Conclusion
p. 143-162
Texte intégral
1Il nous faut conclure cette étude qui couvre les cinquante premières années du Stade Bordelais, devenu entre-temps le S.B.U.C.1
2Fondé officiellement le 18 juillet 1889, sous la forme d'une société de courses à pied, constitué légalement au mois d'octobre 1890, le Stade Bordelais devient, au tournant du siècle, l'un des principaux clubs de province sinon le plus important.
3En rugby, il est le premier à contester, ballon ovale en main, la suprématie des prestigieux clubs parisiens que sont déjà le Racing Club de France et le Stade Français. En athlétisme, il conquit plusieurs titres de champion de France et a sa part d'internationaux ou sélectionnés. Dans cette discipline sportive, là encore, les grands clubs parisiens font habituellement la loi. Le football-association est également très en vue au « Stade »... En outre, le club permet progressivement aux Bordelais de mieux connaître la natation, le water-polo, le lawn-tennis, le basket-ball et bien d'autres disciplines à une époque plus récente.
La démarche de recherche : rappel
4L'approche sociologique et socio-historique confrontée au seul passé doit nécessairement s'accommoder de l'utilisation de sources documentaires hétérogènes, lacunaires même, et des possibilités inégales de croisement des données exploitables. Dans ce cas, une formalisation théorique ambitieuse risque fort d'être sans application pertinente, compte tenu du terrain de recherche choisi. Aussi avons-nous opté pour la définition d'un cadre de référence de portée plus modeste, de manière à toujours servir la présentation sociographique des faits sportifs et leur compréhension.
5L'histoire — culturelle — des pratiques du sport tend aujourd'hui à se renforcer. Les recherches privilégient surtout les imaginaires culturels et les usages sociaux du sport, ainsi que leurs transformations respectives. Par contre, très peu de travaux détaillés portent sur le "développement" des acquis techniques et sur les modalités pédagogiques de transmission et d'acquisition des savoir-faire sportifs envisagés dans leurs divers contextes d'expression (G. Vigarello, 1988 ; G. Bruant, 1992). Pourtant, à la lumière des informations rassemblées dans cette étude, mais sans pouvoir le démontrer dans le détail, on peut considérer que le Stade Bordelais a été un des foyers privilégiés d'expérimentation et d'innovation en matière de technique sportive.
6Au premier abord, le résultat de nos investigations peut sembler descriptif, voire même anecdotique, à certains historiens de métier. Pourtant, il importait avant toute chose de restituer le contexte précis des débuts du Stade Bordelais, de manière à mieux cerner la contribution décisive du club — aujourd'hui centenaire — à l'histoire du sport en France et à la diffusion de plusieurs spécialités sportives dans le Sud-Ouest.
7Rappelons à ce sujet qu'un de nos principaux objectifs était effectivement de consigner la chronologie des faits, si possible en identifiant les acteurs importants, leur profession, leur position sociale, ainsi que les événements sportifs majeurs ayant contribué au développement du club.
8Jusque-là, souvent, l'évocation succincte des débuts du Stade Bordelais ne tenait pas suffisamment compte de cette exigence première, en invoquant des filiations et des influences autant hypothétiques qu’hasardeuses... Aussi avons-nous tâché de combler certaines lacunes et de rectifier diverses approximations qui nuisaient à la compréhension — historique et/ou sociologique — des débuts du « Stade ». La connaissance du processus de diffusion des sports athlétiques à Bordeaux n’en est que plus claire.
9Conjointement, l'histoire du Stade Bordelais permet de définir une évolution caractéristique qui éclaire sur les processus de (re)structuration des grands clubs sportifs. Enfin, par-delà les péripéties qu'a connu le doyen des clubs bordelais, on constate comment le sport exerce progressivement une réelle fonction d'unification et de cohésion symbolique dans une société pourtant différenciée. En outre, de par son organisation, le sport favorise la recomposition de nouvelles sociabilités sociales et/ou socio-professionnelles.
Le développement progressif du club
10Plusieurs phases de développement du club doivent être soigneusement distinguées. Jusque-là, aucune étude n'y faisait vraiment allusion :
- de 1889 à 1890 : il existe une association de jeunes gens sportifs, fondée le 18 juillet 18892, pratiquant épisodiquement la course à pied, et portant le nom de « Stade Bordelais »...
- de 1890 à 1892 : légalisation — auprès de l'autorité préfectorale — du Stade Bordelais. Sous la présidence de Gustave Barbe, employé de commerce, le S.B. rassemble une soixantaine de membres, des jeunes célibataires de condition assez modeste. Il s'affilie à l'U.S.F.S.A.
- de 1893 à 1895 : à l'initiative de sociétaires nouvellement admis, familiarisés avec l'esprit des clubs parisiens (R.C.F. et S.F.), sous la présidence d'Eugène Dabezies, le Stade Bordelais, qui s'adonne principalement à l'athlétisme et au football-rugby, révise les critères de recrutement et de sélection des membres du club... Il cherche activement à s'assurer le soutien des autorités publiques locales.
- de 1895 à 1899 : sous la présidence de James Smith Shearer, courtier maritime de son état, le club accueille de nombreux sportifs britanniques résidant à Bordeaux. Le club développe la pratique du football (rugby et association). Il est bien introduit, grâce à son équipe dirigeante, auprès de la société bordelaise des milieux d'affaires. Ces appuis permettent au Stade Bordelais d'aménager le Stade de Sainte-Germaine, situé au Bouscat. Une séparation des générations s'opère. Autrement dit, une différenciation apparaît entre d'une part les dirigeants, de l'autre les jeunes sportifs actifs. Le club regroupe alors une centaine de membres.
- de 1899 à 1914 le « Stade », devenu entre-temps le S.B.U.C., par sa fusion avec le Bordeaux Université Club en 1901, dispute douze fois la finale du championnat de rugby et conquiert sept titres L'U.S.F.S.A. sanctionne l'équipe dirigeante pour un acte jugé contraire à l'amateurisme, au début de la saison 1912-13... Le football et l'athlétisme ne sont pas en reste dans la course aux lauriers. Durant cette période, le club triple largement son effectif de sociétaires tandis que le nombre de membres honoraires croît. La différence d'âge — et de génération — entre dirigeants et pratiquants se double progressivement d'une différenciation sociale plus ou moins nette selon les disciplines sportives.
- de 1919 aux années trente : après la relative éclipse des années de la Grande Guerre, deux nouveaux présidents : André Cassagnau d'abord (négociant en gros), Edouard de Luze ensuite (négociant en vins et propriétaire viticole) vont s'employer à redonner au club sa prospérité d'antant. Progressivement, le S.B.U.C. devient un des principaux clubs omni-sports de l'agglomération bordelaise... Il rassemble plus de l 100 membres en 1922 et sans doute près de 1 500 en 1930, sans compter les sympathisants.
- de 1931 à la déclaration de guerre (septembre 1939) : le club doit ajuster sa politique aux dures réalités sportives des années trente. Trois présidents se succèdent à la tête du S.B.U.C. : Edouard de Luze (négociant en vins), Gabriel Maderay (industriel) et Maurice Hauret (agent de change). Ils vont réussir dans cette entreprise, sans compromettre la bonne image du club, au sein de l'agglomération bordelaise.
11Entre 1895 et 1939, un certain glissement se produit dans l'échelle sociale au niveau du renouvellement des dirigeants élus (membres du comité directeur du club et présidents de sections). Ce mouvement traduit à sa manière les transformations opérant au sein du monde économique local ainsi que l'engagement progressif, dans le domaine sportif, d'une moyenne bourgeoisie d'entrepreneurs (commerce, industrie...) ou même des services (secteurs administratifs de la fonction publique...). Le cercle des membres d'honneur permet alors de maintenir une excellente relation avec les milieux des notables bordelais. Cette disposition renforce la réussite, la notoriété, le prestige déjà acquis grâce aux succès sportifs.
Interprétation d’ensemble
12Il importe d'identifier les facteurs qui éclairent cette évolution paraissant se décomposer en plusieurs séquences bien individualisées. Le renouvellement des personnalités influentes, au sein du club, explique en partie les transformations significatives du Stade Bordelais. En outre, il faut souligner l'évolution des mentalités culturelles et l'augmentation du "temps libre", tout au long de la période considérée. Ces deux aspects vont favoriser la diffusion sociale des activités sportives. Ainsi, la journée de travail de dix heures est-elle introduite en 1900. Une loi du 13 juillet 1906 institue la journée de repos hebdomadaire et une autre loi, datée du 23 avril 1919, réduit la durée du travail journalier de dix à huit heures. Autant de mesures qui vont avoir — localement — des répercussions non négligeables sur les activités du Stade Bordelais et sur le recrutement de ses effectifs sportifs, dans sa composition numérique et/ou sociale. Dans le contexte bordelais, la multiplication des clubs, entre 1890 et 1910, va jouer dans le sens d'une émulation intense se traduisant par une élévation des niveaux de la pratique compétitive et par la généralisation progressive du spectacle sportif. Ce dernier va d'ailleurs vivifier l'expression des identités locales, aidé en cela par les journaux qui mettent en place des rubriques sportives. Pour Bordeaux, les années 1907-1909 forment une période charnière. Localement, la presse spécialisée traitant des sports athlétiques fait son apparition avec Bordeaux-Sport, fondé en 1898, réorganisé en 1907, puis en 1909 ; Sports, qui apparaît en 1900 ; Le Sportsman, fondé en 1909 ; le B.E.C., qui voit le jour en 1910 ; L'Athlète fondé en 1917, qui devient plus tard L'Athlète Moderne (le rédacteur en chef n'est autre qu'Henry Hoursiangou). Au lendemain de la Première Guerre paraît Le Ballon Rond et "Sports" réunis. Cet hebdomadaire détaille les résultats sportifs de la région, etc. Sans compter avec la presse plus ancienne, qui traite de la vélocipédie (ou cyclisme).
13L'action conjuguée de ces différents facteurs — individuels, culturels, économiques, sociaux, contextuels — permet de définir des conjonctures particulières qui éclairent, comme autant de « périodes », l'histoire du Stade Bordelais, avec ses objectifs, ses réalisations et les ressources qu'il a su mobiliser, étape après étape. Reprenons cette chronologie en insistant sur les traits les plus caractéristiques.
141889... Le « Stade Bordelais » est une société populaire de courses à pied. Cette activité ne nécessite pas de patronage public ou notabiliaire, pas d'appuis relationnels, pas de ressources, pas de biens immobiliers ni d'installations sportives. Le groupe constitué se présente avec les caractéristiques d'une "société de jeunesse".
151890... Le Stade Bordelais se développe sous la forme d'une société de sports athlétiques. Elle ne va pas tarder à sélectionner son recrutement, à la suite de l'arrivée de nouveaux dirigeants qui vont rechercher pour le club une reconnaissance publique locale conformément à la stratégie de l'U.S.F.S.A.
161895... En se donnant une nouvelle équipe dirigeante, le Stade Bordelais devient un club notabiliaire, développant prioritairement quelques spécialités : le rugby et l'athlétisme en particulier. Le club est bien introduit dans divers grands réseaux socio-économiques bordelais. Il va faire l'acquisition de ses propres installations sportives. Il bénéficie de l'apport des effectifs du B.U.C.
171925... Le Stade Bordelais U.C. s'impose comme un grand club omni-sports implanté en milieu urbain. Il diversifie ses activités et accroît ses effectifs. Il dispose d'une équipe dirigeante nombreuse et hiérarchisée. La pratique sportive tend à se démocratiser. La section de lawn-tennis compte une équipe féminine dès 1909-10. La constitution des autres sections féminines se fera plus tardivement, dans le courant des années quarante pour la plupart d'entre elles. Toutefois, la section féminine de basket-ball est structurée à partir de 1937 et celle de hockey sur gazon se met en place vers 1939.
18Ces quatre "étapes" correspondent à une succession de modèles associatifs relativement caractéristiques : Société de courses à pied, Société de sports athlétiques, Club sportif notabiliaire, grand Club omnisports. C'est d'ailleurs dans la mesure où ses activités s'échelonnent sur un siècle sans interruption, et depuis la "naissance" du sport à Bordeaux, que la périodisation du modèle sportif associatif est aussi claire. Plus encore, elle suggère, à des fins d'analyse comparative, la typologie rapportée sous la forme du tableau suivant.
Les étapes du modèle sportif associatif : le cas du Stade Bordelais
Modèles associatifs | Recrutement des sociétaires | Mode de direction | Installations sportives | Coût écononomique de la pratique |
Société de jeunesse | assez populaire | - sans véritable patronage, | Sans patrimoine | très faible |
Société de sports athlétiques | plutôt sélectif | - un patronage public, | recherche d'installations personnalisées (logique patrimoniale) | relativement faible |
Club sportif notabilaire | recrutement assez diversifié | - patronage par des notables issus du monde économique, | possession d'un patrimoine foncier et immobilier | progression des coûts liés à la pratique |
Grand club omni-sports | recrutement assez diversifié suivant les disciplines, démocratisation sportive | - équipe dirigeante importante, | diversification des équipements et installations de sport | augmentation des coûts |
19Il se trouve que le Stade Bordelais, devenu le S.B.U.C., a connu — et "produit" — chacun des types de modèle. A cet égard, il importait de présenter une monographie détaillée sur le club. En outre, sa chronologie peut être aisément replacée dans le contexte plus général de la diffusion du sport en France.
Quelques rectifications d’ordre historique
20Sans une vue précise de ce cadre chronologique (et typologique), bien des informations recueillies sur les "débuts" du Stade Bordelais restaient mal ajustées. Elles prennent désormais leur pleine signification. De plus, certains commentaires — hypothétiques — paraissent aujourd'hui erronés ou peu fondés. Résumons-nous à ce propos.
- Une étude détaillée de l'apparition et de la diffusion des sports confirme le caractère par trop schématique d'un modèle généralement admis : pratique de distinction (des classes aisées), imitation (des classes moyennes), exclusion (des classes populaires). L'histoire du « Stade Bordelais » montre comment la montée d'une classe moyenne issue du commerce (et de l'artisanat), a pu jouer un rôle direct, novateur et original dans l'organisation locale du phénomène sportif.
- Au moment où se décide un "tournant" de l'histoire du club, autour de 1892-94, la recherche d'un parrainage officiel (déjà bien notée par Jacques Thibault, 1981, p. 141), engagée localement par O. Mangeot et, depuis Paris, par Pierre de Coubertin, va modifier le profil social des sociétaires. Ceci confirme le niveau économique relativement modeste des membres qui dirigeaient le club jusqu'à ce moment-là.
- Publiée en 1957, la notice historique "officielle" consacrée au Stade Bordelais ne distingue pas entre « Stade Bordelais » et Stade Bordelais. Le premier nommé est fondé au mois de juillet 1899 et on retrouve sa trace jusqu'au mois de juillet 1890. Ensuite, il prend une existence légale et véritablement officielle avec l'autorisation préfectorale datée d'octobre 1890. Certains stadistes, comme Octave Bardet, ont découvert la pratique de la course à pied dans le cadre du premier « S.B. » avant de "retrouver" le Stade Bordelais en 1892 ou 1893. Le témoignage inédit de Bardet est fondamental, encore qu'il comporte certaines approximations sur les années 1890 et 1891 ou encore sur les circonstances du premier match de rugby disputé en 1 893 contre le Stade Français. Le rôle de Gustave Barbe, membre fondateur et premier Président du club, est passé sous silence. Bardet n'est pas exactement un acteur central de la première heure. S'il est bien un des instigateurs de la constitution du Stade en 1889, son nom ne se retrouve pas dans les deux années d'activités qui suivent. Il rallie le Stade Bordelais deux ou trois ans après sa fondation. C'est clair.
- Abordons l'épineuse question des couleurs sportives choisies par les Stadistes. Alors que les couleurs du premier « Stade Bordelais » sont « la chemise rouge aux flots de ruban sur l'épaule », dès 1895 le Stade Bordelais se produit habituellement en maillot blanc, tant en athlétisme qu'en rugby ou en football (« Les bordelais dans leur maillot blanc »... écrit Voivenel ; « Habillé de blanc »... rappelle Ladoumègue, etc.). De ce point de vue, il ne semble pas qu'il y ait une filiation directe entre les acteurs du « Stade Bordelais » de 1889 et ceux qui vont adhérer vers 1892-93... Les couleurs jaune et noir sont utilisées, avec plusieurs combinaisons géométriques, à partir de l'Entre-deux-guerres. Elles reprennent en fait les deux couleurs de l'écusson du club ("le lion noir sur fond jaune"... comme le dit encore Ladoumègue) modifié vers 1900 ; le fond jaune ayant remplacé le mauve3.
- De plus, établir un rapprochement direct entre l'action de la Ligne Girondine d'Education Physique, fondée par le docteur Tissié en décembre 1888, et la création du Stade Bordelais (voir J. Thibault, 1972, p. 129 ; E. Weber, 1971, trad. 1980, p. 207 ; J.-P. Augustin, 1985, p. 41) reste, nous semble-t-il, très hypothétique. Contrairement à l'impression première que suggèrent certaines dates ! Ces auteurs établissent un rapprochement entre les couleurs "jaune et noir" d'une équipe bordelaise de la Ligue (en 1889) et les couleurs du « Stade ». Comme on vient de le noter, un tel rapprochement ne peut pas être fait. Par ailleurs, les membres fondateurs du Stade Bordelais sont, de toute évidence, trop âgés, compte tenu de leur niveau d'instruction, pour avoir pu participer aux manifestations de la Ligue l'année précédente ou pour s'y intéresser de près. Ils n'étaient plus scolarisés à ce moment-là. D'autre part, les stadistes de l'époque (entre 1890 et 1900) n'y font jamais la moindre allusion... Parmi les membres du Stade Bordelais, seul Fernand Panajou apparaît comme un fervent propagandiste des Lendits... Sans doute autant à titre professionnel que personnel : il est photographe — sportif — de métier et il assure la couverture photographique des Lendits. Panajou est également "administration gérant" du bulletin mensuel de la Ligue : la Revue des jeux Scolaires. De plus, il convient de rappeler que la Ligue Girondine n'est jamais qu'une des formes institutionnelles que prend l'attrait manifesté par la jeunesse pour les exercices de plein-air4. Le 10 juin 1889, le « Congrès international pour la propagation des exercices physiques dans l'éducation », dont le Secrétaire est Pierre de Coubertin, organise une réunion sportive, sur le terrain du « Racing », dans le cadre de l'Exposition universelle qui se tient à Paris, avec l'inauguration de la Tour Eiffel. Ces festivités attirent un nombreux public. Le Stade Français y est présent. L'idée d'un « Stade Bordelais » a pu germer dans la tête de quelques jeunes visiteurs venus de Bordeaux... Les fêtes du 14 juillet 1889 auraient fourni l'occasion de mettre en pratique ce projet sportif. L'hypothèse n'est pas pour nous déplaire.
21En outre, il convient de considérer la chronologie détaillée des réalisations de la Ligue de Tissié. Un assez grand nombre d'équipes sportives des lycées et collèges, aux noms de fleurs, a pour origine la Ligue Girondine fondée par le Docteur P. Tissié. En 1903, les fêtes annuelles des « Lendits » sont supprimées par décision ministérielle. Depuis 1897 ou 98, des équipes comme les Muguets, du lycée de Bordeaux, entendent jouer au "vrai" rugby et non aux « jeux » de la Ligue... Ils prennent exemple sur le rugby pratiqué au B.U.C., au S.A.B. ou au S.B. Jusqu'en 1910, le maillot de l'équipe des lycéens bordelais est blanc (comme celui du S.B.U.C. !). Vers 1912, il devient rouge (aux couleurs du B.E.C. !). Le renouvellement des influences peut se lire aisément. Les potaches bordelais sont champions de France interscolaires en 1910 et 1912. En fait, ce type d'association sportive de lycées (ou de collèges) s'inspire directement de l'esprit qui anime l'U.S.F.S.A. D'ailleurs, à ce sujet, il y a peut-être un lien — plus — direct entre l'interdiction ministérielle, qui frappe la Ligue Girondine en 1903, et l'action se voulant unificatrice de l'U.S.F.S.A. Les sociétés sportives des établissements scolaires doivent pouvoir s'affilier en nombre à l'U.S.F.S.A.5, y compris celle de la Gironde ou de l'Aquitaine. A cet égard, la Ligue du docteur Tissié est susceptible de compromettre l'entreprise6, dans l'optique envisagée par Pierre de Coubertin.
22Sans doute le Stade Bordelais s'est-il affilié très tôt à la Ligue Girondine d'Education Physique, ainsi que l'a établi Raymond Dinéty (1956, p. 120), confirmé en cela par Jacques Thibault (1972, p. 129). En fait, cette adhésion n'est-elle pas à rapprocher du souci manifesté par les dirigeants du club de gagner en honorabilité après la légalisation administrative, vers 1890-91, et de s'assurer le soutien du recteur Auguste Couat, vers 1892 ? Sûrement. Par la suite, le "sectarisme régionaliste" de Tissié a été probablement perçu comme un obstacle majeur à l'implantation de l’Union à Bordeaux, y compris par Pierre de Coubertin.
23Une autre raison peut être avancée. Le Congrès national de l'Education physique, organisé par la Ligue Girondine, se tient à Bordeaux du 25 au 28 octobre 1893. Un membre de l’Union — sans doute le jeune Mangeot — y prend part en tant qu'observateur. Dans son compte rendu, il souligne la trop grande place que le Congrès veut imposer « à l'éducation physique dans les lycées », sous la responsabilité des « professeurs de gymnastique ». L'observateur de l’Union lui préfère le modèle sportif, jugé bien plus attrayant. « Les jeux, s'ils sont régis par de bons règlements, doivent être libre et surveillés seulement par les professeurs ou les maîtres d'étude de l'établissement. C'est pour avoir méconnu ce principe que, dans certains lycées (et notamment au lycée de Bordeaux), le mouvement en faveur des exercices corporels, qui avait pris une grande extension au début, est mort de lui-même au bout de deux ans ». En clair, le modèle des sports cher à l'U.S.F.S.A. peut réussir où la Ligue cède visiblement du terrain. Mais P. de Coubertin sait qu'il faut compter aussi avec l'opiniâtreté du docteur P. Tissié.
24Les deux hommes se connaissent au moins depuis 1891. Ils se sont rencontrés à nouveau en 1894, à l'occasion de la 23ème session de l'Association Française pour l'Avancement des Sciences, qui se tient à Caen. En cette année 1894, l'A.F.A.S. a mis à l'ordre du jour le thème de l'étude critique des principes de la pratique sportive et la question du surmenage physique imputé aux excès du sport. Le docteur P. Tissié et P. de Coubertin participent aux débats fort animés, opposant détracteurs et partisans du sport. Dès la première prise de parole, l'un et l'autre précisent l'importance des regroupements dont ils ont respectivement la charge. En clair, la Ligue Girondine et l'Union sont bien des entreprises concurrentes7... Le Stade Bordelais sera amené à prendre davantage ses distances vis-à-vis de la Ligue Girondine... On ne saurait servir à la fois la Ligue et l'U.S.F.S.A. !
25— Au sujet de la fusion entre le Stade Bordelais et le Bordeaux Université Club, retenons d'abord qu'il s'agit plutôt d'une fusion du club étudiant au sein du club doyen... D'autre part, le témoignage du docteur Jacques Dufourcq (1954), pourtant jamais évoqué, nous paraît prévaloir largement sur l'hypothèse formulée par Eugen Weber (1971, trad. 1980, p. 215) invoquant les difficultés financières du B.U.C. (p. 215) ou le manque cruel de vestiaires et de douches dont pâtissent les universitaires (p. 194)... Pour la sécession des étudiants, deux ans plus tard, en 1903, la raison retenue par Georges Dupeux (1969, p. 448) et par Eugen Weber (ibid., p. 215), à savoir les trop nombreuses « adhésions venues des milieux plus populaires », n'est pas à négliger, si l'on considère le club pris dans son ensemble. C'est d'ailleurs un indice de la démocratisation des sports, tout à l'honneur du Stade Bordelais. Toutefois, la remarque ne vaut pas directement pour l'équipe fanion de rugby, non plus que pour celle de football. Comme on a pu le préciser, le rugby du Stade Bordelais U.C. ne recrute pas ses adeptes dans les classes populaires. C’est évident. La composition sociale de l'équipe championne de France en 1911 (voir document annexe no V, p. 175-177) se passe de commentaire... Par ailleurs, la spécificité du « style de jeu » (d'avants et de contact), convenant mieux à des athlètes solides, aguerris et plus âgés que les étudiants, n'est peut-être pas à négliger dans les raisons possibles du départ des étudiants.
26La jeunesse étudiante affirme sa spécificité au sein de la ville universitaire. Il s'agit autant d'exprimer sa cohésion, autour du prétexte sportif, par exemple, que de manifester son identité vis-à-vis de la population bordelaise. Déjà se dessine un « mode de vie étudiant ». Le club universitaire va se reconstituer, dans l'esprit qui présidait à l'animation du B.U.C.
27— Notons enfin que c’est seulement dans le courant de l'année 1895 (et non avant !) que les sportifs du « Stade » vont pratiquer le football-rugby sur un pré de la propriété appartenant à M. Desmaison, au lieu-dit « Sainte-Germaine », sur la commune du Bouscat, à proximité de la route de Bordeaux à Soulac, au 414 de la route du Médoc. Auparavant, dès la fin de l'année 1892, les rencontres se déroulent surtout sur la pelouse du Parc Bordelais ou sur le terrain de l'Hippodrome du Bouscat, l'un ou l'autre étant pompeusement désigné comme "terrain du Stade Athlétique Bordelais" ! Notons à ce propos la grande diversité des lieux sportifs verdoyants, localisés sur la bordure ouest-nord-ouest du "Bordeaux chic" : Parc Bordelais, Vélodrome du Parc (installé à Caudéran dans une magifique propriété de trois hectares), Hippodrome du Bouscat, American Park, Stade Sainte-Germaine, premier terrain de sports du S.A.B., club de la S.A.V. Primrose, domaine du Jard de la V.G.A.M., courts de tennis du S.B.U.C., Golf-Club-Bordelais...
Sport et vie locale
28Insistons sur un aspect important qui concerne l'articulation entre la vie sociale bordelaise et la « société sportive ». Abordons simplement le processus de représentation notabiliaire tel qu’il apparaît dans le "patronage" du Stade Bordelais, à partir de 1892 et pour s'affirmer dans les décennies suivantes. Quel sens faut-il donner à cette représentation publique ?
29Il convient de préciser la configuration des relations sociales qui se tissent au sein de l'univers sportif du club. Durant les deux premières années d'existence du Stade Bordelais, l'ouverture du club sur la vie locale est des plus limitées. Le petit groupe de jeunes sportifs déploie une activité expressive et ponctuelle, autour du prétexte sportif. Cette activité suppose le partage d'une propriété (la "jeunesse"), d'un langage, d'un code et de son usage dans des relations directes et de type communautaire.
30En 1892-94, les dirigeants du Stade Bordelais recherchent une reconnaissance publique. Ils pensent que ceux des acteurs sociaux qui exercent les responsabilités les plus élevées dans les différents corps constitués de l'Etat (administration, enseignement, armée, municipalité...) doivent encourager et légitimer la pratique associative du sport. « Ludus pro Patria » : telle est d'ailleurs la devise de l'U.S.F.S.A. Les personnalités sont censées répondre idéologiquement des activités de la société sportive. En général, ce patronage d'honneur est plus facilement accordé aux sociétés laïques de tir et/ou de gymnastique, à l’idéal patriotique plus explicite, et aux cercles d'escrime.
31En 1895-96, compte tenu du souhait manifesté de disposer de ses propres installations sportives, le club se tourne vers un autre type de parrainage, plus direct celui-là. Il tend à se structurer selon un modèle associatif de type patrimonial. Des acteurs bordelais, qui exercent des responsabilités économiques, sont sollicités pour favoriser et développer l'activité sportive du club. En d'autres termes, il s'agit de réunir les meilleures conditions pour la pratique sportive (recrutement d’entraîneurs compétents, constitution d'un patrimoine foncier et immobilier, et de ressources financières...). L'idéologie de la compétition sportive s'accompagne de la reconnaissance d'un vainqueur, d'un premier, d'un champion... A la symbolique unificatrice (et non personnalisée) du « Lucius pro Patria » se substitue dans les faits celle, nécessairement personnalisée, du « Lucius pro loco » : le jeu pour la défense du lieu singulier, du territoire familier, de la région ! La nouvelle formule mobilise effectivement les énergies stadistes à partir des années 1895 et suivantes. Quelques années plus tard, la presse sportive va largement contribuer à la construction de cette identification symbolique.
32L'activité expressive initiale, définie par des relations directes, se double désormais d'une action instrumentale et stratégique. Cette dernière renvoie à la compétition, au classement et à la hiérarchie sportive. Elle suppose une prise sur le monde social et la définition de moyens adéquats pour atteindre un objectif défini d'avance. L’expression associative de type "communautaire" se double ainsi d'une dimension véritablement sociétale, supposant l'engagement volontaire des élites locales et la mise en scène de l'identité locale.
33La pratique sportive s'accompagne d'une différenciation symbolique du territoire national (couvert par l'U.S.F.S.A.) et d'une identification, elle-même symbolique, autour de la localité, et matérialisée par la compétition entre clubs (régie par l'U.S.F.S.A.).
34Dès lors, le patronage du Stade Bordelais échoit à quelques grands acteurs de la vie économique bordelaise. Ces personnalités sont censées répondre — économiquement — des prestations et des ambitions sportives du club. Elles en maîtrisent la dimension financière. L'honorabilité du statut de dirigeant est à ce prix.
Elites sociales et promotion sportive
35L'étude sociologique de l'appartenance sociale des dirigeants du Stade Bordelais, tant au niveau du club que des sections, ainsi que la situation socio-professionnelle de la principale section sportive, en l'occurrence celle du rugby, permet d'identifier différents groupes. Voyons cela pour la période 1895-1914 qui est essentielle pour comprendre le développement du club bordelais.
36L'identification socio-professionnelle des acteurs contribuant à l'activité du club montre que le sport est un facteur de changement social. D'une certaine façon, il participe à la modernisation de la société. En fonction des sources historiques disponibles, comme le remarquable recensement biographique réalisé en 1989 pour le rugby français par Pierre Lafond et Jean-Pierre Bodis, et des données locales rassemblées pour notre propre enquête, il apparaît que plusieurs groupes contribuent à l'affirmation de la visibilité sociale du club8. Ces groupes composent autant de fractions constitutives des élites sociales bordelaises. On peut établir la répartition détaillée suivante :
- les élites économiques traditionnelles des dynasties marchandes, négociants en vins et spiritueux, armateurs, propriétaires des vignobles prestigieux et autres banquiers, appartenant au "pavé des Chartrons", érigées en patricial et donnant à Bordeaux une physionomie anglaise ou germanique, sont représentées par quelques personnalités ;
- la bourgeoisie d'encadrement et de direction, en poste dans les affaires maritimes et coloniales, est particulièrement bien représentée dans le cadre du club. Récemment structurée, elle joue un rôle déterminant dans l'administration du Stade Bordelais. Deux sous-ensembles peuvent être distingués. A côté des Bordelais de souche se retrouvent les membres de la "colonie" anglaise de Bordeaux bien installée aux commandes d'entreprises liées aux activités portuaires internationales ;
- les propriétaires viticulteurs, opérant dans des terroirs de second rang ou de vin courant, et des techniciens supérieurs spécialistes d'oenologie, sont présents dans le cadre du club ;
- les "Rousselins" de la vieille ville, ces commerçants-négociants de gros et de détail (surtout en denrées alimentaires), qui ne sont pas vraiment admis dans les cercles des Chartrons, disposent de plusieurs représentants au sein du club ;
- la "bourgeoisie" de service qui se caractérise par des personnalités issues des grandes écoles (d'ingénieurs...) ou de l'université (avec les médecins et les juristes) dispose de quelques représentants au sein du Stade ;
- les élites intellectuelles et artistiques ne sont pas absentes du club bordelais puisque quelques membres actifs affichent une profession d'écrivain ou de journaliste ;
- les commis-négociants et autres employés ou représentants de commerce, appartenant aux nouvelles classes intermédiaires (opérant généralement dans des entreprises du secteur tertiaire dont les dirigeants, en situation majoritaire au sein des dirigeants du club, sont identifiés ci-dessus) se trouvent bien représentés parmi les sociétaires du club ;
- les étudiants inscrits dans les facultés de Bordeaux forment une catégorie assez bien représentée dans plusieurs sections sportives du club.
37Les deux dernières composantes citées s'apparentent en partie aux élites dans la mesure où leur statut social du moment est appelé à se modifier dans le sens d’une promotion socio-professionnelle.
38On retiendra la composition diversifiée de l'appartenance sociale — et confessionnelle — des dirigeants du Stade Bordelais U.C. Cette configuration est originale par rapport à la situation caractérisant d'autres sociétés sportives locales. La puissance notabiliaire du club tient à deux traits majeurs : d'une part l'importance du sous-groupe constitué par les dirigeants du secteur tertiaire directement lié aux activités portuaires, d'autre part l'effet de réseau inhérent au pluralisme des groupes d'élites associés à la réussite sportive du club. Encore faut-il distinguer entre plusieurs cercles de responsabilités au sein du Stade Bordelais U.C. Entendu au sens strict, l'appareil dirigeant (ou exécutif du club) correspond au modèle inauguré en 1895 avec l'accès à la présidence de James S. Shearer. Par la suite, vers 1900, ce dispositif se complète par la structuration d'un deuxième cercle de dirigeants à vocation plus notabiliaire. Un troisième cercle rassemble les membres honoraires et autres sympathisants acquis aux activités du club bordelais.
Une représentation de la société en termes de stratification
39Le commentaire qui suit s'applique également à la période 1895-1914. Les responsables du Stade Bordelais U.C. jouissent d'une puissance économique reconnue, du fait de leur situation. Ceci étant, les sportifs de la cité bordelaise adhèrent volontiers aux ambitions du club, tandis que les sociétaires du club manifestent leur entière confiance dans l'action déployée par ces dirigeants. Pareille reconnaisance de compétence est un trait qui peut être mis en relation avec l'appartenance socio-professionnelle des principaux responsables du S.B.U.C. Il s'agit dans l'ensemble de "patrons" opérant dans le secteur tertiaire et/ou dans des services publics. On ne décompte aucun représentant du monde industriel, c'est-à-dire aucun des agents pouvant symboliser, auprès des gens de modeste condition, la "contradiction" flagrante entre profit économique et justice sociale... Dans le cadre du S.B.U.C., la fonction de dirigeant et l'engagement sportif ne sont pas véritablement perçus comme l'expression d'un quelconque paternalisme. Pour la même raison, on soulignera que la représentation sociale des notables appartenant à la tradition du grand négoce bordelais se limite à quelques noms. Dans l'ensemble, nouvellement promues, les élites sociales qui président aux destinées du club ne sont pas — encore — constituées en aristocratie locale du négoce ou en notables du service public. Enfin, de nombreux sociétaires qui composent l'effectif des pratiquants sportifs appartiennent aux catégories socio-professionnelles intermédiaires du secteur tertiaire : employés, représentants, commis-négociants... Ils sont promis à une probable promotion professionnelle et ils perçoivent les dirigeants du Stade selon une continuité hiérarchique, sous forme de stratification sociale, et non en termes d'oppositions socio-économiques de classes. Cette hypothèse n'est d’ailleurs pas incompatible avec le constat de la reconstitution du club universitaire en 1903 sous l’appellation de Bordeaux Etudiants Club, déjà évoquée. Dans ce cas précis, oppositions et divergences de vues s'expliquent par la revendication juvénile d'une spécificité étudiante exprimée en termes d'une autonomie de classe d'âge et d'une formation intellectuelle de type universitaire classique.
Le club sportif : un lieu d’échange social
40L'étude sociologique de la structuration du Stade Bordelais est particulièrement éclairante à cet égard. Le club sportif s'impose comme un lieu privilégié d'échange social.
41Dans les sections au recrutement relativement aisé, comme dans celles qui montrent un recrutement plus populaire, le sport remplit en fait un fonction intégratrice. A plusieurs niveaux, il concerne des individus en situation d'ascension sociale et en quête d'identité statutaire.
42Nous comprenons comment opère la fonction intégratrice du sport, au cœur du club. Par delà les différences socio-culturelles et économiques des acteurs en présence, elle définit un code commun d'expression sociale et culturelle. Ceci étant dit, on constate comment des actions volontaires sont à l'origine de l’émergence des rôles et des prises de rôles dans le processus de représentation notabiliaire. Alain Garrigou (op. cit., 1985, p. 135 et suiv.) a déjà souligné cette caractéristique. Par contre, nous ne suivons pas l'auteur lorsqu'il appréhende (p. 143) les "pouvoirs associatifs" comme "une relation inégalitaire de décideurs et de dépendants" (les athlètes). A notre sens, l'asymétrie des ressources, au sein du club, n'est ni simple, ni unilatérale. Bien au contraire, il y a une double circulation des biens (investissements et rétributions, d'ordre symbolique et/ou matériel) intéressant respectivement les dirigeants et les athlètes. Chacun tend à y (re)trouver son compte ! Le club sportif est le lieu d'un « échange social » fondé sur un double système de gratifications qui s'articule progressivement sur une spécification de plus en plus nette des classes d'âge et/ou des niveaux socio-économiques. Néanmoins, plusieurs jeunes sportifs issus de milieux modestes vont obtenir rapidement un emploi ou trouver des occasions favorables d'émancipation professionnelle et d'élévation personnelle grâce au vaste réseau relationnel du Stade Bordelais. Plusieurs champions du club vont occuper des postes importants de représentants de commerce ou de commis (aujourd'hui, on parlerait de cadres technico-commerciaux ou de cadres en relations publiques d'entreprise).
43Au S.B.U.C., cette situation est bien établie dans le courant des années vingt. Toutefois, un tel dispositif est surtout visible pour les clubs implantés dans les villes moyennes ou petites, et occupant une position hégémonique (J.-P. Augustin et A. Garrigou, 1985, p. 210-218). Dans une grande agglomération, abritant divers clubs sportifs, le « jeu » reste toujours, nous semble-t-il, plus ouvert. La concurrence également...
44A Bordeaux, c'est bien le Stade Bordelais qui a le premier "inventé" et expérimenté cette articulation majeure entre la « vie sociale et économique » et la « vie sportive ». De nombreux jeunes stadistes vont trouver un emploi à leur convenance grâce au rayonnement professionnel et économique des dirigeants du club. Ces derniers font d'ailleurs figure de notables par plusieurs traits caractéristiques : personnalité, relations, fonctions, puissance économique... Du point de vue de ces liens relationnels, avec leurs incidences socio-professionnelles manifestes, le S.B.U.C. s'est imposé sans nul doute comme un vaste réseau social, à l'intersection d'autres ensembles organisés de la vie bordelaise.
45Le modèle de l'association sportive est un lieu formalisé dans lequel se définissent des échanges sociaux contribuant à la transformation de la société locale et, d'une certaine façon, à sa modernisation.
Le développement du club : un processus socio-culturel
46L'étude de la structuration progressive du Stade Bordelais U.C. peut être envisagée comme l'analyse d'un processus socio-culturel. Elle est susceptible de s'inscrire dans la perspective plus large du changement social.
47Au fil des décennies, le club s'est structuré en fonction d'étapes assez caractéristiques et relativement bien individualisées dans le temps. Pour le sociologue, il s'agit d'étudier l'évolution d'un phénomène déterminé qui prend la forme d'une série chronologique correspondant à la formalisation du modèle sportif associatif. Cette série, identifiée au travers de la structuration de différentes composantes ; expression, communication, organisation et compétition. Chacune d'entre elles revêt une certaine complexité, pouvant donner lieu à une décomposition analytique, qui tient en partie aux effets réciproques qu'elles produisent les unes par rapport aux autres. De tels effets opèrent dans le cadre d'une configuration qui se "stabilise" autour des quatre composantes, au point de définir un système dynamique bien individualisé. Ces composantes définissent une matrice sociologique susceptible d'éclairer les processus d'évolution et de diffusion du sport. L'étude — diachronique — réalisée sur le club bordelais illustre l'une des modalités possibles que peut prendre la structuration du fait sportif.
48La dimension temporelle permet d'avancer le terme de cycle pour désigner la "totalité" de la série chronologique identifiée. Ce système correspond alors à l'aboutissement du cycle. Il demeure actif, en permettant par exemple la structuration de cycles de développement spécifique, à l'échelle d'une section (ex : la nomination d'un nouveau Président de commission), mais il peut aussi se traduire, le cas échéant, par l'altération ou l'appauvrissement d'une des composantes (ex : mauvais résultats en compétition, défaut d'organisation du club, etc.).
49Ceci étant, il est vrai que l'analyse d'une série unique ne permet guère de dépasser le stade de la constatation. L'interprétation gagne à être élargie dans une perspective comparative9. Comment peut-on comparer une série de références concernant le cycle de structuration du Stade Bordelais à une autre série (ou à plusieurs) ? Diverses possibilités s'offrent à l'analyse. Donnons quelques exemples. Il peut être fécond de comparer le club bordelais (appréhendé dans son contexte urbain) avec un autre club (dans un contexte urbain semblable : Lyon, Paris), et sur une même époque historique. La comparaison peut s’appliquer, à l'intérieur du même club, et pour la même période, par exemple, à la structuration de deux sections bien individualisées : le football-rubgy et le football-association, entre 1893 et 1914. Il peut être également intéressant de prendre en considération des contextes urbains et/ou des périodes différentes, de manière à vérifier dans quelle mesure les cycles identifiés sont effectivement comparables, entre plusieurs clubs ou au sein d'un même club (et pour plusieurs sections).
50Mais cette approche comparative peut également prendre des formes bien différentes, selon la nature des informations réunies et le degré d'approfondissement théorique qu'elles supposent et/ou permettent d'élaborer. Dans ce cas, on notera par exemple une concomitance ou une covariation entre deux séries de faits pour en proposer une explication convenable. En d'autres termes, il s'agira de considérer les évolutions respectives de deux séries et de déceler une liaison probable entre les variations des deux séries pour une période de temps considérée. Il paraît tentant d'établir un rapprochement entre le "cycle" de structuration du Stade Bordelais et le "cycle" de renouvellement et/ou de recomposition des élites sociales locales. Cet aspect renvoie à une compréhension sociologique du changement social. L'investissement dans l'action sportive associative, telle que cette dernière se définit dans le cas du Stade Bordelais U.C., est le fait de représentants appartenant aux nouvelles élites économiques, sans ancienneté de titre (et sans patriciat) et non investis dans les réseaux de "patronages" habituels (les arts, l'action philanthropique ou caritative, les cercles mondains...). Tout en sacrifiant à leur passion sportive, les dirigeants du club se construisent ainsi une position statutaire originale et ils acquièrent une légitimité sociale au sein de la communauté économique bordelaise. L'engagement sportif suppose la construction d'une trajectoire sociale (en termes d'expérience vécue) et conjointement l'implication publique dans un système d'action défini autour du club et de la compétition (offrant assignation et rétribution symboliques). L'identité sociale est l'aboutissement d'un processus de socialisation et de valorisation statuaire. Elle s'élabore grâce à une dualité de plans puisqu'elle suppose à la fois une transaction subjective (pour l'intéressé) et une transaction objective (pour la collectivité).
51Une contre-épreuve peut être envisagée, tout au moins pour la période retenue (des années 1890 aux années 1930). Les clubs sportifs investis par des notables n'ayant pas besoin de véritablement conquérir une légitimité statutaire ont généralement un "cycle" de structuration limité et un moindre rayonnement local. De même, la disparition et/ou le déclin de certains d'entre eux gagnent à être envisagés en relation avec cette non-mobilisation des dirigeants en poste qui peut se comprendre par l'absence d'un souci de reconnaissance statutaire, tout au moins sur le plan auquel cette logique s'exprime dans le cadre du Stade.
52Le développement du Stade Bordelais U.C. illustre un processus socio-culturel caractéristique, prenant la forme d'un cycle spécifique. Le constat autorise(rait) des généralisations théoriques sur la diffusion — géographique — des sports, en particulier sous l'angle du changement culturel, social et économique10, et sous celui du renouvellement des élites locales. Elles ne sont pas envisageables dans le cadre de la présente étude.
Remarques finales
53Les témoignages rassemblés confirment l'attachement indéfectible des membres du S.B.U.C. à la « grande famille » que forme le club bordelais. Les générations successives de Stadistes sont restés fidèles aux couleurs du « Stade Bordelais » et à son fameux Lion emblématique. L'apprentissage sportif qui permet la maîtrise de soi et la confrontation loyale avec autrui n'est jamais un exercice vain. Eloignés du Stade « Sainte-Germaine » pour des raisons familiales, professionnelles ou autres, ils ont conservé dans leur mémoire et dans leur manière d'être un sens exact de la valeur des arpents de terre stadiste, semblables souvent aux terrains sur lesquels s'engage la plus grande partie de l'existence sociale.
541889- 1989 : le Centenaire du Stade Bordelais sera fêté avec faste. Il est vrai qu'une année "89" incite à la solennité !
« Comme pour la célébration du bicentenaire de la Révolution Française, le centenaire du SBUC se déroulera sur toute l'année 1989 »,
55déclare avec fierté le Président Alfred Minot, à quelques mois de l'événement (Sud-Ouest du 5 juillet 1988). Son prédécesseur à la tête du club, Jacques Delpeu, considère qu'une telle manifestation "est de nature à donner un nouvel élan au club". Déjà, les préparatifs vont bon train.
56Le « Stade Bordelais » est incontestablement le doyen — toujours vivant et actif — des clubs sportifs bordelais dans le domaine de l'athlétisme, du cross-country, du rugby et du football, et son rôle n'est pas à négliger dans la mise en place des championnat bordelais de lawn-tennis, de natation et de water-polo, dans le cadre de l'U.S.F.S.A., ou même dans l'essor de plusieurs spécialités d'apparition tardive : le rinkhockey, le hockey sur gazon, le basket-ball... Il appartient à l'histoire sociale et culturelle de notre agglomération. Plus encore, le Stade Bordelais, qui deviendra quelques années plus tard le S.B.U.C., en est une pièce essentielle et originale. Ce grand club a favorisé l’épanouissement d'une culture sportive à Bordeaux : une sociabilité masculine s'est constituée autour de l’activité sportive. Des dirigeants et autres bénévoles au dévouement infatigable ont œuvré à la réussite de l'association sportive. Le club a formé et fourni des champions ; il a produit des spectacles d'exception — en rugby, en athlétisme, en crosscountry et en football — qui ont déplacé les foules conquises, de plus en plus nombreuses, vers le Stade Sainte-Germaine, de renommée nationale11. Réplique provinciale du Stade Français, ainsi que l'avait pressenti le jeune Mangeot en 1892, le Stade Bordelais (devenu plus tard le S.B.U.C.), par son histoire, est une expression directe de l'histoire du Sport en France. Raoul Fabens lui reconnaît cette place de choix dans son ouvrage fort bien documenté, immédiatement après le R.C.F. et le S.F. En évoquant l'éveil du sport en province, il précise :
« Le Stade Bordelais est le doyen de ces clubs. Dès 1892, il recevait la visite du Stade Français. Le Stade Olympique des Etudiants de Toulouse et le Football-Club de Lyon viennent immédiatement après cet ancêtre. »12
57Le « Stade Bordelais » a expérimenté successivement plusieurs modèles caractéristiques du point de vue de l'organisation du « club ». Jusqu'aux difficultés financières, liées à la réalité économique du sport, auxquelles il doit faire face au tournant des années trente, qui préfigurent les « problèmes » et les soucis du club contemporain obligé alors de se tourner vers la manne municipale et/ou vers le soutien des entreprises locales.
58Terminons par un bref aperçu de la vie politique locale concernant la fin de la période considérée. A l'occasion des élections municipales de 1925, Bordeaux penche vers le radicalisme. Le nouveau maire, Adrien Marquet, a vu sa liste — de "Cartel des Gauches" — entièrement plébiscitée. L'historien Georges Dupeux insiste sur les conséquences d'un tel renouvellement du personnel dirigeant.
« La prépondérance qu'exerçait depuis toujours la bourgeoisie des négociants et des armateurs disparaît avec l'échec complet de la liste sortante. »13
59Or le Président Edouard de Luze, qui reste à la tête du S.B.U.C. jusqu'au mois d'avril 1935, appartient à ce milieu aisé des élites traditionnelles. En d'autres termes, il est clair que les dirigeants du Stade Bordelais ne vont pas trouver, en la personne du nouveau maire socialiste, un interlocuteur vraiment attentif aux sollicitations du club. Le principe des subventions publiques régulièrement accordées aux associations sportives n'est pas encore acquis. Par ailleurs, A. Marquet opte fermement pour une conception "municipale" de la vie sportive. Le maire entend développer sa propre politique sociale de démocratisation du sport autour de deux axes. Il entreprend la construction d'installations diversifiées (stade, gymnase, piscine...) directement placées sous la gestion de la commune. Conjointement, il encourage l'essor du Club Athlétique Municipal, fondé en 1930, qui devient un des grands clubs omni-sports de la ville.
60De telles transformations sont bien la marque qu'un premier âge de l'histoire du sport touche à sa fin, à la charnière des années trente. En ce sens, la période retenue : 1889-1939, forme une séquence bien individualisée. Par la suite, d'autres facteurs — politiques, économiques, socio-démographiques, organisationnels — vont intervenir dans la caractérisation d'un deuxième âge du sport, principalement marqué par une intervention municipale dans le domaine sportif.
61Le S.B.U.C. saura s'adapter à ce nouvel environnement en faisant valoir sa spécificité associative et ses valeurs sportives. Il négociera avec succès le difficile tournant des années trente.
62Le président Gabriel Maderay, de 1935 à 1937, et son successeur Maurice Hauret, à partir de juillet 1937, vont s'employer à conforter la prospérité du club et les bonnes relations avec la municipalité bordelaise dirigée par Adrien Marquet.
63En septembre 1939, la guerre mobilise la jeunesse du pays. Le « Stade Bordelais » ne fêtera pas son demi-siècle d’activités sportives...
64Le « Centenaire du Stade Bordelais » exigeait que soit restitué, dans la mesure du possible, le contexte précis des premières décennies de son développement.
Notes de bas de page
1 Nous laissons à d'autres le soin de compléter cet itinéraire, depuis les années quarante jusqu'au centenaire du club, en 1989. Au tournant des années trente, le S.B.U.C. est déjà constitué comme club omni-sports. Une étude minutieuse montrera sans doute l'évolution qu'a pu connaître plus tard ce modèle d'organisation, au fil des décennies, de 1940 à aujourd'hui.
Rappelons que la Commission SPORTS ET LOISIRS de Lu Mémoire de Bordeaux, placée sous la responsabilité de M René Bex, Directeur départemental honoraire de la Jeunesse et des Sports, conduit actuellement des études — par disciplines sportives — sur cette période plus récente.
2 Les auteurs de l'Encyclopédie des Sports (1924), publiée sous le patronage de l'Académie des Sports et du Comité National des Sports, restent assez laconiques à ce sujet : "1889 (...) Dans le courant de l'année, fondation du Stade Bordelais" (cit. p. 159, t. 1). Voir également la p. 114 du même ouvrage.
3 En outre, nous ne savons rien de précis des couleurs du Bordeaux-Athletic-Club, dont l'effectif est largement absorbé par le « Stade » (peut-être vert et noir ?)...
4 Voir à ce sujet le livre, déjà mentionné, publié à Bordeaux par François Viault en 1882.
5 L'enjeu « scolaire » est de première importance pour l'Union. D'ailleurs, dès 1890, presque tous les membres de l'U.S.F.S.A. vont accepter un poste honorifique dans telle ou telle association scolaire.
6 On connaît l'opinion négative de Pierre de Coubertin à l'égard de la Ligue Nationale de l'Education Physique mise en place par Paschal Grousset. Elle est consignée en "appendice" de l'ouvrage : L'éducation anglaise en France, Paris, Hachette et Cie, 1889 (voir p. 204-206). La Ligue Girondine du docteur Tissié allait être jugée tout autant négative et dommageable pour l'entreprise de l’Union.
7 Association Française pour l'Avancement des Sciences, Congrès de Caen (documents officiels — procès verbaux), vingt-troisième session, Paris, 1894 (p. 207-251). En fait, pour P. de Coubertin, la leçon qu'il faut tirer, à l'issue de ce congrès, est claire : il s'agira autant de parvenir à contrer les médecins aveuglément anti-sportifs que de prendre de vitesse les entreprises personnalisées, comme celle de Tissié, qui peuvent ruiner les chances locales d'épanouissement de l'Union.
8 Pour une approche plus globale, se reporter à l'étude conduite par Paul BUTEL : Les dynasties bordelaises, Paris, Perrin, 1991, p. 315 et suivantes. Voir également le récent article de Hubert BONIN : Les élites économiques de fins de siècle en Aquitaine (fin XIXe - fin XXe siècles) in Les élites Fins de Siècles, Talence : Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine, 1992, p. 97-1 10.
9 Sur ces aspects, se reporter à l'introduction de l'ouvrage publié sous la direction de François CHAZEL, Raymond BOUDON et Paul LAZARSFELD : L'analyse des processus sociaux, Paris - La Haye : Mouton et Cie, 1970. Voir en particulier p. 2-9.
10 Rappelons que Jacques Defrance conduit des recherches originales dans ce domaine. Grâce à sa double formation d'historien et de sociologue, l'auteur s'intéresse aux facteurs explicatifs des discontinuités ou des ruptures marquant les processus de développement des pratiques sportives. Il analyse plus précisément la dynamique du champ sportif et les conjonctures socio-historiques propices aux changements qui s'opèrent dans le sport.
11 Le Stade Sainte-Germaine, dont le S.B.U.C. achève en 1989 l’entière rénovation, grâce au Président Alfred Minot, abrita plusieurs finales du championnat de France de rugby. Il fut également le théâtre de rencontres internationales, comme le premier France-Afrique du Sud de rugby, en 1913, ainsi que le premier France-Espagne de football, en 1922. Par la suite, on lui préféra le Parc des Sports de Lescure, plus moderne et mieux desservi par les transports en commun.
12 FABENS, Raoul. Les Sports pour Tous. Paris : Librairie Armand Colin, 1905, cit. p. 108.
13 Georges DUPEUX : La vie politique entre les deux guerres, Bordeaux au XXe siècle, Bordeaux : 1972, p. 21-50. Cit. p. 26.
On peut penser que le renouvellement des dirigeants du club, tel qu'il a été étudié sur une longue durée (entre 1892 et 1937), tient le plus grand compte des transformations sociales — et sociologiques — caractérisant la succession des maires et des équipes municipales.
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