élaboration brute, les bandes tournant en permanence, pendant le discours des solistes, le travail véritable de production s’effectuant au montage, avec coupures et collages d’apports d’autres séances, pouvant être déjà en partie publiés.
8La forme club, ou cabaret, n’est pas, et de loin, spécifique au monde du jazz. La chanson (Rive Gauche contre Rive Droite à Paris) a ses lieux de prédilection. Dès ses origines, le jazz est considéré comme fortement lié à la salle de dimension réduite, évidemment enfumée, dans sa vision traditionnelle. Certains clubs ont acquis une dimension mythique, comme le New Morning (Paris), le Ronnie Scott’s Club (Londres) ou le Village Vanguard (New York). La proximité entre les musiciens et le public est souvent considérée comme un facteur favorable à la spontanéité, surtout dans l’improvisation. Il ne faut cependant pas oublier que les artistes sont soumis aux contraintes d’horaires, que l’improvisation ne dispense pas de reprendre les solos note pour note, et que le public n’est pas obligatoirement constitué de connaisseurs attentifs. En juin 1961, Bill Evans révolutionne la forme trio au milieu de l’indifférence polie et des tintements de verres des consommateurs du Village Vanguard.
9Les rôles respectifs du studio et de l’enregistrement en public peuvent être brouillés. Richard Strauss, en 1944, dirige ses poèmes symphoniques pour le Reichsrundfunk-Sender Wien alors qu’il n’y a pas de public dans la salle, cumulant les inconvénients de la froideur du studio et du direct, les menus défauts d’exécution restant gravés. On retrouve dans le jazz ces échanges de rôles. En février 1954, les techniciens du label Blue Note s’installent dans le mythique Birdland, et le présentateur annonce que le public participe à une session d’enregistrement, et que ses applaudissements feront donc partie de l’exécution. À l’inverse, Charlie Mingus, dans le studio Nola le 15 octobre 1960, annonce une simulation de session dans un club, et demande aux personnes présentes de ne pas applaudir. Au total, les lieux exercent leur effet sur la création, sans que l’on doive surévaluer leur rôle, en considérant le lieu sous forme de contrainte, c’est-à-dire, par analogie avec la mécanique, comme grandeur caractérisant l’intensité des interactions.
10La musique contribue à la production des territoires urbains, et ces derniers proposent leur apport à la création musicale sans que cette relation relève d’une étroite détermination spatiale, ou sociale. La musique est un révélateur des tensions territoriales et participe à leur mise en scène, dans le cas du territoire symbolique des catégories musicales, mais aussi dans celui, concret, des pratiques sociales liées à la musique : écoles, lieux de répétition, salles de spectacle, métiers liés à la musique. La musique « fait territoire », mais pas elle seule. Elle est aussi, dans sa substance, un produit des territoires urbains.
Bibliographie
Trois publications de l’auteur
Pailhé Joël (2004), « Jazz et offre culturelle en région », in Augustin Jean-Pierre (dir.), Culture en régions : perspectives territoriales pour la culture, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, p. 185-210.
Pailhé Joël (2004), « La musique dans le processus identitaire en Europe centrale : Hongrie et pays tchèques », Annales de Géographie, no 638-639, p. 445-468.
Pailhé Joël (2000), « Les festivals musicaux dans l’espace aquitain », Sud-Ouest européen, no 8, p. 31-37.
Références
Claval Paul (2003), Géographie culturelle, Paris, Armand Colin, 287 p.
Montès Christian (1993), « Les lieux de l’opéra », Géographie et cultures, no 6, p. 51-74.
Murray George B. (1966), « Le jazz moderne et la grande cité », Les cahiers du jazz, no 14, p. 6-13.
Raibaud Yves (2005), Territoires musicaux en régions. L’émergence des musiques amplifiées en Aquitaine, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 332 p.
Auteur
Professeur émérite à l’Université de Bordeaux 3, UMR 5222 E-E-E, CNRS-Université de Bordeaux
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