II - La naissance du "chateau"
p. 107-111
Texte intégral
1Un autre phénomène tout à fait spectaculaire dans l’évolution du monde viticole Saint-Emilionnais est à la fin du XIXème siècle la naissance du "Château". Bien entendu, il ne s’agit pas là d’une floraison d’innombrables constructions castrales, rares dans le pays, ni même de nombreuses gentilhommières ou manoirs : la trame générale de l’habitat rural était déjà acquise dans son ensemble vers 1850 même si quelques belles bâtisses allaient surgir plus tard. En fait, il s’agit plus simplement de l'habitude que prirent les viticulteurs de Saint-Emilion de parer leur production du vocable de "Château". Le phénomène n’était alors pas spécifique à la commune ni au Libournais. Il est même à replacer dans une ambiance générale au Bordelais.
2La période de naissance du "Château" viticole —en fait de l’emploi du terme "château” pour désigner à la fois la propriété et le vin qui y était produit — doit se situer dans la seconde moitié du XIXème siècle. Car les auteurs qui décrivent la commune auparavant (Lecoûtre de Beauvais par exemple ; Cocks dans sa 1ère édition de ce qui deviendra le Féret, Bible incontestée des crus viticoles du Bordelais) n’emploient pas le terme. En 1868, Féret (2ème édition de Cocks) l’emploie seulement sept fois, seize fois en 1874 (dans la statistique de la Gironde). Et à la fin du XIXème siècle (7ème édition 1898) il n’y a encore qu’une cinquantaine de domaines (sur des centaines de propriétaires dans la commune) qui sont des "Châteaux". La grande envolée est surtout représentée par l’Entre-deux-Guerres : 78 "Châteaux" en 1922, mais 121 en 1929 et près de 200 en 1949. Depuis, la croissance s’est beaucoup ralentie : mais le nombre total de producteurs s’est aussi beaucoup réduit, d’où une part importante de la production venue des "Châteaux".
LES CHATEAUX VITICOLES DANS LA COMMUNE DE SAINT-ÉMILION, esquisse d'évolution statistique

3De plus, l’usage du terme "Château" avait progressivement chassé ceux de cru, domaine" ou "clos" dont l’emploi vers 1980 n’intéresse plus qu’une trentaine de propriétés dans la commune de Saint-Emilion. Trouver des raisons à ce type d’évolution longue est en fait particulièrement difficile à faire sans risque d’erreur d’interprétation dans la mesure où les contemporains ont sans doute suivi une mode sans en avoir pleinement conscience et partant de là sans laisser de documents, en l’occurence d’écrits explicites à cet égard. Aussi bien est-ce un observateur extérieur à la viticulture, pourtant contemporain — qui paraît avoir donné la réponse la plus satisfaisante à la fin du XIXème siècle : Charles de Lorbac — en fait le bordelais Cabrai1, consacre en effet tout le chapitre VI de la première partie de son œuvre sur les vins de Bordeaux2 aux "Châteaux de la Gironde vinicole".
"Avant de commencer notre étude sur les crûs classés du Médoc, une explication nous semble indispensable à propos du mot château, qu’on retrouvera si souvent sous notre plume :
De nos jours, on entend par château, dans le département de la Gironde, une propriété vinicole importante, à laquelle doit seulement se rattacher, — pour justifier ce titre ambitieux —, un souvenir de bonne réputation œnologique.
Le mot château ne rappelle donc pas nécessairement une construction féodale, entourée de douves profondes, défendue par des herses et des ponts-levis ; encore moins s’agit-il de la résidence de quelque puissant seigneur investi du droit de haute, moyenne et basse justice, et dont les droits ou les privilèges s’étendent sur un grand nombre de paroisses !... Le château n’est, le plus souvent, il faut bien en convenir, qu’une maison de bourgeoise apparence ; et cependant, peut-être qu’en y regardant de plus près, nous allons trouver rationnel et logique ce qui nous semblait, au premier abord, uniquement imputable à l’emphase gasconne.
Quel était, jadis, le vin le plus renommé ?... Celui du château ; et la raison en est simple : les seigneurs étaient seuls grands propriétaires ; or c’est une vérité reconnue que les petits vignerons, à part leur propension à la fraude et leur manque de soins, sont en général dans les conditions les moins avantageuses pour faire du bon vin, et qu’il leur est presque impossible de lutter sous ce rapport avec les exploitations vinicoles d’une certaine importance ; d’ailleurs, toutes les fois qu’on défrichait les landes pour y planter la vigne, les seigneurs, maîtres du sol, se réservaient les meilleurs terrains, les expositions les plus favorables ; les redevances qu’ils recevaient en nature étaient également exigées de première qualité.
Aussi le vin du château était-il de beaucoup le plus recherché ! Il en était de même pour les abbayes et les prieurés, qui donnaient tous leurs soins à la culture des vignes et à la vinification ; qui ne percevaient la dîme que sur "le dessus du panier" d’une récolte, et dont les celliers ne renfermaient par conséquent que les vins les plus délicats. Il n’est pas une région viticole qui n’ait conservé la tradition des soins assidus et intelligents que les Religieux donnèrent à la vigne durant le moyen âge, — dit le spirituel docteur Arthaud ; — le nom d’une foule de monastère, ceux de l’Hermitage, de Prieuré, de Clos-du-Pape-Clément, de la Mission, etc., désignent encore beaucoup de vignobles en réputation. C'est que les hommes véritablement religieux, tout en flétrissant le vice de l’ivrognerie, ont toujours tenu le vin en haute estime : "L’ivrognerie vient du diable, mais le vin vient de Dieu," — "Ebrietas diaboli, vinum Dei opus est," disait Saint Chrysostome !...
La Révolution est venue changer bien des choses. Devant l’introduction des principes du droit commun, les anciennes juridictions seigneuriales ont à jamais disparu ; depuis la fondation de notre impérissable unité nationale, les châteaux ont également perdu leur signification stratégique ; mais une chose a survécu : c’est la bonne renommée d’un vin auquel était accolée la précieuse dénomination de château. Le mot est resté et constitue aujourd’hui encore une dignité commerciale ; si bien que Lafite, Margaux et tous les crûs distingués ne possèderaient que de simples masures pour maisons de maître, qu’on désignerait encore leurs vins sous le nom de Château-Lafite et de Château-Margaux !...
Le tout est de s’entendre et de prendre les mots dans leur acception actuelle. Que quelques propriétaires, — peut-être même un trop grand nombre, —aient un peu abusé d’une appellation flatteuse pour leur amour-propre et de nature à couvrir leur marchandise d’un pavillon respecté, je n’en disconviens pas, et je pourrais citer plus d’une usurpation regrettable. Faiblesses et misères humaines aussi vieilles que le monde !...
On a eu raison de dire que le caractère des peuples et celui des époques ne se formulent nulle part avec plus d’évidence et de vérité que dans leurs monuments et dans leurs habitations. Presque tous les anciens châteaux du Médoc portaient, en effet, le caractère menaçant et guerrier de la race batailleuse qui habitait alors cette contrée ; mais peu à peu disparaissent les derniers vestiges des temps féodaux et chaque jour voit s’écrouler une pierre de ces fiers remparts, qui si souvent eurent des sièges à soutenir lors des déprédations sarrasines, des ravages des Normands, et surtout pendant la domination des rois d’Angleterre sur la Guyenne et leurs luttes avec la monarchie française.
Comme on le verra par les spécimens qui passeront sous les yeux du lecteur, on a cherché avant tout le confortable dans les châteaux modernes, des bâtiments ruraux bien appropriés à leurs destinations diverses, des habitations de paysans saines, propres et bien aérées. Ainsi le veulent nos mœurs contemporaines, et ce sera une des gloires de ce siècle d’avoir, peut-être mieux que ses devanciers, compris et pratiqué la solidarité humaine. Quelques machicoulis de moins et beaucoup plus de bien-être pour les masses : je ne vois pas ce que nous avons perdu au change !... Tous en laissant au pays que nous allons parcourir une empreinte moins poétique, moins pittoresque, notre époque si calomniée aura du moins cet avantage sur la vie féodale, que partout à côté des habitations des riches propriétaires, près des cuviers-modèles et des vastes dépendances, nous rencontrerons une aisance presque coquette et même le petit luxe du ménage chez les vignerons des Châteaux du Médoc actuel !..."
4Une telle citation, que l’on s’excuse d’avoir si longuement transcrit, a le mérite d’insister sur le caractère noble du vin à tous les sens du terme : noble par la qualité des terres, noble par conséquent pour les vertus du produit qui en découle. Mais l’explication de Lorbac pèche sur un point crucial pour l’historien. Car ce n’est pas la Révolution qui a fait disparaître le mot "Château" de la littérature vinicole puisqu’il était peu employé auparavant ; il s’agit donc au cours du XIXe siècle non pas d’une habitude ancienne qu’on retrouve, mais seulement d’un usage qu’on invente à partir d’un vieux mot dont on détourne le sens traditionnel par assimilation. Et le problème se pose à nouveau de savoir pourquoi en plein Second Empire, en pleine troisième République, des propriétaires en mal de publicité viticole s’approprièrent le terme de "Château" ?
5Partout il y avait des cas anciens de grandes propriétés, souvent d'origine artistocratique. En Libournais, et à Saint-Emilion en particulier, il y avait aussi un certain nombre de ces domaines dont Henri Enjalbert a retracé le rôle pionnier. Mais pas plus qu'ailleurs ces propriétés ne livraient généralement leur vin sous le nom de "château". Ici en fait le négoce — qui était surtout celui de Libourne, ou de Saint-Emilion plus que celui de Bordeaux — parlait "de vin de ville" (Libourne) ou de "Vins de haut", de "Vins de côte", ou de "grands vins" en en donnant rarement une origine plus précise. C'est seulement avec l'extension de la vente directe du vin par les propriétaires, un certain remembrement spontané des petites parcelles à la fin du XIXe siècle, voire le rôle des négociants corréziens qui investirent dans la terre, que la notion de cru individuel va s'affirmer et, partant de là, utiliser le terme "château" comme sur la rive gauche de l'axe Garonne-Gironde le Sauternais, les Graves et le Médoc l'avaient aussi lancé, plus tard suivis par les vignobles de côtes (de Bordeaux, de Bourg, de Blaye, de Castillon...)
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