La mise au point d’outils d’analyse
p. 50-57
Texte intégral
VERS UN MODE DE DÉCRYPTAGE COMMUN
1Les deux grandes étapes du processus de projet correspondent à deux échelles de travail des étudiants : l’échelle du fragment urbain et l’échelle du bâtiment. Afin de mettre en évidence les continuités/discontinuités entre ces deux niveaux de conception et de fabrication de l’espace, il convenait d’identifier quels principes de cohérence avaient été affirmés par les auteurs des projets à chacun de ces niveaux, et dans quelle mesure les positions définies à l’échelle du fragment se répercutaient sur celles adoptées à l’échelle architecturale. À l’inverse, il importait également de déceler en quoi le travail à l’échelle du bâtiment venait prolonger ou remettre en cause les modes d’organisation de l’espace envisagés à l’échelle du fragment.
2Soulignons le fait qu’il s’agit dans un premier temps de pénétrer dans (a sphère de la conception, dans l’espace interne du projet, détaché des contingences de la sphère externe, afin de comprendre les articulations qui s’établissent entre deux niveaux de « façonnage » de l’espace : l’espace interne correspondant à la substance et aux règles propres de l’artefact architectural, et l’espace externe renvoyant à l’espace sur lequel il agit8.
3C’est en effet à l’intérieur de cette sphère que les architectes se trouvent engagés dans un travail complexe de mise en relation entre des formes abstraites et des dispositifs concrets, dans une démarche qui oscille entre abstraction et perception de la réalité sensible et qui fait appel à la fois à une mémoire de la matière faite d’images et de sensations, et à une idée de projet mobilisant savoir et expérience9. Une « plongée » dans cette sphère nous semble nécessaire pour entrer dans ce qui fait la spécificité de (a démarche de création architecturale dans sa capacité à relier le sensible et l’intelligible pour produire du sens.
4À chacun des deux niveaux d’analyse, nous avons donc adopté un même mode de décryptage des projets visant à rendre compte des différentes dimensions qui qualifient conjointement un « état » du projet et qui ébauchent une série de liens « possibles » entre les mots et les choses, et entre les représentations et les dispositifs concrets. C’est à travers ce travail de mise en place, de qualification et de mise en ordre de ces principes de projet avec les auteurs des propositions que vont se dessiner progressivement des résonances et des connexions entre les différentes facettes du projet. Il s’agit ici, non pas de découper le projet en morceaux et d’en faire la « dissection », mais de dégager ce qui est au principe de la cohérence interne de la forme à un stade particulier de développement du projet, et de s’interroger sur le maintien – ou pas – de cette cohérence lors du passage à un autre stade.
FACTEURS DE COHÉRENCE
5L’outil de décryptage des projets mis au point à l’échelle du fragment et à celle du bâtiment prend la forme d’un tableau à double entrée où les lignes servent à recenser les différents thèmes abordés par le projet et où les colonnes permettent de visualiser plusieurs dimensions du projet dans une présentation synoptique (cf. tableau 1). Les éléments consignés dans les colonnes sont les suivants :
6Colonne 1 : la situation de l’intervention envisagée et son objet. Ici sont précisés notamment la localisation du fragment ou du bâtiment considéré et le rôle que celui-ci est susceptible de remplir, en lien avec sa situation dans un ensemble plus vaste (hypothèse programmatique).
7Colonne 2 : les thèmes qui sont au principe de la cohérence du projet et qui renvoient à des dimensions abstraites liées aux représentations et aux usages de l’espace. Nous les avons qualifiés de points durs ou d’invariants dans la mesure où ils jouent un rôle de « pivot » nécessaire au développement du projet. Il s’agit d’une part des figures et des concepts généraux mobilisés par les étudiants pour expliciter leurs « intentions de projet », en s’appuyant sur des éléments de lecture collectifs correspondant à des types bâtis éprouvés10 (sous-colonne 2.1). D’autre part, des usages et des représentations de l’espace associés à ces figures conceptuelles et invoqués par les étudiants pour exprimer l’évolution, le changement ou le glissement des modes d’appropriation de l’espace inhérent au processus de projet (sous-colonne 2.2).
TABLEAU 1. REPRÉSENTATION SYNOPTIQUE DU PROJET À L’ÉCHELLE DU FRAGMENT OU À L’ÉCHELLE DU BÂTIMENT

8Colonne 3 : les thèmes qui sont au principe de la cohérence du projet et qui renvoient directement au mode de fabrication de l’espace et à sa matérialité. Il s’agit de points durs et d’invariants touchant aux structures spatiales et architecturales nécessaires au fonctionnement de l’espace. Deux types de thèmes se distinguent ici : ceux qui sont relatifs à des principes d’intervention génériques, qu’ils s’agissent de modes de faire ou de choix programmatiques et stylistiques (sous-colonne 3.1), et ceux qui sont relatifs aux dispositifs spatiaux et architecturaux spécifiques qui déterminent fortement la configuration de l’espace à ce stade (sous-colonne 3.2).
9Spécifions que la disposition en colonnes ne vise pas à établir une distinction entre forme et fonctionnalité des espaces, mais plutôt à disposer en vis-à-vis des éléments d’ordre formel, technique, programmatique et topologique qui contribuent conjointement à qualifier les lieux, sans induire de relations de causalité a priori entre les éléments. Au fur et à mesure de la lecture des projets et au fil du remplissage des lignes, des chaînes d’invariants vont se dessiner dans chaque colonne et entrer en résonance avec les thèmes consignés dans les colonnes voisines. L’affinage de l’expression graphique et écrite va questionner ces regroupements et amener à ajouter, à supprimer ou à déplacer certains thèmes à l’intérieur des colonnes. In fine, des continuités se dégageront entre des blocs d’invariants de la colonne 2 et de la colonne 3, soit entre des éléments inférés respectivement au mode de conception de l’espace et à son mode de fabrication. La disposition en grandes lignes qui se fait ainsi jour dans les différents tableaux témoigne d’une mise en résonance entre ces deux types d’éléments, mais il faut souligner qu’elle n’est pas figée et qu’elle reste ouverte à d’autres formes de groupement et à d’autres formes de rapprochement entre les invariants.
10L’outil de la grille de lecture s’élabore donc « en marchant », dans le sens où la forme et le contenu de la grille de lecture se précisent au fur et à mesure de l’analyse des projets aux deux stades de définition correspondant à l’échelle du fragment et à celui du bâtiment. La compréhension des mécanismes qui président à l’élaboration de principes de cohérence à chaque niveau constitue un premier pas, décisif, pour atteindre le but principal que nous nous sommes fixé dans cette recherche, à savoir l’appréhension des continuités/discontinuités de sens susceptibles de s’opérer entre les deux niveaux.
DYNAMIQUES INTER-SCALAIRES
11Pour aborder ce deuxième temps de l’analyse, il convenait d’opérer un récolement de l’analyse des projets à leurs deux stades de définition et de mettre en regard les formes et les mécanismes générateurs de ces formes aux deux échelles considérées. Mais il apparaissait clairement que ce récolement ne pouvait se faire sans prendre en compte l’espace externe du projet, et notamment des éléments de programmation liés au contexte opérationnel de l’Opération Campus qui avaient été introduits le plus souvent de façon imprécise dans les projets des étudiants. Nous avons ainsi été amenés à élaborer un deuxième outil d’analyse qui prend la forme d’un schéma de récolement ouvert (cf. tableau 2) montrant où se situeraient potentiellement, à chaque niveau d’intervention sur l’espace, les éléments programmatiques spécifiques définis dans le cadre de l’Opération Campus.
12À travers cette modélisation, s’expriment en filigrane des hypothèses sur lesquelles nous reviendrons lors de la présentation des résultats de la recherche et que nous ne faisons qu’esquisser à ce stade.
13On constate a priori que les continuités les plus lisibles dans les projets entre l’échelle du fragment et l’échelle du bâtiment sont afférentes aux modalités génériques de fabrication de l’espace (sous-colonnes 3.1 et 3.2 du tableau 1). Même après intégration d’éléments programmatiques extérieurs, les éléments invariants concernant les principes d’intervention et les structures de l’espace au niveau des bâtiments demeurent, en quelque sorte, « contenus » dans ceux mis en évidence au niveau du fragment correspondant.
14À l’inverse, des éléments inédits sont susceptibles d’apparaître entre ces deux niveaux concernant les figures et les concepts génériques mobilisés par les projets. La prise en compte des structures existantes peut notamment être à l’origine de l’émergence de nouveaux concepts à l’échelle architecturale, et l’on peut dire que les invariants à l’échelle du fragment sont ici contenus dans ceux qui sont lisibles à l’échelle des bâtiments (sous-colonnes 2.1 et 2.2 du tableau 1).
15On remarque par ailleurs qu’aux deux niveaux analysés, celui du fragment et celui du bâtiment, l’émergence des figures et des concepts de projet contribue à révéler des situations d’intervention et des périmètres de cohérence qui pourraient être pris en compte dans la définition d’unités de programmation opérationnelles à différentes échelles du territoire.
16La mise au point d’un outil d’analyse des continuités inter-scalaires s’avère donc utile, tant pour qualifier des liens dynamiques entre différents niveaux de conception et de fabrication de l’espace, que pour induire des modalités d’intervention qui autorisent un enrichissement significatif des usages et des représentations de l’espace du campus.
TABLEAU 2. INTERFÉRENCES ENTRE LES DIFFÉRENTES ÉCHELLES DE PROJET

Notes de bas de page
8 Lang Jon, Creating Architectural Theory, New York, Éd. Van Nostrand Reinhold, 1987.
9 Zumthor Peter, Penser l’Architecture, Basel, Boston, Berlin, Éd. Birkhaüser, 2006.
10 Devillers Christian, « Typologie de l’habitat et morphologie urbaine », in L’architecture d’aujourd’hui, no 174, juillet-août 1974.
Auteur
Direction de la rédaction. Architecte / Urbaniste Responsable de l’équipe ARPEGE
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