De l’architecture à la conception urbaine : question de méthode, question de langage
p. 129-133
Texte intégral
1En hommage à Jean Dumas, j’aimerais revenir sur quelques aspects des conversations amicales et non moins nourries qui ont émaillé ces vingt dernières années et qui ont eu une influence décisive sur mon parcours d’enseignante et de chercheuse en architecture. Le débat fut parfois vif, aiguillonné par les divergences liées à des origines disciplinaires et à des expériences différentes, mais son intérêt fut constamment renouvelé du fait de notre engagement parallèle dans les instances de l’École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux et d’une implication commune dans les problématiques relatives à l’enseignement et à la recherche en architecture.
2Une interrogation fondamentale tisse le fil directeur de ce dialogue, qui a trait au sens de l’intervention sur l’espace physique de la ville, et sur la place de la discipline architecturale dans une telle construction sachant que le processus de production de la ville se situe à la croisée d’une multitude de savoirs et mobilise une multitude d’acteurs.
3En prenant un peu de recul, il me semble que cette connivence intellectuelle repose d’abord sur un a priori qui ne va pas de soi. Celui-ci revient à considérer que les problèmes concrets auxquels se trouvent confrontés les concepteurs dès lors qu’ils abordent l’échelle urbaine renvoient à des enjeux de tous ordres, sociétaux, politiques, financiers…, qui peuvent être formulés de façon explicite, et aussi, plus profondément, à des attentes latentes qui touchent au sens de la vie collective et au droit de chacun à se confronter et à interagir avec la destinée urbaine1. La prise en compte de cette dernière exigence comme une finalité essentielle de l’intervention sur l’espace de la ville engendre la conviction qu’une forme de réponse peut être apportée à une telle quête de sens à travers la démarche de projet. Il ne s’agit pas de s’en référer au « génie » de tel ou tel concepteur dont la vision serait capable de transcender les besoins des citadins dans leur diversité, mais plutôt de convoquer, dans un processus de travail progressif intégrant plusieurs voix et plusieurs échelles de réflexion, une série de connaissances sur ce qui fonde les rapports des individus à l’espace dans une situation urbaine donnée. Et de pointer notamment les facteurs susceptibles de favoriser, ou au contraire d’empêcher, une forme d’urbanité élémentaire ou d’harmonie dans les relations entre la sphère publique et la sphère privée2.
4Cette confiance dans les capacités de régulation du milieu urbain a sans doute un fondement humaniste, mais il prend profondément racine, pour Jean Dumas comme pour moi-même, dans une expérience et un engagement personnel dans les procédures d’action collective et dans la certitude que ceux-ci demeurent les moteurs de la construction de la ville. Elle amène à définir une méthode de recherche consistant à dégager des éléments de connaissance à partir de l’observation des modes de transformation de l’espace urbain et des tentatives d’intervention sur cette évolution, soit des pratiques de projet. Parallèlement à la mise en évidence des dynamiques à l’origine de l’état des choses, on va s’attacher à comprendre, « de l’intérieur », les mécanismes par lesquels les citadins au sens large, parmi lesquels les concepteurs, réagissent à leur environnement et expriment d’une façon ou d’une autre en quoi la matérialité du cadre bâti fait sens ou pourrait faire sens compte tenu des évolutions possibles. Il s’agit en fait d’orienter la recherche sur les mécanismes d’« auto-construction » du sens de l’espace autant que sur les raisons objectives pouvant légitimer une intervention sur celui-ci.
5Cette approche suppose qu’au-delà d’une vision distanciée de la recherche en architecture, qui vise notamment à l’élaboration de diagnostics scientifiques concernant tel ou tel aspect du fait urbain, on considère l’espace de conception du projet comme un creuset qui est capable de secréter des connaissances objectives sur les relations des usagers à leur environnement et comme une instance permettant de tester la valeur d’usage de nouveaux agencements spatiaux.
6Cette posture de recherche est plus iconoclaste qu’il n’y paraît, et je me permettrai ici une analogie avec la révolution qui a marqué le milieu de la science médicale à Vienne à la fin du xixe siècle3. À une période où le diagnostic scientifique était considéré comme la finalité première de la recherche médicale et se développait dans une relative indifférence au traitement de la maladie également qualifiée de « nihilisme thérapeutique », c’est à la faveur d’un véritable tournant de génération et des réactions d’un certain nombre de médecins praticiens – dont Sigmund Freud – qu’il est devenu possible d’envisager la mise en œuvre de nouveaux axes de recherche. Ceux-ci, sans remettre en cause les apports du diagnostic clinique, s’inscrivaient délibérément dans une perspective d’éradication de la maladie en misant sur la capacité de l’organisme humain à réagir aux agressions extérieures.
7En effet, en mettant les pratiques de conception de l’espace physique de la ville au cœur d’une problématique de recherche, le propos n’est certainement pas d’instrumentaliser des connaissances scientifiques au profit d’une sorte de « thérapie urbaine » prenant la forme d’une architecture de grande envergure ou de déboucher sur la publication d’un certain nombre de « recettes » à portée plus ou moins universelle. Mais, tout en tablant délibérément sur la capacité de l’organisme urbain à mobiliser ses propres forces pour se régénérer, il s’agit d’explorer le potentiel inhérent au processus de pensée propre à la conception architecturale pour révéler les dynamiques urbaines et pour actionner des processus de régulation.
8Jean Dumas m’a offert l’opportunité de développer cette hypothèse dans le cadre d’une équipe de recherche qu’il avait mise en place au début des années 2000 à la MSHA, dans le but d’explorer le fait urbain bordelais et de déceler ce qui fait sa spécificité à partir de plusieurs points de vue disciplinaires, en s’abstenant toutefois d’avoir recours à l’explication historique qui fait le plus souvent office de loi dans le cas de Bordeaux4. J’ai coordonné pour ma part, avec le concours groupé de jeunes architectes chercheurs5, une patiente opération d’arpentage et de description de la fabrique urbaine du péricentre de Bordeaux en faisant appel à des outils de représentation classiques en architecture (plans, coupes, relevés photographiques et récolements cartographiques), ainsi qu’à une série de connaissances en morphologie et en psychologie de l’espace. Ce travail a débouché sur la mise en évidence d’une structure de tracés stratifiée et pour partie invisible, qui s’impose de fait à la pratique des citadins et qui sous-tend l’ensemble des stratégies de déplacements dans ce vaste secteur de la ville tout en produisant un certain nombre d’agencements spatiaux récurrents à différents niveaux d’organisation de l’espace. Poursuivant l’analyse dans le sillage des premières pistes tracées par Roland Barthes en matière de sémiologie urbaine6, nous nous sommes rapidement trouvés engagés dans une opération de décryptage d’un « langage de la matérialité urbaine ». En effet, certaines figures de tracés permettant la formation de « chaînes métaphoriques » entre différentes échelles de lecture de l’espace urbain se sont imposées au fil de la recherche comme des formes grammaticales transformationnelles7 participant d’une règle langagière.
9Il est apparu qu’au niveau de la perception de l’espace, les règles de grammaire urbaine dégagées dans ce cadre permettaient d’établir un pont entre des composants bâtis appartenant à l’environnement immédiat et pouvant être mesurés de façon précise, et l’organisation urbaine prévalant à l’échelle du péricentre bordelais qui tend plutôt à constituer un arrière-plan abstrait aux contours relativement flous. On a pu constater en outre, à l’issue de cette démarche de décryptage, que l’application de codes de représentation issus de l’architecture à une réalité urbaine complexe permettait d’identifier un langage fondé sur des règles d’organisation de l’espace qui parlent toutes à l’entendement mais dont certains motifs, et non des moindres, n’avaient pas été conçus originellement pour satisfaire à une composition d’ensemble. On peut dire de ces derniers, qui renvoient à des pratiques intégrées tant dans le registre des usages que dans celui des savoir-faire, qu’ils ont été en quelque sorte « secrétés » par le milieu urbain.
10La matrice de langage de l’espace urbain qui a été ainsi mise à jour possède ses propres logiques et pourrait prêter à des développements multiples, mais ce premier exercice de décryptage montre que les codes de l’architecture, s’ils ne peuvent en aucun cas se substituer à ce langage générique de la matérialité urbaine, sont toutefois à même de révéler certains éléments de sa grammaire. Signalons que le procédé consistant à mettre en résonance des schémas d’organisation récurrents avec le vécu quotidien des citadins renvoie directement aux « jeux de langage » prescrits par Ludwig Wittgenstein pour appréhender les logiques langagières8.
11Au-delà des connaissances capitalisées à partir de l’étude de cas bordelaise, il faut souligner que ce travail de recherche sur le langage de la matérialité urbaine ouvre des pistes très riches pour la recherche dans les champs croisés de l’architecture et de la ville. Qu’il s’agisse de l’analyse des projets urbains comme autant de bribes de langage articulé et intégré dans la culture des territoires, ou qu’il s’agisse de l’invention et de la mise en œuvre d’éléments de grammaire urbaine innovants dans le cadre de projets expérimentaux à la grande échelle, la question du langage renvoie directement à la quête de sens qui se trouve au fondement des problématiques urbaines contemporaines9. À travers une patiente maïeutique et en manifestant un attachement indéfectible aux valeurs de l’altérité, Jean Dumas a su nous en faire prendre conscience et nous l’en remercions très sincèrement.
Bibliographie
Trois publications de l’auteur
Parin Claire, « Bordeaux, Formes urbaines », in Bourdin Alain et Prost Robert (dir.), Projets et stratégies urbaines – regards comparatifs, Marseille, éditions Parenthèses, 2009.
Parin Claire, « Éléments de réflexion sur la stratégie et les méthodes du projet urbain et territorial », in Tsiomis Yannis (dir.), Matières de ville. Projet urbain et enseignement, Paris, éditions de La Villette/Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 2008.
Parin Claire, avec Bull Catherine, Boontharm Davisi, Radovic Darko, Tapie Guy, Cross-cultural Urban Design, global or local practice ?, Londres & New York, Routledge, 2007.
Notes de bas de page
1 Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Paris, Éditions Anthropos, 1968.
2 Jürgen Habermas, L’espace public, Paris, Éditions Payot, 1978.
3 William M. Johnston, L’esprit viennois, Paris, PUF, 1985.
4 Jean Dumas, Agnès Berthon, Michel Favory, Claire Parin, Bordeaux, la ville sans l’histoire, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, à paraître en 2010.
5 Élodie Vouillon, Hocine Aliouane, Jairo Pinedo Pabon.
6 Roland Barthes, « Sémiologie et Urbanisme », in L’Architecture d’aujourd’hui, no 53, décembre 1970-janvier 1971.
7 Noam Chomsky, Le langage et la pensée, Paris, Éditions Payot, 1969.
8 Jean-Pierre Cometti, « Wittgenstein, l’art, l’architecture », in Céline Poisson (dir.), Penser, dessiner, construire. Wittgenstein et l’architecture, Paris-Tel-Aviv, Éditions de l’éclat, 2007.
9 Fedric Jameson, Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism. Durham, Duke University Press, 1991.
Auteur
Architecte-Urbaniste, Professeur à l’École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux.
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