Les formations professionnelles et la ville
p. 235-241
Texte intégral
1Parce qu’elles impliquent un ensemble de comportements d’individus et de groupes humains qui assurent une reproduction élargie des savoirs et des savoir-faire nécessaires à la vie économique et sociale, les formations professionnelles sont au centre du fonctionnement des sociétés. À leurs dimensions d’instruments de réalisation de projets individuels et de facteurs de compétitivité pour les entreprises, s’ajoute un aspect structurant pour les sites où existent et se développent des moyens de formation. Ainsi, les lycées professionnels et technologiques, les centres de formation d’apprentis et les organismes de formation professionnelle continue, dessinent une géographie complexe qui contribue tout particulièrement à qualifier les espaces urbains.
2La formation professionnelle – ou plutôt, les formations professionnelles, le pluriel s’imposant pour caractériser une réalité constituée de sous-ensembles nettement différenciés – comme composante de l’urbanité : telle est la question qui s’offre à nous à la façon d’un analyseur des fonctions urbaines, au sens de l’analyse institutionnelle. À cette question générale et un peu abstraite, les réalités variées de la répartition des moyens de formation professionnelle ne permettent certainement pas d’apporter une réponse uniforme, mais dégagent tout au contraire des singularités fortes et pour ainsi dire identitaires.
3Au total, la géographie de la formation professionnelle dans les villes, si elle autorise à souligner l’importance de ce qui constitue une fonction significative de celles-ci, révèle aussi et surtout l’existence d’une composante spatiale des phénomènes étudiés, parfaitement non réductible à ses deux autres composantes majeures que sont les facteurs économiques et sociaux.
Les moyens de formation professionnelle : un aspect essentiel de l’urbanité
4Dans le langage usuel des différents acteurs qui sont concernés par cette expression, le terme « formation professionnelle » renvoie le plus souvent à la formation professionnelle continue, historiquement, dans son cadre législatif de 1971, principalement destinée aux adultes.
5Or, non seulement les difficultés croissantes de l’emploi à partir du milieu des années 1970, mais encore celles de l’insertion des jeunes de 16 à 25 ans, ont définitivement fait de l’accès à la qualification par la formation professionnelle un enjeu politique majeur, impliquant toute la gamme des moyens possibles. Finalement, à partir de la deuxième moitié des années 1980 et du début des années 1990, la modernisation de l’apprentissage et la création des baccalauréats professionnels ont réussi à parachever une évolution faisant des diplômes ou titres professionnels certifiés des conditions majeures de l’entrée et du maintien dans le monde du travail, pour les jeunes comme pour les adultes, allant ainsi dans le sens de ce que les instances européennes appelleront quelques années plus tard une « économie de la connaissance » fondée sur la compétitivité.
6L’entité « formation professionnelle » couvre donc aujourd’hui un ensemble très vaste et à certains égards composite. C’est pourquoi la loi du 13 août 2004, en confirmant l’attribution aux Conseils régionaux d’une mission de mise en « cohérence » des moyens de formation professionnelle, parle bien d’un Plan régional de développement des formations professionnelles (PRDFP), notion voisine de celle qui avait déjà été introduite par la loi du 20 décembre 1993, avec un même usage du pluriel.
7Il existe donc, dans l’action publique française, une définition d’un ensemble que contiendrait une sorte d’enveloppe – au sens de la courbe homonyme en géométrie – réunissant les moyens de formation professionnelle initiale sous statut scolaire (principalement les lycées, majoritairement sous tutelle du ministère de l’Éducation nationale, mais aussi de quelques autres ministères au premier rang desquels celui en charge de l’Agriculture), les centres de formation d’apprentis et les organismes de formation professionnelle continue. On pourrait y adjoindre aussi, en plus des BTS, l’ensemble des formations professionnelles dispensées dans l’enseignement supérieur, en particulier à l’Université et dans les Écoles ou Instituts délivrant des diplômes ou titres à finalité professionnelle.
8Pour la population – et singulièrement pour les jeunes –, il existe un appareil considérable, qui a connu un développement très important depuis les quarante dernières années et dont la vocation est de dispenser des savoirs professionnels, c’est-à-dire des savoirs qui constituent de plus en plus des conditions nécessaires mais insuffisantes pour occuper les emplois.
9La géographie de cet appareil apparaît aujourd’hui très profondément structurante du fonctionnement de la société et plus particulièrement pour les jeunes de 16 à 25 ans, selon des parcours très variés, allant de plus en plus au-delà de la fin de la scolarité obligatoire (immuable quant à elle depuis 50 ans). Observer cette géographie fonctionnelle, c’est aussi porter un regard sur une double organisation des pôles de formation et des villes de tout rang dans l’espace régional. Réseau urbain et réseau des centres de formation se superposent donc sans se confondre.
10Les flux d’entrées des élèves ou étudiants, des apprentis et des stagiaires dans les formations à finalité professionnelle sont des révélateurs de la distribution des « chances » sur le territoire, de même que les sorties, plus ou moins « utiles » en termes d’insertion sociale et professionnelle réussie, ont à voir avec le développement de l’économie – locale ou non – et l’intégration réussie ou non des personnes dans la société.
11Entre ce que l’analyse institutionnelle a appelé l’effet Lefebvre et l’effet Basaglia (Authier et Hess, 1981), la réussite du parcours de formation professionnelle dessine deux familles de destins : renforcement intégrateur au profit des « centres » (qui absorbent les gens qualifiés et actifs) ou « périphérisation » d’un nombre sans cesse plus grand d’individus (ceux qui n’ont pas la « bonne » qualification et n’accèdent pas aux « marchés internes » de l’économie dominante). À certains égards, il y a aujourd’hui plus de distance entre un jeune sans diplôme ni qualification et un titulaire d’un baccalauréat professionnel apprécié sur le marché du travail, qu’il n’y en a entre ce dernier et un sortant d’un établissement supérieur prestigieux. Mais cette distance économique et sociale peut être aggravée par la distance physique elle-même. Les villes et leurs moyens de formation – et tout particulièrement de formation professionnelle – sont donc les matrices, voire les « vortex » qui attirent et redistribuent les potentiels humains.
La diversité de la répartition des appareils de formation
12L’entrée analytique dans le système des formations professionnelles par la géographie permet de pointer que le monde urbain – qui renvoie le monde rural à une fonction interstitielle dans un modèle gravitaire généralisé – concentre l’essentiel des moyens permettant de professionnaliser les personnes et donc de leur donner le viatique intégrateur, tout en laissant une minorité dans le vaste ensemble de l’« exclusion ».
13Que les parcours pour décrocher le sésame de l’insertion durable par la certification des connaissances professionnelles acquises soient d’une extrême diversité et parfois très chaotiques, ou à l’inverse soient linéaires et d’une grande efficacité apparente, reste qu’ils sont largement déterminés par les conditions de leur accessibilité.
14Il n’est pas jusqu’aux pôles de formation parmi les plus importants d’Aquitaine – région au demeurant représentative de la situation nationale – dans le domaine des spécialités de la production agricole qui ne se trouvent dans des localisations péri-urbaines, près de Bordeaux, de Pau ou de Périgueux… L’« acte géographique » qui définit la ville s’applique donc aussi dans le domaine de spécialité de formation et d’emploi qui en paraît le plus éloigné au yeux du sens commun, confirmant la situation générale « dans laquelle la coprésence permet de tendre vers des distances égales à zéro, vers un espace à zéro dimension, conçu sur le modèle géométrique du point » (Lévy, 2003).
15La concentration urbaine des moyens de formation professionnelle est évidente pour les formations initiales sous statut scolaire ou estudiantin, mais elle n’est pas corrigée par la localisation tout à fait comparable des centres de formation d’apprentis (CFA) ou celle des organismes de formation professionnelles continue (OF). Dès lors, la généralisation d’une notion d’« aménagement éducatif du territoire » (Commissariat général du Plan, 1993) introduite il y a une quinzaine d’années par un membre d’un groupe de travail national présidé par Michel Praderie, peut a fortiori s’appliquer aux moyens de formations professionnelles. De cette ambition, désormais partagée par l’État, la Région et les partenaires sociaux, œuvrant ensemble dans un système touffu de « compétences partagées », témoigne le constat réaliste exprimé très clairement dans le PRDF voté par le Conseil régional d’Aquitaine le 19 juin 2001 : « Un principe doit guider l’articulation entre aménagement du territoire et politique de formation : l’équité ne consiste pas à développer tout partout, mais à rendre accessible tout à tous et à chacun ce qu’il souhaite, quel que soit l’endroit où il réside. Les voies et leviers pour y parvenir sont divers » (p. 75).
16Si les politiques publiques peuvent agir avec une certaine rapidité sur l’offre d’actions de formation professionnelle continue, elles ne peuvent qu’infléchir de façon bien plus progressive la localisation de moyens « lourds » relevant des formations professionnelles initiales, ce qu’illustrent par exemple, dans l’agglomération bordelaise, les conditions de la production, de la reproduction et de la transformation des savoir-faire historiquement issus d’un complexe militaro-industriel d’abord fondé sur la construction navale, avant de se déplacer vers l’aéronautique et l’espace (Pierron, 2002). C’est ainsi que les établissements de formation professionnelle et technologique à caractère industriel de la Rive Droite (comme les lycées des Iris, Jacques Brel et Trégey, ou encore le Centre de formation aéronautique de Latresne) s’inscrivent dans un processus de « temps long ».
17Sur l’ensemble du territoire régional, les exemples abondent ainsi de moyens de formation professionnelle ou technologique, liés ou non à des histoires économiques locales, avec parfois des « enracinements » (comme les spécialités aux métiers d’art du bois à Coarraze dans les Pyrénées-Atlantiques), ou à l’inverse, des effets « volontaristes » (dont résulte le lycée aéronautique de Peyrehorade dans les Landes ou encore le pôle majeur du lycée Val de Garonne à Marmande dans le Lot-et-Garonne). Le trait commun à toutes les situations observées est paradoxalement de ne pas en avoir et donc d’échapper à tout déterminisme. Il n’y a que très rarement une explication unique à la présence d’une importante formation professionnelle en tel ou tel point du territoire, même si des facteurs de localisation peuvent bien entendu être identifiés.
18Certes, il existe bien sûr des types d’établissements dont la carte se superpose assez bien à celle d’une classe bien précise de villes. Par exemple, les sections de techniciens supérieurs (BTS) et en particulier les sections industrielles – avec tout ce qu’elles apportent aussi comme moyens de transfert de technologie aux entreprises de leur environnement –, se trouvent presque toujours dans des villes moyennes occupant dans la hiérarchie urbaine une place comparable à celle des établissements considérés dans la structure de l’offre de formation régionale. Cette carte des sections de techniciens supérieurs constitue alors une véritable « armature » dont on connaît par ailleurs l’efficacité en termes de promotion sociale. Cependant, là encore, on ne saurait parler d’une « loi de répartition » rigide. C’est ainsi que le lycée Val de Garonne de Marmande, déjà cité, est, si l’on peut dire, encore plus « important » – en tant que pôle pour les plastiques et matériaux – que sa ville ne l’est parmi les villes d’Aquitaine, sans parler du lycée Gaston Crampe qui offre une formation très rare à la profession papetière dans la petite ville d’Aire-sur-l’Adour.
19Plus largement, une analyse selon la répartition des moyens dans les grands domaines de spécialité de formation et d’emploi – notion essentielle pour caractériser la nécessité d’une approche globale des moyens régionaux de formation professionnelle, assortie d’une procédure de concertation et de décision selon un modèle ascendant/descendant (Ourliac et Pierron, 2003) –, conduit à identifier quatre configurations selon le schéma p. 240.
20Il apparaît ainsi que les moyens de formation et les emplois peuvent être concentrés ou diffus, ensemble ou séparément, sans que ces répartitions, homomorphes ou différentes, puissent être ramenées à des explications simples. Les « concentrations » des uns et des autres peuvent, par exemple, se trouver ou non en correspondance. Mais il n’y a pas de superposition possible de la carte des pôles de formation et de celle des pôles d’emploi, écartant ainsi la tentation d’un « adéquationnisme » territorial.
21Les quatre catégories ci-dessus s’appliquent à l’offre de formation des lycées professionnels et technologiques, mais on obtiendrait un résultat comparable en adjoignant les CFA et les OF. Elles illustrent la répartition des occurrences de localisation des moyens dans les villes de toute taille d’un espace régional et rejoignent finalement une idée essentielle : de même qu’« il n’y a pas de règles a priori rendant compte de la constitution de la ville, mais seulement des rencontres entre régularités structurantes et liberté historique » (Dumas, 2000), il n’y a pas d’idéal conceptuel permettant de traiter une fois pour toute la répartition spatiale optimale des formations. Pour la collectivité régionale en particulier, ce constat implique une méthode permanente de concertation, de veille et d’aide à la décision partagée avec les autorités académiques et les partenaires sociaux.
Schéma – Types de répartition des moyens de formation initiale dans quelques groupes de spécialités de formation et d’emploi (GFE)

Bibliographie
Trois publications de l’auteur
Pierron Robert, « Contribution “Éducation et territoires” – Éléments en vue du Schéma régional des formations », Note de travail, Conseil régional d’Aquitaine, Direction de l’Éducation, juillet 2008.
Pierron Robert, « De la formation territorialisée à la formation des territoires », Formation Emploi, no 84, octobre-décembre 2003, p. 5-10.
Pierron Robert, « Le bien-fondé d’un cadre régional : de la pertinence d’un espace socio-économique à l’apprentissage du rôle d’acteur émergent », in Berthet Thierry (dir.), Les régions et la formation professionnelle, chapitre 2, Paris, LGDJ, mars 1999.
Références des citations
Authier Michel et Hess Rémi (1981), L’Analyse institutionnelle, Paris, Presses Universitaires de France.
Commissariat général du Plan (1993), Éducation et formation, les choix de la réussite, Rapport du groupe « Éducation et formation » présidé par Michel Praderie, Paris, La Découverte/La Documentation française.
Dumas Jean (2000), Bordeaux, ville paradoxale, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine.
Lévy Jacques (2003), « Ville », in Lévy Jacques et Lussault Michel (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin.
Ourliac Guy et Pierron Robert (2003), « Décision régionale et animation territoriale : deux approches articulées pour outiller les acteurs », Formation Emploi, no 84, p. 27-41.
Pierron Robert (2002), « La construction navale militaire à Bordeaux du Second Empire à la IVe République : une composante clé dans la qualification d’un pôle industriel et technologique de premiers plans », dans Silvia Marzagalli (dir.), Bordeaux et la Marine de guerre. xviie-xxe siècles, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, p. 79-96.
Auteur
Économiste de la relation formation-emploi, conseiller technique Études/Développement au sein du Pôle Culture-Éducation-Jeunesse-Solidarité-Sport du Conseil régional d’Aquitaine, et chercheur associé au Centre régional Céreq/IEP de Bordeaux (CRACS).
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