Quelle esthétique et pour quelle élite universitaire ?
p. 118-136
Texte intégral
LA FACULTÉ DE L’AN 2000
1Devant le comité des architectes conseils de la ville de Bordeaux (CAC) dont il est le rapporteur, Jacques Carlu qualifie, en mars 1953, le projet de la faculté des sciences de « faculté de l’an 2000 », l’auréolant ainsi de tout ce que cette date suppose alors d’avant-gardiste1. Pourtant, sur le plan architectural, il n’en est rien. En 1953, l’architecture rationaliste de Coulon n’incarne pas l’avenir, tout au plus le présent où cette conception de l’architecture domine la production architecturale française. En réalité, cette doctrine, dont les racines remontent au XVIIIe siècle, triomphe depuis le XIXe au point d’imposer un style rationaliste fondé sur l’esthétique du binôme ossature et remplissage. À moins que, dans l’évocation de cette perspective lointaine de l’an 2000, Carlu n’envisage seulement la capacité qu’aura cette architecture à résister au temps et à s’adapter aux évolutions de l’enseignement supérieur. Il précise, en effet, qu’il s’agit de « construire pour 200 ans » et de répondre à l’augmentation régulière des effectifs.
2Malgré le nombre important d’architectes qui interviennent sur ce campus au cours de la période concernée par cette étude, il y règne une grande unité architecturale, preuve de l’existence d’une pensée dominante, celle du « Mouvement moderne ». La faculté des sciences de Coulon, la faculté de droit et celle de lettres de Mathieu déclinent sous des formes variées les principes du rationalisme qui est l’une des composantes majeures de cette modernité. Seules les deux bibliothèques que l’on doit à Sainsaulieu s’inscrivent dans une autre veine plus puriste.
Le refus d’un « style HLM »
3L’esthétique du Mouvement moderne qui s'impose sur le campus T.P.G., comme sur l’ensemble des campus français, est aussi celle que la Caisse des dépôts et consignations et d’autres organismes de financement imposent à grande échelle, dans une version souvent appauvrie, pour les grands ensembles contemporains de l’opération de Talence. Dans ce contexte, les universitaires dénoncent une esthétique HLM qui ne conviendrait pas à l’enseignement supérieur. En novembre 1956, les scientifiques s’inquiètent de l’esthétique de leur future faculté ; ils proposent un parement en ciment blanc-pierre blanche broyée, similaire à celle utilisée à Caen qui donnerait l’illusion d’une construction en pierre2. Ils trouvent aussi l’aspect des poteaux, linteaux et autres éléments de béton brut de décoffrage peu satisfaisants et suggèrent de les recouvrir d’un enduit. Ils redoutent un manque de fini comparable à certaines « façades HLM » que « l’importance des crédits affectés » ne permettrait de justifier.

Extensions de la faculté des sciences : de gauche à droite tes bâtiments de Recherche botanique, de Théorie géologie, de Recherche géologie, et le Village no 1. Au fond à gauche, la clinique mutualiste. A.R.B. 2008.22.3082.
4En 1962, les doyens des facultés de droit et sciences économiques, et de lettres et sciences humaines, s’élèvent aussi contre ce style « HLM » qu’ils jugent « bien décevant et ne pouvant être accepté lorsqu’il s’agit de facultés3 ». Au nom du prestige qui sied à une université, Sainsaulieu joue du même registre argumentaire pour défendre le revêtement en pâte de verre qu’il souhaite en façade de la bibliothèque des Sciences : « Il serait tout de même normal qu’un monument de cette importance, qui ne présente aucune des possibilités d’industrialisation de la construction que l’on peut rechercher dans les HLM soit payé un peu plus cher au mètre carré que les habitations de la dernière catégorie4. »
Une démarche et un style rationalistes
5Sainsaulieu assimile cet hypothétique « style HLM » avec celui d’une architecture industrialisée, normée et répétitive issue de budgets restreints. Si l’on ne tient pas compte des jugements de valeur qui émaillent ces propos sur la supériorité supposée de l’architecture universitaire par rapport à celle des logements sociaux, l’argumentation de Sainsaulieu ne manque pas de fondement.
6Après la Seconde Guerre mondiale, le ministère de l’Éducation nationale est le premier maître d’ouvrage en France après le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme. Ils partagent la même règle d’or, la quête de l’économie : « Par l’ampleur comme par l’urgence, le problème des constructions scolaires constitue aujourd’hui pour la France, avec celui du logement, dont il n’est au reste que l’un des aspects, le problème intérieur le plus grave [...]. Les uns et les autres doivent s’imposer la règle de la plus stricte économie et avoir conscience que ce serait une faute contre la nation, de la part des uns, de prévoir le moindre local inutile ; de la part des autres, de proposer un mode de construction qui ne soit pas le moins coûteux5. »
7La quête ministérielle de l’économie rejoint celle de la démarche rationaliste. « Exprimer sa pensée avec le moins de mots et le plus de force qu’il est possible, voilà le style austère et grave », écrivait l’encyclopédiste Jean-François Marmontel souvent cité parmi les précurseurs de ce mode de pensée. D’une pensée positiviste fondée sur les lois d’économie, d’utilité et de vérité, le rationalisme architectural est devenu un style qui vise à valoriser en façade l’ossature et son remplissage censés incarner la vérité du projet. L’expression du système constructif est devenue l’image même de cette doctrine rationaliste. La faculté des sciences de Coulon est, à ce titre, un remarquable exemple, mais en aucun cas unique, de cette tendance du Mouvement moderne.
8Le rationalisme s’accorde bien à la démarche d’industrialisation du bâtiment qui est celle de la Révolution industrielle au XIXe siècle, mais aussi de la Reconstruction (1944-1965), des grands ensembles (1953-1973) et de la politique de construction volontariste d’établissements scolaires et universitaires du ministère de l’Éducation nationale après la Seconde Guerre mondiale. L’usage de trames et l’expression de la structure en façade sont les termes les plus visibles et les plus lisibles de cette écriture architecturale.
La trame au service d’une politique normalisatrice de l’État
9Le C.G.B.F. se fait le relais de cette politique officielle de l’État français et ne manque aucune occasion de rappeler à l’ordre les architectes du campus de Bordeaux. Dès les premières séances d’examen du projet de Coulon, le C.G.B.F. invite l’architecte à éviter tout luxe superflu, mais aussi paradoxalement à adopter un « style très sobre avec des matériaux de premier ordre6 ».
10Pour parvenir à ces objectifs, André Cornu, secrétaire d’État aux Beaux-Arts, loue les vertus de la trame : « J’ai la conviction que la normalisation des constructions sur une trame uniforme [...] qui procurera une sérieuse économie d’étude, de temps et d’argent, permettra aux architectes de donner une expression personnelle et locale aux constructions par l’harmonie des lignes, le choix et la disposition des matériaux7. » L’État planificateur n’invente pas la trame mais se saisit de ce procédé d’aide à la conception qu’il range dans la caisse à outils de sa politique de normalisation et d’industrialisation visant à l’abaissement des coûts de production. Dès 1950, le ministère impose l’usage d’une trame étroite de 1,75 mètre de la maternelle à l’université.
11La comparaison entre les premières études de la faculté des sciences à Talence avec les rares projets déjà achevés à cette époque à Caen et à Dijon démontre que l’opération bordelaise est coûteuse : 70 000 F/m2 à Bordeaux, contre 40 000 à Dijon et 53 000 à Caen. Parmi les solutions possibles d’économies, le C.G.B.F. suggère la mise en conformité à la trame de 1,75 mètre. L’architecture de Coulon est déjà tramée mais, fort de l’expérience acquise dans la construction de laboratoires qui lui ont valu d’être choisi en remplacement d’Expert, il a adopté une trame large de trois mètres. Coulon a des soutiens. Le doyen Brus s’oppose à la trame de 1,75 mètre parce qu’elle conviendrait aux collèges et non à son programme. Le Comité des architectes conseils de Bordeaux (C.A.C.) affirme aussi sa préférence pour le module de trois mètres estimant que l’adoption de trames étroites ne permet pas de donner des proportions adaptées aux usages des laboratoires et n’autorise pas une bonne utilisation des surfaces. Le C.A.C. ajoute plus subjectivement que « du point de vue esthétique, l’ordonnancement des façades avec le module de trois mètres est très supérieur aux façades conçues avec le module de 1,75 mètre, ses multiples ou ses sous-multiples8. » Face à la fermeté du C.G.B.F. qui affirme que la trame de 1,75 mètre a déjà fait ses preuves dans l’enseignement supérieur, notamment à la faculté de médecine et de pharmacie de Marseille, l’université a recours à l’appui du maire de Bordeaux qui obtient personnellement d’André Marie la validation de la trame large non seulement pour les Sciences, mais aussi pour les Lettres, le Droit et leurs bibliothèques respectives. Aussi bien sur le plan architectural que sur le plan urbain, le projet de Coulon imprima sa marque sur la composition du campus T.P.G..

La trame de 3 m, et le binôme ossature remplissage, structurent la mise en forme de toutes les façades de la faculté des sciences de la 1ère à la dernière tranche de travau, y compris dans la version plus solennelle et classique du pavillon central (1) et dans l’organisation de cours partiellement fermées à la manière des quad anglo-saxons (4). Coulon porte également une grande attention aux liaisons entre les différents bâtiments autonomes grâce à des galeries couvertes et au traitement des sols – dallages – et des allées piétonnières (3). A.R.B. 2008.22.3082.
Quel remplissage pour le trinôme structurel ?
12L’identité de la faculté des sciences de Coulon tient à l’affirmation de cette trame de trois mètres en façade, mais également à la couleur rose des panneaux de remplissage, son seul luxe, fruit d’une bataille acharnée entre l’Université, l’architecte et EPA, le groupement d’entreprises de gros œuvres9.

La composition rationaliste des façades de la faculté des sciences ajoutée à l’utilisation de claustras de béton pour l'éclairage des escaliers et des couloirs relèvent d'une esthétique où l'influence de Perret est clairement perceptible. La couleur rose des panneaux de porphyre donne son identité à l’œuvre de Coulon. A.R.B. 2008.22.3082.
13À l’origine, le marché signé prévoyait des plaques en gravillons de rivière lavés10. Mais, en novembre 1956, les universitaires jugent les panneaux de revêtement gravillonné trop sombres et refusent unilatéralement le procédé contractuel11. Ils demandent à l’entreprise d’étudier d’autres solutions telles que : béton bouchardé, pierre reconstituée, ciment pierre apparent, revêtement en porphyre, granit, marbre, de couleurs et de granulométries différentes. Finalement, c’est la solution de plaque de porphyre qui est adoptée. Le parement est constitué de grains de porphyre de Saint-Varent, granulométrie 5/15, liés le plus serré possible grâce à un ciment blanc. Il s’agit d’un procédé nouveau qui exige de nombreux essais à l’issue desquels l’entreprise fait des réserves quant à leur réalisation, aux délais et aux coûts. Coulon chiffrera ce surcoût entre 10 et 15 millions de francs12.
14Mais, rapidement, l’EPA se trouve confronté à l’impossibilité d’assurer une homogénéité parfaite de la teinte rosée du porphyre. Après la pose de 2 400 m2 de plaques, la décision est prise en juin 1957 de les enlever et de procéder à un triage en vue de parvenir à une homogénéité de coloris. L’entreprise s’avère dans l’incapacité technique d’atteindre cet objectif et se plaint d’une fabrication devenue artisanale alourdie de multiples présentations sur place pour caler les teintes. L’entreprise affirme que « les exigences sur l’uniformité des teintes sont hors de proportion avec ce qui est exigé pour les monuments publics par les architectes les plus réputés13. »
15Coulon, qui soutient que l’EPA n’a émis aucune réserve sur la faisabilité du nouveau procédé adopté au moment de la décision de changer de revêtement, se range aux côtés de l’université pour accabler l’entreprise, affirmant qu’elle a la responsabilité de la fabrication et que seul le résultat compte. Il reconnaît cependant que l’uniformité de teintes exigée par l’université est d’une grande sévérité. Si l’uniformité de teinte est exigible au sein de chaque plaque, l’architecte « aurait admis à son goût une variété plus grande dans les rapports de tons entre les plaques14. » Un consensus finira par se dégager autour de cette approche de Coulon, mais cet épisode malheureux aura eu de graves répercussions sur l’équilibre financier d’EPA comme de l’opération elle-même, mais aussi sur les délais de livraison. La première tranche est livrée en 1961 au lieu de 1956. Le porphyre sera encore utilisé pour le revêtement de la deuxième tranche, mais, dès la troisième tranche, les plaques préfabriquées seront simplement recouvertes d’un enduit porphyré pour s’harmoniser avec celles des deux premières tranches.
16Prise au nom du prestige de l’institution, la décision de l’université de changer de revêtement aura remis en cause l’industrialisation du chantier, les délais d’ouverture aux étudiants, les objectifs de sobriété et d’économie pourtant affichés par son ministère de tutelle. L’économie du projet en a souffert, mais l’ensemble de la faculté des sciences, en particulier les deux premières des cinq tranches de travaux, constitue encore aujourd’hui un exemple remarquable du rationalisme constructif en vogue dans les années 1940 et 1950 et qui s’efface, sans pour autant disparaître complètement, dès les années 1960, derrière une expression plus internationale du Mouvement moderne.

Bâtiment principal de la faculté de droit de Pierre Mathieu. La trame porteuse reste un élément structurant de l’esthétique du bâtiment mais s’efface partiellement derrière la linéarité accusée des allèges en panneaux de cailloux lavés. A.R.B. 2008.22.3081.
17Pierre Mathieu, architecte et ingénieur, n’est pas insensible aux vertus de la démarche rationaliste, dont il décline une nouvelle version moins dogmatique pour le dessin des facultés de droit et de lettres. Le plan répond à la même trame rigoureuse de trois mètres, mais l’organisation plus complexe des corps de bâtiment, et la diversité des traitements en façade, en attenue l’expression. L’ossature de béton n’est plus aussi prégnante.
18Le traitement formel et architectonique de la faculté des lettres donne une grande homogénéité à cet organisme complexe. Tous les bâtiments sont de simples parallélépipèdes à toit-terrasse. Les façades sont rythmées par l’ossature de béton qui dicte la composition géométrique abstraite en panneaux aux textures variables. Les architectes alternent des panneaux de béton à gros cailloux, des panneaux lisses et des panneaux striés verticalement ou horizontalement. La répartition des formes de fenêtres – verticales, horizontales, en imposte, ou en fentes verticales – contribue également à éviter toute monotonie dans un registre au vocabulaire pourtant réduit15.

Aula magna de la faculté de droit. Pierre Mathieu, architecte. La salle de ce temple moderne du droit est précédée d'un porche monumental couvert d’un plafond à caissons posé sur une ossature de voiles de béton. Quelques marches surélèvent l’édifice à la manière d’un stylobate contemporain. A.R.B. 2008.22.3081.

Initialement, la façade nord de la faculté des lettres était l’élévation principale et noble en vis-à-vis de la faculté de droit. P. Mathieu adopte une composition en U avec un grand parvis et renoue ainsi avec un des poncifs de la référence palatiale, courante dans les bâtiments publics. Sur le mur de soutènement de l’esplanade était prévu un décor en céramique, et, au pied du mur, un plan d’eau avec une fontaine sur le thème : « Les Lettres collaborent avec les Arts ». Seul le traitement artistique du mur a été réalisé, mais il a disparu lors de la construction du nouveau bâtiment d’accueil d’Éric Wirth (2000) sur le parvis qui a également détruit la composition voulue par Mathieu et la relation qu’elle entretenait avec la faculté de droit. Enfin, cet ajout a définitivement consacré le retournement de la faculté des lettres sur l’Esplanade des Antilles au sud. A.R.B. 2008.22.3081.
19En face, la faculté de droit, conçue suivant un schéma linéaire possédant déjà une forte cohérence, autorise encore plus de liberté formelle. Les volumes indépendants des trois amphithéâtres de l’aile ouest sont laissés apparents sur l’avenue Léon-Duguit où une simple galerie couverte rétablit la continuité visuelle. En façade méridionale, les trois amphithéâtres s’effacent derrière le volume unique d’une salle des pas perdus fermée par une façade en verre que protège un claustra en béton. Le pavillon central de l’administration est rythmé par la structure porteuse et les panneaux lisses et blancs de béton qui découpent la façade en un jeu abstrait d’aplats géométriques. L’aile d’enseignement s’apparente à une barre d’habitation en panneaux de béton de gravillons lavés. Mathieu joue sur les effets de transparence et de légèreté pour différencier les fonctions de chaque corps de bâtiment. L’aula magna occupe logiquement une position privilégiée qu’accentue encore une mise en forme comparable à celle d’un temple moderne de la justice. Le modèle antique revisité dans un langage contemporain sied parfaitement à la solennité d’un édifice dédié au droit. Références historiques, influences contemporaines et conventions culturelles se marient ici dans une œuvre aboutie16.
Le langage puriste de Sainsaulieu
20En association, Sainsaulieu réalise les restaurants universitaires no 1, 2 (1965-1968), le Centre d’accueil universitaire (1966), mais ses œuvres majeures sont les bibliothèques des Sciences et de Lettres et de Droit. Lors de l’examen du projet de la bibliothèque des Sciences le 3 octobre 1961, le rapporteur du C.G.B.F. s’interroge sur l’harmonie existante entre la bibliothèque et les bâtiments déjà construits. Le rapporteur du C.G.B.F. pointe ici la rupture stylistique qu’introduit le projet puriste de Sainsaulieu dans l’ensemble du campus où domine cette écriture rationaliste.
21Un cliché réalisé à contre-jour, peu après l’achèvement des travaux en 1965, révèle la transparence de l’édifice et la finesse de ses lignes. Le sentiment de légèreté, d’immatérialité, voire d’apesanteur qui se dégage de cette œuvre contraste fortement avec l’aspect massif et opaque des réalisations voisines de Coulon. Si Sainsaulieu s’affirme brillamment ici comme un représentant du Mouvement moderne, il ne s’agit plus de la modernité rationaliste, mais du Minimalisme. Nous ignorons par quel cheminement Sainsaulieu a su s’affranchir du langage de son confrère, mais les archives montrent que l’un de ses premiers projets pour la bibliothèque, daté de février 1960, était composé dans cette veine dominante alors du rationalisme constructif17. Dans la version finale, la composition reste parfaitement symétrique, mais la trame de l’ossature de poteaux, métalliques et non plus de béton, est rompue par les grands panneaux lisses non porteurs qui semblent comme agrafés, sans masse, à une façade de verre. Le rapport entre pleins et vides s’est inversé au profit du vide et de la transparence. L’évolution du projet vers une approche puriste du Mouvement moderne touche également l’organisation interne des plans. Le changement de système constructif autorise Sainsaulieu à dégager les plans de tout poteau intermédiaire. La distribution interne devient ainsi indépendante du système constructif employé. Sainsaulieu peut dégager complètement les plateaux réservés à la consultation des ouvrages, sans aucun autre cloisonnement que celui des rayonnages de livres. Il pousse ici le principe du plan libre à sa limite qui est celui du plateau vide, indifférencié, pouvant se prêter à toutes les évolutions.
22La conception de la bibliothèque commune aux Lettres et au Droit relève de la même écriture18. La façade ouest offre le parti d’un vaste prisme de verre uniforme rythmé par l’ossature métallique et les panneaux de rayonnages opaques. Malgré ses dimensions, le bâtiment semble léger, presque immatériel. La transparence des façades vitrées accentue ce sentiment et laisse deviner la masse des deux autres corps de bâtiment. L’ensemble est dominé par la tour de stockage qui contraste par son opacité dictée par les contraintes de conservation. Seuls les deux niveaux réservés aux bureaux et aux salles de lecture sont percés de fenêtres importantes. Symétrie et équilibre géométrique président à sa composition. Le revêtement des murs en mosaïque de pâte de verre blanche assure l’homogénéité de cet ensemble d’une grande lisibilité fonctionnelle et plastique.

Louis Sainsaulieu et Paul Daurel. Bibliothèque des sciences (1962-1964). Façade Nord. Ce cliché, non daté, probablement réalisé en 1965 peu après son ouverture au public le 05/01/1965 met particulièrement bien en valeur la dimension graphique et minimaliste de cet édifice dans la ligne directe des plus grandes réalisations du Mouvement moderne des années vingt. A.R.B. Album de présentation, n.c.

Sainsaulieu et Daurel, La bibliothèque des Sciences peu après son achèvement en 1964. A.R.B. 2008.22.3081.

Louis Sainsaulieu. Bibliothèque de droit et lettres (1964-1966). Le pavillon d'entrée et l’auvent monumental qui la protège accusent l’identité de « monument » qu’entend lui conférer Louis Sainsaulieu dans son Schéma directeur en fond de perspective d’une des trouées de verdure du campus. La bibliothèque repose sur une ossature métallique avec remplissage en parpaing de ciment. A.R.B. 2008.22.3081.

(1) École nationale supérieure des Arts et métiers (ENSAM), Jacques Carlu, architecte, André Conte architecte d’opération, 1963-1966. (2). I.U.T no°1 Georges Massé, Pierre Bigot, Fernand Roy, architectes, J.Chauve, architecte assistant. (3). Institut de Magnéto-Chimie, Pierre Mathieu, André Bergasol et Claude Bouey et Roger Tagini, architectes, 1962-1964. En arrière-plan le château d’eau de P.Mathieu (1962-1964). (4). Institut d'Étude Politique (I.E.P), Pierre Mathieu, Pierre Daurel et Claude Bouey architectes. (5). Centre de recherche de géographie et biologie tropicales, (1967) actuelle Maison des sud, Pierre Mathieu, Claude Bouey, André Bergasol, et Roger Tagini, architectes. (6). Piscine universitaire (1965-1975), Jacques Touzin architecte. A.R.B. 2008.22.3081 et 3082.
Mutation des outils de conception architecturale et urbaine au service d’une politique de l’enseignement supérieur

Carton d’invitation à l’inauguration de l’ensemble universitaire de Talence-Pessac le 23 octobre 1967. A.R.B., n. c. Le dessin, dont l’auteur est inconnu, propose une composition à base de détails d’édifices des facultés de lettres et de droit. La faculté des sciences en est totalement absente. Son architecture rationaliste est peut-être déjà jugée désuète.
23Le 23 octobre 1967, Jacques Chaban-Delmas, députémaire de Bordeaux et président de l’Assemblée nationale, inaugure le nouveau domaine universitaire en présence d’Alain Peyrefitte, ministre de l’Éducation nationale, et de Léopold Sédar Senghor, écrivain et président de la république du Sénégal. Cette inauguration ne marque pas l’achèvement de la genèse du campus qui n’a cessé, depuis, de s’enrichir de bâtiments qui accompagnent l’évolution des disciplines, de la recherche et de la pédagogie. Toutefois, en 1967, le campus T.P.G., tel que Sainsaulieu l’a mis en forme grâce à son schéma directeur, est en grande partie achevé.
24Le retard porte essentiellement sur la conception de la grande trouée verte centrale et de tous les espaces de sport. D’espaces structurants, ils sont devenus des espaces résiduels, sinon délaissés, l’absence de paysagiste expliquant partiellement ce désintérêt pour des zones communes dont le financement et la coordination sont plus délicats à assurer. Ce constat fait écho aux propos des universitaires qui, dès les années 1950, jugeaient les surfaces réservées au sport trop importantes par rapport aux bâtiments. Le sport universitaire n’était pas, dans les années 1950, aussi développé et intégré à la culture de l’enseignement supérieur en France qu’aux États-Unis. Sans même évoquer le modèle des campus américains qui ne nous semble pas avoir été déterminant, la part réservée aux sports dans les zones vertes que préconise la Charte d’Athènes, dont Sainsaulieu fut certainement un lecteur, relevait davantage d’un fantasme que d’une réalité sociologique de la société française.
25Louis Sainsaulieu disparaît le 7 janvier 1972. La 42e et la 43e version de son plan seront établies après son décès, la dernière datée du 16 juillet 1973 mettant un terme à cette première partie du développement du campus T.P.G..
26Deux phases se dégagent de cette histoire : celle d’un investissement fort de la ville avant la Seconde Guerre mondiale puis celle de la prise en main d’un État dirigiste au cours des trente glorieuses. La première phase, de 1932 à 1952, fut celle de la grande composition classique « Beaux-Arts » partiellement revisitée par l’esthétique moderne. Elle était au service d’une vision élitiste de l’enseignement supérieur portée en grande partie par la municipalité. Celle-ci ne prit pas conscience du phénomène de démocratisation qui s’amorçait et rêvait de « monuments » pouvant servir le prestige de la ville. L’installation impossible de la faculté des sciences en centre-ville montre les limites de ce processus de fabrication de l’architecture et de la ville.
27Au cours de la deuxième phase, l’État finance, impulse et contrôle la construction des universités françaises et y applique les mêmes méthodes de planification urbaine et de rationalisation de l’architecture et des chantiers qu’elle met en place face à la question du logement du plus grand nombre et dont la politique des grands ensembles sera le reflet de 1953 à 1973. Ces deux décennies cruciales pour le développement du paysage architectural et urbain de la France sont précisément celles qui voient, à Bordeaux, la construction du campus T.P.G.. Néanmoins, la ville de Bordeaux conserve tout au long de cette phase un rôle important dans l’acquisition des terrains et l’inscription de la zone universitaire dans le développement de la métropole bordelaise. Elle pèse encore sur le choix des hommes et dans nombre de décisions où le poids politique de Jacques Chaban-Delmas est prépondérant.
28La question de la gouvernance du projet montre la difficulté à mettre en place une méthode de projet tant les protagonistes aux intérêts divergents sont nombreux. L’État est bien présent mais il n’a pas su, ou n’a pas pu imposer, un mode de décision et de coordination efficace qui aurait pu permettre de recadrer et de donner de la cohérence à un projet qui, pendant plusieurs années, avait été le fruit d’opportunités et d’une addition de décisions et non d’une volonté politique claire. Le principal outil inventé pour la mise en cohérence de cette vaste opération fut la mise au point de ce plan directeur confié à Sainsaulieu. Les 43 versions du plan définitif, lui-même arrêté après cinq ans d’études et de changements majeurs, illustrent ce morcellement des décisions. Le résultat tel qu’il apparaît au début des années 1970 en est la traduction.
29Néanmoins, le schéma directeur du campus T.P.G. autorise aujourd’hui, et certainement pour plusieurs décennies encore, des développements sur le long terme. Mais cette capacité résulte probablement davantage de l’ampleur des réserves foncières d’un site que Sainsaulieu jugeait lui-même d’une échelle quasi « inhumaine » que des principes urbains qui régissent son plan.
Notes de bas de page
1 J. Carlu. Compte rendu de la réunion du CAC de la ville de Bordeaux, le 3 mars 1953. A.R.B. 2008.22.587.
2 Lettre du recteur à Coulon le 26 novembre 1956. A.R.B. 2008.22.814.
3 Voir le procès-verbal du C.U. du 17 décembre 1962. A.R.B. 2008.69.R34. J. Chaban-Delmas est présent à ce conseil.
4 Note de Sainsaulieu sur la construction de la bibliothèque le 18 janvier 1963. A.R.B. 2008.22.691.
5 André Marie, ministre de l'Éducation nationale, « Préface », AF, no 129-130, 1952, p. 3.
6 Compte rendu de la séance du C.G.B.F. du 24 juillet et du 2 décembre 1952. A.R.B. 2008.22.587 et 2712.
7 A. Cornu, « Les architectes et le problème des constructions scolaires », AF, no 129-130,1952, p. 4.
8 Compte rendu de la réunion du CAC, le 3 mars 1953.A.R.B. 2008.22.587. Le rapporteur est J. Carlu.
9 Il s’agit du groupe Pérignon et de l’entreprise Astaldi qui se réunissent en mai 1956 pour former l’EPA. L’association durera jusqu’en 1958.
10 Lettre récapitulative des problème rencontrés adressé par l’EPA au recteur le 27 septembre 1957. A.R.B. 2008.322.814.
11 Lettre du recteur à Coulon le 26 novembre 1956. A.R.B. 2008.22.814.
12 Note de Coulon adressée au recteur le 23 septembre 1957. A.R.B. 2008.22.814.
13 Lettre récapitulative des problèmes rencontrés adressée par l’EPA au recteur le 27 septembre 1957. A.R.B. 2008.322.814.
14 Note de Coulon adressée au recteur le 23 septembre 1957. A.R.B. 2008.22.814.
15 Voir Gilles Ragot, Bordeaux & Agglomération. Guide d’architecture, Bordeaux, 1995, p. 189.Arc en rêve/Éd. Confluences.
16 Idem, p. 187.
17 Ce jeu de plan se trouve en A.R.B. 2008.22.691.
18 Gilles Ragot, op. cit., p. 191.
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