Mutations médiatiques
Les règles du spectacle
p. 175-181
Texte intégral
1Plus de licenciés, plus d'épreuves, plus de disciplines nouvelles, le sport, à n'en pas douter, fait recette. Tour à tour, dramatique ou spectacle, il occupe une place de plus en plus importante dans les médias qui n'hésitent pas à le mettre en vitrine aux dépens de la politique ou du social.
2Mais ce succès cache des situations très disparates ; le spectacle, en effet, coûte très cher mais il doit rapporter encore plus. La logique économique tend à privilégier les sports "vendeurs" (football, basket, tennis, etc...), qui accroissent le taux d'audience ou de lecture et, donc, les recettes publicitaires. Mais les médias, généralistes ou non, s'ils obéissent à cette logique, doivent prendre en compte d'autres données. Le journalisme sportif de demain devra comporter une part croissante de recul et de formation. L'événement, l'exploit ne suffisent plus, il faut une réflexion.
3Technologie, sociologie, économie, etc... ; le P.A.S. (Paysage Audiovisuel Sportif) est en pleine mutation et ne peut plus désormais se réduire à la retransmission d'un match ou à la simple communication de performances chiffrées. Pendant que des professionnels de l'information réfléchissaient ensemble, lors de cette cinquième université d'été, sur la médiatisation du sport, des jeunes stagiaires pouvaient l'expérimenter dans une section Communication, reflétant ainsi le souci de discussion et de formation des organisateurs.
Presse écrite
"L'Equipe" et "Le Sport"
4"La situation de monopole dans la presse, comme ailleurs, est une situation quelque peu anormale, j'irai même jusqu’à dire malsaine". Un monopole qui n'existe plus depuis septembre 1987. L'Equipe, pour la première fois depuis 1946, n’est plus le seul quotidien sportif français. Son concurrent, Le Sport, doit sa naissance à trois phénomènes récents. Pour son rédacteur en chef, J. Max Mayer, Le Sport, l’étonnante solitude de L'Equipe n’est plus justifiée.
5Mais surtout les responsables du projet ont toujours été persuadés que L’Equipe ne pouvait pas satisfaire tous les lecteurs. Surtout les jeunes qui peuvent lui reprocher un style un peu trop "institutionnel". Les tirages sont stables à dix ou vingt mille exemplaires près depuis dix ans et cela malgré le formidable développement du sport. A cette-relative-stagnation, J. Max Mayer veut répondre avec un ton nouveau qui, à la performance pure, préfère son environnement. L’argent, le star-système, le statut social des athlètes, le dopage, la violence, l’aventure, etc..., autant de thèmes négligés, selon J. Max Mayer, par "L’Equipe".
6Quant aux sports eux-mêmes, il ne faut pas se leurrer ; Le Sport ne peut pas être un quotidien généraliste. La hiérarchisation de l’information est liée à des contraintes économiques : "nous allons privilégier énormément le football parce que c’est le football qui fait vendre" reconnaît J. Max Mayer. De même, l’automobile ou le tennis auront évidemment plus de place que le jeu à XIII ou le badminton, le contraire serait "financièrement utopiste et totalement irréaliste". L’actualité, mais aussi la médiatisation, décident de l’importance de l’espace réservé à telle ou telle discipline. Ni généraliste, ni spécialisé, Le Sport couvre l’information en fonction de son audience.
7Mais, pour L'Equipe, plus question désormais de vivre sur son monopole. Selon Richard Montaignac, l’un de ses journalistes présent à l’université d’été, le quotidien va "essayer de se moderniser, y compris au niveau de l’état d’esprit". L’introduction de la couleur, une maquette différente, un style plus vif, la réaction n’a d’ailleurs pas tardé ; L'Equipe commence à se rajeunir.
8Mais pas question non plus de se renier. "Nous continuerons à parler tous les jours des petits sports, du tir à l’arc, du badminton, etc... et pourquoi ? Cela, parce que L'Equipe a quand même sa clientèle, et il veut la respecter, et il veut la conserver". Richard Montaignac apprécie cette nouvelle concurrence, pour lui synonyme de progrès. "Il est vrai que pour L'Equipe et surtout pour les lecteurs, cela ne peut être qu’une émulation. Et L'Equipe ne peut que bien s’en sortir dans la mesure où il va être obligé de passer à une vitesse supérieure et de faire ce qu’il aurait dû faire depuis quelques années".
9Reste à savoir maintenant si le lectorat sportif pourra se fidéliser au nouveau quotidien. Huit mois d'existence ne peuvent suffire pour renverser plus de quarante ans de monopole. Il est encore trop tôt pour faire un bilan mais il est certain que la disparition prématurée du journal Le Sport consituerait un grave échec pour la presse sportive et, surtout, pour le lecteur.
La télévision
Le spectacle et l’argent
10Télévision à péage, télévision commerciale, télévision internationale. F.H. de Virieux, d'Antenne 2, était l'un des invités de l'université d'été. Le sport, pour lui, devra suivre les mutations de la T.V.
11Télévision à péage pour une raison sociologique incontestée : les goûts se diversifient toujours plus et les programmes ne peuvent satisfaire une audience de plus en plus "éclatée". "Nous allons vers une période de concurrence anarchique, les six chaînes de télévisions ne pourront pas subsister et celle qui va le mieux tirer son épingle du jeu sera certainement Canal + ".
12Car si la chaîne codée ne peut se comparer à TF1 ou A2 en termes d'audiences, elle a un chiffre d'affaires presque correspondant (plus de trois milliards de francs). L'essentiel est que les téléspectateurs renouvellent leur abonnement et c'est le cas puisqu'ils sont moins de 8 % par an à rompre leur contrat (cf. Le Monde du 21 novembre 1987).
13"Toutes les télévisions doivent être payées par ceux qui les consomment". L'augmentation de la redevance télé ou des recettes publicitaires constitue une solution imparfaite comparée au système de péage qui laisse le choix de sa télévision au téléspectateur.
14Télévision commerciale puisque le spectacle devient de plus en plus coûteux. L'inflation des droits sportifs est abondamment commentée et sujette à de nombreuses polémiques (Paris-Dakar, Roland-Garros, le championnat de football, etc...). Mais l’apparition des télés privées a donné lieu à une surenchère formidable sur les droits. Résultats : le spectacle sportif devient tellement cher que les chaînes doivent le partager faute de moyens financiers. La chaîne du foot et du basket ne peut pas être en même temps la chaîne du tennis et du rugby.
15Autre solution : les télévisions peuvent être tentées d'aller plus loin en prenant la place des fédérations et en organisant elles-mêmes les compétitions. Les derniers Jeux Olympiques de Los Angeles ne sont-ils pas l’amorce d'une telle tendance ?
16Télévision transnationale grâce aux nouvelles technologies. Les progrès en matière de distribution des images ont deux caractéristiques ; ils peuvent d'abord faire passer comme le câble, beaucoup de programmes côte à côte jusqu'au récepteur du particulier. Ils peuvent ensuite renvoyer les programmes partis du sol sur des zones extrêmement vastes par l'intermédiaire des satellites. Les programmes vont devenir cosmopolites et les images du sport vont s’internationaliser. Le téléspectateur pourra voir un match du championnat anglais de football ou une rencontre de basket en Italie.
Maggy contre le sport
Cette surenchère financière sur les droits n’est pas sans risques pour le sport. Trop cher, il intéresse moins les chaînes généralistes. C’est ainsi qu'Antenne 2 s'est aperçue que son journal du dimanche soir souffrait de la diffusion, juste avant lui, de l'émission sportive "Stade 2". Vivement apprécié par l’audience masculine, "Stade 2" ennuie les femmes, l’audience est alors coupée en deux juste avant le journal. Conséquence : l’émission a été avancée d’une demi-heure et un feuilleton français "Maggy" a été programmé pour réunir hommes et femmes avant le "20 heures".
Le journalisme sportif
L'épique et l'épicerie
17Remplir le journal quand l'actualité est tiède constitue l'une des obsessions du journaliste. Malgré la multiplication des épreuves, il existe quand même des jours creux sans que l’espace réservé au sport se réduise. Il faut remplir quitte à s'écarter du propos initial. On parle alors du genou de Noah, de la tendinite de Hinault ou de la méforme de tel ou tel athlète. C'est cela que les journaux appellent "épicerie" alors que "l'épique", c'est la coupe du monde en Espagne, le mondial d’athlétisme à Rome ou les Jeux Olympiques à Séoul. Mais de tels événements, suivis par des millions de téléspectateurs, sont rares. L'enquête prend alors le relais du compte-rendu de la compétition avec le risque, souvent critiqué, du dérapage du commentaire.
18Un thème sur lequel se sont expliqués les journalistes présents à l'université d'été. Le débat sur l'objectivité est dépassé, il faut parler d'honnêteté. "La démocratie passe surtout par le droit à l'information mais aussi par le commentaire". Tous s'accordent sur l'importance du papier d'humeur, de la polémique. Un journal n'est pas un produit froid, il résulte d’une collectivité de professionnels mais aussi de passionnés. Parmi les genres journalistiques, le billet d'humeur, plus littéraire, s'écarte de la performance pour l'ambiance, les coulisses, l'atmosphère qui font l'âme du sport.
19"L'inconvénient pour L'Equipe -et pour Le Sport-, c'est de vivre dans une espèce de monde fermé où l'important est toujours le sport et uniquement le sport. C'est vrai que certains jours, cela amène à développer des choses qui n'en valent pas la peine". C'est dans la nature même d'un quotidien, conclut R. Montaignac tandis que la place du sport dans un quotidien d'information générale est élastique et uniquement conditionnée par l'actualité.
Information et formation
Journaliste-éducateur ?
20Le pouvoir de diffusion dont dispose le journaliste fait-il de lui un éducateur ?
21L'influence des médias n'est plus à démontrer, le mot écrit et, surtout l'image, conditionnent une partie de nos actes et de nos pensées, de notre représentation du monde. Et cette influence se manifeste dès l'enfance et intervient dans l'éducation. Qu'il le désire ou non, le journaliste contribue à former des modes de pensée, des opinions, des principes. Parmi les principes, celui du respect de l'arbitre et de l'adversaire n'est jamais trop répété. Les journalistes sont-ils conscients de cette responsabilité et comment y réagissent-ils ?
22J.F. Chague, de la Nouvelle république du Centre-Ouest, exprime le sentiment commun : "Nous avons ce rôle de formateur mais nous l'avons malgré nous. Ce n'est pas notre rôle premier et si l'on nous donne ce rôle de formateur, nous arrivons bien loin après les véritables formateurs que sont les enseignants, les éducateurs dans les clubs, les entraîneurs, etc... Quand un entraîneur conseille à ses joueurs de foot par exemple de faucher un joueur adversaire dans la surface de réparation parce qu'un pénalty, ça peut se rater, il est bien évident que nous ne sommes pas en cause à ce moment-là". Le journaliste est en aval de cette formation qui est prioritairement enseignée dans les clubs. Son pouvoir ne doit pas le détourner de son rôle d'informateur, pour rester crédible, il n'a pas à se substituer aux véritables formateurs. Dans le cas de la violence, par exemple, le journaliste peut avoir le pouvoir de mettre en garde et de décourager les excès, il doit savoir aussi que, parfois, la violence de l'écrit précède la violence physique. Mais avant tout, c'est le formateur, dans le club, qui en même temps qu'un sport, enseigne un état d'esprit et des règles morales.
Les règles du spectacle : attention aux dérapages...
sport est un spectacle mais quand il doit passer dans le filtre de la télévision, il doit en subir les contraintes. Avec le risque d'une dénaturation. Pour amplifier le spectacle ou le suspense, certains ingrédients peuvent être rajoutés (comme le "tie-break" en tennis), des règles peuvent être supprimées (on parle d’un volley-ball en 12 points au lieu de quinze). Les Américains vont déjà plus loin puisque leurs matchs de football sont divisés afin que les chaînes puissent passer de ; publicités pendant les arrêts de jeu. Les perversités de telles pratiques ont déjà donné lieu à de nombreux films ("Rollerball", "le prix du danger", etc...) mai ; sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, tous les journalistes présent ; ont reconnu que la télévision était obligée d'évoluer vers le spectacle. "Si on fait le la pédagogie, souligne J. Max Mayer, il faut qu'il y ait un public précis à un rendez-vous précis ou des canaux spécialisés". Mais la télévision française (excepté Canal +) est généraliste, pas de complémentarité entre les chaînes mai ; me rivalité, la guerre des programmes n'entraine pas leur segmentation mais malheureusement, un effet d'avalanche abrutissant : des films contre des films les séries contre des séries, des matchs de football contre des matchs de football...
Tendances...
23Pas de résolutions définitives à l'issue de cette rencontre consacrée aux mutations médiatiques mais plusieurs constats :
le sport est un marché en pleine expansion. Autrefois sous-estimé dans la hiérarchie de l'information, il est maintenant courtisé par les médias qui reflètent enfin la demande du public ;
le traitement de l'information sportive dépend du support médiatique. Pour la première fois depuis quarante ans, L'Equipe n'est plus le seul quotidien sportif français. L'arrivée de Sport l'oblige à remettre en question son style et ses rapports avec le monde sportif. L'information brute, la performance chiffrée ne suffisent plus. Les problèmes d'argent, de médiatisation, de dopage, de statuts, de violence sont inhérents au sport et ne peuvent plus être ignorés. La télévision, elle, perçoit le sport avant tout comme un spectacle. Un spectacle qui coûte cher mais qui, avec la publicité, peut rapporter gros ;
mais la télévision change et le sport change avec elle. La chaîne du foot ne pourra plus être celle du basket. Les téléspectateurs sont plus exigeants et pourront, par l'intermédiaire du péage, choisir leurs programmes sportifs (des programmes qui, satellite oblige, viendront des quatre coins de la planète) ;
le journalisme sportif suit ces évolutions technologiques et financières. Il doit être pluridisciplinaire. La santé, l'argent, le droit du sport intéressent le public et nécessitent des compétences accrues, sans oublier pour autant le billet d’humeur qui est un genre journalistique comme les autres. Le droit de l'information passe aussi par le droit du commentaire ;
sans se substituer aux véritables formateurs (enseignants, éducateurs, entraîneurs), le journaliste doit être conscient de la responsabilité que lui donne la diffusion de ses propos.
24La liste est loin d’être exhaustive, le journalisme sportif de demain progresse aussi par tatonnements mais l'université d’été, en instaurant une réflexion, veut prévenir contre d’éventuels débordements. En sachant que la seule vraie sanction, c’est le public, consommateur de sport, qui la donne.
Auteur
E.S.J. Lille
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