Qu’est-ce que représenter les villes et l’urbain ?
p. 31-42
Texte intégral
1Peut-on représenter une ville, des villes, l’urbain ? En quoi consistent ces représentations ? S’agit-il de doter un site d’une image reconnaissable entre mille autres ? Est-ce une manière de figer l’identité d’un lieu, en le révélant ? Ou bien encore nourrir un imaginaire partagé à partir d’une expérience spatiale ? Avec le marketing urbain, on le sait, les villes sont tentées de trouver une image qui fasse logo, un slogan qui la distingue de ses voisines et concurrentes, une icône qui traduit l’attractivité d’un territoire, qui donne envie d’aller y voir de plus près, qui familiarise les visiteurs avec l’endroit, etc. Nombreuses sont les villes qui puisent parmi leurs monuments historiques afin d’en valoriser un qui ainsi devient leur emblème associé dorénavant à la ville elle-même par le banal processus d’identification. Il en est ainsi pour la tour Eiffel et Paris, le carnaval et Rio, les gratte-ciel et Manhattan : à chaque fois des images s’imposent, images qui peuvent transiter par le cinéma, la littérature, la peinture, la photographie, etc. Il n’est pas rare d’accoupler Doisneau et la banlieue parisienne, Paul Auster et Brooklyn, Kafka et Prague, Le Caire et Mahfouz… Ces images font aisément « clichés » et collent à la ville comme la boue à la semelle. Il est parfois difficile de lui substituer une autre référence et pourtant New York resplendit de ses tours malgré l’effondrement tragique du World Trade Center…
2« Représenter » c’est rendre présent ce qui est absent, au moyen d’une ambassade, de l’artifice théâtrale, d’une peinture, d’un poème… C’est aussi « reproduire », « faire apparaître », selon l’étymologie latine, repraesentare. Quant au mot « représentation », il est devenu, nous précise le dictionnariste Alain Rey, « le substantif d’action de représenter, désignant l’action de rendre présent ou sensible quelque chose à l’esprit, à la mémoire au moyen d’une image, d’une figure, d’un signe et, par métonymie, ce signe, image, symbole ou allégorie » (Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1992, p. 1775). La représentation s’affirme double : elle entretient avec l’absence un devoir de présence et elle magnifie le présent, qu’elle montre sous ses meilleurs atours, en l’exhibant en quelque sorte. Ainsi, la reproduction du réel par l’art correspond bien à une représentation. Qu’en est-il pour cet objet particulier nommé « ville », qui par la suite deviendra « l’urbain » ?
3Depuis l’apparition des premières villes (vers 7000/8000 avant J.-C.), dans les vallées fluviales, à l’intersection de routes commerciales ou le long d’un littoral, se manifestent leurs représentations plus symboliques et évocatrices que parfaitement authentiques, comme la Ville et la tour de Babel, la Jérusalem céleste, la Cité interdite de Pékin et d’autres hauts lieux réels et mythologiques dessinés sur différents supports (panneaux de bois, fresques murales, statuaires, toiles peintes, bijoux…) par des artistes demeurés la plupart du temps anonymes. On repère des éléments de la vie citadine sur des vases grecs, des décorations murales de certaines villas (comme à Pompéi), des mosaïques romaines et byzantines ou des morceaux de ville avec une église ou une cathédrale sur des retables du Moyen-Âge. La statuaire n’est pas en reste, des frises, des colonnes et leurs chapiteaux, des chaires édifiées en pierre ou en bois, des gisants, sont parfois ornés de motifs silhouettant une ville avec ses maisons pressées les unes contre les autres. Mais il s’agit certainement d’une ville-type, plus ou moins inspirée de villes réelles, et figurant la ville que Dieu protège des vices des hommes. À dire vrai, ces villes relèvent davantage de l’archétype que de la reproduction soignée d’une ville particulière, d’où de nombreuses ressemblances entre elles et une incroyable distance entre ces représentations et la réalité. Par ailleurs, nous ignorons comment c’est vraisemblablement Giotto (1266 ?-1337) qui en Occident sera l’un des premiers à peindre la ville et ses murailles sur des fresques aux thèmes principalement religieux qu’il entreprend pour ses différents mécènes. Les frères Limbourg avec leurs illustrations accompagnant Les Très Riches Heures du Duc de Berry (1413-1416) montrent des fortifications protégeant des maisons, mais là encore la ville ne semble pas le véritable sujet, ce sont les saisons, et les travaux et les jours qui leur correspondent, qu’il s’agit d’honorer.
4Philippe Cardinali, dans sa somptueuse thèse, rappelle qu’au début du xve siècle, les représentations urbaines sont généralement
cantonnées dans un usage décoratif, et ornent le plus souvent une pièce de mobilier : battant de porte ou dessus de porte (sovapporta), coffre de mariage (cassone), crédence (armadio), lettuccio (imposant coffre-siège à dossier susceptible de servir de lit de jour), spalliera (panneau peint ou marqueté, devant son nom à ce qu’il était à l’origine placé à hauteur d’épaule – spalla – derrière et au-dessus du meuble qu’il décorait). (p. 49)
5Au cours de la Renaissance italienne, la ville est gravée, dessinée, peinte. Il est vrai que les ingénieurs se préoccupent d’édifier des « cités idéales » et que les architectes, à la suite d’Alberti, s’efforcent de concilier le corps humain au corps urbain. C’est aussi l’adoption du procédé technique dit « perspective » (comme cette célèbre peinture sur bois, malheureusement anonyme du xve siècle, d’une ville minérale fantomatique, sans un seul être humain, qui inspirera Giorgio de Chirico au xxe siècle) et la généralisation de la toile tendue comme nouveau support. Une poignée de décennies plus tard, l’Europe découvre l’Amérique et ses marins ouvrent de nouvelles routes pour le commerce lointain, des ports s’imposent comme autant de « villes/monde » et les négociants et autres banquiers qui y résident commandent aux peintres des tableaux à leur gloire, avec en arrière-fond ces paysages exotiques. De ces nouvelles colonies du bout du monde proviennent des plans de villes conquises (Tenochtitlàn, ancien nom de Mexico) ou créées, qui circulent dans toute l’Europe et influencent les « hommes de l’art » et leurs commanditaires et servent de « modèles ».
6La peinture flamande des xvie et xviie siècles nous introduit dans les maisons cossues, au parquet bien ciré et aux cuivres étincelants. Quant aux alentours, les pavés sont lavés à grandes eaux et le rebord des fenêtres est aimablement garni de fleurs. Pieter de Hooch s’attache à reconstituer l’ambiance d’une Cour d’une maison de Delft (1658) et Johannes Vermeer offre une Vue de Delft (1661) et dans L’Atelier (vers 1665) affiche une carte murale tandis que Rembrandt escorte La ronde de nuit (1642) et influence Philips Koninck quant à sa manière de peindre le plus exactement possible les villes. Bernard Dorival évoque un genre pictural, le « paysage urbain », alors en vogue au sein de l’aristocratie tout au long du xviie siècle :
C’est ainsi, note-t-il, qu’à la Galerie de Diane du Palais de Fontainebleau, la décoration du plafond associait à des scènes mythologiques des vues de châteaux, d’églises, d’abbayes, de villages, de villes, de ports, ainsi qu’en témoignent les aquarelles de Percier […] Chacun sait que louis XIII avait chargé Fouquières de représenter dans la Grande Galerie du Louvre les principaux ports du royaume.
7Louvois fait réaliser, en 1668, le plan en relief de la place d’Ath, puis ceux de la citadelle de Lille et de Narbonne. À la mort de Louis XIV, on dénombrait cinquante plans-reliefs et sous Louis XVI, à la veille de la Révolution, cent vingt, qui furent installés aux Invalides. Ces représentations d’une place forte ou d’une ville avec sa fortification sont utiles pour les militaires, mais sont également appréciés des civils qui comprennent mieux le sens du lieu, la valeur du site, le jeu des proportions entre le bâti et la nature qui l’environne.
8Les plans topographiques sur papier se généralisent tout au long du xviie siècle (Paris par Jacques Gomboust en 1652, Madrid par Pedro Texeira en 1656, Londres par John Ogilby et William Morgan en 1676…), et surtout durant le xviiie (Paris par l’abbé Delagrive en 1728, puis Verniquet à partir de 1775, Rome par Giovanni Battista Nollie en 1738, Dublin par John Rocque en 1756…). Toutes les capitales et villes importantes se dotent d’un plan le plus précis possible, non seulement afin de disposer d’un cadastre mais surtout pour entreprendre les travaux nécessaires à leur embellissement. Le plan de Londres de Richard Horwood (1792-1799), qui scrute avec finesse le moindre détail et où chaque maison est située dans l’une de ses 32 planches au 1/2 400e, constitue une incroyable performance. Tous les artistes n’ont pas ce souci d’exactitude : Claude Gellée dit Lorrain n’imite pas la réalité, il dessine les villes imaginaires à partir des grands mythes chrétiens, comme L’embarquement de sainte Paule pour la Terre Sainte à Ostie (vers 1639), ou des paysages urbains avec des ruines et toute une exubérante végétation, comme sur la Vue du Campo Vaccin. Ses couleurs diaphanes et dorées confèrent à ses tableaux une lumière particulièrement douce. À peu près au même moment, les premiers vedutisti saisissent une « vue » (veduta) bien cadrée de la ville aimée et en proposent une reproduction particulièrement fidèle. Gaspard Van Wittel (Gaspare Vanvitelli, 1652-1736) est un des premiers à combiner la précision des Hollandais à la luminosité des ciels italiens. C’est un véritable enchantement que d’admirer les œuvres de Bernardo Belloto (La Place de l’université de Vienne, 1760 ; La Place du Vieux-Marché à Dresde, 1751 ; Vue de Varsovie et de la Vistule depuis Prague, 1770), de Didier Bara (Vue de Naples à vol d’oiseau, 1647), Michel Serre (vue du cours de Marseille pendant la peste de 1720), Claude-Joseph Vernet (L’intérieur du port de Marseille, vu du pavillon de l’Horloge du Parc, 1754) et surtout d’Antonio Canaletto (ses tableaux de Venise, dont La Cour du maçon, vers 1726) avec les commentaires avisés d’André Corboz. Bernard Dorival maintient que ces « paysages urbains » trouvent leur source près d’un siècle avant : « Servandoni, Pannini autant et plus que Philippe Meusnier et qu’Hubert Robert, affirme-t-il, sont préparés par Jean Lemaire ; la tradition des demeures princières utilisées dans la décoration revivra dans la tenture de Lebrun, les Maisons Royales, et dans l’art de tant de peintre contemporains, de vues de Versailles et de Marly ; celle des vues de Paris sera reprise par J.-B. Martin, Raguenet, Demachy qui la transmettront à Hubert Robert. »
9Grâce aux peintres, nous pouvons reconstituer des « ambiances » urbaines disparues (les marchés, les rues, les foires et fêtes) et surtout déceler des monuments (parfois, en ruines) ou des constructions depuis longtemps démolis, comme l’impressionnant pont habité que peint Nicolas-Jean-Baptiste Raguenet (La Joute des mariniers entre le pont Notre-Dame et le pont au Change, 1756) ou Hubert Robert (La Démolition des maisons sur le pont Notre-Dame, 1788). Avec l’industrialisation, et l’urbanisation qu’elle génère, les villes s’imposent comme thème pour les peintres. Rien n’échappe à leur regard exercé et tout en elles les captives : un attelage qui longe le bois, un couple qui arpente le boulevard, la foule manifestant ou se distrayant, les petits métiers des rues, les « nouveautés » portées par une modernité active (la gare, le grand magasin, le café éclairé au gaz, les premières enseignes lumineuses, les passages couverts, les grisettes et les prostituées…). Non seulement la grande ville, et ses étonnants personnages, fascine les peintres, mais ceux-ci la magnifient de jour comme de nuit, ensoleillée ou enneigée, agitée ou au repos… La gare Saint-Lazare (1877) de Manet, Place du Théâtre-Français, effet de pluie (1898) de Pissarro, Place de l’Europe (1877) de Caillebotte, L’entrée du Christ à Bruxelles (1888) de James Ensor, Soir dans la rue Karl-Johann à Oslo (1892) d’Edward Munch, Le Pont Saint-Michel (vers 1907 ?) de Marquet et tant d’autres tableaux qui transfigurent (Chagall, Max Ernst) ou témoignent (Hopper) d’un moment d’une ville. La banlieue (Sisley, Rouault), l’agitation urbaine (Delaunay, Léger), la ville en vue plongeante (Sironi, Feininger), la palette du peintre démultiplie ses couleurs afin de rendre compte de ce « je-ne-sais-quoi » qui qualifie si bien la ville de la modernité.
10Un autre art vient concurrencer la peinture, il se nomme photographie. Son ancêtre, le daguerréotype, s’avère avant tout urbain, ses premiers utilisateurs sont des citadins et la plupart des prises représentent un immeuble, une rue, des toits, etc. La photographie, plus commode à réaliser que la peinture – du moins d’un maniement plus rapide –, sert à l’enquêteur social pour montrer l’ampleur de la misère urbaine, au reporter comme preuve de la criminalisation qu’il décrit, à l’artiste aussi et surtout. Charles Marville (1816-1879 ?) photographie Paris avant les travaux haussmanniens. Eugène Atget (1856-1927) donne de Paris des images débarrassées de ses mouvements, comme si la ville était abandonnée et immobile. Jacob Riis (1849-1814) réalise un reportage sur les pauvres migrants à New York (How the Other Half Lives, 1890) aussi convaincant qu’une enquête sociologique. Weegee (Arthur Fellig, dit, 1899-1968) accompagne la police new-yorkaise dans ses tournées nocturnes et saisit les faits-divers dans leur crudité. Brassaï (1899-1984) s’enthousiasme pour le Paris de nuit (1933). Alfred Stieglitz (1864-1946), le fondateur de la revue Camera Work, capte sans aucune mise en scène la réalité urbaine toute nue. Germaine Krull (1897-1985), Henri Cartier-Bresson (1908-2004), Robert Doisneau (1912-1994), Raymond Depardon glanent divers « instants » de la vie citadine, qui nous renseignent sur une configuration disparue et nous émeuvent. La photographie n’a pas été encensée dès ses premiers résultats.
11Face à Maxime Du Camp, qui invite les poètes (et les artistes) à produire des « chants modernes » à la gloire des nouvelles technologies de leur époque et qui lui-même réalise un ouvrage illustré de reproductions photographiques (son voyage sur le Nil), plus nombreux sont les détracteurs de ce nouveau procédé concurrent de la peinture. Baudelaire aborde dans son Salon de 1859 la question du « public moderne et la photographie » pour déplorer l’engouement pour cette technique de représentation du réel et espère qu’elle ne sera que « la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante ». Il s’inquiète de son succès et questionne : « Est-il permis de supposer qu’un peuple dont les yeux s’accoutument à considérer les résultats d’une science matérielle comme les produits du beau n’a pas singulièrement, au bout d’un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir ce qu’il a de plus éthéré et de plus immatériel ? » Il craint que la photographie ne supprime l’étonnement, cette étincelle qui met le feu à l’imagination, au profit d’un regard devenu passif et repu d’images qui se valent les unes les autres sans jamais attiser l’esprit critique du regardant.
12Le cinématographe, dès ses premiers essais par les frères Lumière en 1895, filme la ville, l’usine et le train (La Sortie des usines Lumières à Lyon et L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat). Sa capacité à rendre compte du mouvement correspond bien à la ville moderne traversée par tous les flux (d’informations, de capitaux, de marchandises, de passagers, de rumeurs, de désirs, de peurs…). Destiné d’abord à distraire les chalands qui fréquentent les fêtes foraines et vibrent au moindre tour de magie, d’où l’intérêt que lui porte Georges Méliès, le cinématographe va également témoigner des transformations qui affectent les grandes villes et constituer leur mémoire par le biais d’innombrables documentaires que des opérateurs réalisent partout dans le monde. Les premières cinémathèques ouvertes dans quelques villes au cours des années vingt et trente archivent les films qui montrent les évolutions de ces villes, puis elles seront entièrement consacrées à la mémoire du cinéma lui-même, ce « septième art »… Au début des années vingt, divers cinéastes vont s’évertuer à filmer les rythmes de la ville, à rendre compte de leurs pulsations vingt-quatre heures sur vingt-quatre : Maanhatta (1921) de Charles Sheeler et Paul Strand, à partir du poème de Walt Whitman ; Paris qui dort (1924) de René Clair ; Rien que les heures (1926) d’Alberto Cavalcanti ; Études sur Paris (1928) d’André Sauvage ; Sao Paulo, sinfonia da metrôpole (1929) de Adalberto Kemeny et Rudolf Rex Lustig, Berlin : die Sinfonie der Grossstadt (1927) de Walter Ruttman avec le compositeur Edmund Meisel ; L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov ; Douro, faina fluvial (1931) de Manuel de Oliveira et deux films perdus de Kenji Mizoguchi sur Tokyo. Le cinéma et la ville vont ainsi, tout au long du xxe siècle, cheminer ensemble, même si le cinéma se fait plus d’une fois infidèle et s’inquiète davantage du film que de la ville filmée ! Ainsi Vertov est plus soucieux de montrer la société soviétique qui se socialise en misant sur l’électrification du pays et sa mécanisation au point d’être un seul mécanisme que d’honorer Odessa. Du reste le film contient des images de Moscou et de Kiev, sans que le spectateur ne le sache. La ville filmée ne cherche pas à évoquer telle ou telle ville (soit c’est une copie réalisée en studio, soit elle emprunte ses traits à plusieurs villes), elle transcende « l’esprit de la ville » et permet au cinéaste de fictionner les lieux afin de mieux se focaliser sur ses personnages, leur caractère et le déroulé de l’intrigue. Les films témoignent de l’histoire du cinéma, pas de l’histoire de la ville, sauf par reconstitution, interprétation, exégèse des plans et séquences eu égard à l’histoire inachevée et toujours en cours de telle ou telle ville… Certes, nous nous plaisons à retrouver de la ville dans certains films, mais plus que des repères topographiques ce sont des scènes que nous remémorons, en les localisant, vieux « truc » que les Anciens nommaient « l’art de la mémoire ». Les films de science-fiction urbaine, ou d’anticipation, usent des mêmes effets et agencent les mêmes ingrédients (tours gigantesques, architecture monumentale, brouillard flottant, taxis volants, enchevêtrement d’autoroutes urbaines, sous-sols glauques, population errante en bas et « décideurs » en haut, contrôle policier, etc.) de Metropolis (1927) au Cinquième élément (1997) en passant par Batman (personnage créé en 1939, nombreux films à sa gloire, depuis).
13L’urbanisation du xxie siècle se caractérise à la fois par la constitution de vastes mégalopoles et par un urbain diffus – la « ville » éparpillée – qu’il est pratiquement impossible à embrasser d’un seul regard. Comment les représenter ? Comment rendre compte de Los Angeles, « ville-territoire » ? Par les parcours, les itinéraires des personnages, les circulations, comme dans Collateral (2004) ? Aussi, sont-ce des morceaux de banlieues, des coins « pittoresques » – ou appréciés ainsi –, des bouts d’autoroute, des toits de gratte-ciel, des quartiers de logements ou d’affaires, des parcs, un terrain vague, une station de métro, un centre commercial ou encore un musée qui bénéficient de l’intérêt d’un cinéaste, d’un photographe ou d’un peintre. Dorénavant, les images de « ville » (du bidonville à l’enclave sécurisée) sont, à la fois, de plus en plus diversifiées et surprenantes (le reflet d’un immeuble dans une flaque d’eau, un graffiti sur un mur, une façade nue de béton brut, une traînée lumineuse, la course entre des vigiles et des délinquants…) et standardisées (songeons ici aux représentations de quartiers résidentiels des catalogues de promoteurs immobiliers). Le fait urbain a produit à l’échelle planétaire ses chromos (à l’intention des touristes, chaque ville étale ses charmes en d’inusables collections de cartes postales !), ses références obligées (souvent liées à un événement, comme une Exposition universelle, la tenue des Jeux olympiques, une manifestation politique…), ses fantaisies et démontré la richesse de son imaginaire. Ces images urbaines nécessitent un commentaire, un décodage. Les formes contemporaines de l’urbanisation (où alternent ville et non-ville) ne sont plus explicites, localisables, différenciables, elles ont souvent un air de « déjà vu ».
14En France, avec les diverses modalités de regroupement communal, on assiste à une dilution de l’identité des villes qui décident de s’associer, « identité » au sens d’une carte d’identité, c’est-à-dire un ensemble de données daté qui se transforme au fil du temps, tout comme le visage de l’adolescent devenant adulte, puis vieillard. Je note, en passant, que l’identité d’une ville est une fausse bonne idée, à cause, précisément, de cette modification dans le temps. Il vaudrait mieux parler de singularité d’une ville… C’est Michel Lussault qui constatait que « les agglomérations multicommunales peinent à s’imposer car leur image est quasi vide. En effet il n’existe pas de récit légendaire d’agglomérations » (2005). Ce géographe est un des rares, à questionner l’image dont se dote une ville ou un syndicat intercommunal ou une communauté d’agglomérations. Il remarque que trop souvent il s’agit avant tout de « communication » (slogan, image-blason, festival, performance artistique, bâtiment signé par une star de l’architecture…). Or l’image, pour lui, relève de trois éléments constitutifs : une narration, le récit d’une histoire inscrite dans le « temps long », une géographie spécifique, qui combine le site, et son climat et ses reliefs, aux paysages en constante évolution, le tout agrémenté des « valeurs » que les habitants lui attribuent et une « scène politique » reconnaissable ayant un discours qui l’alimente au niveau local. Si certains citoyens perçoivent l’image de leur ville, peuvent en parler et analyser les politiques municiplaes qui se sont succédé depuis qu’ils y résident, ils sont perdus face à l’intercommunalité, faute justement de ce déficit en récit territorialisé. Un excellent exemple de ce manque d’image a été révélé par la consultation sur le Grand Paris. Aucune équipe n’a pu s’appuyer sur un imaginaire généré par ce territoire aux frontières insaisissables…
15Représenter alors ne consiste pas à « rendre présent » ce qui n’est pas là, mais à faire émerger le là où la présence se déploie. Pas si simple !
16Voilà une vue cavalière des représentations de la ville en Occident. Une sorte de chronologie qui enchaîne les « progrès » des techniques de représentation (du moins jugés comme tel) en une continuité exemplaire et par conséquent louche. Est-elle satisfaisante ? Non. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons de nature différente que je vais simplement lister ici en trois points inégaux et non hiérarchisés entre eux.
171 – À la suite des travaux d’Ivan Illich, nous devons admettre que le regard doit faire l’objet d’une géohistoire culturelle. Pour Platon, le regard n’atteint jamais la réalité. Pour Démocrite et Épicure, le regard est brisé quand le bâton plonge dans l’eau. Pour Ptolémée – auteur d’un traité d’optique –, la vue se produit quand le rayon se fond avec la couleur de l’objet. La distance avec l’objet est perçue comme la longueur du rayon visuel. Dorénavant, on combine au moins trois aspects, pour saisir le regard : la mécanique ondulatoire, la neurophysiologie et le calcul mental. Mais ce qui préoccupe Ivan Illich est le processus par lequel une image devient « le symbole qui détermine ma perception sur la réalité », sachant que c’est Boèce qui traduit ta optika par perspectiva, du verbe perspicere, « regarder avec attention », « examiner ». Il distingue alors quatre « régimes scopiques », qui historiquement se succèdent en acceptant des cohabitations : le régime antique pour qui « le regard est expérimenté comme un organe trans-oculaire », le régime scolastique qui « conserve l’idée d’un regard actif, sans image, qui se dirige vers l’extérieur », le régime de la Renaissance qui unit l’image et le regard (« l’œil est perçu comme un instrument sur le modèle d’une camera ») et enfin le régime du show, dans lequel nous baignons. Avec la perspective, « l’image qui résulte du découpage géométrique du cône visuel devient un fac-similé optique : un “tableau” ». Celui-ci appelle une interprétation, qui peut être liée à un texte, à une idée, au moins à un emplacement spécifique du regardant qui seulement depuis là peut le comprendre. Stevtlana Alpers distingue deux manière de peindre, l’italienne et la hollandaise. Pour Leon Battista Alberti, la peinture est narrative alors que pour les Flamands, elle est descriptive et Ivan Illich d’ajouter : « Pour Alberti, l’image naissait comme une coupe à travers le cône visuel ; pour les Hollandais, la surface de l’objet vu et celle du tableau coïncident. » Dès la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle la compréhension du système optique humain se précise, l’analyse des couleurs et de la lumière s’affirme et on assiste à une série d’inventions techniques (kaléidoscope, thaumatrope, phénakistiscope, stroboscope, zootrope, diorama, stéréoscope, chambre, appareil photographique argentique, etc.) qui selon Jontahan Crary, qui en relate l’histoire, permet à un nouvel observateur de se manifester de façon de plus en plus standardisée. C’est ce moment qu’Ivan Illich nomme show :
J’entends attirer l’attention sur le commencement et la fin d’une époque scopique caractérisée par le mariage du regard et de l’image. Leur liaison a commencé à se relâcher voici deux cents ans. De nouvelles techniques optiques furent employées pour détacher l’image de la réalité de l’espace dans lequel des doigts peuvent la manipuler, le nez la sentir et la langue la goûter, afin de la montrer dans un nouvel espace isométrique « objectif » dans lequel aucun être sensible ne peut entrer.
18Avec l’image de synthèse, l’holographie, la télévision, la conception assistée par ordinateur, le scanner, et les innombrables écrans qui nous renvoient des milliers d’images (depuis le pare-brise de l’automobile, la fenêtre du wagon, l’écran du téléphone portable ou celui de l’ordinateur…), nous perdons le contact direct de notre œil avec ce qu’il regarde (le sens de la vue, lié aux autres sens et à d’autres capteurs sensoriels) pour accepter toutes les visions qu’on nous propose, y compris de ce qui est invisible à l’œil nu car trop microscopique. Ainsi la représentation se déréalise, se déterritorialise, se dématérialise. Inutile d’insister, chacun ici en a fait l’expérience et sait qu’une image visuelle n’est pas sage et en cache d’autres en un jeu de métamorphoses perpétuelles, brouillant le vrai et le faux, l’authentique et l’artifice, l’original et la copie…
192 – L’image tend à s’émanciper de l’imaginaire en se dévalorisant par le simple fait de sa prolifération et trop d’images tue l’image. C’est Gaston Bachelard qui invitait à « rêver les images en profondeur ». Dans L’Air et les songes (1943) il explique ce qu’il entend par « image littéraire » :
C’est un sens à l’état naissant, le mot – le vieux mot – vient y recevoir une signification nouvelle. Mais cela ne suffit pas encore : l’image littéraire doit s’enrichir d’un onirisme nouveau. Signifier autre chose et faire rêver autrement, telle est la double fonction de l’image littéraire. […] L’image littéraire ne vient pas habiller une image nue, ne vient pas donner la parole à une image muette.
20Le subtil assemblage langagier déclenche l’imaginaire, ainsi l’image active la pensée, provoque la rêverie, produit une « vue » de l’esprit qui vous enchante. Cela n’a pas échappé aux surréalistes pour qui « image » correspondait avant tout à son anagramme de « magie ». L’image ne se voit pas chez Bachelard, elle n’est pas un souvenir qui remonte à la surface de la mémoire comme chez Bergson ou une absente présente à la conscience comme pour Sartre, mais un mouvement qui active l’imagination. En fait, il s’agit d’un « essaim d’images » (pour reprendre la belle formule de Gilbert Durand) qui bourdonnent dans votre esprit au point d’en démultiplier les possibilités d’associations et d’inventions.
213 – Il faudrait également se demander ce que penser l’image veut dire. Pour Martin Heidegger, on s’en souvient, la question est : « qu’est-ce que cela qui nous dirige dans la pensée, qui nous appelle à penser ? », ce qui pour notre propos devient : « qu’est-ce qui nous donne à voir une image, que l’on peut penser ? » Penser l’image consiste à accueillir – comme un don – les questions qu’elle nous pose et ce faisant nous engage à poursuivre notre chemin, d’étonnement en étonnement. Penser l’image c’est poursuivre l’acte de penser, c’est-à-dire chercher l’être des étants.
22Ces trois points invalident le déroulé chronologique des « progrès » techniques et des manières de voir ce qu’on nous désigne être des images. Ils pointent les pièges d’une image qui s’impose à nos yeux non éduqués comme une évidence « fabriquée » (manipulée, travestie, floutée…) par un système de représentation à la technologie de plus en plus sophistiquée et distante de notre corps et de nos sens. Alors ? Alors l’image de la ville sur ce blason, ce dépliant touristique, ce bulletin municipal, est-elle réelle ? Alors cette photographie sur le mur d’un musée, la page d’un magazine, la une du journal, est-elle vraie ? Alors cette séquence urbaine dans un film, cette « mission » dans un jeu vidéo, cet épisode dans une série TV correspondent-ils à un quartier qui existe ou bien à une reconstitution fictionnelle ?
23Ce que je souhaite, humblement, suggérer est finalement simple et peu être ainsi énoncé : la représentation d’une ville mobilise à la fois des techniques de représentation, une culture du regard, une conception du système optique et témoigne toujours de leur entremêlement sans jamais pouvoir nous exposer comment les habitants de cette ville la voient, l’apprécient, la vivent. C’est la limite – ô combien cruelle – de la photographie par exemple : sa lisibilité réclame un accompagnement, un témoignage. Quand plus aucune personne ne peut nommer celles et ceux qui figurent sur une photographie, c’est que le temps du regardant est dissocié à jamais de l’espace des regardés. Il convient alors de légender le cliché, de le dater et de bien en indiquer le lieu. La légende exprime la représentation, c’est-à-dire rend présents les absents. Il en va de même pour un paysage urbain. Toute représentation est une vue qui réclame une vision.
Bibliographie
Trois publications de l’auteur
Paquot Thierry (2008), « Vidéo-urbain. Images et représentations des banlieues et de l’urbain diffus », Lieux communs. Les cahiers de LAUA, no 11, Nantes, p. 188-201.
Paquot Thierry (préparée et présentée par) (2008), Banlieues. Une anthologie, (avec une filmographie commentée), Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes.
Paquot Thierry (2008), « Paris n’est plus un mythe littéraire. Ou comment renouer avec un imaginaire parisien ? », Esprit, octobre, p. 144-157.
Indications bibliographiques
Ackermann Kathrin (2004), « “Les Symphonies urbaines” dans le cinéma des années vingt », Eidôlon, no 68, « Paysages urbains de 1830 à nos jours », sous la direction de Gérard Peylet, Peter Kuon et Beate Steinhauser, Presses Universitaires de Bordeaux, p. 481-498.
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Auteur
Professeur d’Aménagement et d’Urbanisme à l’Institut d’Urbanisme de Paris, Université Paris 12.
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