L’emprise de l’image sur les villes
p. 55-60
Texte intégral
Introduction
1Discuter de l’emprise de l’image sur les villes renvoie le plus souvent à considérer cette image comme une simple externalité qui serait un moyen d’attirer des touristes, de faire d’une ville un lieu susceptible d’accueillir des congrès… L’image de la ville, dans cette acception, ne serait qu’une banale opération mercatique destinée à faire entrer des agents économiques en ses murs ou dans sa périphérie. En ne voyant en l’image qu’une conséquence de ce que la ville produite, la géographie et les sciences sociales ne peuvent l’appréhender dans son entièreté. Pourtant, interroger l’emprise de l’image en ville, c’est interroger le fondement même de la ville sur laquelle on pose le regard. Et la ville sans image n’en est pas une : positive ou négative, attractive ou répulsive, bourgeoise ou populaire, riche ou pauvre… Socialement et politiquement, l’espace se joue ainsi du temps (Kant, 1990) dans lequel contrôler l’image équivaut à les contrôler afin de procurer à cette image une raison. Faire de l’image un accessoire, une chose qui arrive en dernier lieu, est une gageure car la ville ne peut se construire sans image. Et si les clichés dans le monde des représentations contiennent toujours une part de vérité, il faut voir en l’image un projet politique qui permet d’influer sur le contenu d’un projet urbain : l’image et la représentation urbaines ne sont pas une chimère, mais bel et bien les fondements même de l’urbanité : celle du passé, du présent mais surtout celle du futur. L’image n’a donc pas une simple valeur de rituel (qui certes fixe les lieux, l’histoire, la mémoire, les hommes et les femmes) : elle est aussi et surtout opérationnelle.
De l’image au projet de ville : la promotion de la cité idéale
2En se posant comme fondement de l’urbanisme, l’image devient programmatique du devenir de la ville. La ville travaille sur, et avec, ses représentations et ses images pour se donner un nouveau visage et une nouvelle appropriation à la fois sociale et spatiale. Cette nouvelle entité urbaine, que la notion de projet apporte à la ville, lui confère une nouvelle résonance et une nouvelle réalité. L’image, en devenant une construction politique, c’est-à-dire relayée par un pouvoir, vise à matérialiser une idée et à rendre compte du rapport qu’elle entretient avec le temps : l’enjeu de l’incursion du temps dans la problématique imaginaire est de créer de l’identité avec de la mémoire (Ricœur, 1991). En d’autres termes, la mémoire entre au service d’une quête et d’une revendication toutes deux choisies dans le projet politique.
3La ville, en se donnant une image, prend les atours d’une création de son propre modèle urbain et pose la question de son avenir tant imaginaire que spatial face à ses besoins propres. Les politiques qui définissent une image quasi idéale oscillent toujours entre deux tensions souvent jugées contradictoires, mais pourtant ontologiquement complémentaires : le patrimoine et la modernité. Ces deux tensions ne sont cependant rien si elles ne sont pas assainies par un principe de réalité qu’est la ville en projet qui doit relayer sa puissance d’évocation. Se poser la question des politiques de l’image urbaine questionne l’image même de la ville à diffuser. S’agissant de choix politiques, la constitution d’un devoir être mythologique (recomposant le passé, le présent et le futur) se fait sous la forme, aujourd’hui couramment employée, évoquée et invoquée, de projet de ville. Qu’offre un projet ? Il procure une projection dans une image qui se veut ipso facto idéale. Dans le projet urbain (Plan local d’urbanisme en France par exemple), cette idéalité réussit à réunir des caractéristiques à la fois locales, proches de ses racines, mais aussi globales, synonymes d’ouverture au monde : la ville en projet, la ville dans son futur programmé, doit symboliser une société nouvelle (Fortier, 1995 ; Favory, 1996 ; Cluzet, 2002), où la réponse au doute collectif doit s’incarner autour d’une image efficace (Lussault, 2000 ; Castells, 1999), en une construction collective suffisamment ambitieuse pour réinventer un avenir.
L’image fabriquée : la ville mise en scène
4Pour qu’une action produise une image à la signification sociale, encore faut-il mettre à disposition des signifiants et des signifiés collectivement disponibles (Castoriadis, 1975). Dans le cadre d’un projet urbain, l’image est un impératif en perpétuelle construction, car l’image évocatrice crée une atmosphère, réalise des objets et met l’esprit en présence des choses elles-mêmes (Delacroix, 1930). À l’image fabriquée s’ajoutent, dans un rapport inaltérable, une dimension technique (qui fait évoluer un état de fait) et une fonction (qui est convoquée pour faire changer cet état de fait) : l’image devient fonction de.
5Dans les discours officiels produits par la ville, cette construction de l’imaginaire passe par la diffusion d’un message au contenu symbolisé par des signes. La diversité des supports médiatiques induit une variabilité dans leur efficacité : qu’elles soient sous forme de discours, de slogans voire de publicités, les images agissent en fonction d’un public et dans un but qui leur sont propres. Cette stratégie communicative active a été rendue possible en France par la décentralisation, dans les années 1980, qui laissaient penser que l’action territoriale serait propice à assouvir tous ses fantasmes. L’intégration européenne est au centre de cette révolution en termes de gestion urbaine puisqu’au nom d’une concurrence spatiale, les villes deviennent plus autonomes. Cette concurrence spatiale fait naître le besoin pour les villes de se resituer dans leur espace local, régional, national, continental et international. Le mélange de ces échelles est un des fondamentaux du discours de la ville de telle sorte qu’agir localement, c’est agir globalement et inversement. De même, communiquer pour un public, qu’il soit d’ici ou d’ailleurs, pose également les bases de ce que la ville qui produit cette communication veut faire et permet de se recentrer sur sa propre destinée (Sfez, 1992).
6L’image de la ville ne s’assied pas uniquement sur une stratégie communicationnelle : cette dernière est cependant devenue le moyen de légitimer la ville dans sa position idéalisée, mais aussi de légitimer l’action des autorités qui la conduisent. Elles présentent des projets annoncés comme capitaux et irréfutables, c’est-à-dire naturels et allant de soi afin de se rendre attractives. L’attraction est à ce prix et le moyen d’y parvenir est aujourd’hui appelé marketing urbain. Cette expression qui suscite souvent la suspicion, que dit-elle ? Elle élabore un va-et-vient d’images et de sens entre l’observateur et l’objet de son regard. L’image créée devient double par sa réalité intouchable et sa construction imaginaire inévitable (Lynch, 1969). L’identité, la structure et la signification constituent le cadre analytique de l’image de l’environnement. Une image est constituée par l’identification d’un objet et sous-tend qu’il a été choisi inconsciemment parmi d’autres (Lefebvre, 2000). Dans un second temps, l’image doit comprendre la relation spatiale entre l’objet et l’observateur. Enfin, cet objet doit contenir une signification et, par extension, doit provoquer une émotion chez l’observateur. Cette signification exige énormément de clarté pour pouvoir se distinguer des autres. Dans un même temps, elle doit se bâtir elle-même sans que qui que ce soit ne l’oriente, sinon elle n’est plus, par définition, une signification. Si cette signification ne se construit pas seule, nous sommes face à du détournement de sens, à une construction idéologique au service d’une politique aliénante qui ne joue pas le jeu des représentations.
L’image urbaine dans le projet urbain ou l’avènement du paysage
7L’urbanisme est substantiel car en lui se trouve le principe de réalité de la recherche d’une utopie urbaine et d’une cité idéale pour donner vie à l’organisation de l’espace en accord avec les attentes et les aspirations des citoyens et de la société en général. L’urbanisme organisé en projet urbain devient un projet de vie dans lequel s’entrechoquent des valeurs et des objectifs (Épron, 1992). La réalisation de ce projet relayé par un arsenal législatif n’est donc jamais neutre moralement.
8Si auparavant, la question de l’identité urbaine n’était contenue que dans la facette patrimoniale ou moderne d’une ville, l’identité urbaine, dans les projets urbains instaurés par le Code de l’urbanisme, se mue en qualité de vie : le patrimoine dans le projet urbain ne peut alors être pensé sans régler la question de l’environnement urbain, sans penser au paysage qu’il crée, sans présumer de l’attraction qu’il suscite, sans penser au rayonnement dont la ville profitera. Ce maelström de valeurs est tel que le traditionnel combat entre modernité et patrimoine fondateur dans la ville industrielle et moderne se voit enseveli par cette totalité qui se résume dans l’approche paysagère. En effet, le paysage efface les composantes traditionnelles d’édification de la ville et devient le point d’ancrage du projet urbain dans sa dimension locale pour répondre au besoin de développement tout aussi local. Grâce à ce fondement, il préempte les choix urbanistiques pour redonner une image et une identité aux lieux en visant à la socialisation des citadins dans l’espace public à travers des pratiques à la fois individuelles et collectives (Desnoilles, 2006, 2008).
9La loi de 1993 sur la protection et la mise en valeur des paysages – qui entretient avec le Code de l’urbanisme une relation très intime – est à ce sujet fondamentale pour la définition de nos cadres de vie puisqu’elle surdétermine toute action sur le territoire. En d’autres termes, toute décision locale qui entraîne une opération spatiale doit se faire en accord avec la loi sur le paysage. Surtout, en faisant du paysage l’élément fondamental et central du projet urbain, se matérialise un idéal urbain rendu possible grâce à l’élaboration d’une norme paysagère (Mercier, 2002). Cette prise en compte du paysage par l’aménagement dans sa diversité est significative de cette considération internationale normée au point que l’on est en droit de se demander si le paysage constitue un idéal de norme ou une norme idéale.
10Une nouvelle fois, cette demande, voire cette utopie, urbaine autour du paysage n’est pas intrinsèquement inédite : le projet urbain, malgré le ton quasi révolutionnaire employé dans les Plans locaux d’urbanisme, prend appui sur les anciennes certitudes de construction de l’urbain. La nouveauté se situe principalement dans la conciliation de ces anciennes certitudes pour élaborer ce paysage urbain. En réinterprétant l’idée de nature, de modernité, de patrimoine, la ville se donne à voir et se renouvelle dans de nouveaux simulacres : le durable et l’authentique.
Conclusion : dérives imaginaires
11Faire de l’image le moteur de l’urbain, admettre qu’à travers la législation, c’est la mise en acte de l’utopie qui se trame, c’est décliner la culture urbaine immatérielle dans sa facette matérielle : la réglementation d’un imaginaire donnant vie à une mise en scène urbaine, à la reconnaissance d’une identité. La notion de projet urbain, ses principes ainsi que les différents acteurs de cette édification imaginaire entrent en synergie afin de donner aux agglomérations les moyens de leur avenir. Le paysage semble devenir, par la place qu’il occupe dans cette législation, le ciment du projet urbain. Seulement, les règles d’urbanisme et d’aménagement du territoire sont nécessaires si elles traitent les bons objets puisque les lois qui encadrent le concept de paysage tiennent plus de la préservation que de la prospection et d’une construction en devenir, à moins que l’épanouissement social ne puisse s’exprimer qu’à travers une sacralisation de l’espace. Ainsi, l’image créée par l’entremise du paysage s’apparente plus à un retour à qu’à un réel progrès. Surtout, il faut se prémunir du fait que si l’image n’est plus identitaire, elle ne permet plus de savoir ce que nous valons en tant que société. L’image dans ce cas ne dénote plus, elle connote et place la société dans une servitude identitaire sans pouvoir en sortir. Mort de l’image ? Il faut plutôt parler ici d’autonomisation de cette image qui rend son accès impossible. Le faire politique de la ville en projet, dans cette perspective, au lieu de rassembler, éloigne encore plus la société de cette image. La ville n’est plus ici sous l’emprise de l’image ; l’image est sous l’emprise de la ville.
Bibliographie
Trois publications de l’auteur
Desnoilles Richard (à paraître), « Politiques du patrimoine immatériel à Bordeaux et à Québec : constructions de l’image urbaine et implications », Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
Desnoilles Richard (2008), L’héroïsme urbain de Bordeaux et de Québec : construction urbaine et opérationnalité urbaine, Thèse de doctorat, Bordeaux, Québec, Université Michel de Montaigne, Université Laval.
Desnoilles Richard (2007), « Bordeaux Québec : politiques patrimoniales au xxe siècle ou la recherche de la cité idéale », dans Fourcade Marie-Blanche (dir.) Patrimoine et patrimonialisation – entre le matériel et l’immatériel, Québec, Presses de l’Université Laval, p. 37-51.
Bibliographie
Castells Manuel (1999), Le pouvoir et l’identité, Paris, Fayard.
Castoriadis Cornélius (1975), L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.
Cluzet Alain (2002), Au bonheur des villes, La Tour d’Aigues, Éditions de l’aube.
Delacroix Henri (1930), Le langage et la pensée, Paris, Alcan.
Desnoilles Richard (2006), « Les projets urbains de Bordeaux et de Québec ou le paysage comme exercice de banalisation », dans Bédard Mario, Paquette Sylvain, Breux Sandra, Freedman Martine & Ruiz Julie (dir.), Paysage et acteurs : dimensions et enjeux politiques de la construction du paysage, acte du colloque de l’ACFAS des 16 et 17 mai 2006, Montréal et Québec, Université du Québec à Montréal, Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal et Université Laval, CD-ROM. En ligne sur le site Villes Régions Monde – Le réseau interuniversitaire d’études urbaines et spatiales. Consulté en novembre 2006. Disponible sur : http://www.vrm.ca/documents/Paysage_Desnoilles.pdf
Épron Jean-Pierre (1992), Architecture, une anthologie. La culture architecturale, Liège, Mardaga.
Favory Michel (1996), « La ville malgré tout : identité locale et identification urbaine », dans Charrié Jean-Paul (dir.), Villes en projet(s), Talence, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine.
Fortier Bruno (1995), L’amour des villes, Paris, Mardaga.
Kant Emmanuel (1990 [1787]), Critique de la raison pure, Paris, Gallimard.
Lefebvre Henri (2000 [1974]), La production de l’espace, Paris, Anthropos.
Lussault Michel (2000), « Action », dans Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Logiques de l’espace, esprit des lieux, Paris, Belin, p. 11-37.
Lynch Kevin (1969 [1960]), L’image des villes, Paris, Dunod.
Mercier Guy (2002), « La norme paysagère ; réflexion théorique et analyse de cas québécois », Cahiers de Géographie du Québec, vol. 46, no 129, p. 357-392.
Ricœur Paul (1991 [1983]), Temps et récit, Paris, Seuil.
Sfez Alain (1992), Critique de la communication, Paris, Seuil.
Auteur
Post-doctorant de géographie à l’Université de Québec à Montréal et à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
50 questions à la ville
Comment penser et agir sur la ville (autour de Jean Dumas)
Jean-Pierre Augustin et Michel Favory (dir.)
2010
L’espace public à l’épreuve
Régressions et émergences
Vincent Berdoulay, Paulo C. da Costa et Jacques Lolive (dir.)
2004
Le Team X et le logement à grande échelle en Europe
Un retour critique des pratiques vers la théorie
Bruno Fayolle-Lussac et Rémi Papillault (dir.)
2008
Villes fortifiées en projet
Propos d’ateliers Jingzhou et Xiangfan dans le Hubei
Jean-Paul Callède (dir.)
2018
La croissance périphérique des espaces urbains
Petites villes et villes moyennes au sud de l’Aquitaine
Guy Di Méo
1986