Ville contemporaine en débat
p. 175-180
Texte intégral
« L’air de la ville rend libre. »
Proverbe allemand du xve siècle
1La ville contemporaine, française en particulier, doit faire face à des questions et défis considérables dont la combinatoire présente une complexité jamais affrontée auparavant. Tout d’abord un changement de taille important avec des périmètres variables selon les problèmes à traiter du quartier à l’agglomération en passant par la ville centre, la couronne péricentrale et le vaste périurbain produit et réceptacle de l’étalement urbain. Passer à la notion de métropole, quelle que soit la taille de l’agglomération, amène à une complexité renforcée que ce soit sur le plan des problèmes à résoudre ou à la gouvernance à définir. Deuxièmement, la ville se trouve confrontée à des ségrégations pérennes et croissantes que ce soit au niveau social, spatial, économique, éducatif, culturel ou sanitaire.
2La montée des inégalités de toute sortes en termes de mobilités, de résidences, d’emplois, d’éducation, de services et de culture se conjugue avec cette ségrégation et voit émerger la question de la précarité de manière extrêmement préoccupante. À la ville à trois vitesses analysée remarquablement par la revue Esprit en 2004, à savoir gentrification, relégation et périurbanisation, il faut y ajouter ce phénomène nouveau qui se diffuse spatialement dans toute la ville à savoir la précarisation économique, éducative, sociale et culturelle de populations urbaines de plus en plus nombreuses avec la crise sociétale que nous traversons depuis plus de dix ans. La ville devient encore plus ségrégative comme la société qui la génère. Cela nous conduit à considérer que cette question très complexe à traiter conditionne le devenir de nos villes alors que les solutions à apporter à tous ces problèmes immatériels que sont l’éducation, la culture, le civisme, la fracture numérique, la politique d’attribution des logements sociaux, la mobilité choisie et non imposée, l’implication citoyenne relèvent de réponses qui ne sont pas du ressort des urbanistes mais des politiques.
3La troisième question qui est permanente dans l’aménagement des villes relève du modèle urbain à définir qui ne peut qu’être un modèle adapté à l’histoire passée et à venir de la ville permettant de répondre à l’enjeu du rapport étroit urbanisme/transports/aménagement, aux objectifs incontournables de développement durable, au traitement de la ville ordinaire trop négligée et pas seulement aux grands projets emblématiques, aux nécessités de la ville compacte intégrant la nature, bref une ville polycentrique, mosaïque, diversifiée dans ses formes urbaines et sociales en assurant au maximum une accessibilité pour tous aux aménités et une mobilité adaptée et choisie par tous. Mais n’oublions pas que la ville est par essence durable et que la ville de moyen âge était très durable de par la diversité sociale, la compacité, la proximité et la mixité fonctionnelle tout comme les médinas de Tunis, de Fès ou de Marakech. Mais cette ville doit affronter toutes ces questions cruciales en même temps dans un monde de plus en plus libéral sur le plan économique et politique où la tendance montante est le rejet de toute règle, de toute régulation alors que ces questions lancinantes et très complexes ne peuvent se régler d’elles-mêmes et trouver de réponses que par l’intervention forte et intelligente des pouvoirs publics et démocratiques. L’exemple de Dubaï vient de remettre la réalité sur la scène. Depuis plusieurs années, Dubaï était présentée comme le nouvel Eldorado, le nouveau modèle de l’hypermodernité, de l’hyperconsumérisme (et de l’antidémocratie aussi). Prônée comme le modèle d’avenir qui annonçait la nouvelle Babylone du xxie siècle triomphant, gigantesque MIPIM, ville démesure à l’hypermodernité ; arrogante à consommation maximum, cette ville hypersécurisée, sorte de Disneyland ou de Truman Show subit brutalement une crise de très grande ampleur qui démontre l’inanité de cette vision de la ville et de son modèle. Ces réflexions conduisent à aborder quelques fausses questions dans l’aménagement des villes. Tout d’abord, la question de la taille qui obsède bien souvent à tort. L’histoire est là pour rappeler que la notion de ville n’est pas liée à sa taille mais à ses fonctions ; avec certes une corrélation dans de nombreux cas. Libourne est une ville contrairement à Villenave-d’Ornon qui n’est et restera longtemps une commune de banlieue. Et de vraies métropoles européennes comme Genève, Zurich ou Copenhague ont une population inférieure à bien des « métropoles européennes » du classement du DATAR !
4Des enseignements très intéressants sont à tirer du débat et des dix projets du Grand Paris initié en 2009. Même si l’on peut déplorer le côté star-système de l’opération, l’analyse du dossier apporte pas mal d’enseignements sur les enjeux et réponses aux questions actuelles de la ville européenne contemporaine. Il faut prendre ces projets comme une boîte de legos dans laquelle on peut puiser en réalisant chacun sa combinatoire entre les éléments des projets. Tout d’abord, chacun se situe en priorité dans le post-Kyoto et les propositions du Grenelle de l’Environnement. Presque tous les projets ont adopté la problématique environnementale en déclinant des propositions par rapport au défi climatique, au bilan carbone, à l’énergie, à la nature, avec des idées très intéressantes, en particulier les équipes de Finn Geipel, de Studio 09, de Bernardo Secchi, de Roger et de Descartes.
5La réflexion sur les modèles urbains et la structure métropolitaine est elle aussi pertinente, avec une diversité de propositions dont la majorité remet en cause le modèle radioconcentrique de l’hyper centralisme parisien. Beaucoup d’équipes prônent un urbanisme de mutation, d’adaptation, et de recyclage des tissus urbains, économes en foncier, avec un objectif de mixité et de mélange de fonctions, via le renouvellement urbain. Tous affirment un objectif fort de densification, de ville compacte, et certains proposent de traiter les tissus pavillonnaires en changeant les règles d’urbanisme afin de permettre cette densification vertueuse. Le modèle polycentrique est fortement présent, sauf chez Christian de Portzamparc, et le groupe Descartes va plus loin en proposant de créer 20 métropoles de 500 000 habitants en Île-de-France. Cela amène à la question de gouvernance, qui est partiellement traitée par tous, et beaucoup d’équipes prônent des périmètres à géométrie variable. Si toutes les équipes dressent un constat identique quant aux carences de gouvernance de la Région parisienne, les solutions diffèrent, mais ne sont pas révolutionnaires. Le thème central de toutes les équipes est celui des transports, question aussi cruciale que stratégique en Île-de-France. Après un constat unanime de dysfonctionnements, les solutions sont très intéressantes, diverses et très souvent pertinentes. On ne peut que d’autant plus déplorer l’autisme du secrétaire d’État au Grand Paris de ne pas puiser dans toutes les propositions pour établir une synthèse qui répondrait de manière plus pertinente à cette question-clé de la métropole parisienne. Toutes les équipes considèrent la mobilité et l’accessibilité comme des thèmes majeurs, avec des propositions de multimodalité, d’inter-modalité, de vie de proximité, de liens entre les lieux, autant de facteurs essentiels de cohésion sociale et d’attractivité, dans la compétition économique entre les grandes métropoles mondiales. Enfin, le thème à la mode de la nature en ville est abondamment traité dans l’objectif d’une nature ressource, sécurisante, aménageuse, économique, et stratégique, pour atteindre au post-Kyoto. Utiliser la nature pour réduire le bilan carbone et le changement climatique est très pertinent à l’échelle de la Région parisienne, et la formule de la nature partenaire de la métropole est très convaincante.
6En revanche, quelques questions stratégiques pour l’avenir du Grand Paris sont insuffisantes ou complètement passées à la trappe. En premier lieu, la question sociale est peu traitée, et s’exprime presque uniquement à travers la question des déséquilibres spatiaux. La précarité montante, tout comme les inégalités multiples, ne sont pas abordées. De même, le logement – en particulier le logement social, ou abordable – est peu ou mal traité. L’autre question très absente est celle du développement économique, à laquelle il faut ajouter celle de l’université et de la recherche, abordée très sommairement, sauf pour le plateau de Saclay. L’enjeu de ces problématiques, en particulier pour la structuration du territoire, et pour la réponse aux difficultés socioéconomiques, n’est pratiquement pas abordé, et reflète les limites de l’exercice du Grand Paris vu par des équipes essentiellement composées d’architectes. Comment, par exemple, peut-on songer à rééquilibrer le nord de Paris et la Seine-Saint-Denis sans utiliser la locomotive que devrait être le couple université-recherche ? De même, la question de la Défense est peu ou mal abordée, en particulier celle de son agrandissement, totalement contradictoire avec la stratégie de rééquilibrage économique et social de la métropole, sans parler de la saturation des transports ni de l’accessibilité à la Défense. Que certains puissent croire que ce qui est bon pour la Défense et l’ouest de Paris est bon pour l’ensemble de la métropole est totalement aberrant, lorsque l’on prône une métropole équilibrée et polycentrique. L’étalement urbain est en partie une fausse question aujourd’hui, même si c’est un phénomène réel, car cela va se régler dans le temps sous l’action conjuguée de l’urbanisation, des contraintes environnementales et énergétiques ainsi que des aspirations à d’autres modes de vie. Cela renvoie à la notion de temps long dans l’aménagement de la ville et à la nécessité de bien appréhender et traiter les différents temps de la ville car l’on oublie trop souvent que la ville est le produit d’un temps long.
7Le croisement des échelles spatiales et temporelles est une des principales difficultés auxquelles se trouvent confrontés les politiques et les aménageurs de la ville.
8Cela conduit à aborder la question des méthodes et des outils, qui doivent pouvoir répondre à toutes ces questions complexes. Pour cela, la première condition est la nécessité de projet évolutif afin de pouvoir gérer l’incertitude, la complexité, et la combinatoire de réponses aux questions posées. Il faut donc concevoir un projet urbain d’ensemble comportant une série d’actions intégrées qui doit contenir une partie à l’encre indélébile, symbole de l’irréversible, et une partie au crayon pouvant être gommée, raturée, modifiée ou complétée selon l’exigence de l’avenir ; l’encre et le crayon, le fixe et le flexible, le dur et le malléable, autant de figures qui traduisent les contrastes de l’engagement et de la disponibilité, de la liberté.
9L’histoire des villes est faite de continuités et de ruptures. Tout projet est une rupture, il faut donc réussir le pari d’en faire une continuité. Le croisement des échelles géographiques du projet est fondamental, car les contradictions ou conflits potentiels entre les échelles du micro au macro renforcent la complexité du projet urbain à imaginer. De même, il n’y a jamais une seule vérité, et l’art de l’urbanisme consiste aussi à déterminer le champs des possibles avec une ligne conductrice et la résultante doit être le résultat de ces échanges et négociations permanentes que nécessite la mise au point d’un projet. Cela implique donc de la part de l’urbaniste une modestie et une qualité pédagogique, qui permettent de dégager un consensus fort entre les partenaires. De même, il est illusoire de vouloir découper l’intervention urbaine en spécialités cloisonnées, car la transversalité est indispensable. On ne peut dissocier les liens entre transports et urbanisme en particulier, ou entre planification et projets urbains. Le passé nous a suffisamment démontré les méfaits de cette approche segmentée, et cela implique une vraie polyvalence et une capacité à intégrer de nombreux périmètres et échelles en permanence.
10Nous traversons une période de mutation économique, sociale et politique très importante, depuis plus d’une décade, et ne savons pas clairement ce qu’il va advenir de notre société française et européenne. Car, comme l’a écrit Ernst Jünger « pendant sa mue, le serpent est aveugle ».
11Ainsi, la ville est toujours en profonde mutation quant à sa nature, à ses projets, à ses modes d’intervention et à son financement. L’État est appauvri, les collectivités locales sont de plus en plus affectées par de nouvelles charges pendant que les recettes ne suivent pas au même diapason. La crise financière est considérable face à une demande sociale grandissante en terme de logement et de services en particulier. Le partenariat public/privé, nouvel hymne, signifie que le financement de la ville devient de plus en plus privé, créant ainsi une rupture et une révolution copernicienne qui peut être salutaire si l’on se donne les moyens de définir un autre mode de fabrication et de gestion de la ville. Pour cela, le partenariat ne doit pas être un concept creux consistant à la démission de la puissance publique face à un secteur privé, au rôle grandissant et à l’arrogance de plus en plus fréquente (cf. MIPIM, où l’image du projet importe plus que son contenu, et où l’argent s’exhibe de manière aussi ostentatoire que vulgaire). La puissance publique doit impérativement se recentrer sur l’essentiel de ses missions « régaliennes » à savoir, l’élaboration de politiques publiques régulatrices et préservatrices d’équité sociale, le respect de règles simples et partagées, la conduite de politiques urbaines dynamisantes permettant aux villes de fonctionner au mieux des intérêts des habitants et des différents acteurs, afin de créer de la valeur ajoutée qui ne soit pas uniquement économique, mais aussi sociale culturelle et éducative.
12Tout cela suppose un processus collectif de conception et de gestion d’un projet partagé, dans le respect mutuel de tous, ainsi qu’un investissement intellectuel fort permettant de s’adapter à cette nouvelle situation, sans tabou ni logique comparatiste freinant les changements indispensables. Il est important de savoir la ville qu’on veut et non celle que l’on veut voir – ou donner à voir –, la ville ne doit pas être laissée au seul marché.
13Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. (Sénèque) Enfin, l’action de l’urbaniste ne peut être dissociée d’une volonté de permettre une ville républicaine et démocratique.
14L’urbaniste doit s’efforcer de créer de l’équité sous toutes ses formes et participer à réduire les disparités qui empêche la ville de fonctionner au mieux.
15Mais tout retour en arrière sur l’expérience montre aussi que l’urbanisme n’est pas composé que de succès et que des échecs sont fréquents, parfois par erreur stratégique, ou par sous estimation des rapports de force ou aussi par une insuffisance didactique qui n’a pas permis de convaincre suffisamment.
16L’urbaniste n’est pas un deus ex machina et ne peut se contenter d’avoir une vision prométhéennepour réussir. La société est devenue de plus en plus complexe et nécessite donc en permanence des pratiques renouvelées, collectives et réalistes.
Bibliographie
Trois publications de l’auteur
Cuillier Francis (dir.), Strasbourg, chroniques d’urbanisme, La Tour d’Aigues, Édition de l’Aube, 1994.
Cuillier Francis, Les Débats sur la ville, volumes 1 à 7 dont Fabriquer la ville aujourd’hui, Bordeaux, Éditions confluences, 1996 à 2008.
Masboungi Ariella (dir.), L’Intimité avec un territoire. Francis Cuillier, Grand Prix de l’urbanisme, Marseille, Éditions parenthèses, 2006.
Auteur
Urbaniste Grand Prix d’Urbanisme 2006 et Professeur associé institut d’urbanisme, université de Bordeaux Michel de Montaigne
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