II - Bilan général de l’enquête : les maires de la Gironde (1790 - 1824)
p. 8-26
Texte intégral
1 - Tableaux statistiques (cf. Annexe 3) et notices biographiques (cf. Annexe 4)
2 - Commentaires
A - les maires sous la révolution
a - Les maires de 1790
1Comme le montrent les pourcentages de “non réponses” des tableaux statistiques, ce sont les maires les plus difficiles à connaître au cours de la période étudiée. Quelques caractéristiques apparaissent cependant clairement. En Gironde, les premiers maires élus appartiennent à la roture, sauf de Lugat à La Réole et de Baritault à Saint-Macaire. Quant au maire de Belin, Dupuy de Corbière, il constitue un exemple de noblesse prétendue, bien que mentionné “écuyer” dans une source imprimée datant du début du xxe siècle1. La presque totalité des maires provient de l’ancien Tiers Etat, à une exception près : à Targon, le curé Pierre Seinsevin, qui a en charge la paroisse depuis 1784, est élu maire en 1790. En Gironde, la part des prêtres et des nobles parmi les premiers maires élus en février 1790, apparaît très faible par comparaison avec le Limousin2 ou même avec le reste du pays3. En Haute-Vienne, par exemple, les curés ne représentent-ils pas 28 % des élus et les nobles 10 % ? En 1790, l’âge moyen des maires dépasse les 45 ans. Mais ce chiffre paraît peu élevé si on le compare à l’âge moyen des maires français au xixe siècle. Il traduit un incontestable renouvellement du personnel, l’appel à des hommes nouveaux.
2L’élu le plus âgé — François Remuzat — a 57 ans et il est élu à Villandraut. Certains n’ont pas atteint la quarantaine : celui de La Brède, Bernard Soulié a 39 ans, le maire de Castillon, 36 ans, le maire de Langon, 35 ans, et, le benjamin, celui de Podensac, a 31 ans. Il semble que les maires les plus âgés (53 ans) soient élus dans les plus petites communes, celles de moins de 500 habitants, sans doute pour cause de moindre choix, ou par respect traditionnel de la sagesse des anciens.
3D’autres éléments témoignent du renouvellement du personnel. Deux parentés seulement avec d’anciens maires ou administrateurs locaux ont été retrouvées chez les premiers maires : à Bazas et à Libourne, les deux élus concernés ont eux aussi exercé des fonctions municipales avant 1789. Il s’agit de maires de petites villes et il n’y a que trois élus à avoir exercé des fonctions municipales avant 1789. Il s’agit des maires de Bazas, Libourne et Cadillac. Fort Grangier à Bazas appartient à une famille présidiale de Bazas qui a donné un premier jurat à la ville en 1742 ; J.E. Durand-Lagrangère est jurat de Libourne depuis 1782 et marié à une fille d’ancien jurat ; Mathieu Faubet, a été le trésorier du corps de ville de Cadillac en 1787.
4Les maires de 1790 sur lesquels nous sommes informés (9 sur 34) sont enracinés dans le terroir : tous habitent la commune dans laquelle ils sont élus. Par contre, seulement un peu plus de la moitié d’entre eux sont nés dans cette commune, les autres se partageant à égalité entre natifs du canton et natifs d’un autre département. Ainsi, le maire de La Réole est natif d’Agen, celui de Villandraut, de Nîmes. Dans ces deux cas cependant, les familles sont installées en Gironde depuis longtemps quand la Révolution éclate. L’ancienneté de l’enracinement familial autour du clocher du village apparaît sans doute moins forte qu’on aurait pu le supposer : ces élus témoignent au moins de l’intégration des immigrants à la vie de la cité.
5Le renouvellement des élites apparaît-il dans les origines professionnelles des maires ? En 1790, la profession de 44 % seulement des maires a pu être identifiée. Il est clair que dominent les hommes de loi (31 % des cas connus) et les “fonctionnaires” (20 %). Les électeurs désignent pour les diriger ceux de leurs concitoyens qui détiennent le savoir, qui ont l’expérience de la parole ou de l’administration.
6Parmi les professions libérales, les activités juridiques l’emportent nettement : à Lesparre, La Brède, les premiers maires sont des notaires ; à Libourne et Bazas, des avocats. Plusieurs ont exercé des fonctions administratives sous l’Ancien Régime : à Villandraut, le maire est l’ancien juge du seigneur ; à Belin, un ancien inspecteur des finances ; à Bazas, un ancien conseiller à la Cour des Aides de Guyenne. D’autres maires débutent leur vie publique en 1789. Si beaucoup de nouveaux élus sont propriétaires ou rentiers, quelques artisans accèdent aussi aux fonctions municipales : dans un pays viticole comme la Gironde, les électeurs de Bassens et de Cadillac élisent maire un tonnelier. Enfin viennent quelques rares agriculteurs et négociants. Une comparaison avec les élus de la Haute-Vienne permet de montrer de sensibles différences. Les “anciens dominants” ont été écartés en Gironde au profit surtout de la bourgeoisie rurale, à laquelle appartiennent les trois quarts des maires, au lieu de 54 % seulement en Limousin4. Plusieurs nouveaux maires font partie des citoyens les plus riches et les plus imposés de leur commune : ainsi, à Lesparre, Castillon, Bazas...
7Les maires de 1790 ont exercé leurs fonctions pendant 2,7 ans en moyenne. Le record de longévité à la tête d’une mairie appartient au premier élu de Cadillac, Mathieu Faubet, qui ne quitte ses fonctions qu’en 1795, avec la mise en place des municipalités de canton. Ce cas est d’autant plus intéressant que Faubet a déjà exercé des responsabilités dans le corps de ville sous l’Ancien Régime : il constitue un exemple unique en Gironde de continuité parfaite, malgré les soubresauts successifs de 1789, 1792 et 1794. Pourtant, Faubet ne semble pas avoir renié — ou dissimulé — ses convictions pour demeurer en place : en 1793-1794, au plus fort de la tempête révolutionnaire, il est critiqué pour ses opinions et surtout, sa pratique religieuse. Un rapport5 le décrit ainsi : “Faubet, le vieux Faubet, qui communiait tous les dimanches à une dernière messe, qui servait deux ou trois messes par jour, avait à sa disposition un prêtre selon son cœur”.
8Mais Faubet constitue une exception : dans de nombreux cas, l’exercice des fonctions municipales se révèle très court et les premiers maires ne résistent pas à l’accélération de la Révolution en 1790 et 1791 ; la quasi totalité des élus de 1790 n’atteint pas 1792. Ainsi, à Villandraut, élu le 11 février 1790, François Ramuzat démissionne le 3 août 1790 ; à Belin, Jacques Dupuy de Corbière quitte aussi la mairie en août 1790 ; à Lesparre, le premier maire Jean Constant, notaire royal, citoyen le plus riche de la commune, est remplacé en décembre 1790 par Jacques Bernard aîné dont la femme flagelle les dévotes restées fidèles au curé réfractaire !6. A Targon, le curé Seinsevin abandonne ses fonctions de maire en février 1791 ; à Langon, Jean Raymond de Raincy démissionne le 25 octobre 1790. La brièveté de ces mandats s’explique-t-elle-uniquement par l’évolution politique du pays ?
9La trop grande imprécision des sources ne permet pas d’avancer une réponse définitive ; il semble que les conflits ne constituent pas la raison principale de ces démissions.
10Des exceptions méritent d’être notées : à Targon, le premier maire, un curé, quitte ses fonctions au moment où il se rétracte après avoir juré le serment de fidélité en février 1791 et refusé la constitution civile du clergé7. A Belin, un conflit au sujet de la résidence du curé conduit le maire à démissionner. A La Brède enfin, en mai 1791, le maire est contraint de renoncer à ses fonctions après le dépôt d’une plainte par l’administration du district l’accusant de refuser de payer la contribution patriotique. Dans d’autres communes, l’abandon des fonctions municipales est dû à l’exercice d’autres charges, soit incompatibles, soit jugées trop prenantes : à Villandraut, F.Ramuzat quitte la mairie en août 1790 pour s’occuper de l’administration du district de Bazas. A Libourne, J.E. Durand-Lagrangère renonce en août 1791 à ses fonctions car il préside le tribunal du district de Libourne.
11Certains démissionnaires retrouvent leur mairie plus tard, à plus ou moins longue échéance : Guillaume Ichon, à Branne, est de nouveau maire à la fin de 1792, puis sous le Consulat ; F. Ramuzat, à Villandraut redevient maire de 1792 à 1795, puis de 1804 à 1807 ; de Raincy, à Langon,... de 1830 à 1835 ! Ce dernier est un des seuls élus de 1790 à avoir exercé d’autres fonctions politiques sous Napoléon Bonaparte et la monarchie censitaire : il siège en effet au conseil général de 1800 à 1812 et au conseil municipal sous la monarchie de Juillet, de 1834 à 1840.
12Quant à J.E Durand-Lagrangère, à Libourne, il est devenu conseiller général de l’an VIII à 1826 : la carrière du premier maire de Libourne est donc exceptionnelle et constitue un exemple unique en Gironde de continuité entre l’administration d’Ancien Régime et celle issue de la Révolution, puis de la Restauration.
b - Les maires de 1792
1390 % des maires en fonction aux débuts de la République sont des hommes nouveaux n’ayant pas exercé cette fonction sous la monarchie constitutionnelle de 1790 à 1792. Sur les deux tiers des maires identifiés, 96 % appartiennent à la roture, soit un chiffre supérieur à celui de 1790. Clergé et noblesse sont éliminés par les électeurs. Le renouvellement apparaît également à travers l’âge moyen des maires en 1792 (42 ans), soit un rajeunissement de quatre ans par rapport à 1790. Les variations de l’âge selon la taille des communes ne sont pas significatives car le nombre de non réponses est trop élevé. Signe de renouveau encore, un seul lien de parenté avec des maires précédents a pu être établi : à Lesparre, le maire de 1792, Constant, est le fils du maire de 1790. Quelques maires ont cependant déjà exercé les fonctions de conseiller municipal. L’implantation locale reste caractéristique : la totalité des élus réside dans la commune dont ils reçoivent la confiance. Quand le lieu de naissance a été retrouvé, il confirme l’enracinement des élus : 83 % des maires de 1792 sont nés dans la commune qu’ils administrent. Sur un peu plus de la moitié des maires dont la qualification est connue, quatre exercent une profession agricole ; puis viennent trois fonctionnaires et à égalité un homme de loi, un commerçant, un artisan, un négociant et un médecin. Les “anciens dominants” — pour reprendre l’expression de 1790 — ne représentent plus que 5 % du total, alors que la bourgeoisie rurale recule légèrement (63 % au lieu de 73 %) au profit des paysans et des artisans.
14Ne faut-il pas voir, dans ce changement, le glissement de la Révolution de 1789 vers la République et des idées plus avancées ? Les couches les plus aisées des villages laissent la place peu à peu aux habitants plus modestes. Cette évolution dans l’origine socioprofessionnelle des élus est confirmée par une étude de leurs revenus : malgré les faibles informations dont nous disposons (un tiers de réponses seulement), il faut constater que la moitié des maires peut être considérée comme peu fortunée alors qu’en 1790, tous les élus étaient aisés et même plutôt très riches. Le suffrage universel et les nouvelles conditions politiques ont favorisé cette démocratisation.
15Les maires élus en décembre 1792 exercent leur charge un an en moyenne. Cependant, compte tenu de leur retour aux affaires quelques années plus tard, la durée totale de leur carrière politique est de cinq ans et demi, soit deux fois plus que leurs prédécesseurs. Les écarts dans la longévité à la tête d’une mairie ne varient guère selon la taille de la commune. Cependant, les moyennes cachent de très grandes disparités et des carrières discontinues.
16Dans quelques chefs-lieux de canton, le maire a exercé son mandat pendant plus d’une décennie : ainsi, à Branne, Pierre Rose Lamousnerie est maire pendant treize ans, mais ce riche négociant issu de la bourgeoisie doit abandonner ses fonctions en novembre 1792 au début de la République pour ne les retrouver que sous l’Empire en 1806. A Pessac, Joseph Lousteau, élu en décembre 1792, quitte son siège en 1795 pour le retrouver en 1803 ; tel est aussi le cas, à Sainte-Foy-La-Grande, de Jean-Pierre Sambellie qui occupe la première magistrature de la ville pendant treize ans, entre 1792 et 1809. A Sainte-Foy-La-Grande, Sambellie, élu en avril 1792 reste en place jusqu’en décembre 1795 et redevient maire en juillet 1799, jusqu’à sa mort en 1809.
17Mais dans d’autres communes, plus nombreuses, le maire de 1792 ne fait que passer et ses fonctions ne durent pas plus de deux ou trois ans : à Créon, Thomas-François Rey, élu en novembre 1791, quitte la mairie en mai 1794 ; à Saint-Vivien du Médoc, Louis Joseph Planton, maire élu à la fin de 1791, cesse ses fonctions en mai 1794 ; à Bassens, un an de mairie seulement pour Elie Peyraud ; à Castillon, Jay siège entre avril 1791 et février 1793 ; à Bazas, Jean-Joseph Becquet ne fait qu’un court passage à la mairie en 1792 ; à Libourne, François Piffon est maire de novembre 1791 au début de l’année 1793. Ces quelques exemples témoignent de l’importance des dates de 1793-1794 : les événements nationaux, dominés par la politique de Terreur, provoquent la fin de certaines carrières municipales ou du moins leur interruption.
c - Les maires de 1794
18Toutefois, il convient aussi de souligner les limites de la rupture de la Terreur. En effet, si les trois quarts des maires sont renouvelés, un quart des édiles reste en place entre les débuts de la République et la Convention thermidorienne, surtout dans le sud du département (Villandraut, Belin, Cadillac, Langon...), au nord-est (Guîtres, Coutras...) et autour de Bordeaux (La Brède, Pessac...). Cette situation ne correspond pas à ce qu’affirme l’historienne Jocelyne George : “Après Thermidor... ceux qui ont accepté des charges municipales sous la Convention montagnarde deviennent des réprouvés politiques”8.
19N’est-il pas paradoxal — car ce n’était pas le cas en 1790 ou en 1792 — de voir apparaître en Gironde, parmi les maires de 1794, un représentant de la noblesse ? Henry Jean Paul Dealis de Saugean, membre d’une vieille famille de noblesse d’épée, est maire de Saint-Savin de 1793 à l’an VIII. Le maintien de certains maires est-il dû à un “jacobinisme plus avancé”9 comme à Belin, pour Jean Patachon ? Les archives ne fournissent guère de réponses. Il apparaît cependant que la quasi-totalité des maires de 1794 est expérimentée, c’est à dire a exercé une fonction de conseiller municipal. Cela est vrai surtout dans les communes les plus peuplées, où les deux tiers des maires ont déjà siégé au conseil municipal. Pourtant, l’âge moyen des nouveaux maires, au moment de leur élection, reste le même que celui des maires de 1792 (42 ans) : les dirigeants de 1794 allient jeunesse et expérience. Les édiles de 1794 augmentent encore la longévité moyenne de leur mandat qui atteint six ans et demi.
20Le renouvellement relatif des maires s’accompagne apparemment d’une diversification de leur origine géographique : sur les dix maires dont l’origine est connue, cinq sont nés dans la commune où ils sont élus, trois sont nés dans des départements étrangers. Ainsi, Honoré Aubert, maire de Saint-Ciers, est né à Paris en 1765 où il a exercé les fonctions d’intendant du marquis de Lamoignon. Quand il est élu maire en janvier 1793, il franchit la première marche du “cursus honorum” qui le range plus tard parmi les grands notables du département : sous-préfet de Blaye (1801), député au Corps Législatif de 1808 à 1814 puis député et pair de France sous la Monarchie de Juillet. La diversification des lieux de naissance ne s’accompagne pas d’un éloignement géographique de la commune administrée. A une exception près, tous les maires habitent leur commune : seul Jean Lousteau, maire de Pessac, habite Bordeaux, mais la distance est minime !
21Les maires de 1794 ont des activités très sensiblement différentes de celles de leurs prédécesseurs. Parmi eux, on trouve moins de professions libérales — mais près d’un cinquième des élus cependant, parmi lesquels prédominent les hommes de loi — et moins de “fonctionnaires”. Un plus grand nombre de maires appartient au monde du commerce et de l’industrie — ce sont surtout des artisans et des négociants — et, force est de constater une poussée des propriétaires rentiers. Le pourcentage d’agriculteurs reste stable et élevé depuis 1792, presque 20 % du total. La diversification socioprofessionnelle conduit à un certain équilibre des revenus : les maires très riches, aisés et peu fortunés sont en nombre à peu près égal en Gironde. Géographiquement, il faut remarquer des maires riches dans les petites communes et une situation plus hétérogène dans les autres cas. Parmi les maires très fortunés, dans des villages, citons Guillaume Ichon, à Branne, issu de la bourgeoisie de négociants, payant en 1791 un marc d’argent de contribution, ce qui le classait parmi les 20 % des citoyens les plus riches du pays. Le maire de Branne disposait en 1791 d’un valet et d’une servante. Mathurin Geynet fils, à Créon, constitue un autre exemple de maire ayant payé le marc d’argent.
d - Conclusion
22L’étude des maires au cours de la décennie révolutionnaire fait apparaître quelques permanences mais surtout des changements.
23Parmi les traits constants quelle que soit l’époque étudiée, il faut citer l’instabilité : le renouvellement est toujours supérieur à 50 % d’une date à l’autre, malgré la brièveté des périodes. Les maires issus de la roture l’emportent de façon écrasante. L’expérience des affaires locales est plus fréquente quand la taille de la commune augmente. Par contre, les maires sont plutôt plus âgés dans les petites communes que dans les bourgs ou petites villes : la rareté des citoyens compétents y incite à faire appel aux “sages”. Dans presque tous les cas, le maire est enraciné dans la commune qu’il administre après y être né et y avoir vécu.
24Force est de constater une expérience de la gestion locale de plus en plus grande chez les maires au fil de la Révolution : l’exercice de responsabilités antérieures, rare chez les élus de 1790 (environ 29 %), devient dominant en 1792 (56 %) et écrasant en 1794 (environ 81 %). Les électeurs privilégient incontestablement les hommes expérimentés, quel que soit le régime sous lequel ils ont acquis leurs compétences. Cela n’exclut pas un léger rajeunissement, l’âge moyen des maires passant de 46 ans à 42 ans entre 1790 et 1794. Au fil des années, la durée moyenne du mandat de maire dans la carrière politique s’allonge : d’un peu moins de 3 ans à presque 7 ans en 1794. Au point de vue socioprofessionnel, le nombre de maires issu des professions libérales et de la “fonction publique” diminue sensiblement (de 38 % en 1790 à 32 % en 1792 et 21 % en 1794) alors qu’il faut enregistrer une percée des maires agriculteurs (absents en 1790, ils représentent un élu sur cinq par la suite) et des maires travaillant dans le commerce et l’industrie, principalement des commerçants et négociants, les artisans restant stables. Enfin, apparaît une incontestable démocratisation dans le recrutement des maires au cours de la Révolution. Deux critères permettent de la mesurer : l’appartenance sociale et les niveaux de richesse. Entre 1790 et 1794, le nombre de maires appartenant à la bourgeoisie rurale10 tombe de 73 % à 62 % ; les maires issus des anciens dominants représentent 7 % en 1790 puis disparaissent et les maires paysans ou artisans voient leur nombre passer de 20 % à 38 %. Les évaluations de fortune montrent qu’en 1790, les trois quarts des premiers maires élus sont très riches et les autres riches. En 1792, l’argent joue un rôle moindre : 12 % seulement des maires sont très riches et 44 % riches mais près de la moitié appartient aux citoyens peu fortunés.
25Pour mieux cerner l’originalité des maires de la Gironde, comparons les à ceux des départements voisins du Limousin. Des points communs apparaissent tel que l’élargissement du recrutement social des maires à partir de 1792, avec l’élection d’hommes plus modestes. Mais les différences l’emportent : le poids des nobles et des curés reste très élevé dans le Limousin ; quant à la bourgeoisie rurale (notaires, avocats et marchands) elle est moins représentée dans les mairies (54 % en 1790) mais elle étend son emprise par la suite. Le changement de 1792 est beaucoup moins marqué dans le Limousin qu’en Gironde : le renouvellement y est moindre (55 % des maires reconduits). L’impression est confirmée par l’étude des liens de parenté : en Limousin, des exemples montrent que la direction des affaires municipales appartient entre 1790 et 1795 aux mêmes familles, déjà en place avant la Révolution et qui restent longtemps au pouvoir. En Gironde, cette mainmise par quelques familles sur le pouvoir municipal n’existe pas aussi fortement : certes, dans un tiers des cantons, les maires de l’époque révolutionnaire appartiennent à des familles ayant exercé des responsabilités sous l’Ancien Régime, mais autres que municipales le plus souvent.
26Enfin, une approche comparative des maires de Gironde et des maires de la France entière peut être tentée grâce aux informations fournies par les travaux de Jacques Godechot et de Jocelyne George. Les traits caractéristiques des maires girondins correspondent à ceux des maires de l’ensemble du pays, mais avec quelques nuances qui font la spécificité locale. Ainsi, les hommes riches dominant en 1790 s’effacent progressivement et laissent la place à des artisans et des agriculteurs. Mais deux différences apparaissent pour la Gironde : le petit nombre des curés parmi les maires en 1790, et, une “épuration” des municipalités après Thermidor, moins brutale et moins systématique.
B - les maires du consulat et de l’empire
27Le mode de recrutement des maires est transformé par la loi du 22 pluviôse an VIII. Les maires retrouvent leur nom ; ils sont nommés par le Premier Consul puis par l’Empereur dans les communes de plus de 5 000 habitants — seule Libourne est concernée dans notre échantillon girondin — et par le préfet dans les autres communes. Les maires sont pris parmi les conseillers municipaux. Quels changements cette réforme provoque-t-elle en Gironde ?
a - Les maires de 1802
28Il semble — mais n’est-ce-pas dû à une documentation plus riche ? — que le renouvellement soit massif par rapport à 1794 : sur les vingt-huit maires identifiés, deux seulement exerçaient déjà leurs fonctions en 1794. Il s’agit des maires de Branne et de Saint-Vivien-du-Médoc, deux petites communes de moins de 1 000 habitants. A Branne, Guillaume Ichon constitue un cas exceptionnel puisqu’il a été le premier maire élu en 1790 : la surface sociale du personnage, issu de la bourgeoisie et très fortuné, ainsi que l’expérience acquise expliquent sans doute le choix du préfet. A l’exception de ces deux communes et de Sainte-Foy-La-Grande, petite ville dans laquelle le premier maire du Consulat, Jean-Pierre Sambellie, a déjà exercé ses fonctions en 1792, force est de constater que le xixe siècle et le changement de régime amènent une immense proportion d’hommes nouveaux.
29Parmi les maires de 1802, un seul exerce d’autres fonctions politiques dans le cadre de l’arrondissement : François Compans, à Cadillac, après avoir participé à l’administration municipale sous le Directoire entre au conseil d’arrondissement en l’an VIII, parallèlement à son accession à la mairie. Le préfet choisit des hommes moins jeunes que les électeurs : peut-être en espère-t-il une plus grande sagesse ? La moyenne d’âge en 1802 frôle les 50 ans, l’âge moyen de nomination étant d’un peu plus de 48 ans. 28 % ont plus de soixante ans (c’est le groupe le plus nombreux) et 19 % seulement moins de quarante ans. Les maires des petits chefs-lieux de cantons apparaissent nettement plus âgés que les autres (plus de 59 ans en moyenne) : cela est sans doute dû au choix dans les villages d’hommes expérimentés et bien “connus”, comme nous l’avons vu à Branne et à Saint-Vivien.
30Bien que plus âgés globalement, les maires de 1802 restent plus longtemps en place : la stabilité semble arriver après les secousses révolutionnaires. En moyenne, les maires du Consulat exercent leurs fonctions pendant plus de neuf ans. Certes, cette moyenne cache de gros écarts : 47 % des maires dépassent les douze ans à la tête de leur commune ; 47 % n’atteignent pas les huit années. La plus grande longévité appartient aux maires des gros bourgs tels Castillon, Coutras, Sainte-Foy, etc : le mandat y dure 13 ans en moyenne au lieu de 8 à 9 ans ailleurs. La longévité explique l’âge moyen élevé des maires en fin de carrière : à soixante ans, en général, vient l’heure de la retraite. Mais le retrait est-il volontaire ? La réponse doit être nuancée : à partir des motifs de cessation de fonctions connus, il est clair qu’une grosse moitié choisit de partir, en démissionnant. Citons quelques exemples : à Villandraut, Clément Portepain, nommé en 1800, démissionne en mai 1804 sans raison connue ; à La Brède, Louis Boyreau, nommé en 1800, démissionne en 1812, en raison de son âge (il a 74 ans) ; à Targon, le maire Jean Joseph de Lompuy, nommé en 1802, quitte le pouvoir municipal en 1808, après un conflit avec un adjoint : l’affaire, pittoresque, anime le village, suscite l’intervention du sous-préfet puis du préfet. Le maire reproche à son adjoint d’être un “individu indécrottable”, tandis que le sous-préfet défend l’adjoint et explique la querelle par l’ascendant nuisible pris sur le maire par sa femme, une ex-religieuse ! A Coutras, Jean-Baptiste Dupuy, maire depuis 1800, démissionne en 1810, invoquant sa santé et ses affaires. A Libourne, Gaston-Auguste Lacaze quitte volontairement ses fonctions en avril 1815, pendant les Cent Jours, mais reste membre du conseil municipal.
31Mais de nombreux exemples révèlent une cessation d’activité non volontaire. Dans certains cas, seule la mort met fin au mandat : à Belin, Lafitte meurt en 1804 et à Langon, Labat meurt en 1807, après de brèves carrières à la tête de la commune ; à Sainte-Foy-la-Grande, au contraire, la mort qui terrasse Sambellie en 1808 met fin à une longue administration municipale commencée en 1792. Ailleurs, les maires — mais il semble qu’ils soient très minoritaires — sont démis de leurs fonctions pour des raisons politiques. Les changements de régime des années 1814-1815 ont provoqué les plus fréquentes ruptures de carrière : ainsi, à Saint-Savin, Jean-Baptiste Dufaure est suspendu en août 1815 ; à Bourg, Jean Labadie est révoqué à la même date : maire depuis l’an IX, jugé “très bon et très estimé” par l’administration en juin, il est considéré comme en grande partie responsable, en août, du “fort mauvais état d’esprit de la ville car il a pris lors des derniers événements une conduite trop marquante, des opinions trop prononcées”. En fait, Labadie s’est déclaré favorable aux Cent Jours et à l’Acte additionnel.
32Hommes neufs, les maires de 1802 n’en sont pas moins enracinés dans leur commune : leur lieu de naissance comme leur domicile le prouvent. Tous — à une exception près — appartiennent à la roture : un seul, le maire de Targon, déjà évoqué, Jean-Joseph de Lompuy de Molères, écuyer, appartient à une vieille famille de noblesse d’épée. Les activités des maires de 1802, comparées à celles des élus de 1794, révèlent d’abord des permanences. Ainsi, il faut remarquer le maintien du nombre élevé des métiers du commerce et de l’industrie, la faible part de l’agriculture et des propriétaires rentiers. Mais des transformations sont indéniables : la poussée des professions libérales et de la fonction publique. Au sein des premières, les hommes de loi l’emportent de façon écrasante. Les notaires arrivent en tête : les maires de Coutras (Dupuy), de Belin (Lafitte), de Saint-Savin (Dufaure)... en constituent quelques exemples en 1802. Comme l’écrit Jocelyne George dans son Histoire des Maires, “les notaires sont très recherchés par les préfets qui ont le souci d’une correspondance correctement écrite”. Puis viennent quelques rares médecins ou officiers de santé (ex : Cazeaux, à Lesparre) ou des géomètres (tel Martin, à Saint-Symphorien). Parmi les fonctionnaires figurent plusieurs employés des contributions (comme à Bassens, avec le percepteur Ferrand), des juges de paix, tels Labadie à Bourg, Giresse à Bazas... Dans l’ensemble, la recherche de gens instruits semble être l’objectif prioritaire pour les autorités.
33La culture s’accompagne-t-elle de la fortune ? Les revenus d’environ 60 % des maires ont pu être évalués : 40 % des maires de 1802 apparaissent très riches, soit un pourcentage sensiblement supérieur à celui de 1794 ; 35 % sont choisis parmi les habitants peu aisés de la commune, soit une proportion supérieure à celle de 1794. La situation de fortune des maires du Consulat se caractérise donc par un creusement des écarts et par une certaine “démocratisation” du recrutement. Il est intéressant d’observer que les maires des petites communes sont plus riches que ceux des grandes : la place limitée des notables dans les villages ne laisse guère le choix au préfet. La nomination ne modifie pas sur ce point la tendance observée au temps de l’élection, en 1794.
b - Les maires de 1811
34Sous l’Empire, en 1811, quelles modifications apparaissent ? Une certaine stabilité semble s’être installée : environ un quart des mairies n’a pas changé de titulaire. La continuité est plus forte dans les communes les plus peuplées que dans les villages. La durée moyenne de l’exercice des fonctions pour les maires de 1811 s’allonge encore par comparaison avec celle de 1802 (plus de dix ans), ce qui confirme une stabilité plus grande par rapport à l’époque révolutionnaire. Les motifs de cessation de fonctions rappellent ceux des maires de 1802. Dans la moitié des cas, la fin du mandat est due à une démission ; dans l’autre moitié, les maires sont révoqués : les Cent Jours et le retour de la monarchie constituent les causes principales des renvois. Les démissions l’emportent dans les plus petites communes (lassitude ?) et les révocations dans les plus grandes (trop de pouvoir ?).
35Quand la carrière municipale antérieure a pu être reconstituée, il apparaît que huit maires de 1811 ont exercé des fonctions à l’échelle communale avant leur nomination à la magistrature suprême. Six ont fait partie de conseils municipaux et deux ont été adjoints. Le cumul des fonctions reste rare : quelques maires seulement ont siégé au conseil général ou au conseil d’arrondissement. Dans la très grande majorité des cas, l’accès à une marche supérieure dans la hiérarchie du “cursus honorum” intervient après la nomination. Les exemples de maires dont la carrière est sortie du cadre communal sont si rares qu’il faut les citer. Aucun maire de petite commune n’a franchi cette étape. Dans les communes comprises entre 1 000 et 1 999 habitants, certains ont exercé plusieurs mandats locaux, parfois avec cumul. A Bassens, le maire, Louis-Isaac de Sarrau, est nommé conseiller d’arrondissement en septembre 1824 et le reste jusqu’en 1833. A Monségur, le maire Pierre-Antoine Villevielhe, en fonction de l’an IX à 1814, siège au conseil d’arrondissement de La Réole vers 1807-1808, avant d’entrer au conseil général où il reste jusqu’en 1817. A Targon, le maire Guillaume Roustaing, en place de 1808 à 1830, fait un bref passage au conseil d’arrondissement : élu en 1816, il démissionne en 1817.
36Dans les plus gros chefs-lieux de canton, quelques cas confirment la règle. A Saint-Ciers, le maire Bernard Frouin entre au conseil d’arrondissement de Blaye, après son départ de la mairie en 1817. A Blaye, le maire Antoine Deluc de Lagrange a siégé dans le conseil général de Charente-Inférieure en 1809, avant sa nomination en Gironde, puis dans le conseil d’arrondissement de Blaye à partir de 1811. Quant au maire de Libourne, Gaston Auguste Lacaze, il entre au conseil d’arrondissement de Libourne en 1822, puis au conseil général de la Gironde en 1825, au sein duquel il siège jusqu’en 1848 : dans ce cas, la carrière municipale a précédé les fonctions locales plus larges. La relative stabilité n’empêche pas un léger rajeunissement du personnel municipal : l’âge moyen des maires est d’environ 41 ans lors de leur première nomination. Des hommes nouveaux et plus jeunes ont été nommés à la tête des chefs-lieux de canton entre 1806 et 1809, période de renouvellement des maires nommés sous le Consulat. L’âge moyen selon la taille des communes ne montre pas d’écarts significatifs.
37Force est de constater un changement sensible quant à l’origine géographique des maires en 1811 : 46 % des lieux de naissance connus se situent en dehors de la commune du maire. Même si ce chiffre est excessif — de nombreux élus figurant dans les non réponses parce que leur acte de naissance n’a pu être retrouvé sont sans doute natifs du chef-lieu dans lequel ils exercent leurs fonctions —, il constitue un incontestable signe d’une plus grande mobilité géographique et donc d’un moindre enracinement local. Mais le berceau ne se situe que rarement hors du canton.
38Un deuxième changement majeur mérite d’être souligné : le retour de la noblesse (16 % des maires sont nobles, 10 % appartiennent à la noblesse ancienne). A côté d’une noblesse sans doute prétendue — telle celle du maire de Pellegrue, Destrac de Lugagnac —, et — un cas de noblesse récente de Lafon à Langon —, plusieurs noms de vieille noblesse figurent parmi les maires de 1811 : de Deluc de Lagrange à Blaye, de Sarrau à Bassens (dont les lettres de noblesse remontent à 1616) et Bonnet de Beauduc à Créon.
39Les activités des maires de 1811 rappellent celles des maires de 1802 mais une évolution relevée alors s’accentue et deux nouveautés apparaissent. La fonction publique et les professions libérales continuent à dominer et accentuent leur position : près de la moitié des maires en sont issus. Le changement est dû à la poussée des propriétaires et rentiers. Les maires issus de la fonction publique sont par exemple ceux de Guitres (Brachet) et de Monségur (Villevieilhe), employés des contributions directes ; ceux de Saint-Ciers, Frouin et de la Réole, Montauze, juges de paix. Au sein des professions libérales, les notaires — Leguay à Saint-Vivien, Hugon à Castelnau, Roustaing à Targon — et les officiers de santé — Ducos-Tursaut à Podensac, Tatin à Saint-Macaire — dominent.
40En ce qui concerne la situation de fortune, les tendances constatées en 1802 ne font que s’accentuer et aucun changement d’envergure n’est enregistré. De plus en plus de maires sont très riches, 44 % des cas connus mais le nombre des peu fortunés s’accroît (de 35 % à 37 %). La diversification et la démocratisation se poursuivent. Dans les petits chefs-lieux de cantons, la richesse l’emporte encore : les deux tiers des maires y sont très riches ou riches. Dans les gros bourgs ou petites villes, la répartition est plus équilibrée. Dans les plus petites communes, tous les maires, pour la plupart des propriétaires, appartiennent à des familles très riches.
c - Les maires en Gironde à l'époque napoléonienne
41L’ère napoléonienne, en modifiant le mode de recrutement des maires, provoque un renouvellement massif des notables municipaux en 1802. Des hommes nouveaux accèdent à la tête des chefs-lieux de cantons du département au temps du Consulat. Cela explique un léger rajeunissement des maires, surtout dû aux changements dans les plus petites communes. Sous l’Empire, le renouvellement apparaît bien moindre et en 1811, les hommes expérimentés l’emportent dans les mairies. La durée moyenne du mandat s’allonge légèrement pour dépasser les 10 ans.
42Le cumul des mandats demeure très rare. La noblesse retrouve sous Napoléon une partie de son pouvoir local : 16 % des maires de 1811 sont d’authentiques membres du second ordre d’Ancien Régime. Si l’enracinement communal demeure largement dominant, le pouvoir choisit de plus en plus des maires nés hors de la commune (mais peut-être immigrants de longue date ?) : près de la moitié en 1811.
43Les maires nommés sont issus des couches sociales les plus élevées : sous Napoléon, les autorités désignent de plus en plus de propriétaires rentiers, de professions libérales ou de fonctionnaires. La part des agriculteurs et des métiers du commerce ou de l’industrie diminue sensiblement. Le retour des notables traditionnels qui s’effectue à l’époque napoléonienne s’accompagne d’une élévation de la situation de fortune des maires, quoique le nombre des édiles peu riches augmente aussi : n’est ce pas dû, dans certains cas, aux difficultés rencontrées par le pouvoir pour trouver un maire ?
44La comparaison entre les maires de l’époque révolutionnaire et ceux de l’ère napoléonienne en Gironde révèle quelques changements. Les hommes nommés à la tête des municipalités sous Napoléon sont plus âgés, exercent leurs fonctions plus longtemps, sont moins souvent nés dans leur commune et portent plus fréquemment un nom à particule. Les maires du Consulat et de l’Empire sont davantage issus des couches supérieures de la société. Les maires de Gironde sont-ils différents des maires français ? Ils sont sensiblement plus jeunes : 41 ans lors de leur nomination et 55 ans lors de leur départ au lieu de 45 et de 59 ans. Leur enracinement dans le terroir apparaît à la fois plus grand (24 % sont nés dans la commune administrée au lieu de 15 %) et moins étroitement local (9 % nés dans le canton, 3 % dans le département et 6 % dans un autre département alors qu’en France, les chiffres de 1811 donnent respectivement 3 %, 1 % et 3 %). Mais la différence tient peut-être au pourcentage de non réponses — recherches non effectuées — dans l’enquête nationale : par leur domicile réel, les maires girondins ne sont-ils pas plus attachés à leur commune ? (76,5 % y habitent contre 71 %).
45Les maires de Gironde sont très largement issus de la roture, mais beaucoup moins que l’ensemble des maires du pays (83 % au lieu de 91 %). Alors que 6 % des maires français sont d’authentiques nobles sous Napoléon, en Gironde le chiffre atteint les 13,5 %. Si 3,5 % des édiles girondins à particule sont de noblesse récente, 10 % peuvent revendiquer des titres anciens (6 % en France). La situation de famille des maires de Gironde ne se distingue guère de celle de l’ensemble national : une très large majorité des premiers magistrats municipaux est mariée et a environ trois enfants.
46Alors qu’en France, les agriculteurs et les propriétaires rentiers constituent les catégories sociales qui fournissent le plus de maires (40,5 % et 24,5 %) sous Napoléon, en Gironde, ils ne représentent que 9 % et 18 % de l’ensemble. La part des métiers de l’industrie et du commerce est aussi plus faible (12 % au lieu de 15 %), tandis que le poids des professions libérales (20 % au lieu de 11 %) et des fonctionnaires (26 % au lieu de 5 %) est dominant. Cette originalité doit tenir compte de la différence dans l’échantillon étudié : en France, l’enquête nationale a porté sur toutes les communes d’un certain nombre d’arrondissements alors qu’en Gironde, l’enquête n’a pris en considération que des chefs-lieux de canton, ce qui diminue le poids du monde rural. Le parcours politique du maire girondin présente aussi quelques différences : il semble — le pourcentage de non réponses invite toutefois à la prudence — que l’expérience municipale du futur maire soit plus longue en Gironde (18 % des maires ont siégé dans des conseils municipaux au lieu de 8 % seulement). En complément à l’expérience personnelle, il faut ajouter que les liens de parenté entre les maires sont plus fréquents en Gironde même s’ils ne concernent qu’un nombre très restreint d’édiles (au moins 4 maires en 1811).
C - les maires sous la restauration
47Ce sont les mieux connus, grâce à des sources plus nombreuses et plus informées. Tous ont été identifiés : les noms font apparaître un profond renouvellement, plus des trois quarts des maires étant des hommes nouveaux. Mais le changement de nom peut parfois cacher une continuité, sous la forme du retour d’une famille ayant déjà exercé les plus hautes charges municipales. Ainsi, à Créon, le premier magistrat en 1824 n’est autre que l’ancien maire de 1794 et le fils du maire de 1790 ! Cette longévité a d’ailleurs des racines plus lointaines encore : Geynet père, riche personnage local, exerçait sous l’Ancien Régime la charge de procureur du roi de la grande prévôté royale de l’Entre-Deux-Mers. Le fils aîné de Geynet, Mathurin, est nommé maire par Ysabeau le 6 septembre 1794 et le reste jusque vers juin 1795, avant de retrouver la mairie sans doute vers août 1816. De la monarchie pré-révolutionnaire à la monarchie restaurée, voilà un bel exemple de continuité et d’adaptation aux différents régimes politiques ! Mais un tel cas demeure exceptionnel. A La Brède, l’accession à la mairie du baron Joseph Cyrille Secondat de Montesquieu, né en 1748, émigré pendant la Révolution, ultra-royaliste sous Louis XVIII, renoue les liens anciens entre la commune et la famille du philosophe.
48Quelques uns des nouveaux maires ont déjà exercé d’autres fonctions politiques locales. Sept ont siégé dans un conseil municipal et quatre ont occupé un fauteuil d’adjoint. L’expérience apparaît somme toute rare : cependant, cette impression est peut-être due à l’impossibilité de reconstituer avec certitude et de façon exhaustive la carrière des maires ? Après leur passage à la tête d’une municipalité, les maires approfondissent leur expérience de la gestion des affaires locales : un quart des maires de 1824 a siégé dans un conseil d’arrondissement et 9 % ont siégé au conseil général.
49Le renouvellement des hommes ne s’accompagne pas d’un rajeunissement : au contraire, les maires de la Restauration en Gironde sont nommés à un âge mûr (un peu plus de 46 ans) et en 1824, au moment du sondage, ils ont en moyenne 53 ans, soit l’âge le plus élevé depuis la création de la fonction en 1789. Un premier élément d’explication de ce vieillissement tient à l’allongement très sensible de la durée moyenne de l’exercice du mandat : presque 13 ans pour les maires de 1824 au lieu d’un peu plus de 10 ans en 1811 et d’à peine 5 ans sous la Révolution. La fonction apparaît plus stable dans les gros bourgs ou petites villes que dans les villages. Le motif de cessation d’activité — hélas connu dans un quart des cas seulement — étant le plus souvent le décès, il semblerait que les maires de la Restauration se soient davantage attachés à leur charge que leurs prédécesseurs. D’ailleurs, la moitié des maires ne quitte ses fonctions que pour raison d’âge ou de santé.
50Qui sont ces maires en place sous Louis XVIII, plus âgés, plutôt plus expérimentés, plus intéressés par leurs fonctions ? Ils sont moins enracinés dans la commune qu’ils administrent que les maires de l’Empire. L’origine géographique des deux tiers d’entre eux est connue : elle révèle que moins de la moitié des maires est née dans la commune administrée ; plus de 20 % dans le canton ; plus de 10 % dans le département et 25 % dans un autre département. La mobilité géographique s’est sans doute accrue mais l’amélioration de nos sources fausse peut-être la perspective et doit, en tout cas, inciter à la prudence des conclusions. Le notable municipal de 1824 n’est plus systématiquement un homme du terroir. L’enracinement reste très fréquent dans les petites communes ; il demeure très largement majoritaire dans les communes de 1 000 à 1 999 habitants. Cela n’exclut pas quelques cas de maires venus d’ailleurs, parfois de loin : à Belin, Jean-Antoine Castanier a vu le jour en 1781 à Genève, en Suisse ; à Pessac, Charles-Joseph de Léotard est né à la Guadeloupe, et à Guitres Arnaud de Tranchère vient d’une vieille famille bordelaise. Dans les bourgs et petites villes, un grand nombre de maires n’a pas de racines locales : ainsi, à Bourg, le maire Barbier-Charlus est natif d’Ussel (Corrèze) ; à Castillon, Héricé est issu d’une famille de Saint-Philippe d’Aiguille — certes fort proche — ; à Saint-Ciers, Lamoignon a vu le jour à Paris ; à Langon, Testard vient de Bordeaux...
51Mais l’affaiblissement des attaches locales ne constitue pas le plus grand changement entre les maires de la Révolution et de l’Empire et ceux de la Restauration. La nouveauté la plus considérable et la plus significative vient du poids de la noblesse parmi les maires nommés sous Louis XVIII. Près d’un tiers des maires appartient à la noblesse et cinq sur trente-quatre sont issus de la noblesse ancienne : ainsi, les Beaupoil de Saint-Aulaire, famille de noblesse d’épée du xve siècle, venue de Dordogne, ou les Delpech de Montfort, famille de noblesse d’épée du xviie siècle, originaire du Condomois. Le changement de régime, le retour de la monarchie, se traduit par un retour en force de la noblesse au sein du personnel municipal.
52Enfin, les activités des maires se caractérisent par une écrasante domination et une forte progression des propriétaires rentiers (35 %) et des professions libérales (32 %). Au sein du premier groupe d’activités, dominent les rentiers et parmi les professions libérales, les hommes de loi. Le vieillissement et le retour de la noblesse expliquent partiellement le poids des rentiers. Il est frappant de constater la très faible place des métiers du commerce et de l’industrie. A l’exception de deux maires classés “négociants”, aucun dirigeant municipal n’exerce un métier de marchand, de commerçant ou d’artisan. Parmi les hommes de loi, les plus nombreux sont les avocats (quatre) et les notaires (quatre). Aucun lien particulier n’apparaît entre la catégorie socioprofessionnelle et la taille du chef-lieu. Inversement, les revenus et la fortune des maires varient selon la taille de la commune. Dans les petits villages, les maires appartiennent majoritairement au niveau supérieur. Dans les bourgs et gros villages, il y a plutôt équilibre et variété. Dans les petites villes, le niveau populaire l’emporte : la moitié des maires en est issue. Cela nuance l’image donnée par le retour de la noblesse et le poids des rentiers.
Conclusion
53Les maires du département présentent de nombreux points communs avec l’ensemble des maires français. En Gironde, comme dans le reste de la France, les propriétaires rentiers dominent, surtout dans les communes supérieures à 1 000 habitants. La part des nobles parmi les maires atteint un chiffre jamais réalisé depuis 1790. La situation familiale du maire girondin est classique pour l’époque : le premier magistrat local est marié et père d’une descendance peu nombreuse.
54En quoi peut-on parler d’une originalité girondine ? De nombreux traits distinguent la situation nationale et le milieu local. Les maires nommés en Gironde sont rarement liés à des familles de la bourgeoisie révolutionnaire ; ils sont moins enracinés localement, sont plus âgés et appartiennent souvent à la noblesse. Les maires girondins ne sont ni des agriculteurs, ni des commerçants ou artisans ; les propriétaires-rentiers et les professions libérales y dominent : les deux tiers des maires entrent dans ces deux catégories qui ne fournissent à l’échelle nationale qu’un gros tiers des maires. En Gironde, 29 % des maires de la Restauration sont des hommes de loi (6 % en France). La diversité professionnelle explique partiellement les différences de fortune. Les maires girondins connus sont plus riches que les autres : 32,5 % d’entre eux se situent dans les couches supérieures de la hiérarchie sociale au lieu de 10 %. Ils restent moins longtemps en fonction (moins de 13 ans) que les maires de l’époque (en moyenne près de 16 ans). Mais la durée du mandat varie selon la taille des communes : en Gironde, les maires des plus petits chefs-lieux de cantons changent plus souvent qu’au niveau national, tandis que les maires des gros bourgs et petites villes demeurent plus longtemps.
D - conclusion générale
55Quel portrait du maire girondin sous la Révolution, l’ère napoléonienne et la Restauration l’enquête permet-elle de dresser ?
56Le maire est un roturier. Mais si la roture l’emporte de façon écrasante au temps de la Révolution — ce qui n’est pas surprenant —, la noblesse opère un retour en force à la fin de l’Empire et surtout sous Louis XVIII. Le noble n’est pas typiquement le maire du petit village mais plutôt des gros bourgs et petites villes. La petite noblesse qui exerce les charges municipales s’investit dans la cause monarchique car elle a souffert en émigration ou a beaucoup perdu pendant la Révolution. Elle appartient soit à la petite noblesse d’épée rurale, soit à une noblesse très récente, issue de la Cour des Aides ou du Bureau des Finances.
57Le maire girondin est plus âgé dans les petites communes et de plus en plus âgé entre 1790 et 1824. Mais il faut distinguer deux temps : la Révolution pendant laquelle le maire élu est plus jeune et rajeunit au fil des renouvellements : en 1790, les premiers élus sont des hommes “connus”, mûrs, donc sensiblement plus âgés ; en 1792 et 1794, les changements politiques conduisent les citoyens à élire des têtes nouvelles, plus jeunes. Sous Napoléon et la Restauration, le maire nommé est plus âgé et vieillit au fil des renouvellements. Les préfets préfèrent la “sagesse” d’hommes d’un âge plus avancé.
58Le maire girondin est un homme marié dans la très grande majorité et père d’une famille peu nombreuse (de 2 à 3 enfants). Il est “enraciné” car il demeure quasiment toujours au pays, c’est à dire dans la commune administrée et “il est du pays” car il y est né le plus souvent. Cependant, l’attachement local devient de moins en moins fréquent et plus centré sur le département que sur le “clocher”.
59Au point de vue social, les maires présentent une grande diversité de situation. Quelques constantes apparaissent : le faible poids des agriculteurs (sauf en 1794 et 1811) qu’il faut lier sans doute à l’illettrisme fréquent dans les campagnes ; la proportion élevée des professions libérales et le nombre réduit des métiers du commerce et de l’industrie. Quelques évolutions se dessinent : les professions libérales augmentent sans cesse — surtout les hommes de loi — ainsi que les propriétaires rentiers. Ceci est lié au vieillissement et au retour de la noblesse. Le poids de la bourgeoisie traditionnelle apparaît donc dominant et il n’est pas étonnant de constater qu’une majorité des maires entre 1790 et 1824 peut être classée au niveau supérieur de la hiérarchie sociale, appréciée par l’étude des revenus et de la fortune. Mais cela n’exclut pas une démocratisation : de plus en plus de maires appartiennent aux couches populaires.
60Entre 1790 et 1824, la fonction de maire apparaît instable : d’une année de sondage à l’autre, le renouvellement l’emporte toujours sur la continuité ; il varie entre 50 % et 82 % : les plus forts changements se situent en 1792 et 1824, ce qui correspond à deux importantes ruptures de régimes politiques : le passage de la monarchie à la république et de l’empire à la monarchie. Le plus faible changement date de 1794 : le régime républicain demeure, il est vrai, mais on pouvait s’attendre à un bouleversement plus grand au lendemain de la Terreur. Au point de vue administratif, le maire est peu expérimenté : l’exercice d’une charge locale avant l’accès à la mairie demeure très minoritaire ; quand tel est le cas, il s’agit principalement d’une expérience de conseiller municipal. Il faut, par contre, souligner qu’un certain nombre de maires a abordé la vie publique par un engagement de type associatif : les uns dans une loge maçonnique, les autres en adhérant ou en fondant une société populaire dans leur commune. La durée totale des fonctions de maire est de plus en plus longue (de 2,7 ans à 12,8 ans) : cela s’explique par la nomination qui remplace l’élection mais surtout par la stabilisation des institutions à partir du début du xixe siècle. La durée des fonctions s’allonge davantage dans les bourgs et petites villes, mais le mandat y est cependant plus court en règle générale que dans les petits villages. Le cumul des mandats est très rare mais la mairie constitue de plus en plus souvent, à partir de 1811, la première étape du “cursus honorum”, de plus en plus de maires devenant après leur accession à la mairie conseiller d’arrondissement ou conseiller général.
61Tels sont les grands traits du maire en Gironde. Ils font apparaître de nombreux points communs avec le portrait type présenté par les recherches antérieures, au niveau national ou dans d’autres régions. Cependant des spécificités locales se dessinent liées à l’histoire départementale pendant la Révolution ou l’Empire. Seule une étude plus fine, prenant en considération toutes les communes ou d’autres départements aquitains, permettra de préciser cette spécificité et de mieux la comprendre. Un exemple de monographie communale est fourni dans la troisième partie : Jean Claude Drouin y présente les maires dans le cadre d’une étude plus large du phénomène de notabilité. L’enquête se poursuit dans le temps : peut-être devrait-elle aussi s’élargir à la région, comme il était initialement prévu afin d’affiner la comparaison ?
Notes de bas de page
1 Toutes les informations sur la noblesse nous ont été aimablement communiquées par Michel Figeac, agrégé d’Histoire, préparant une thèse sur la noblesse en Gironde à la fin de l’Ancien Régime et au début du xixe siècle : nous l’en remercions vivement.
2 AUDEVART, Olivier. "Les élections en Haute-Vienne pendant la Révolution", dans Le Limousin en Révolution, Actes du colloque de Limoges, 10-11 mars 1989, Treignac, 1989, p. 136.
3 GEORGE, Jocelyne. Histoire des maires 1789-1939. Paris : Plon, 1989, p. 31-33.
4 AUDEVART, Olivier. Op. cit., p. 137.
5 Arch. Dép. de la Gironde, 7 L 53.
6 CLARY, A. ; BODIN, P. Histoire de Lesparre. Bordeaux : Imprimerie nouvelle Pech et compagnie, 1912, p. 233.
7 FRIOT, Maurice. Les élections municipales de 1790 dans le canton de Targon pendant la Révolution. Bordeaux : Association pour la sauvegarde du canton de Targon, 1989, p. 103-129.
8 GEORGE, Jocelyne. Op. cit., p. 46.
9 Abbé Gaillard. Deux paroisses de l'ancien temps, Belin et Beliet. Bordeaux : Michel et Forgeot, 1909, p. 271.
10 Les termes de “bourgeoisie rurale”, comme celui d"'anciens dominants”, sont empruntés à l’ouvrage collectif Le Limousin en Révolution, Actes du colloque de Limoges, Treignac, 1989.
Auteur
Maître de conférences d'histoire contemporaine
Université Michel de Montaigne-Bordeaux III
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