Chapitre III. La valeur fiscale des terres
p. 49-58
Texte intégral
1Les autorités de l'époque ont classé les divers types de sols ruraux, selon la nature, le profit estimé et les paroisses. On dispose pour le XVIIIe siècle, plus précisément 1741, de différentes cartes estimant le revenu d'un journal de vignes, de terres labourables, ou de prés dans tout le Libournais. St-Emilion se plaçait déjà en deuxième position derrière Fronsac pour la valeur des vignes, alors que les terres labourables semblaient être les moins cotées de la région.
ESTIMATION DU REVENU MOYEN D’UN JOURNAL DE "BONNES VIGNES" (première qualité) EN 1741

Source: Ph. Roudié: La propriété rurale des citadins de Libourne.
2Reste à savoir si telle était la tendance pour St-Emilion au XIXe siècle mais surtout comment les propriétaires classificateurs des terres ont réparti l'impôt foncier dans la commune. La carte 4 (en annexe) sur la valeur des terres en 1847, donne une image assez précise de la situation fiscale de la commune.
ESTIMATION DU REVENU MOYEN D'UN JOURNAL DE TERRES LABOURABLES DE PREMIÈRE QUALITÉ EN 1741

Source : Ph. Roudié : La propriété rurale des citadins de Libourne.
3L'élaboration de cette carte a été permise grâce au travail de dépouillement des états de sections, qui indiquent pour chaque parcelle et selon sa nature la classe fiscale attribuée ainsi que l'imposition, proportionnelle à cette classe et à la superficie.
L'EXTREME VARIETE DES VALEURS (cf. carte 4 en annexe)
4L'étude s'est avérée complexe, à cause de la multitude des classes fiscales (42) et des natures de cultures (6) ; les principales classes 1,2,3,4,5 ne correspondent pas entre elles selon les cultures ; il a donc fallu faire un tableau permettant de montrer les équivalences de classes.
5Afin de simplifier les résultats, il a été nécessaire de constituer cinq tranches de prix à l’hectare, (cf. tableau 7)
6- 5 à 25 F/ha, 30 à 45 F/ha, 50 à 70 F/ha, 75 à 85 F/ha, 80 à 100 F/ha.
7Cette simplification des valeurs laisse apparaître malgré tout, la grande différence de prix sur l'ensemble de la commune, allant de 5 à 100 francs/ha. La carte 4 permet de situer géographiquement la répartition de la valeur des parcelles.
De 75 à 100 francs l'hectare
8Les parcelles affectées des deux plus fortes valeurs fiscales (75 à 85 F/ha et 90 à 100F/ha), sont minuscules et parsemées sur toute la commune. Elles sont quasiment toujours associées à l’habitat ; ce sont certainement et nous le verrons par la suite, les jardins ou les parcs entourant maisons et châteaux.
9La majorité des terres ne dépasse donc pas le prix de 70F/ha.
De 50 à 70 francs et de 5 à 25 francs l'hectare
10Parmi les trois tranches restantes, la plus forte et la plus faible valeur sont les plus représentatives.
- Les parcelles comprises entre 50 et 70F/ha constituent la valeur de la terre la plus fréquemment rencontrée sur l'ensemble de la commune.
- Par opposition, une grande proportion de la SAU ne vaut que 5 à 25F/ha.
De 30 à 45 francs l'hectare
11Entre ces deux tranches de valeurs, apparaissent des parcelles, aux valeurs moyennes, se situant entre 30 et 45 F/ha, et qui occupent le reste de la commune. La superficie qu'elles représentent est cependant inférieure à celle de la classe précédente de 5 à 25 F/ha.
12En laissant tomber les valeurs extrêmes de 75 à 100 F/ha et les valeurs moyennes de 30 à 45 F/ha, on peut opposer deux types de sols :
- les sols qui coûtent relativement cher, situés autour du bourg et à la périphérie de la commune, sur les plus grandes parcelles.
- Les sols bon marché qui s'intercalent entre les deux zones citées au dessus.
13Il faut donc maintenant chercher à comprendre pourquoi une telle différence de prix existe entre différents secteurs de la commune.
TABLEAU 7 - PRIX DE LA TERRE A L'HECTARE, PAR NATURE DE CULTURE à ST-EMILION en 1847.

Source : cadastre 1847
LE RAPPORT ENTRE LA VALEUR DE LA TERRE ET LA NATURE DE CULTURE
14Les conclusions pourront être tirées à la fois du tableau sur l'équivalence des classes et de la carte 4 sur la valeur fiscale des terres.
15Le tableau 7 montre que les classes n'ont pas du tout la même valeur selon la nature de culture ; le choix de culture sur une parcelle va donc expliquer en partie la valeur de celle-ci.
16On peut déjà remarquer que la classe 1, qui est la plus élevée, peut varier entre 25 francs (bois) et 100 francs (vigne). Mais d'une manière générale, c’est la vigne qui impose la valeur maximale de chaque classe :
17Exemple - classe 2 : vigne 85 francs, prés 80 francs, divers 74 francs, terres et joualles 55 francs, bois 10 francs.
18Les prés, arrivent en seconde position :
19Les classes 1 et 2 des prés se rapprochent de celles de la vigne.
Exemple- | vigne, classe 1 = 100 francs | classe 2 = 85 francs |
prés, classe 1 = 100 francs | classe 2 = 80 francs |
20La baisse est par contre flagrante pour les classes inférieures.
Exemple- | vigne, classe 3 = 60 francs | classe 4 = 25 francs |
prés, classe 3 = 40 francs | classe 4 =15 francs |
21Les cultures classées en divers, ne comportent que deux classes 1 et 2 mais elles sont assez bien cotées (75 francs environ). Les classes sont limitées à deux, car le divers, représente souvent les jardins d'agrément et les jardins de cultures (légumières et fruitières).
22Les terres labourables et les joualles ont la même équivalence de classe ; cela prouve bien que le vin des joualles était certainement de moins bonne qualité que celui des vignes. Au XIXe siècle, on garde encore une certaine importance aux joualles, pour la production des cultures vivrières bien plus que pour celle du vin.
23Les classes de ces deux cultures, sont nettement dévalorisées par rapport à celles de la vigne :
Exemple-vignes, | classe 1 = 100 F | cl. 2 = 85 F | cl. 3 = 60 F | cl. 4= 25 F |
terres, joualles | classe 1 = 75 F | cl. 2 = 55 F | cl. 3 = 35 F | cl. 4= 15 F |
écart | 25 F | 30 F | 25 F | 10 F |
24Quant aux bois, ils n'ont que deux classes 1 et 2, mais qui correspondent aux plus basses valeurs de terres.
25Exemple - bois, classe 1 = 25 francs/vignes, classe 4 = 25 francs.
26La comparaison de la carte sur l'occupation du sol et de celle sur la valeur fiscale des terres, confirme bien les affirmations tirées du tableau. A savoir que mises à part les deux plus fortes valeurs (75 à 100 F) les secteurs les mieux estimés concordent :
- avec la majorité des parcelles de vignes : la vigne valait donc en général (en 1847, à St-Emilion) entre 50 et 70 francs l'hectare, à quelques rares exceptions près, que ce soit sur le plateau de St Martin, sur la terrasse Pomerol-Figeac, sur les pieds de côte.
- avec quelques étendues de terres labourables : comme celle située entre le Jaugue Blanc et le Rivalon dans la plaine de St-Sulpice, ou celles de Lartigue et Montremblant à proximité de Vignonet.
27On est alors amené à se poser la question suivante : pourquoi toutes les terres labourables n'ont elles pas la même valeur fiscale ?
28Il semblerait, si l'on analyse la répartition géographique des terres labourables selon leur valeur, que deux zones restent privilégiées : ce sont celles de la plaine de St-Sulpice de part et d'autre de la route Libourne-Castillon, et la terrasse Pomerol-Figeac. Pourquoi ces secteurs ? Ils correspondent à deux terroirs différents mais certainement favorables à l'exploitation des terres labourables. En effet, la basse plaine de la Dordogne était réputée pour ses sols, certes mal drainés et souvent inondables, mais très fertiles. Ceci explique les fortes valeurs (50 à 70 F/ha) attribuées aux parcelles de terres labourables de ces secteurs.
29La répartition géographique des deux autres tranches de valeurs coïncide exactement avec cette théorie d'emplacement des cultures selon la nature et les aptitudes agronomiques des sols.
30La plus basse valeur des terres labourables (5 à 25 F/ha), montre l'emplacement :
- des terres labourables et des joualles, sur le glacis sableux ou les molasses du nord-est dont on peut supposer les mauvais rendements.
- de quelques parcelles de vignes, dans la plaine de St-Sulpice (Petit-Goutey, Rivalon) et dans la plaine à proximité de St-Laurent-des-Combes (Puitrasat) qui au contraire, sont sur des sols permettant de haut rendements mais qui abaissent la qualité du vin.
- des étendues forestières, qui, comme on l'a déjà vu n'ont aucune valeur. Elles constituent des espaces vacants dans l'économie agricole de cette commune.
- Seul le secteur est de Figeac, pourtant situé sur la terrasse consacrée aux terres labourables ne semble pas correspondre à nos conclusions. On peut émettre l'hypothèse suivante : les grandes parcelles de terres labourables "coincées" entre les prés et les bois se situaient sur des sols gorgés d'eau (proximité de la rivière du Taillas), nécessitant des travaux de drainage. Ce n'étaient pas des sols fertiles — graves — comme la plaine de la Dordogne, pourtant elle aussi mal drainée.
LA VALEUR ATTRIBUEE AUX GRANDS DOMAINES AGRICOLES DE ST EMILION EN 1847
Le choix des cultures selon la taille des propriétés (cf. tableaux sur les grands propriétaires)
31Les grands domaines de l'époque n'avaient pas encore atteint le stade de la monoculture de la vigne (43 % de leur domaine en moyenne). Même si l'ensemble de la commune n'était pas totalement planté en vigne on aurait pu cependant penser que les plus grandes propriétés affirmaient déjà une vocation viticole.
32Il faudra attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour qu'ils apparaissent comme tels. L'économie agricole du Libournais était encore à cette date trop dépendante des cultures céréalières et vivrières ; même les plus grands propriétaires tiraient encore profit des terres labourables.
33Cependant même si le marché viticole du Libournais n’était pas encore complètement ouvert à cette date, la valeur de la vigne poussait les grands propriétaires à la développer.
34La répartition géographique des grands domaines du XIXe siècle montre également l'implantation future des grands châteaux actuels.
35Ces grands domaines se concentraient autour du bourg, sur le plateau de St-Martin, dans le secteur particulièrement bien côté du point de vue fiscal, de la Gomerie et du Mayne : on y trouvait les propriétés de Dutour, Brisson, Guadet etc...
36De même, les domaines de Laveine, Ducasse, Chaperon, encore plus grands que les précédents, se juxtaposaient sur la terrasse de Pomerol-Figeac ; ces lieux sont de nos jours les secteurs privilégies des plus grands crus classés avec les châteaux Figeac, Cheval-Blanc, Corneil, La Dominique etc...
37Enfin, un troisième secteur représentatif des grands domaines (nord-est du bourg, sur les molasses), avec ceux de Barry, Coutard, Beylot accueille également de nos jours des noms de châteaux prestigieux comme Soutard.
38La répartition géographique des grands domaines de 1847, est comparable à celle des vignes de l'époque qui bénéficiaient d’une forte valeur fiscale ; cela s'explique peut-être par la qualité du vin qu'elles produisaient, car elles étaient situées sur les meilleurs terroirs de la commune.
39Il faut cependant s'interroger sur la valeur de jugement des propriétaires-classificateurs. En effet, certain d'entre eux étaient de grands propriétaires terriens ; ce fut le cas de Fontemoing, Chaumet, Puchaud, Rullaud, Chatonnet..
40Comment établir de manière objective, une classification sur le revenu imposable, lorsque les membres de la commission étaient de riches propriétaires ?
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