D’un projet opportuniste à un projet concerté
Passer de l’échelle architecturale à l’échelle urbaine
p. 50-69
Texte intégral
CHANGEMENT DE MÉTHODE. LES NOMINATIONS DE COULON ET DE MATHIEU
1La nomination de René Coulon le 26 mars 1952, en remplacement d’Expert, puis celle de Pierre Mathieu, quelques semaines plus tard, le 9 mai, par le conseil de l’Université, marquent le véritable lancement de la conception du campus T.P.G.. Mathieu est désigné architecte adjoint à l’université pour l’établissement du plan masse des constructions intéressant tous les services de l’Éducation nationale à Talence, à l’exception du plan masse de la nouvelle faculté des sciences confiée à Coulon. La désignation de Mathieu est due à une demande de la municipalité de Bordeaux qui souhaite que cette mission relève d’un architecte bordelais1. Bien que cette désignation soit de son ressort, le conseil de l’université donne satisfaction à la municipalité, montrant ainsi que le poids de cette dernière est encore prépondérant alors même que le développement du campus ne se déroule plus directement sur son territoire, mais sur des terrains dont elle fait l’acquisition. La nomination de Mathieu intervenant six ans avant celle de Sainsaulieu, son rôle, dans la définition du plan d’urbanisme directeur du campus, ne doit pas être négligé.
2En 1952, René Coulon (1908-1997), jeune quadragénaire, est déjà auréolé d’un brillant parcours. Deux ans après l’obtention de son diplôme en 1933, la compagnie Saint-Gobain l’engage à réfléchir à l’avenir des produits verriers dans le bâtiment moderne2. Coulon réalise des prototypes de mobilier en verre et se fait remarquer à l’Exposition internationale de Paris 1937 en signant le Pavillon de Saint-Gobain qu’il conçoit comme une démonstration de toutes les possibilités offertes par le verre. Membre de l’Union des artistes modernes (UAM), Coulon s’affirme d’emblée par sa maîtrise des matériaux et des techniques et son attachement à la modernité architecturale, lonel Schein, avec lequel il réalise en 1955 un prototype de maison en plastique, le confirme : « Efficace, précis, imperturbable, ayant le sentiment que l’architecture se prédétermine autant qu’elle se construit, calculant chaque risque, il oriente l’architecture des organismes les plus importants et réalise des ensembles où la primauté technologique est presque toujours exprimée3. »

René Coulon. Centre d’études et de recherches des Charbonnages de France. Perspective publiée dans L’Architecture d’Aujourd’hui, no 26, septembre 1949, p. 23.
3Lors de la réunion du 31 janvier 1951, déjà évoquée4, au cours de laquelle Chaban-Delmas avance le nom de Coulon, le maire cite expressément la publication de ses travaux dans L’Architecture d’Aujourd’hui de septembre 1949. Sont ainsi présentés non seulement le Centre d’études et de recherches des Charbonnages de France, que Chaban-Delmas évoque, mais aussi l’Institut de recherche de la sidérurgie et le Laboratoire des glaceries de Saint-Gobain que réalise alors Coulon. Ce dernier contribue d’ailleurs fortement à ce numéro consacré aux laboratoires de recherches, par un long article introductif intitulé « Le laboratoire de recherches industrielles » où il développe en détail un processus de projet fonctionnaliste très éloigné du mode de composition Beaux-Arts d’Expert5. Le choix de Coulon est celui d’un homme d’une nouvelle génération mais surtout celui d’une méthode de projet6.
4Au moment de sa nomination, Mathieu est âgé de 41 ans. Après avoir reçu une formation d’ingénieur des arts et manufactures, il devient architecte en 1939. Bordelais de naissance, il fait l’essentiel de sa carrière en Gironde où il cumule rapidement des responsabilités et des missions de premier plan : Architecte en chef de la Reconstruction de la Gironde (1946-1948), urbaniste en chef pour la circonscription de Bordeaux (1943-1946). Il marque le skyline bordelais de sa signature grâce aux tours élancées de la cité administrative (1948-1974). Le choix de Mathieu répond explicitement au désir du maire de Bordeaux de « voir l’université s’orienter vers la désignation d’un architecte bordelais pour les constructions de l’Éducation nationale7. »
« L’esprit du plan masse » fondateur de Coulon
5Avant la désignation de Coulon et de Mathieu, aucun plan directeur n’existait, pas même une volonté clairement établie de transférer l’ensemble de l’université en périphérie de Bordeaux. Les principes du plan masse de la faculté des sciences que Coulon établit sont donc arrêtés hors de tout schéma directeur, mais ils s’avéreront, en revanche, déterminants quelques années plus tard, lors de la conception du plan de Sainsaulieu.
6Quelques semaines seulement après sa nomination, Coulon demande l’attribution du terrain Promis situé à l’ouest du terrain sur lequel Expert avait travaillé, doublant ainsi la surface du site réservé à la faculté des sciences. Cette demande entraîne par effet de chaises musicales le déplacement plus à l’ouest de la cité universitaire qui était alors envisagée sur cette propriété8.

R. et J. Touzin. Plan de la cité universitaire de Talence du 21 juillet 1952. A.R.B. 2008.35.66. Sur ce plan figure la première représentation connue du plan masse de Coulon pour la faculté des sciences trois jours avant sa présentation au C.G.B.F.. Initialement, la cité universitaire était prévue sur la moitié ouest du site que Coulon utilise pour implanter la faculté.
7Cette extension du terrain lui permet de « dédensifier » son projet par rapport à celui de son prédécesseur. L’implantation s’inscrit dans le vallon au creux duquel coule le paisible ruisseau d’Ars. C’est selon cet axe, sud/sud-est à nord/nord-ouest dicté par la topographie et le cours d’eau, que l’architecte implante vingt-trois bâtiments sur trois rangs, les deux principaux délimitant un parc central agrémenté d’un bassin. Les bâtiments épousent les courbes de niveau selon un souhait constant du doyen qu’Expert n’avait pas réussi, ou désiré, satisfaire. Quelques ailes courtes, en retour d’équerre, rompent simplement ce parallélisme et donnent du rythme à cet ensemble étiré en longueur. Chaque bâtiment est indépendant, mais certains sont reliés par ce qui semble être déjà une coursive extérieure couverte. Les façades principales des bâtiments, tournées au nord ou au sud pour jouir de la vue sur le parc central, ne respectent pas les règles d’orientations héliothermiques dictées par les CIAM. Le plan masse adopté ne relève ni d’une composition « Beaux-Arts », ni d’un urbanisme réformateur, mais s’affirme comme un compromis entre ces deux cultures que tout semble opposer. Cette culture du compromis sera au cœur de la conception de l’ensemble du campus T.P.G..
8Georges Candilis, ancien collaborateur de Le Corbusier, loue lui-même les vertus de ce type de plans masse en 1954 : « Le point de contact entre l’urbaniste et l’architecte, le point où s’arrête l’urbaniste et où l’architecte commence, c’est le plan masse [...]. Les espaces libres cessent d’être des espaces corridors entre les volumes bâtis. Le jeu harmonique entre les pleins et les vides, entre les espaces libres successifs, entre la matière, la forme et les couleurs, entre le site et le plan masse, donne aux architectes une gamme inépuisable de recherches et de solutions9. » Le modèle n’est pas la Charte d’Athènes, mais celui de l’Acropole d’Athènes tant loué par Le Corbusier et que Candilis publie à l’appui de son propos. Les édifices n’y sont pas répartis selon une grille stricte ou selon des principes académiques de symétrie, ni selon le pur hasard, mais disposés harmonieusement pour ménager des surprises et des découvertes visuelles au cours des déplacements.
9La disposition étagée des bâtiments autour d’un parc central paysagé à l’anglaise est un type de plan masse fréquent dans les projets d’une certaine ampleur à cette époque. Cette solution a valu le premier prix et l’exécution à Eugène Beaudoin (1898-1983) au concours du Quartier Rotterdam de Strasbourg en 1951. Un critique compare alors cette solution à celle d’un « nouveau parc Montceau10 ». Beaudouin la reprend pour la cité universitaire d’Antony en 1953, tout comme R. Touzin, la même année, pour la cité universitaire de Talence. Candilis, déjà cité, et ses associés l’adoptent encore dans le plan de l’unité de voisinage « Les Grandes Terres » à Marly-le-Grand en 1954. Il n’existe, à cette époque, aucune étanchéité entre les solutions retenues pour les ensembles universitaires et les grands ensembles édifiées par les mêmes gros cabinets d’architectes.
10Le premier plan masse de Coulon évoluera dans ses équilibres et ses liaisons jusqu’au projet définitif, mais ne sera jamais remis en cause. Lorsqu’il sera chargé du plan directeur de l’extension du campus, en 1958, Louis Sainsaulieu reprendra cette directrice fondatrice dictée par Coulon pour établir le carroyage qui trame l’ensemble de son plan.
11Le premier avant-projet de Coulon est présenté au conseil général des Bâtiments de France (C.G.B.F.) le 24 juillet 195211. Le rapporteur souligne les qualités paysagères du plan masse étiré en longueur, mais regrette la « trop grande longueur » du parc. Il conclut paradoxalement que ce défaut est annulé du fait que « le nombre d’arbres conservés ne permettra pas de juger d’un seul coup d’œil l’ensemble de l’opération12. »De son côté, le recteur appuie son dossier en rappelant qu’il s’inscrit dans un ensemble où figure déjà le CREPS et où il est projeté de construire une cité universitaire. Le recteur aurait pu ajouter qu’un terrain était dès cette époque réservé pour la faculté de droit, non pas là où elle se situe aujourd’hui, mais de l’autre côté de l’avenue Gambetta, sur les propriétés Grippari et Crespi13. Par ajouts successifs, le campus commençait à prendre forme.
12Après les années d’atermoiements et d’incompréhension qui ont marqué les relations entre Expert et le rectorat, il semble que ce dernier ainsi que Coulon et le C.G.B.F. souhaitent aller vite. Le projet de Coulon a cependant l’avantage sur celui de son prédécesseur de proposer un développement en deux phases, et d’inclure des possibilités d’extension, là où Expert, sur un seul terrain, proposait une solution assez dense qui entravait la perspective paysagère.

René Coulon. Avant-projet no 2 pour la faculté des sciences de Talence. Octobre 1952. Plan maquette présenté à l’exposition organisée par le ministère de l’Éducation nationale à Paris. L’Architecture française, no 129-130, p. 114.
13Coulon présente un nouvel avant-projet devant le C.G.B.F. le 2 décembre 195214 Le conseil approuve cet avant-projet qui sera présenté officiellement lors de l’exposition sur les constructions scolaires et universitaires que le ministère de l’Éducation nationale inaugure le 22 décembre suivant15. Cette deuxième version tient compte des observations faites en juillet, notamment l’obligation de concevoir « un bâtiment particulier pour chaque discipline et service des recherches ». La préférence accordée à des bâtiments autonomes et isolés, conformément à une certaine logique fonctionnaliste, semble être une recommandation, sinon une obligation, que surveille le C.G.B.F.. Toutefois, Coulon adhère à cette solution qu’il préconisait déjà dans son article publié, en 1949, dans L’Architecture d’Aujourd’hui16. Cependant, le rapporteur du C.G.B.F. souligne que cette dispersion des bâtiments est, avec d’autres raisons qui tiennent à l’architecture elle-même, un facteur de surcoût. L’opération envisagée à Bordeaux s’annonce de 30 à 70 % plus chère au mètre carré construit que celles contemporaines de Caen et de Dijon. Après avoir reçu l’aval du C.G.B.F., le projet de Coulon est présenté, en mars 1953, au Comité d’architectes conseils de la ville de Bordeaux conformément aux termes d’un accord établi entre la mairie et l’université en 194917. Le doyen Brus et Coulon présentent cette faculté comme « celle de l’An 2000 ». Leur ambition est de « construire pour 200 ans, et de prévoir les extensions nécessaires ». Coulon place le paramètre de l’extension future de la zone universitaire au cœur de son processus de projet. Le projet définitif de la faculté des sciences est présenté, sans beaucoup de changement au niveau du plan masse, et à nouveau approuvé par le C.G.B.F. le 23 avril 1953. Le recteur salue à cette occasion la ténacité du doyen Brus et du député-maire de Bordeaux18, soulignant ainsi le rôle essentiel que joue la municipalité dans la réalisation de cet ensemble universitaire treize ans avant la création de la communauté urbaine de Bordeaux.
14Les travaux dont le début est annoncé pour octobre 1953 sont prévus pour se dérouler en trois phases échelonnées sur trois ans au 1er juillet 1956,1957 et 195819.
La Cité Universitaire
15Parallèlement à la mise au point du plan masse de la faculté des sciences dont Coulon est chargé, Mathieu, assisté de R. et J. Touzin, engage la réflexion sur un ensemble plus vaste qui, à proximité du site réservé aux sciences, comprend une cité universitaire, le CREPS, l’École nationale d’enseignement technique (ENET), l’École nationale d’ingénieurs des Arts et Métiers (ENIAM), la faculté de droit, et deux établissements d’enseignement techniques du secondaire.
16Aucune cité universitaire n’a été construite à Bordeaux depuis le début des années 1930, époque à laquelle R. Touzin réalisait la Maison des étudiantes (1931) et D’Welles achevait la cité universitaire de la rue de Budos (1930-1933)20. Aussi méritoire soit l’effort entrepris alors par le rectorat et la ville de Bordeaux, ces deux réalisations n’offraient respectivement que 97 et 274 chambres pour une population de 3 800 étudiants21. À la rentrée de 1945, l’université compte près de 6 000 inscrits, près de 10 000 en 1959. Au moment où Mathieu et ses associés engagent leur réflexion sur le plan masse des installations universitaires à Talence, Jean-Baptiste Philippon, inspecteur départemental de l’Urbanisme et de l’Habitation de la Gironde, qualifie la situation de l’habitat bordelais de « tragique22 ». Pour faire face à cette pénurie qui touche Bordeaux comme l’ensemble du territoire français, il estime à 18 000 le nombre de logements qui seraient nécessaires pour réduire ce déficit en totalité. La construction de logements étudiants, parallèlement au transfert de l’université à la périphérie de la capitale girondine, est donc une absolue nécessité. Déplacée sur l’ancien terrain de l’hippodrome à la demande de Coulon pour donner une place suffisante à la faculté des sciences, la cité universitaire, dont l’étude est confiée à Touzin père et fils, fait l’objet de plusieurs propositions entre 1952 et 1958 avant d’être déplacée sur un terrain plus au nord dans le plan de Sainsaulieu où elle devient le premier village universitaire d’un ensemble qui, à terme, en comportera cinq.

R. et J. Touzin. Cité universitaire de Talence (détail) du 24 juillet 1952. A.R.B. 2008.35.66. Ce projet, qui porte sur 600 chambres et services généraux, est établi en trois parties : un bâtiment en forme de U déformé donnant sur le carrefour face à la faculté des sciences et comprenant l’administration, un restaurant de 1 200 rationnaires, un salon de réception, une salle des fêtes, des salles de jeux, de lecture et de repos, l’infirmerie et le centre médical, la lingerie et la conciergerie, deux logements pour l’administration, ainsi qu’une coopérative ; une deuxième partie composée en arrière de 8 pavillons de logements étudiants répartis symétriquement de part et d’autre d’un espace central occupé par des terrains de jeux ; fermant la perspective, deux bâtiments affectés à des logements de professeurs.
17Sans lui ressembler trait pour trait, le dispositif est sensiblement le même que celui adopté vingt ans plus tôt par D’Welles rue de Budos23. Progressivement, au fil des études, le projet évolue vers des conceptions plus proches de celles d’un urbanisme moderne, probablement sous l’influence de Coulon et Mathieu, vingt-cinq ans plus jeune que Robert Touzin.

Mathieu, R. et J. Touzin. Université de Bordeaux. Centre universitaire de Talence. 1953. A.R.B. 2008.35.83. Vue d’ensemble et de détail montrant la deuxième version du plan masse de la cité universitaire à l’emplacement occupé actuellement par une partie de l’ENSAM et les locaux du CNRS.
18Cette évolution est déjà sensible dans une deuxième version figurant sur le plan masse général du centre universitaire de Talence que dressent Mathieu, R. et J. Touzin en 1953. Les architectes de la cité universitaire adoptent un dispositif plus ouvert qui se rapproche de la solution de bâtiments « étagés » de part et d’autre d’un parc central selon la figure déjà retenue par Coulon pour les sciences. Probablement faut-il également y voir l’influence de Beaudouin qui, sollicité par le rectorat au cours de l’été 1953, se déplace à Bordeaux et adresse de la documentation sur la cité universitaire qu’il réalise alors à Antony24.

E. Beaudouin. Plan maquette de la cité universitaire Jean-Zay d’Antony publiée dans AF, no 179-180, p. 77. Légende : 1. Chambres de garçons ; 2. Administration ; 3 et 4. Chambres de filles ; 5. Restaurant. 6. Logements de ménages ; 7. Chambres de garçons.
19Le projet se radicalise dans les mois qui suivent pour aboutir à la production de nouveaux plans non datés mais dont la description correspond à ceux présentés au C.G.B.F. le 7 décembre 195425.

R. et J. Touzin. Plan de situation de la cité universitaire de Talence. Non daté mais datable de fin 1954. Plan probablement présenté au C.G.B.F. du 12 décembre 1954. A.R.B. 2008.35.66.

R. et J. Touzin. Plan masse de la cité universitaire de Talence. Non daté mais datable de fin 1954. Plan probablement présenté au C.G.B.F. du 12 décembre 1952. A.R.B. 2008.35.66. Les douze barres d’habitation offrent chacune 124 logements, soit un total de 1 488, avec douches, W.-C., parkings. Trois des quatre pavillons situés au sud sont réservés aux professeurs, le quatrième aux « adjoints ». La grande barre à l’est est celle des services généraux et comprend une coopérative, une salle des fêtes, une bibliothèque, un restaurant, une cuisine et d’autres équipements.
20Douze barres d’habitation, parallèles à l’axe nord-sud, conformément à l’orientation héliothermique26, sont réparties sur l’ensemble du site selon une formule fortement inspirée des principes des CIAM. Le sol est réservé aux surfaces vertes découpées par un maillage régulier de chemins piétonniers. Le transfert des modèles de cités de logements issus des grands ensembles que le vote de la loi Courant, en mai 1953, vient d’engager, s’impose ici pleinement.
21Le C.G.B.F. est réservé sur le projet de Touzin et sur ses capacités à le conduire, à tel point qu’il précise que l’université ne doit pas se sentir engagée par l’avant-projet de cet architecte27. L’idée d’un concours que suggère le représentant de l’université présent à la réunion est bien accueillie. R. Touzin, âgé de 72 ans, est mis à la retraite quelques mois plus tard, au début de l’année 1955. Un rapport de la Commission des bâtiments et adjudication indique clairement que l’université a décidé de « liquider M. Touzin ». Le verbe « liquider » sera barré et remplacé par « remercier28 ». Après l’éviction de D’Welles et d’Expert, le départ de R. Touzin marque le rejet de la génération d’architectes nés avant 1900, à l’exception notable de Jacques Carlu, né en 1890, mais que son aura nationale et internationale protège probablement. Sur la trentaine d’architectes qui interviennent de manière significative dans la conception du campus avant les années 1980, un tiers sont nés après 1920 et sont donc de jeunes trentenaires au moment où s’engage la réalisation du campus. Toutefois, les missions de coordination sont confiés à des quadragénaires – Coulon, Mathieu – voire à des quinquagénaires comme Louis Sainsaulieu (1901).
22Le départ à la retraite de R. Touzin met fin à la fonction d’architecte de l’Université, ce qui représente un changement majeur dans la gestion des projets du rectorat. Au cours de sa séance du 18 février 1955, le conseil de l’université décide, de plus, de désigner officiellement un nouvel architecte, préférant désormais nommer au coup par coup des architectes selon les opérations à conduire29. Le rectorat confie à Mathieu la mission de conseiller technique auprès de l’université en mai 1955, mais celui-ci n’a pas qualité d’architecte de l’Université30. Les missions plus ponctuelles et moins officielles confiées à Mathieu, ou à Coulon, permettent à la maîtrise d’ouvrage de retrouver une plus grande liberté d’action et un meilleur contrôle des opérations.
23La suite du projet de la cité universitaire est confiée à l’association Conte-Lamy-Sabron qui, en mai 1957 et février 1958, propose deux avant-projets sur le même site. Dans un cas comme dans l’autre, les architectes confirment l’évolution des plans masse d’une conception Beaux-Arts à des modèles issus de l’urbanisme réformateur.
24Cependant, ces projets de plus de 1 000 logements étudiants ne seront pas approfondis, le ministère s’orientant, en 1958, vers l’abandon des grandes cités universitaires au profit d’unités plus réduites de 500 chambres maximum31. Désireux d’offrir 2 000 chambres, le recteur en déduit qu’il doit réaliser quatre cités séparées sur quatre sites différents. Ce que le recteur nomme une nouvelle « doctrine » du ministère signe la fin du projet Comte. Les projets suivants seront ceux de « villages d’étudiants » inscrits dans le schéma directeur de Sainsaulieu.

André Conte, B. Lamy, architectes, André Sabron, collaborateur. Plan de masse de la cité universitaire de Talence. Avant-projet du 11 mai 1957. A.R.B. 2008.35.106. Le projet est prévu en trois tranches : 1ère tranche en poché ; 24ème tranche en hachure ; 3ème tranche sans remplissage.

André Conte, B. Lamy, architectes, André Sabron, collaborateur. Plan de masse de la cité universitaire de Talence. Avant-projet du 15 février 1958. A.R.B. 2008.35.106.
LES PREMIERS PLANS MASSE DE PIERRE MATHIEU (1953-1957)
25La première contribution de Mathieu à l’élaboration d’un plan directeur d’aménagement des nouvelles implantations universitaires à Talence, en tant qu’architecte en chef adjoint de R. Tauzin, date de 1953. Le plan est intitulé « Centre universitaire de Talence ». L’appellation anglo-saxonne et américaine de « campus » n’est jamais employée dans les échanges concernant ces projets d’implantation de l’université en périphérie. Elle n’apparaît que très tardivement et très ponctuellement à partir de 1966. Tout au long de la période concernée par cette étude, c’est sous le nom de « Zone universitaire » ou de « Domaine universitaire » que l’opération est désignée, y compris lors de son inauguration.
26Ce plan confirme la volonté de déplacer à Talence, à proximité de la faculté des sciences, la faculté de droit sur un terrain militaire de 8 hectares situé au sud du Parc de Suzon32. À cette date, la faculté des lettres, qui prévoit d’annexer les locaux du centre-ville de Bordeaux laissés vacants par le départ de la faculté des sciences, n’est pas encore concernée. Au terme de cinq années de négociations, le terrain militaire n’est pas acquis, mais les perspectives de développement de l’agglomération bordelaise ont profondément changé, conduisant à un changement d’échelle d’une opération relativement limitée à l’origine. Le lancement de l’étude d’une rocade autour de la première couronne de l’agglomération bordelaise renforce la détermination du rectorat, d’une part, de la municipalité de Bordeaux et des services d’urbanisme de l’État, d’autre part, à élargir leur implantation en périphérie. C’est précisément à J.-B. Philippon, directeur du service départemental de l’Urbanisme et de l’Habitation de la Gironde, que s’adresse le recteur le 4 février 1957 pour l’établissement d’un état des terrains susceptibles d’accueillir les projets d’extension de l’université à Talence, les terrains réservés en 1953 s’avérant trop petits à cet effet. Philippon fait parvenir au recteur un plan indiquant les propriétés susceptibles d’être acquises par l’État pour conduire l’extension de la zone universitaire33. Il souligne que ce développement s’établit en cohérence avec les principales dispositions inscrites à l’avant-projet du Groupement d’urbanisme de l’agglomération bordelaise, en particulier celles liées au tracé du boulevard périphérique. La réflexion s’engage désormais à l’échelle de l’agglomération et intègre le projet de rocade : la zone universitaire va se développer vers l’ouest, franchissant les limites de la commune de Talence que le plan du centre universitaire de 1953 respectait encore, pour intégrer le territoire de Pessac, puis de Gradignan. Abandonnant une politique opportuniste du coup par coup, le rectorat, la municipalité et l’État s’engageaient ainsi dans une véritable opération concertée où le futur campus devenait une composante essentielle du projet de développement de Bordeaux et de son agglomération au même titre que Bordeaux-Lac, Mériadeck et, quelques années plus tard, l’ensemble du CHU Pellegrin et du campus Carreire.

P. Mathieu, R. et J. Touzin. Université de Bordeaux. Centre universitaire de Talence. 1953. A.R.B. 2008.35.83. La zone surlignée en rouge indique les limites d’une « zone de protection » correspondant au périmètre susceptible d’accueillir des extensions futures. Elle comprend notamment, au sud, le site boisé du Domaine de Raba où se trouvent, depuis le début des années 1970, l’École d’architecture et l’École de commerce qui ne dépendent pas de l’Université.

Plan des terrains acquis et restant à acquérir pour la zone universitaire. Plan non daté et non signé. Il s’agit probablement du plan que J.-B. Philippon adresse au recteur le 6 juin 1957. A.R.B. 2008.35.136. Ce plan intègre au sud le Domaine de Raba où seront construites, dans les années 1970, l’École de commerce et l’École d’architecture.

Plan schématique des différentes propriétés, domaines ou châteaux de Talence et Pessac concernés par l’implantation progressive de l’Université : 1. Château Bonnefond ; 2. Propriété Promis ; 3. Jardin botanique ; 4. Propriété Gripari ; 5. Camp militaire Crespi ; 6. Lycée de Talence ; 7. Propriété Michel ; 8. Château Fanning La Fontaine ; 9. Château Laroque ; 10. Château Monadey et ancien hippodrome ; 11. Château Brivazac ; 12. Château Phénix ; 13. Roquencourt ; 14. Château Raba ; 15. Château de Thouars. Les nombres entourés d’un cercle designent les actuelles sorties 15 et 16 de la rocade.
27Sur la base du plan établi par J.-B. Philippon en juin 1957, l’extension des deux facultés, sciences et droit, est donc envisagée vers l’ouest sur les domaines du château Laroque34. Il est également envisagé d’acquérir le Domaine de Raba, le château Phénix et le terrain Michel. Le domaine du château Laroque doit servir pour la construction de la faculté de droit, pour l’extension de celle des sciences et pour la construction de la cité universitaire et les sports. Le débat s’engage également à cette époque sur la construction d’une ou de deux bibliothèques universitaires. Le recteur plaide pour une seule bibliothèque réunissant les sciences et le droit, alors que le doyen de la faculté de droit plaide pour deux bibliothèques séparées. Quelques semaines plus tard, Mathieu propose un premier plan masse de la zone universitaire tenant compte de ces décisions et débats. Son plan est adopté le 21 juillet 1957, soit un an avant la nomination de Sainsaulieu qui n’intervient qu’en août 1958. Ce plan, probablement assez proche de celui de 1953, n’a pas été, dans l’état actuel des recherches, retrouvé.

L’entrée monumentale de la faculté des sciences marquée par la porte en fer forgé de Raymond Subes, grand ferronnier d’avant-guerre. A.R.B. 2008.22.3082. La faculté des sciences est la seule partie du domaine universitaire ceinte d’une clôture ; la conception d’un espace ouvert sera introduite et vigoureusement défendue par Sainsaulieu face aux aspirations de chacun à bien marquer l’autonomie de son territoire. En 1964, il écrit qu’il vaut éviter de voir « se déclencher la “clôturomanie” des propriétaires français qui exclut tout aspect, toute organisation d’ensemble et continue à donner à nos banlieues l’aspect mesquin et désolant par comparaison avec les quartiers d’habitation périurbains de tous les autres pays. »

Le pavillon central de la faculté des sciences et, au premier plan, la pièce d’eau que Jacques Chaban-Delmas proposera de transformer en piscine lors de l’une de ses visites. A.R.B. 2008.22.3082.

La continuité architecturale et urbaine entre les bâtiments autonomes de la faculté des sciences est assurée par des galeries couvertes. A.R.B. 2008.22.3082.
Notes de bas de page
1 La recommandation de la municipalité remonte au moins à septembre 1951, plus de six mois avant la nomination de Coulon. Dossier Mathieu. A.R.B. 2008.35.082.
2 Voir à ce propos : Jean-Luc Olivié, « Saint-Gobain », dans Paris 1937. Cinquantenaire de l’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, Bertrand Lemoine (sous la dir. de), Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Paris, I.F. A. Paris-Musées, 1987.
3 I.Schein,. « France construite ». Bauen. Wohnen, mai 1963, p. 86
4 Voir plus haut page 51.
5 R.Coulon, « Le laboratoire de recherches industrielles », L’Architecture d’Aujourd’hui, no 26, octobre 1949, p. 7-16.
6 L’œuvre de Coulon après la seconde guerre mondiale est riche et comporte notamment d’autres réalisations universitaires, seul ou en collaboration, comme le Campus d’Orsay et la faculté des sciences de Jussieu.
7 Compte rendu de la séance du C.U. du 09/05/1952. A.R.B. 200869R31.
8 Compte rendu du C.U. du 09/05/1952. A.R.B. 2008-69-R31.
9 G.Candilis, « L’esprit du plan masse de l’habitat », in L’Architecture d’Aujourd’hui, no 57,1954, p. 1-7.
10 Anonyme « Projet présenté par E.Beaudoin, architecte », in AA, août 1951, p. LXIX
11 Rapport du C.G.B.F. du 24/07/1952. A.R.B. 2008.22.2712.
12 Le recteur juge méritoire les efforts de l’architecte pour conserver les arbres aux essences les plus rares.
13 Cette mention figure sur le plan de la Cité Universitaire de R. et.Touzin du 24/07/1952. A.R.B. 2008.35.66.
14 Compte rendu. A.R.B. 2008.22.2712.
15 L’Architecture française. consacre une grande place dans son numéro spécial 129-130 de 1952. Voir en particulier la reproduction du panneau d’exposition p. 114. Une vue de cette maquette est également publiée dans Sud-Ouest du 06/11/1952.
16 R.Coulon, « Le laboratoire de recherches industrielles », art.cit.
17 Cette convention est celle relative à la cession de terrains entre la Ville de Bordeaux et l’Université. Compte rendu du C.U. du 17/03/1953. A.R.B. 200869R31. Le rapporteur est J.Carlu.
18 Compte rendu de la séance du C.U. du 22/05/1953. A.R.B. 2008.69.31.
19 Compte rendu du C.U. du 19/06/1953. A.R.B. 2008.69.R.31.
20 La Maison des étudiantes se situe cours de la Libération. Voir les notices de Robert Coustet dans Bordeaux et l’Aquitaine 1920-1930. Urbanisme et architecture, collectif, Technique. Architecture, Paris, 1988, p. 168-169 et 180.
21 Il n’existait alors que trois restaurants universitaires. Voir lettre du recteur de Bordeaux au recteur de l’université de Liège le 26/05/1953. A.R.B. 2008.35.73.
22 J.-B.Philippon, « L’habitat bordelais », Urbanisme, no°27-28, 1953, p. 93-96.
23 R.Coustet, « Cité Universitaire. Bordeaux, rue de Budos », in Bordeaux et l’Aquitaine 1920-1930. Urbanisme et architecture, op.cit, p. 168-169.
24 Lettre de Beaudouin au recteur de l’université de Bordeaux, le 07/07/1953. A.R.B. 2008.35.73 et 2008.35.66.
25 Les archives du rectorat ne possèdent pas ce rapport. Quelques éléments nous sont connus par une note manuscrite, non signée d’un responsable de l’université ayant participé à cette réunion à laquelle Touzin n’était pas présent. A.R.B. 2008.35.83. L’auteur de cette note est le recteur lui-même comme le révèle une lettre qu’il adresse le 19/02/1959 à J.Touzin.
26 R.Touzin donne une description précise de ces bâtiments dans un document daté du 03/11/1954. A.R.B. 2008.35.66.
27 Dans un courrier adressé le 24/11/1958,à J.Touzin, le recteur évoque le rejet de ces projets en parlant de « lacunes sérieuses ». A.R.B. 2008.35.83.
28 Dossier Mathieu : A.R.B. 2008.35.82.
29 Extrait du registre des délibérations du C.U du 18/02/1955. A.R.B. 2008.35.82. Dossier Mathieu.
30 Compte rendu de la Commission des bâtiments et adjudications, du 08/06/1955. A.R.B. 2008.35.62, dossier Daurel.
31 Information résultant d’une conversation entre le recteur et M.Le Meur. Voir : « Échange de vues concernant l’organisation futures des bibliothèques ». Procès-verbal de la réunion du 20/05/1958. AR 2008.35/135.
32 Tableau de proposition d’inscription au plan Monet transmises au ministère le 03/06/1953. A.R.B. 2008.35.73.
33 Il s’agit des propriétés des Châteaux de Thouars, Laroque, Phénix, des propriétés Raba et Griparis, et du camp militaire Crespi. Les Châteaux Phénix et Laroque sont tout, ou partie, sur le territoire de la commune de Pessac.
34 Compte rendu de la réunion. Université de Bordeaux. Constructions à Talence. 17/06/1957. A.R.B. 2008.35.135.
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