Université d'été de Poitiers
Intervention de F.H. de Virieu
p. 159-168
Texte intégral
1Peut-être serez-vous déçus de nous entendre parler autant de marché, d'argent et d'équilibre financier alors que vous souhaiteriez débattre du contenu de la presse et des programmes de télévision, du rôle éducatif du sport ou des responsabilités des journalistes dans la formation de l'opinion. Mais il faut bien comprendre qu'un journal c'est avant tout une entreprise de presse et qu’une télévision c'est une entreprise de spectacle. Que l'une ou l’autre n'équilibre pas ses comptes et elle disparaît purement et simplement. Jacques Marchand, Jean-Max Mayer et moi en savons quelque chose puisque nous avons fondé en 1977 "le Matin", qui n'a pas réussi à trouver ou plus exactement à conserver son lectorat.
Une télévision de plus en plus commerciale
2Le secteur dont je vais vous parler maintenant n'a pas toujours fonctionné selon les lois du marché. Pendant les quarante premières années de son existence, la télévision française n’a pas eu à se soucier de ses ressources financières qui lui étaient garanties par l'Etat, mais cela est en train de changer à toute vitesse. La grande mutation de notre époque est que nous entrons dans une ère de libéralisme économique. La télévision va s'en trouver bouleversée. Elle va devenir de plus en plus commerciale et cela aura des conséquences dans le domaine du sport à la fois sur la façon dont évoluera le journalisme sportif et sur la nature et la qualité des retransmissions d'événements puisqu'aussi bien la télévision est à la fois entreprise d’information et entreprise de spectacle.
3La mutation que la télévision va connaître dans les prochaines années est importante à cause du poids de ce mass media dans l'information et le divertissement de nos compatriotes. J'ai beaucoup de respect pour la presse écrite dans laquelle j'ai fait les deux tiers de ma carrière mais il faut savoir que la lecture des journaux reste en France le privilège d'une élite. Les autres regardent la télévision qui est la principale, pour ne pas dire la seule, source d'information de sept français sur dix.
4On a parlé tout à l’heure du Japon où il existe en effet plusieurs quotidiens de sport. Mais les japonais, eux, lisent beaucoup, contrairement aux français. Chez nous, on n'achète que 190 exemplaires de quotidiens chaque jour pour 1 000 habitants. Chez eux, c'est 590 pour 1 000 habitants. Le Yomiuri, le Mainichi, l’Asahi Shinbun ont des tirages quotidiens qui oscillent entre six et dix millions d'exemplaires ! En France, notre recordman, Ouest-France, culmine à 800 000 exemplaires.
5Mais la télévision n’est pas seulement importante par son poids spécifique. Elle l’est aussi par les modifications de comportement qu'elle provoque chez les lecteurs, notamment les nouveaux lecteurs et par l'effet d'entraînement qu'elle a sur les autres médias. Si L’Equipe se met demain à la photo couleur ce sera bien sûr pour mieux résister à Le Sport mais c’est aussi et surtout parce que la télévision a fait entrer dans tous les foyers l’explosion de lumière des maillots et des équipements et a rendu fade le noir et blanc. Et si Le Sport prévoit de s'intéresser tant au football c'est parce que la télévision en a fait le sport spectacle par excellence. N’oublions pas en effet que si aujourd’hui la presse peut écrire tant de lignes sur le sport, publier tant d'analyses, de graphiques et de photos, c'est parce que la télévision, elle, a fait entrer le spectacle dans les foyers et donné aux spectateurs le goût d'en savoir plus et de comprendre. Pour mesurer l'ampleur de la mutation qui s’amorce à la télévision et les conséquences que cette mutation peut avoir pour le monde sportif, il faut jeter un regard en arrière et un autre au-delà des frontières, notamment en direction du pays que nous nous apprêtons à imiter : les Etats-Unis.
C'est le sport qui a donné sa dimension internationale a la télévision
6Lorsque la télévision est apparue en Europe, elle est née sous la forme du service public, dans le giron de l’Etat. Deux raisons à cela. La première c'est la rareté des fréquences disponibles. Le spectre hertzien n'offrait que peu de canaux de distribution et il semblait que seul l’Etat pouvait gérer cette pénurie. La seconde raison c'est que l'on pressentait que le nouveau media allait coûter cher en équipement et en programmes avant de trouver son marché et qu'il importait donc de lui garantir des ressources régulières qui ne pouvaient être collectées et réparties que par l'Etat. C'est ainsi qu'est née la redevance qui a permis à la télévision de se développer dans un univers protégé des réalités du marché. C'est ainsi qu'est né aussi le concept de programme "généraliste" : puisqu'il n'y avait qu’une chaîne (ou deux, ce qui ne changeait pas fondamentalement les données), il convenait d’offrir un peu de tout pour essayer de satisfaire des téléspectateurs aux goûts variés.
7Le sport a peu à peu trouvé sa place dans ce système : pages sportives dans les journaux et retransmissions dans les programmes. Et surtout il a donné sa dimension internationale à la télévision avec la création en 1954 de l'Eurovision. La préoccupation commerciale était totalement absente de cette association des télévisions de 32 pays d'Europe et du Proche Orient qui fonctionnaient toutes selon les lois du service public.
8On ne se vendait pas les événements sportifs. On se les échangeait, chaque télévision assurant avec ses moyens techniques la "couverture" des matchs ou des meetings qui se déroulaient sur son territoire. Ainsi les télévisions des grands pays dépensaient-elles plus que celles des petits pays à faible densité d'événements sportifs. Il y avait péréquation.
9Aux Etats-Unis, il s’est passé l'inverse : la télévision s'est développée sur des bases totalement commerciales et l'Etat n'est intervenu que pour obliger les opérateurs à jouer le jeu de la concurrence. Des stations locales se sont créées partout où il existait des "bassins d'audience" suffisants pour permettre un financement par la publicité. Les stations locales sont la base du système. C'est à elles que les fréquences sont attribuées. Il en existe aujourd'hui 1200 et les deux tiers d'entre elles ont choisi de s'affilier à des réseaux nationaux, les fameux "networks" CBS, ABC et NBC, pour pouvoir vendre leur audience cumulée aux grands annonceurs nationaux. Il existe entre les "networks" et les stations locales une spécialisation comparable à celle qui existe dans les chaînes de supermarchés entre le siège et les magasins. Le network collecte la publicité nationale et avec cet argent, il commande aux "studios" de production des programmes qui seront diffusés par l'ensemble des stations affiliées. Il produit lui-même les émissions d’information nationale. Les stations affiliées collectent la publicité locale et produisent des journaux locaux qu'elles diffusent en "décrochant" du programme pilote national.
Satisfaire l’annonceur ou le spectateur ?
10Pour le téléspectateur, les programmes sont gratuits aux USA. Il n'existe pas de redevance. Tout est payé par la publicité. Cette télévision là, on le comprend, est aux antipodes de celle dont la France avait choisi de se doter au lendemain de la guerre. Les "networks" commandent ou achètent des programmes dont la fonction première n'est pas de satisfaire le spectateur mais de satisfaire l’annonceur publicitaire. Leur slogan est : mieux valent 10 millions de spectateurs tièdes que 9 millions de passionnés. Il faut savoir que pour ABC, CBS ou NBC, 1 % de téléspectateurs en plus ou en moins, c’est 19 millions de dollars gagnés ou perdus !
11D’où la chasse impitoyable aux programmes qui ne font pas suffisamment d'audience. D'où aussi la "contre-programmation" pratique qui consiste à mettre à l'antenne un produit du même genre que celui du concurrent dont on souhaite conquérir le public : un film plus fort si l’autre diffuse un film, un jeu plus richement doté si l'autre diffuse un jeu, etc... Cette pratique aboutit à restreindre considérablement la marge de choix du téléspectateur qui à certaines heures trouve le même "produit" sur toutes les chaînes. Ce qui est bon pour l'annonceur ne l'est pas forcément pour le spectateur quoique puissent en penser des esprits simples à la lecture des indices d'audience très élevés.
12Il y a une quinzaine d'années, les trois "networks" représentaient à eux seuls 90 % de la consommation de télévision des américains, le reste allant aux stations indépendantes et au réseau PBS. Puis le "câble" est arrivé et avec lui grâce à l'interconnection par satellite, la possibilité de diffuser simultanément non pas trois ou quatre programmes comme par la voie des airs (espace hertzien) mais trente, quarante, cent programmes. C'était enfin l'abondance, la possibilité de choisir. Et aussi parce que le "câble" aboutit à une prise et qu'on peut y mettre un compteur, la possiblité de faire payer la télévision par ceux qui la consomment et en fonction de la quantité consommée. Dans un pays comme les Etats-unis où la télévision avait toujours été payée par ceux qui avaient intérêt à la produire, c'était une révolution. Les américains se sont rués sur le câble. Les uns parce qu’ils en avaient assez des interruptions publicitaires dans les films et qu’ils préféraient payer pour voir des films non mutilés : c'est l'explosion de la chaîne UBO qui diffuse des longs métrages 24 heures sur 24. Les autres parce qu'ils ne trouvaient pas leur compte sur les chaînes "généralistes" offrant un peu de tout, c'est à dire pas assez de ce qui les intéressait vraiment, eux, personnellement. C'est l'explosion des chaînes thématiques : information 24 heures sur 24 avec CNN, religion, santé, météo et surtout sport avec ESPN, créée avec Getty Oil en septembre 1979 et qui va être rachetée par ABC. ESPN, qui diffuse 18 heures sur 24 et assure bon an mal an 1500 heures de direct est actuellement la chaîne la plus regardée par les américains abonnés au câble. Face à face donc aux Etats-Unis, deux systèmes de télévision aux logiques différentes. D'un côté les "networks” financés "par l’amont" avec la publicité. De l'autre, le "câble" peu attractif pour les annonceurs en raison de la faible audience de chaque programme pris séparement, mais financé "par l'aval" grâce au péage. Et chez nous, en France, la coexistence d'un financement par Tairont pour les nouvelles télévisions commerciales (TF1 ; la 5 et M6), d'un financement par l'aval pour Canal + et d’un mélange de financement publicitaire et ce financement "latéral" par la redevance (A2 et FR3).
Demain on achètera la télévision comme on achète son journal
13Les trois logiques coexisteront-elles ? La réponse est probablement oui pendant une dizaine d'années encore. D'ici là on verra s'amorcer un déclin de la redevance qui représente tout de même une petite moitié des 15 milliards du chiffre d'affaires total de l'audiovisuel français. Ce déclin sera rapide si les chaînes publiques continuent et s'obstinent à diffuser le même type de programmes que les privés : pourquoi payer pour consommer ce que l’on peut obtenir gratuitement, grâce à la publicité, sur le bouton d'en dessous ? Le modèle qui est appelé à se développer, en revanche, c'est la télévision à péage. Demain, on achètera sa télévision comme on achète aujourd'hui son journal : à l’année ou à la minute de spectacle consommé. L’état de la technique le permettra. Avantage de la formule : les programmes seront alors réellement conçus pour la satisfaction des consommateurs et non plus en fonction de l’intérêt des annonceurs. A ce moment là, il est probable que la publicité ne jouera plus le même rôle qu’actuellement. Aux Etats-Unis, les "networks" ne représentent plus que 60 % de la consommation de TV des américains contre 90 % il y a quinze ans. Il est très plausible que la télévision suive avec vingt ans de retard la voie tracée par la presse écrite : déclin des quotidiens généralistes, progression des hebdomadaires, des magazines spécialisés et des quotidiens régionaux reflétant la vie locale. Il y aurait alors développement des télévisions de proximité, segmentation des auditoires de masse selon les préférences et création de chaînes "unigenres" à l'échelle européenne, car le marché français est trop étroit. Les publicitaires devront de toutes façons s'adapter à l'évolution d'une télévision qui à la fin du siècle ne rassemblera plus les mêmes auditoires de masse qu'aujourd’hui puisqu'il y aura davantage de chaînes et surtout davantage de récepteurs dans chaque foyer pour permettre aux différents membres de la famille de regarder simultanément plusieurs programmes (en 1987, avec un seul récepteur dans huit foyers sur dix, la segmentation des auditoires est impossible).
14Avant la fin du siècle, si la logique libérale l'emporte –"j'en veux, je paye ; je n'en veux pas, je ne paye pas"– la publicité sera probablement devenue une simple recette d'appoint pour des programmes de télévision vendus sur abonnement, comme elle l'est actuellement pour la presse écrite. Mais pour l'heure, elle impose sa dictature aux programmes. Ceci est incompréhensible pour les chaînes commerciales qui n'ont que cette ressource pour vivre. Ce l'est moins pour les chaînes publiques comme Antenne 2 et FR3 qui en bonne logique devraient se satisfaire du produit de la redevance mais qui, en fait jouent sur les deux tableaux en cherchant aussi à attirer la publicité, ce qui les oblige à se placer sur le même terrain que les privés (Antenne 2 tire les deux tiers de son budget de la publicité).
Conséquences de cette mutation pour le sport
15Cette fantastique mutation de la télévision qui va à la fois devenir plus commerciale et se démassifier, devenir plus abondante et se spécialiser, devenir plus transnationale grâce aux satellites et se décentraliser, va avoir de multiples conséquences pour le sport, son organisation et sa "couverture" journalistique.
16C'en est fini du sport pas cher. Les droits sur les grands événements sportifs ont connu une évolution très rapide ces dernières années. A titre d'exemple, il faut se souvenir que les Jeux Olympiques de Rome en 1960 avaient été achetés 1,2 millions de dollars par les télévisions du monde entier. Ceux de Los Angeles se sont vendus 287 millions de dollars dont 225 pour le seul marché américain et 19,8 millions de dollars pour les pays de l’Eurovision. Même chose pour le football. Les droits TV du championnat du monde de 1954 (Berne) ne dépassaient pas 10 000 francs suisses. Ceux du Mundial de 1986 au Mexique ont atteint 49 millions de francs suisses. Quatre mille neuf cent fois plus ! Autre exemple : celui du tournoi de tennis de Wimbledon. Le club des organisateurs s'est dit un jour qu'il pourrait certainement tirer un peu plus d'argent de ce tournoi du grand chelem repris par les télévisions du monde entier. Il a confié la commercialisation à l'homme d'affaires Mc Cormack. Résultat : les pays de l'Eurovision qui pouvaient retransmettre le tournoi pour 17 000 livres en 1977, l'achètent aujourd'hui dix ans plus tard sur la base de 465 000 livres et Mc Cormack réclame pour la période 1989-1993 la bagatelle de 2 millions de livres chaque année ! Pour l'instant, la tendance est toujours à la hausse pour les sports les plus télégéniques : football, tennis, athlétisme, cyclisme. En football, Francis Bouygues vient de faire de la surenchère auprès de la ligue nationale, offrant pour avoir les matchs de championnat national 50 millions de francs de droits directs et l'équivalent de 20 millions de francs en espace publicitaire gratuit et la Cinq n'a pas hésité à payer 6 ou 7 millions de francs pour un seul match de Coupe d'Europe des Girondins de Bordeaux, uniquement pour afficher ses ambitions sportives ! Est-ce trop ? En Italie, la Fédération de Football a signé hier le contrat sur les retransmissions. Montant : 400 millions de francs, deux fois ce que toutes les télévisions françaises paient pour retransmettre tous les matchs nationaux, internationaux et de Coupe d'Europe !... Et ce n'est pas un privé qui a arraché le contrat. C’est la très publique RAI.
17Cette surenchère aveugle est-elle bonne ou mauvaise pour le sport ? Est-elle appelée à se poursuivre ou non ? Bonne pour les grandes Fédérations ou pour le CIO ? Oui dans la mesure où cette masse d’argent leur permet de renforcer leurs structures et même leurs équipements comme le fait la FFF pour son centre d'entraînement des équipes nationales de Clairefontaine dans les Yvelines. Mais quelle part de cette manne retombe sur les clubs et surtout les petit ; » clubs ? D'autre, part, le rôle des journalistes se trouve dangeureusement modifié par l'importance des enjeux financiers de la collaboration télévision-Fédérations sportives. Comment un journaliste peut-il se permettre de critiquer la politique de recrutement d'un club ou la tarification des places du stade dès lors que sa chaîne est engagée dans une négociation avec la Fédération, la Ligue ou les clubs ? Le Chef du service des sports d'une grande chaîne est un commerçant avant d'être un journaliste. C'est un autre métier. Pour l'avoir déclaré avec beaucoup de franchise à Libération, il y a deux ans, Christian Quidet d'Antenne 2, s’était fait taper sur les doigts. "Donne un cheval à celui qui dit la Vérité. Il en aura besoin pour fuir", professe la sagesse arabe.
Bientôt une chaine sportive par satellite
18On peut se demander si les grandes Fédérations et les Comités Olympiques n'ont pas mangé leur pain blanc. Car si le sport devient trop cher, les chaînes "généralistes" renonceront à le programmer. A 500 000 francs pour une heure trente de spectacle, la demi-finale de Coupe d'Europe de football d'il y a trois ou quatre ans n'était pas chère par rapport au téléfilm de 2,5 millions de francs. Mais si le sport coûte le prix d'une émission de fiction, alors les chaînes diront "non" car le sport attire très peu les femmes. Il est donc souvent réducteur d'audience. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle à Antenne 2 nous avons avancé Stade 2 à 18H30. Il devient possible de placer entre cette émission et le journal, un feuilleton qui ramène les femmes devant les téléviseurs et assure aux informations du soir une meilleure audience que jadis. Et tant pis si à cette heure là on ne dispose pas encore de toutes les images de matchs !...
19Aux Etats-Unis les "networks" en difficulté ressentent le prix élevé des événements sportifs comme un facteur aggravant de leur crise financière. Il faut savoir qu'en achetant 225 millions de dollars les Jeux de Los Angeles, la chaîne ABC a consommé d'un coup son budget sportif d'un an. Et elle ne s'est pas remboursée, contrairement à ce qu'elle pensait, sur le supplément des recettes publicitaires provoqué par l'événement.
20En fait je crois bien que la surenchère sur des droits sportifs a atteint son apogée. Il était légitime qu’ils s’accroissent pendant la période d'équipement en téléviseurs parce que le public potentiel augmentait. Il n'est pas anormal que l'apparition de nouvelles chaînes dans les pays industriels ait provoqué une deuxième vague de hausse. Mais maintenant, la griserie passée, il faut se rendre à l'évidence : ce n'est pas parce qu’il y a plus de chaînes qu’il y aura plus de spectateurs ! Et la décrue s'amorce. L'exemple le plus caractéristique est celui des Jeux Olympiques de Séoul. En regardant les courbes, les dirigeants du CIO s'étaient pris à rêver. Pourquoi pas 800 millions de dollars, trois fois Los Angeles ? Les chaînes américaines étaient prêtes, disait-on, à "mettre le paquet" si les finales se déroulaient dans le "primetime" c'est à dire entre 19H et 22H au méridien de Chicago. Avec le décalage horaire, cela impliquait que les finales se courent en début de matinée... Naturellement les athlètes, mis au courant, ont refusé. Résultat : les droits des J.O. de Séoul se sont négociés autour de 300 millions de dollars. Au lieu des 800 escomptés. Les peupliers ne poussent jamais jusqu'au ciel...
21Cher pour les chaînes "généralistes" engagées dans la course à l'audience et désireuses d’offrir "un peu de tout" à leurs téléspectateurs, le sport peut en revanche constituer une "matière première" intéressante pour une chaîne spécialisée dans le sport comparable à ESPN aux Etats-Unis. Dès lors que la technique a multiplié les canaux de distribution, grâce au câble et aux satellites, il n'y a plus aucune raison de continuer à offrir des chaînes "généralistes" comme au temps de la pénurie de fréquences. Plus aucune raison sauf une : l’intérêt des publicitaires qui ont besoin de médias de masse car leurs annonceurs sont des producteurs de biens de grande consommation qui cherchent à atteindre de vastes auditoires pour un coût aux mille consommateurs touchés le plus faible possible.
22De même qu'en matière de financement, l'avenir semble bien être au péage de même en matière de programmes semble-t-il être aux chaînes "unigenres". Les premières chaînes diffusées par satellite sur l'Europe pour les Anglo-américains ont été musicales : Music Box, Sky Channel... Mon pronostic personnel est que la première chaîne réellement européennne, conçue par les Européens, sera sportive. Plusieurs raisons à cela. D'abord le sport est un langage international comme, la musique, (ajoutons qu'avec la norme satellite "D2 Mac paquets" on pourra accompagner chaque programme de quatre commentaires dans des langues différentes entre lesquels les spectateurs pourront choisir).
23Ensuite un certain nombre d'industriels à implantation mondiale-Coca-cola, Adidas, Patrick et les autres fabricants d'équipement-seraient prêts à parrainer financièrement une telle chaîne. Et enfin, l'UER a derrière elle trente ans de relations suivies avec les Fédérations sportives auxquelles elle a, pour essayer d'enrayer la flambée des droits, proposé de signer des contrats à long terme, de quatre, six et parfois huit ans. Avantages de ces contrats : d'un côté les Fédérations peuvent programmer leurs dépenses, assurées qu'elles sont de rentrées régulières ; de l’autre, les télévisions connaissent dix-huit mois à l'avance les événements qu'elles seront autorisées à diffuser et peuvent leur faire une place dans leur grille.
24En fait, cette politique n'a pas réellement abaissé les coûts d'achat des événements sportifs car les Fédérations astucieusement ont offert des "paquets" : vous voulez les 100mètres ? il faudra prendre aussi le marathon. Vous voulez les épreuves de ski alpin ? Il vous faudra acheter aussi le ski de fond et les épreuves nordiques. Tel meeting d'athlétisme vous intéresse ? Nous vous faisons un prix tout compris avec cinq autres réunions de second plan. Le résultat est que l'UER se retrouve aujourd'hui détentrice de droits de diffusion sur des événements qui ne passeront jamais à l'antenne sur les chaînes généralistes actuelles. Que faire de ces droits si ce n’est les utiliser sur une chaîne spécialisée sportive ? J’ai participé en tant que Directeur des Relations Internationales d'Antenne 2, à de multiples réunions sur la création d'un tel programme destiné à être distribué par satellite aux réseaux câblés d'Europe. Bon nombre de pays faisaient la moue sous le prétexte que le sport n'était pas le contenu le plus noble et le plus prestigieux que l'on puisse trouver pour la première chaîne européenne de l'Histoire. Les réticences ont finalement été surmontées et la chaîne sportive de l'UER possède des droits représentant déjà 8 heures de programme par jour !... Et c'est compter sans les J.O. par exemple qui, en année olympique, totalisent, avec leurs 23 disciplines regroupées en quinze jours l'équivalent de 5 heures de programmes par jour pendant un an !
25On voit bien les avantages d'une telle chaîne spécialisée sur laquelle le temps ne serait plus aussi précieux que sur les chaînes généralistes à auditoires de masse et financement publicitaire. Place pourrait être faite aux émissions éducatives sur le sport, aux débats, aux disciplines qui jusqu'à présent accèdent peu au petit écran... Une chaîne sport, c’est la possibilité aussi de retransmettre intégralement des événements dont la durée est incompatible avec la programmation des chaînes qui se sont assigné comme objectif d'offrir "un peu de tout". Prenons l'exemple de "Roland-Garros". Il est horripilant de voir interrompre la restransmission d'un match au quatrième set parce que c'est l’heure " des chiffres et des lettres". Une chaîne sportive qui garantirait la priorité du direct à Philippe Chatrier n'aurait aucune peine à obtenir de lui qu'il ne resigne pas à TF1 dont le contrat de diffusion de Roland-Garros arrive à expiration cette année.
Les risques de dénaturation du spectacle sportif
26La durée variable de certaines rencontres-tennis, volley-ball, ping-pong, boxe-pose des problèmes à la télévision généraliste qui est fondée sur la notion de rendez-vous réguliers avec les téléspectateurs, surtout si elle est à financement publicitaire. Il y a un risque que la télévision n'abuse pas de sa position dominante pour imposer ses normes de temps au sport et qu'elle ne cherche à le faire entrer de force dans ses "modules" à elles qui sont de 13 minutes, 26 minutes et 52 minutes. Le tennis a déjà accepté le "tie-break". La course du tiercé ne démarre que lorsque la télévision est prête à diffuser. Il y a là, si l'on n'y prend pas garde, un risque réel de dénaturation du spectacle sportif.
27Jusqu'ici nous nous sommes placés dans l'hypothèse d'un partenariat entre télévisions et organisateurs traditionnels de compétitions sportives, c'est à dire Fédérations, Ligues, Comités olympiques, Clubs... Mais on comprend, à la lumière de ce qui précède, que les télévisions peuvent être tentées, et le sont déjà, d'organiser leurs propres manifestations dont elles détiendraient par définition les droits –qu'elles pourraient ensuite commercialiser– et qui surtout seraient organisées selon leurs critères à elles.
28Il existe déjà de multiples exemples d'événements de premier plan du calendrier sportif qui ne sont pas organisées par des Fédérations mais par des journaux. Je pense bien sûr au Tour de France de L'Equipe ou au Cross du Figaro, épreuves qui visent tout à la fois à conforter la notoriété de leurs fondateurs et à leur permettre de vendre du papier. Mais chacun comprendra que le problème n'est pas le même puisque la télévision ne fonctionne pas comme la presse écrite. Elle ne cherchera pas à créer des épreuves à relater mais des épreuves à montrer. Cela signifie que tout pourrait être soumis à un critère unique : celui du spectacle. Tout, c'est à dire la dimension des aires de jeu, la longueur des courses, la taille des balles et ballons, le découpage des épreuves (pour permettre l'insertion de messages publicitaires), le rythme des efforts... Déjà la télévision a imposé le tie-break au tennis et les trois ballons au rugby ou au volley pour éliminer les temps morts... Et demain, quoi ?
Auteur
Antenne 2
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