La ville n’est-elle qu’un palimpseste1 ?
p. 295-301
Texte intégral
« En ce temps qui se dévore et se voûte nous disons : un fil quelconque relie le passé d’une
Contrée et son avenir en traversant le présent.
(Malheur à l’homme qui ne voit devant lui, à mesure qu’il avance, que le passé !) »
Adonis, Le livre (al-Kitâb)
1Ce qui nous semble donner du sens à la pratique du palimpseste, c’est la dynamique qui la génère et la justifie : la nécessité absolue d’écrire une page nouvelle correspondant aux idées du temps sur un support réutilisable, en raison de sa rareté relative, donc dans un contexte d’une économie de pénurie, à une époque de production écrite croissante et de plus en plus diversifiée. Cela suppose une obligation, au cas par cas, de choisir les textes qu’il convient de garder pour les transmettre et ceux qu’il convient d’effacer, dans le jeu des rapports de force conjoncturels et sans doute conjecturaux qui animent les débats intellectuels, idéologiques, non sans arrière-fond politique, à moment donné.
2Confrontés à de doubles ou d’hyperpalimpsestes, dans le cas de mulitcouches ou fragments de textes anciens non effacés, on doit déchiffrer parfois des écritures « mélangées » : un écrit peut avoir deux écritures imbriquées, non linéaires, sans rapport entre elles, mais qui coexistent et se partagent le même support. Ainsi, à moment donné, une lecture mêle des fragments de textes anciens et récents : une lecture dont le sens, à prime abord, n’est pas assuré ou peut échapper, voire paraître incohérent. Enfin, les méthodes utilisées à l’époque pour effacer les textes anciens (avec une pierre douce ou une pierre ponce) s’efforçaient de préserver le support destiné à conserver un autre texte, laissant ainsi involontairement subsister des traces d’écriture antérieures que des techniques modernes ont révélées et déchiffrées.
3Cette pratique du palimpseste, correspondant à son époque à un acte apparemment banal, a fait surgir ces dernières années l’idée de considérer de ce point de vue et par analogie certaines modalités de la transformation des territoires urbains, comme le résume André Corboz : « Le territoire, tout surchargé qu’il est de traces et de lectures passées en force, ressemble plutôt à un palimpseste », observant que « les habitants d’un territoire ne cessent de rature et de récrire le vieux grimoire des sols » (Corboz, 2001, p. 213). Un regard critique sur le palimpseste, appliqué à l’évolution des territoires de l’urbain, concernant les continuités et discontinuités du temps long, nous semble également relever d’une « archéologie du savoir », selon les termes de Michel Foucault, constatant que :
l’attention des historiens s’est portée, de préférence, sur les longues périodes comme si, au-dessous des péripéties politiques et de leurs épisodes, ils entreprenaient de mettre à jour les équilibres stables et difficiles à rompre, les processus irréversibles, les régulations constantes, les phénomènes tendanciels qui culminent et s’inversent après des continuités séculaires, les mouvements d’accumulation et les saturations lentes, les grands socles immobiles et muets que l’enchevêtrement des récits traditionnels avaient recouvert de toute une épaisseur d’événements. (Foucault, 1969, p. 9)
4Confronté à l’épaisseur d’une histoire urbaine, le thème du palimpseste s’inscrirait ainsi comme révélateur d’un entre-deux, pour l’essentiel, des continuités et ruptures à toutes les échelles des territoires du point de vue des faits matériels et sociaux, mais aussi immatériels (représentations à l’œuvre, symboliques,…).
Le territoire comme support d’une pratique de palimpseste
5S’emparer du thème du palimpseste, pour observer les modifications des territoires de la ville contemporaine, amène à priori à distinguer au moins deux figures : celle de la ville historique et celle des territoires de l’extension urbaine aux limites incertaines. Mais, comme le rappelle Philippe Panerai, à propos du cas de Paris Métropole, une agglomération contemporaine assemble aussi des territoires divers isolés par des infrastructures de transport, où coexistent des secteurs urbanisés (souvent spécialisés), agricoles, naturels (Panerai, 2008, p. 11). Le territoire qui nous intéresse sera donc ici ce socle, ce support, aux limites parfois indéfinies qui englobe la totalité des espaces de l’extension urbaine.
6Le territoire est un socle d’épaisseur variable, relevant originellement et physiquement de la nature, façonné de terre et d’eau, vivant et susceptible d’évoluer. Cependant, comme le parchemin, le socle et le sol aux caractéristiques physiques complexes et particulières qui forment l’assise de la ville permettent le grattage et l’effacement, mais aussi la conservation des traces que l’on peut faire revenir à la surface. Le sol et le sous-sol ont en général subi de graves altérations du fait de l’activité de la nature et de l’action volontaire des occupants tout au long des siècles, comme par exemple les travaux de terrassements ou de réseaux et les travaux souterrains. La texture du « parchemin » est attaquée en profondeur, exposée en outre aux effets de contamination et de pollution des sols et du sous-sol et parfois plus gravement du socle en profondeur. L’urbanisme souterrain induit enfin la notion de quatrième dimension de la ville : le socle lui-même devient ici territoire d’une écriture, celle d’une ville en négatif. Le socle et le sol sont de fait dans le temps long de la ville un conservatoire de traces, décelées à l’occasion d’une pratique d’effacement/recouvrement par les archéologies urbaine et du paysage.
7Les territoires urbains correspondent à des sites autant naturels que culturels, des paysages, que les représentations construisent et déconstruisent selon les contextes, les enjeux, les stratégies des acteurs et des habitants. Or, les préoccupations actuelles liées à l’environnement viennent changer l’échelle des territoires concernés, dès qu’il s’agit d’intégrer des paramètres qui ont des effets parfois directs sur les territoires urbanisés d’une agglomération. De même, le thème du développement durable visant à pérenniser un usage raisonné des biens peut se traduire en process de transformation maîtrisée de la fabrique urbaine, notamment en ville dense. Ces préoccupations, prenant en compte la notion d’interdépendance, sollicitent d’autres regards sur des territoires jusqu’ici « invisibles ». La ville est donc, dès sa fondation, coextensive au territoire selon l’expression d’André Corboz, à propos du terme hyperville pour désigner l’ensemble des territoires concernés par l’urbain aujourd’hui et par analogie avec l’hypertexte, en tant qu’ensemble de données numérisées dans lequel on peut accéder n’importe où (Corboz, 2001, p. 255) : elle s’implante et s’étend sur des territoires déjà chargés de traces et de strates, repérables à la lecture des configurations de leurs paysages, attestant notamment la proximité des relations entre la ville et la campagne, la ville et la nature. Ainsi, le territoire « parchemin », comme matière vivante, se déploie et se rétracte dans l’espace et le temps de l’histoire des villes, des villes mortes aux villes nouvelles du xxie siècle. Ici le support résiste, se transforme, assume et consomme les écritures.
8Ce support, ce socle, c’est aussi le territoire déclaré urbain des représentations, selon la définition que propose André Corboz, remarquant que l’opposition ville-campagne a fait place à la domination de la ville : « l’espace urbanisé est moins celui où les constructions se suivent en ordre serré que celui dont les habitants ont acquis une mentalité citadine. » Ce regard est repris de manière augmentée par une définition plus généraliste issue de l’écologie culturelle selon laquelle « le territoire ne se définit par un principe d’appropriation mais par un principe d’identification [qui] repose sur les symboles qui y sont inscrits et les lieux qui les enracinent » (Corboz, 2001, p. 211-212 ; Bonnemaison et Cambrésy, cités par Dorier-Apprill, p. 25). Finalement, du fait notamment de la complexité et de l’extension des réseaux de transport reliant entre eux tous les territoires de l’urbain, c’est l’idée de ville maintenant qui voyage, le regard se posant sur des territoires parfois imprévus, incertains, discontinus.
L’hyperpalimpseste : une pratique ordinaire des transformations urbaines ?
9La ville constituée, comme les territoires de l’extension urbaine, sont à considérer ici comme des conservatoires de traces superposées, entremêlées : des traces qui sont à la fois des vestiges et des indicateurs de formes culturelles d’occupation du sol. La gamme des opérations d’effacement, de grattage, peut aller de l’effacement total de l’existant en surface et en profondeur à un moment donné de l’histoire du lieu, aux innombrables opérations de grattage de fragments, parfois quasi invisibles. Ces modalités, de statut et de nature différente, quoique inéluctablement imbriquées de par leur finalité, ne se réalisent pas en général à la même échelle des temps de la ville : les opérations d’aménagement et d’urbanisme structurent en principe les territoires sur une longue durée ; les aménagements d’espaces publics, les constructions du domaine bâti sont perçus comme relevant de temporalités plus incertaines, plus fragiles.
10Chaque histoire d’une ville, du point de vue matériel, met ainsi en exergue, à un moment donné de son histoire, la singularité de ses traces et de sa mémoire matérielle, révélant les caractères de ce qui constitue aujourd’hui au sens large les configurations de ses sites et de ses formes, perceptibles au travers des multiples paysages qu’elle offre aux arpenteurs de ses artères, de ses sentiers. C’est sans doute dans ce sens qu’il faut comprendre l’évolution de la réflexion, ces dernières années, du Centre du patrimoine mondial à propos des villes historiques, se traduisant par la notion de paysage urbain historique rendue officielle en 20052. La ville contemporaine comme résultante de cette infinité d’opérations de destruction et de reconstruction peut bien être considérée alors comme un hyperpalimpseste.
Le palimpseste comme révélateur des visées du présent
11Mais ce que laissent entrevoir aussi les pages de cette histoire, ce sont les pratiques, révélatrices des volontés circonstancielles de démolition-reconstruction soit sur de l’existant urbain soit sur des territoires de conquête, arrachés notamment à l’espace rural ou à la nature. Ce sont donc, cas par cas, les représentations, les enjeux, les stratégies des acteurs qui sont signalés. On peut dire alors que chaque projet passé, présent et à venir, quels que soient le site et l’échelle, le programme, les formes, implique une pratique de palimpseste. Effacer pour écrire à nouveau, c’est aussi accepter de détruire des strates de mémoire écrite dans une visée d’avenir que le présent génère et conçoit comme une évidence, ou par méconnaissance de la chose détruite ou encore par volonté délibérée d’effacer dans le contexte des idéologies dominantes du moment, quelles que soient les circonstances ou les événements déclencheurs. L’effacement, le grattage révèlent alors la résistance, la résilience de l’existant.
12La ville historique, très souvent protégée, en France comme en Europe, est en général aujourd’hui considérée, de ce point de vue, comme achevée, modifiable à la marge, quoique modernisée par touches successives du fait de la rénovation du bâti comme d’aménagements d’espaces publics inédits. Ce qui peut amener à envisager une pratique de palimpseste à rebours au cas par cas de projet de copie de l’original pour que l’image de l’intégrité du « texte » apparaisse conforme aux représentations du temps et de la mode. Ce fut le cas de certaines reconstructions à l’identique à la suite de la seconde guerre mondiale. Ce peut être le cas aujourd’hui dans le monde globalisé pour des motifs plus directement matérialistes d’une destruction-reconstruction programmée du territoire intra-muros d’une ville héritée et close en vue de donner à voir un paysage urbain néo-historique suggéré attractif pour le tourisme national et international3 : rude pratique du palimpseste ici qui juge obsolète le « texte » existant, pour écrire une nouvelle page de l’histoire du site, reposant sur une vision du monde à court terme.
13Quoi qu’il en soit, le choix des réécritures, à l’occasion des projets et notamment des projets urbains, quelle qu’en soit l’échelle, entre le neuf (ou le moderne) et l’ancien (ou l’héritage), la complexité parfois d’une lecture d’une ville à l’échelle de l’ensemble de ses territoires, les méthodes modernes et sophistiquées de lecture permettent de faire ressurgir des traces, des fragments de strates encore inscrites dans l’épaisseur du support comme du « texte » (formes et paysages de l’urbain). On s’autorise ainsi, au passage, en ressuscitant des fragments d’histoires et de mémoires enfouies, à révéler des représentations, à éveiller, non sans parfois un sentiment de nostalgie, des imaginaires de l’urbain. Mais, recouvrant des pans entiers du passé transcrit dans la matière du socle, ou façonnant des fragments de paysages nouveaux, s’intercalant en continuité ou en rupture avec l’existant, cette activité de transformation permanente des territoires urbains révèle, comme un symptôme, les imaginaires du possible sur tel ou tel site à un moment donné.
14Le palimpseste saisissant le présent comme une opportunité de recouvrement de l’existant retranscrit donc sur le socle une vision d’une modernité datée et située, peut-être encore comme une quête du sens à venir, une recherche de la part d’avenir qu’il y a dans le présent. Mais sans doute la part du futur ici n’est plus un horizon lumineux vers lequel on se dirige, comme le remarque François Hartog, mais une ligne d’ombre que nous mettons en mouvement, « tandis que nous semblons piétiner l’aire du présent et ruminer un passé qui ne passe pas » (Hartog, 2003, p. 206).
Bibliographie
Trois publications de l’auteur
Fayolle-Lussac Bruno, Papillault Rémi, 2008, Le team X et le logement collectif à grande échelle en Europe. Un retour critique des pratiques vers la théorie, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 230 p.
Fayolle-Lussac Bruno, Hoyem Harald, Clément Pierre, éd., 2007, Xi’an – an Ancient City in the Modern World Evolution of the Urban Pattern (1949-2000), Paris, Éditions Recherches, 299 p.
Fayolle-Lussac Bruno, 2005, « De la stigmatisation à la monumentalisation du movement moderne : l’œuvre de Le Corbusier en Gironde », in The Reception of Architecture of the Modern Movement : Image, Usage, Heritage/La Réception de l’architecture du mouvement moderne : Image, Usage, Héritage, Actes de la 7e conférence internationale de Docomomo, Paris, 18-19 septembre 2002, Paris, Docomomo, 477 p.
Bibliographie
Corboz André, Le territoire comme palimpseste et autres essais, Besançon, Les éditions de l’imprimeur, 2001, 282 p.
Dorier-Apprill Elizabeth, Ville et environnement, Paris, Sedes, 2006, 512 p.
Foucault Michel, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, 275 p.
Hartog François, Régimes d’historicité. Présentisme et l’expérience du temps, Paris, Seuil, 2003, 262 p.
Meschonnic Henri, Modernité, modernité, Paris, Gallimard, Folio/essais, 1994 [1re édition, Lagrasse, Verdier, 1988].
Panerai Philippe, Paris métropole : formes et échelles du Grand-Paris, Paris, Éditions de la Villette, 2008, 246 p.
Notes de bas de page
1 Du grec palimpsêstos (gratter de nouveau) : pratique des copistes du Moyen âge (surtout du viie au xiie siècle), selon laquelle un manuscrit ancien écrit sur parchemin (en peau d’animal traitée) était gratté, effacé puis recouvert d’une seconde écriture, notamment en raison du coût élevé de production du support. Cela signifie également qu’un certain nombre de textes anciens présents dans les scriptoria étaient, donc, à moment donné jugés obsolètes.
2 Mémorandum de Vienne sur « Le patrimoine mondial et l’architecture contemporaine. Gestion du paysage urbain historique » : « ensembles de n’importe quel groupe de bâtiments, structures, espaces libres dans leur cadre naturel et écologique, y compris les sites archéologiques et paléontologiques, constituant des établissements humains dans un milieu urbain sur une période de temps pertinente, dont la cohésion et la valeur sont reconnues du point de vue archéologique, architectural, préhistorique, historique, scientifique, esthétique, socioculturel ou écologique » (art. 7).
3 Cf. le dernier schéma directeur de la ville de Xi’an (Chine) de 2004, programmant la destruction-restitution de la plus grande partie de la fabrique urbaine intra-muros (plus de 11 km2), dont une bonne partie n’a pourtant été construite que depuis les années 1960, dans le cadre de la politique de développement touristique, selon trois typologies : petit palais et habitat ordinaire néo-Tang, quartier né Ming.
Auteur
Historien de l’architecture, chercheur associé IPRAUS, CEPAGE
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