Enseigner l’EPS en milieu populaire urbain : revendiquer, subir, ignorer ou questionner les rapports sociaux de sexe
p. 35-50
Texte intégral
1Les travaux portant sur la mixité en éducation physique et sportive (EPS) mettent en évidence le traitement inégalitaire des filles et des garçons au cours des séances mixtes et ce, quel que soit le sexe de l’enseignant (Davisse, 1999 ; Faure & Garcia, 2005 ; Garcia & Vigneron, 2006 ; Guérandel & Beyria, 2010). Les activités enseignées ainsi que les modalités de pratiques valorisées (activités institutionnalisées privilégiant performance et compétition) restent favorables aux garçons (Combaz, Hoibian, 2008). Ainsi, contrairement aux autres disciplines scolaires, les filles réussissent moins bien en EPS que leurs homologues masculins (Combaz, Hoibian, 2008 ; Vigneron, 2006).
2Cet article s’intéresse de manière spécifique à l’organisation de la mixité par les enseignants d’EPS dans des établissements scolaires accueillant des élèves issus des milieux populaires urbains. Il s’agit d’analyser les pratiques professionnelles des professeurs en tenant compte des caractéristiques sociales et sexuées du public. En effet, la complexité du social ne peut être appréhendée que dans l’articulation des rapports sociaux de sexe1 et des rapports sociaux de classe2 (Kergoat, 1998 ; de Singly & Passeron, 1984). Les enquêtes sur la jeunesse populaire révèlent notamment le poids de la sociabilité juvénile dans le rapport à l’école des garçons. Les valeurs et conduites viriles valorisées par le groupe des pairs s’opposent aux normes de l’école et constituent dans le même temps une ressource contre la disqualification scolaire (Beaud, 2002 ; Lepoutre, 1997 ; Welzer-Lang, 2010). Les garçons stigmatisés par l’institution (qui définit puis punit les infractions) instrumentalisent notamment la punition pour afficher leur masculinité (Ayral, 2011). En effet, les garçons des cités doivent rendre impérativement visible leur appartenance au groupe des hommes hétérosexuels et dominer les filles (Clair, 2008), afin de défendre leur statut devant les pairs (Lapeyronnie, 2008). En revanche, les filles redoutent le processus d’étiquetage sexuel portant atteinte à leur réputation de « filles bien » (Clair, 2008 ; Faure, 2006) et restent à distance des garçons (Lepoutre, 1997 ; Beaud et Pialoux, 2003).
3Deux enquêtes menées3 dans des collèges classés en zone d’éducation prioritaire (ZEP) et situés au cœur de quartiers d’habitat social4 s’intéressent aux interactions filles/garçons lors des séances d’EPS, obligatoires et mixtes. Des entretiens avec les enseignants d’EPS complètent les données issues de l’observation des séances. La sociologie interactionniste de Goffman permet d’appréhender les normes de sexes régissant les situations de face-à-face corporel mixte et les interactions enseignants/élèves. Dans la perspective dispositionnaliste de Lahire (1998), l’analyse tient également compte de l’histoire des acteurs et des caractéristiques du contexte interactionnel qui influencent les comportements individuels.
4La première partie des résultats met en évidence l’engagement différencié et hiérarchisé des filles et des garçons dans la discipline. La deuxième focalise sur la construction de la mixité par les enseignants en fonction des effets produits par les modalités organisationnelles sur l’engagement des élèves dans les activités, leur rapport au sport et aux pairs.
La production d’un espace « ensemble-séparé5 » par les élèves
5La mixité en EPS ne va pas de soi (Davisse, 1999). Quel que soit le niveau de la classe et son profil d’options, l’observation des cours d’EPS témoigne de rapports sociaux de sexe structurés autour du principe de séparation. Les garçons et les filles forment deux groupes distincts qui se conforment aux stéréotypes sexués. Les interactions entre filles et garçons sont en effet réduites par une appropriation sexuée des espaces et des pratiques (Guérandel, Beyria, 2010). La plupart du temps, la mixité semble donc ne poser aucun problème, pour la simple raison que les filles et les garçons s’ignorent et entrent rarement en interaction. Les rapports sociaux de sexe dans les quartiers structurés de manière centrale autour de la domination (notamment physique) des garçons sur les filles et de l’affirmation de leur virilité (la performance sportive permettant par exemple la démonstration de leur force, un attribut essentiel de la virilité), les interactions sportives mixtes représentent un risque important de déclassement physique et symbolique des garçons dans le groupe de pairs en cas de défaite.
6Cependant, certaines situations pédagogiques obligent les élèves des deux sexes à pratiquer ensemble. Quand les enseignants organisent la pratique de manière à faire coopérer ou s’affronter des filles et des garçons, les procédures de mise à distance se multiplient.
7En lutte, les binômes mixtes combattent moins longtemps que les autres. Les élèves déploient des stratégies pour éviter l’affrontement et limiter le temps de pratique : ils prennent leur temps pour démarrer le combat, prétextent une douleur, se recoiffent ou se rhabillent, accusent l’arbitre de partialité ou dénoncent une erreur d’arbitrage, rient avec leurs voisin(e) s et délaissent leurs partenaires etc. En situation de corps à corps rapproché mixte, contrairement au combat entre pairs, les élèves tendent à augmenter la distance de garde : ils bloquent par exemple l’adversaire au sol bras tendus, les mains sur les épaules. Dans le cas où une fille sportive s’engage dans l’affrontement en mobilisant des dispositions construites au cours de sa socialisation de club, le garçon en difficulté mobilise le cadre de l’expérience6 sexuée pour définir la situation et déstabilise ainsi son adversaire. Quand une judokate immobilise un garçon au sol en s’allongeant sur lui, en calant sa tête contre son cou et en entourant ses bras derrière ses épaules, ce dernier s’exclame : « Eh, je veux pas faire l’amour avec toi ! » Suite aux rire des élèves combattant à côté d’eux, la pratiquante se détache, les joues rouges trahissant sa gêne. Atteinte dans sa pudeur, elle continuera le combat en repoussant les attaques du garçon et en gardant la plus grande distance possible entre les deux corps afin de préserver sa réputation sexuelle de « fille bien » (Clair, 2008 ; Lapeyronnie, 2008).
8La mixité peut également produire de la gêne entre garçons lors des situations de corps à corps. Les garçons aux résultats scolaires incertains, peu sportifs et attachant une grande importance à leur réputation au sein du groupe de pairs, s’emploient activement à la préservation de leur statut d’homme viril hétérosexuel lorsqu’ils sont placés sous le regard des filles et des garçons de la classe. Dans un cycle lutte, l’enseignant nomme deux garçons pour faire la démonstration d’un exercice. Il demande à Cissé de s’allonger sur le dos et à Yassine de lui maintenir les omoplates au sol sans s’aider des mains. Yassine ne comprend pas comment réussir l’exercice. L’enseignant explique alors qu’il faut commencer par se placer poitrine contre poitrine. Yassine refuse et s’exclame : « Je suis pas homo moi ! » L’enseignant rétorque : « Je te demande pas de lui faire un câlin, je te demande de le plaquer au sol ! » Yassine reprend : « Oui mais c’est pareil. » La plupart des élèves rient de cet échange. L’enseignant demande qu’un élève volontaire aille faire la démonstration. Issam, un garçon sportif, se manifeste et réalise le travail demandé. L’enseignant leur demande alors en souriant : « Est-ce que vous avez senti une tension sexuelle dans cet exercice ? ! » Issam et Cissé rient et remuent la tête pour signifier que non. Les autres élèves se moquent de Yassine : « Ah Yassine, tu t’es fait fumer ! »
9En sports collectifs (handball, basketball, ou football), quand les équipes sont mixtes, les garçons jouent en ignorant les filles (quel que soit leur niveau de jeu) sur le terrain. Les non-sportives participent à cet arrangement des sexes en évitant de se démarquer et en affichant un désintérêt pour la situation de match. Lorsqu’elles récupèrent involontairement le ballon, elles éclatent de rire et cherchent à s’en débarrasser le plus vite possible en faisant une passe au premier joueur de l’équipe qu’elles voient. Les filles sportives font également l’objet de rejet, les garçons les considérant par principe comme moins performante qu’eux. En cycle ultimate frisbee avec des quatrième, l’enseignant organise une séance tournois. En l’absence d’un joueur, le professeur demande à une fille d’intégrer l’équipe en sous-effectif. Le capitaine qui prend très au sérieux le gain des matchs s’exclame : « Comme par hasard, une fille ! Ben moi je joue pas ! » Il enlève alors son maillot, le jette violemment par terre et part s’assoir. L’enseignant l’interpelle alors :
C’est peut-être une fille mais c’est la meilleure de la classe. Elle est meilleure que tous les garçons ici. Est-ce que tu sais faire un coup droit toi ? Eh bien elle, elle sait le faire. Y a combien de garçons qui savent faire ça ? Y en a qu’un, c’est Wassil. C’est aussi elle qui a le mieux compris le jeu en triangle ! Elle est toujours bien placée. Alors tu devrais plutôt me remercier de te donner la meilleure d’entre vous !
10Slimane finit par revenir sur le terrain et le jeu reprend. En rugby, certaines filles rappellent aux garçons les codes de l’honneur masculin : en leur reconnaissant une supériorité physique naturelle, elles considèrent comme déshonorant leur engagement total et l’usage de leur force dans l’affrontement mixte. Suite à un plaquage, une fille s’adresse à son adversaire masculin : « Hé ! Je suis une fille ! » Les enseignants peuvent également participer à la construction de cette vision sexuée des rapports de force dans leur analyse des bagarres entre filles et garçons. Quand un professeur surprend un élève en train de frapper une fille, il intervient en ces termes : « Bravo, de mieux en mieux, on tape les filles maintenant. T’es fort dis donc ! » Finalement, si les garçons utilisent leur force en direction des filles, ils apprennent dans le même temps que ce type de comportement peut s’avérer indigne (Bourdieu, 2000 ; Guérandel, Mennesson, 2007).
11Ainsi, le face-à-face corporel mixte reste relativement rare. La défaite féminine dans l’affrontement ou la passivité des filles en sports collectifs confirme l’ordre sexué de l’interaction. Dans le cas contraire, les garçons qui jouent leur réputation d’hommes forts et performants dans la confrontation sportive (Lepoutre 1997) face à des filles jugées inférieures physiquement mettent alors en place des processus de préservation de la face (Goffman, 1974). Ces procédures de remise en ordre de la hiérarchie des sexes varient en fonction de la position des garçons dans le groupe de pairs et de leurs caractéristiques sociales, scolaires et sexuées. Si les stratégies de rejet ou d’annulation des performances des filles par les garçons en position de dominant dans le groupe de pairs et dotés en ressources scolaires semblent institutionnellement acceptables (pas de violences physiques ou orales ostentatoires), les garçons en échec scolaire qui considèrent l’EPS comme un lieu de valorisation de soi surjouent le rapport de force physique. Lors d’un cycle rugby en sixième, le détenteur du ballon tente de déborder ses adversaires. Une joueuse se jette sur lui et réalise un placage arrêtant net sa progression et le faisant lâcher le ballon au moment du choc. Les élèves témoins de l’action se mettent à rire. Le garçon se relève rapidement et assène un coup de pied dans le ventre de son adversaire féminine. L’enseignant intervient et l’exclut du cours. Enfin, les adolescents les plus dominés qui se trouvent en situation d’échec dans la pratique subissent les moqueries de leurs camarades des deux sexes.
12Les enseignants jouent un rôle évident dans la production et la régulation de ces échanges. La deuxième partie présente une typologie des enseignants rencontrés à partir des modalités pédagogiques mobilisées et des effets sur les rapports sociaux de sexe.
La mixité selon les enseignants : un essai de typologie
13Les enseignants peuvent renforcer ou questionner les rapports sociaux de sexe en fonction des modalités pédagogiques proposées et de leur sensibilité à la problématique de la mixité et de l’égalité entre les sexes. La typologie élaborée articule les pratiques éducatives de l’enseignant aux effets produits sur l’engagement des élèves.
Les naturalistes militants : renforcement des rapports sociaux de sexe et production d’un ensemble-séparé institutionnalisé
14Une minorité d’enseignants revendiquent la différence des sexes comme principe organisateur des séances. Il s’agit le plus souvent d’hommes, également entraîneurs sportifs en club, avec une licence STAPS, issus d’une famille privilégiant la répartition sexuée traditionnelle des rôles et des tâches. Ces professeurs d’EPS préfèrent fonctionner en groupe démixés : les filles pratiquent des activités connotées féminines comme la danse et les garçons des activités de tradition masculine comme le football renforçant ainsi la hiérarchisation des catégories sexuées associant les unes à la présentation de soi esthétisée et aux pratiques collaboratives et les autres à la force, au courage et à la compétition. Néanmoins, sous prétexte que les garçons sont perçus comme plus dissipés que les filles, les enseignants privilégiant ce type d’organisation les surveillent davantage, laissant ces dernières en autonomie. Seules dans la salle, les filles ont pour consigne de préparer une chorégraphie qui fera l’objet d’une évaluation en fin de cycle. À l’inverse, les garçons disposent des régulations de l’enseignant qui met en place des situations d’apprentissage à chaque séance. Dans cet exemple, l’organisation de la séance se fait au détriment de l’apprentissage des filles qui restent sur leurs acquis et ne bénéficient d’aucun apport de connaissances. Au-delà de la répartition sexuée des élèves dans les pratiques (la danse pour les filles, les sports collectifs pour les garçons), les garçons, sous couvert d’une moindre capacité à travailler en autonomie, font l’objet de toutes les attentions de l’enseignant.
15En institutionnalisant « une mixité ensemble-séparé » (Patinet-Bienaimé & Cogérino, 2011) privilégiée par les élèves (Guérandel & Beyria, 2010), ces enseignants confirment le caractère masculin du monde sportif (Messner et Sabo, 1990) et participent largement à la reproduction des rapports sociaux de sexe.
Les culturalistes résignés et les différencialistes : construction de nouvelles inégalités sous couvert de bonne volonté sexuée
16Les enseignants de ce groupe au profil sociologique varié7 qui observent des différences d’engagement et de qualités physiques entre les filles et les garçons dans les activités, tentent d’encourager la pratique de tous les élèves en mettant en place des consignes différenciées selon leur sexe, autrement dit des prescriptions de compensation (Louveau & Davisse, 1998), ou en organisant les groupes en fonction du sexe des élèves. Ils se réfèrent à une vision binaire des différences entre filles et garçons comme dans le premier groupe. Mais contrairement à ces derniers qui adoptent une posture de renforcement des différences pensées comme naturelles et inéluctables, les enseignants de ce second groupe vont tenter de les faire participer en adaptant l’activité et en se référant au modèle de l’équité comme égalité compensatoire (Patinet-Bienaimé & Cogérino, 2012).
17Pour les différencialistes, les différences physiques et mentales (moindre attrait des filles pour la compétition) relèvent d’un couplage flou entre nature et culture. Ils considèrent cependant que leur travail consiste à encourager les filles à pratiquer même si elles n’égaleront jamais la performance des hommes en raison de leur infériorité physique naturelle. Lors d’une situation de « balle assise », les garçons ne peuvent toucher une fille avec le ballon qu’en utilisant leur main non dominante (la gauche pour les droitiers). Cette régulation participe à la stigmatisation des filles en confirmant leur infériorité sportive sans réellement augmenter leur engagement dans la pratique. Les enseignants tentent également de favoriser l’engagement des garçons dans les activités physiques artistiques tout en faisant attention de ne pas en faire « des filles ». Ces modalités pédagogiques se réalisent alors au détriment des filles dans les activités féminisées comme la danse. En effet, les enseignants reconnaissent surnoter les garçons et valoriser des modalités pédagogiques favorables à leur engagement (Faure, Garcia, 2003).
18Quant aux culturalistes, ils analysent les différences observées comme le résultat d’une socialisation sportive différenciée entre les sexes. Néanmoins, ils estiment ne pas pouvoir déconstruire les dispositions incorporées antérieurement en quelques heures par semaines, simplement limiter les inégalités par des modalités organisationnelles spécifiques et les barèmes différenciés. Leur pratique relève aussi d’une vision binaire du masculin et du féminin : si les différences sexuées sont considérées comme culturellement construites, les groupes de garçons et de filles sont envisagés comme homogènes et stables. Leur « bonne volonté sexuée » se réalise donc au détriment des garçons atypiques (ne présentant pas tous les attributs classiques associés au masculin dans les cités) dans les activités où ils sont censés réussir. Lors de l’organisation du cross dans les collèges observés, la mise en place de barèmes différenciés entre les filles et les garçons vise à prendre en compte les différences statistiquement pertinentes de vécu sportif. Néanmoins, cette distinction s’opère davantage en fonction du sexe des élèves, pensé comme un critère individuel invariable, que selon leur trajectoire sportive. En effet, l’absence de flexibilité dans la mise en place de ces barèmes (pour une fille sportive et compétitrice qui obtient les meilleures notes en EPS ou pour un garçon non sportif qui se trouve en grande difficulté dans la discipline) tend à renforcer les stéréotypes sexués : les filles sont systématiquement considérées comme inférieures physiquement et les garçons non sportifs se retrouvent assimilés au groupe supposé plus adapté à l’effort demandé. Cette manière figée et homogénéisante de percevoir le masculin et le féminin construit donc de nouvelles inégalités intrasexe.
Les égalitaristes par principe : engagement des élèves et contraintes interactionnelles sexuées non maîtrisées
19Les professeurs de ce groupe affirment interagir de manière similaire avec les filles et les garçons, et voient dans la coprésence des deux sexes l’assurance d’une éducation égalitaire. De ce fait, ils n’appréhendent pas la mixité comme une situation nécessitant une réflexion pédagogique spécifique et participent largement, en les ignorant, à la reproduction des rapports sociaux de sexe (Mosconi, 1999). Dans ce groupe, on retrouve des hommes enseignants fils d’enseignants qui ont reçu une éducation plutôt égalitaire avec un parcours sportif en réussite (entraîneurs en club) et des femmes anciennes sportives de haut niveau avec une socialisation sexuée enfantine inversée.
20Certains professeurs, entraîneur de club par ailleurs, enseignent l’EPS comme le sport civil (échauffement, techniques sportives, matchs) avec une valorisation de la performance. Les enseignements semblent particulièrement adaptés aux garçons sportifs. D’autres intellectualisent davantage la pratique en insistant dans leur discours sur la différence entre un entraîneur centré sur la compétition et un professeur d’EPS développant les habiletés motrices au travers de situations pédagogiques réfléchies. Ils utilisent alors un ensemble de supports (diverses fiches, des vidéos, des logiciels enregistrant les performances et produisant des graphiques) qui vont davantage privilégier les filles et certains garçons dotés en ressources scolaires. Finalement, dans les deux cas, les enseignants ne maîtrisent pas les raisons de l’engagement ou du désengagement des élèves.
21Les enseignants de ce groupe occultent donc les enjeux sexués des cours d’EPS. De manière implicite, ils invitent parfois les élèves à s’engager dans des situations susceptibles de mettre en scène une féminité atypique pour les unes et de questionner la masculinité virile des autres. Au moment du rangement du matériel de gymnastique, le professeur confie la responsabilité du gros tapis à quatre garçons et une fille (Farah).
Sébastien (un garçon frêle) : « Pourquoi c’est jamais moi les gros tapis ? » L’enseignant : « J’essaye de prendre les plus costaud pour éviter que vous vous fassiez mal au dos. »
Sébastien : « Je suis costaud moi, je peux les porter ces tapis. »
Farah (une fille en surcharge pondérale et plus grande que ses camarades de classe) : « Et moi je suis une fille, pourquoi je dois porter le gros tapis ? »
L’enseignant : « La question n’est pas de savoir si vous êtes une fille ou un garçon. À vos âges certains sont plus développés que d’autres. Sébastien, tu seras certainement très musclé dans quelques années mais pour l’instant… »
Sébastien l’interrompt : « Mais je peux porter les gros tapis moi ! »
22En dépit de la répartition des tâches initiée par l’enseignant, Sébastien va s’occuper du gros tapis tandis que Farah prend le petit matériel. En déniant la force musculaire du garçon et en mettant en scène celle d’une fille, la situation proposée peut faire perdre la face aux élèves en entrant en contradiction avec les normes sexuées valorisées par le groupe de pairs. Finalement, les attentes indifférenciées des enseignants selon le sexe des élèves les amènent à occulter les enjeux sexués des interactions, rendant ainsi difficile l’adhésion des élèves et le questionnement des rapports sociaux de sexe.
Les égalitaristes militants et réfléchis : des tentatives de questionnements des rapports sociaux de sexe
23Une enquête en cours a permis de rencontrer trois enseignants dans le Nord de la France qui proposent une réflexion sur l’égalité des sexes et la mixité. Sensibilisés à la question des rapports sociaux de sexe au cours de leur parcours universitaire long (niveau DEA) ou au cours de diverses formations professionnelles (rectorat, syndicat), leur trajectoire individuelle est marquée par une socialisation sexuée spécifique comme le montre l’exemple de Pedro. Doté en capital culturel (niveau DEA), initié à la sociologie du genre et membre d’un groupe de réflexion sur la mixité en EPS, sa socialisation sexuée enfantine est marquée par une inversion de la répartition traditionnelle des tâches domestiques dans sa famille, par les discours et les pratiques d’une mère féministe et par une proximité avec le groupe des filles. Il affirme réfléchir régulièrement à de nouvelles modalités pédagogiques afin de rapprocher la pratique des filles et des garçons et limiter les résistances à l’engagement.
24En danse, cet enseignant explique par exemple obliger les élèves à reproduire des chorégraphies qui mélangent des motricités variées socialement associées au féminin ou au masculin. Il débute par des séquences proches d’un combat d’arts martiaux en insistant sur la vivacité et l’ancrage dans le sol : « Il faut être plus agressive là » ; « Il faut être bien stable, fléchissez les genoux davantage » ; « C’est comme du catch ». Il enchaîne avec des mouvements plus en souplesse et en légèreté. Les interventions portent davantage sur la grâce et le caractère aérien des mouvements : « Là c’est l’inverse de tout à l’heure, léger, léger » ; « Il ne faut rien entendre quand vous vous réceptionnez. Comme quand les chats sautent, on entend rien » ; « Non, Jason, léger le bras, ça doit flotter. Imagine que tu es dans la piscine. »
25Cet enseignant travaille également sur les modes de regroupement des élèves afin de favoriser les échanges entre filles et garçons et les amener à s’approprier des gestuelles élaborées par l’autre groupe de sexe. Chaque élève doit improviser des mouvements à partir de verbes d’action. Puis, il demande aux élèves de travailler ces gestuelles en binôme. Ces derniers se regroupent par affinité et par sexe. Il impose ensuite qu’un duo de filles s’associe à un duo de garçons afin de s’apprendre mutuellement leurs gestes et de créer une chorégraphie.
26Il met également en place des exercices qui combinent des phases d’improvisation et des séquences de reproduction de chorégraphies qu’il crée. Il débute en leur apprenant un petit enchaînement. Puis il leur demande de le compléter avec un mouvement de leur choix correspondant au verbe « tourner ». Il reprend la chorégraphie imposée. À nouveau, il s’arrête et annonce « fondre » etc. En les initiant au processus créatif, ces situations permettent de maintenir l’engagement des élèves en s’adaptant à leur motricité, tout en les obligeant à s’approprier une gestuelle éloignée de leurs représentations sexuées.
27De manière implicite et en tenant compte des contraintes interactionnelles pesant sur les filles et les garçons, l’enseignant invite donc les élèves à s’engager dans des situations susceptibles de mettre en scène une féminité atypique pour les unes et de remettre en cause la virilité exacerbée des autres.
Conclusion
28Si les modes de groupement par sexe précèdent l’activité de l’enseignant, la question de la construction de la mixité ne fait pas pour autant l’objet d’une réflexion pédagogique dans la plupart des équipes d’EPS observées. De fait, les représentations des professeurs et leurs pratiques pédagogiques participent le plus souvent à maintenir les différences entre les filles et les garçons, ainsi que la hiérarchie sexuée. Cependant, certains enseignants sensibilisés à cette question au cours de leur formation initiale ou continue et présentant une trajectoire individuelle spécifique arrivent à penser différemment les pratique pédagogiques. Dans cette perspective, la formation à la coéducation, entendue comme le processus « qui permettra que la mixité soit le moyen et le signe de l’égalité » (Marro & Vouillot, 2004, p. 9), paraît un élément clé pour penser le changement. Il semble également essentiel de maîtriser les caractéristiques du public encadré et notamment les normes sexuées qui régissent les comportements des élèves.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
Ayral Sylvie (2011), La Fabrique des garçons. Sanction et genre au collège, Paris, PUF, Le Monde.
Beaud Stéphane (2002), 80 % de réussite au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte.
——— et Pialoux Michel (2003), Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Fayard.
10.3917/droz.bourd.1972.01 :Bourdieu Pierre (2000 [1972]), Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Le Seuil.
Castel Robert (2003), L’Insécurité sociale, Paris, Le Seuil.
Chauvel Louis (2004), « La “fin des classes sociales” est-elle une prophétie autodestructrice ? », in Chopart Jean-Noël et Martin Claude, Que reste-t-il des classes sociales ?, Rennes, Éditions ENSP, p. 79-98.
Clair Isabelle (2008), Les Jeunes et l’Amour dans les cités, Paris, Armand Colin.
Combaz Gilles et Hoibian Olivier (2008), « Le rôle de l’école dans la construction des inégalités de sexe. L’exemple de l’éducation physique et sportive », Travail, genre et sociétés, no 20, p. 129-150.
Davisse Annick (1999), « “Elles papotent, ils gigotent”. L’indésirable différence des sexes… », Ville-École-Intégration Enjeux, no 116, p. 185-198.
10.3406/agora.2006.2286 :Faure Sylvia (2006), « HLM : côté filles, côté garçons », Agora Débats/Jeunesses, no 41, p. 94-108.
——— et Garcia Marie-Carmen (2005), Culture hip-hop, jeunes des cités et politiques publiques, Paris, La Dispute.
——— et Garcia Marie-Carmen (2003), « Les “braconnages” de la danse hip-hop dans les collèges de quartiers populaires », Ville-École-Intégration Enjeux, no 133, p. 244-257.
10.3406/agora.2006.2282 :Garcia Marie-Carmen et Vigneron Cécile (2006), « Le cirque à “l’école des banlieues” », Agora Débats/Jeunesses, no 41, p. 32-49.
Goffman Erving (1974), Les Rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit.
——— (1991), Les Cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit.
——— (2002), L’Arrangement entre les sexes, Paris, La Dispute.
10.4000/rfp.1420 :Guérandel Carine et Beyria Fabien (2010), « La mixité dans les cours d’EPS d’un collège en ZEP : entre distance et rapprochement des sexes », Revue française de pédagogie, no 170, p. 17-30.
10.1177/1012690207084750 :Guérandel Carine et Mennesson Christine (2007), « Gender construction in judo interactions », International Review for the Sociology of Sport, vol. 42, no 2, p. 167-186.
10.3917/dec.marua.2005.01.0094 :Kergoat Danièle (2005), « Rapports sociaux et division du travail entre les sexes », in Maruani Margaret (dir.), Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, p. 94-101.
——— (1998), « Rapports sociaux et division du travail entre les sexes », in Maruani Margaret (dir.), Les Nouvelles Frontières de l’inégalité. Hommes et femmes sur le marché du travail, Paris, La Découverte, p. 94-101.
Lahire Bernard (1998), L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan.
Lapeyronnie Didier (2008), Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont.
Lepoutre David (1997), Cœur de banlieue, Paris, Odile Jacob.
Louveau Catherine et Davisse Annick (1998), Sport, école, société : la différence des sexes, Paris, L’Harmattan.
10.3917/cdle.017.0002 :Marro Cendrine et Vouillot Françoise (2004), « Quelques concepts clefs pour penser et former à la mixité », Carrefours de l’éducation [En ligne], vol. 1, no 17, p. 2-21. Disponible sur : http://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revuecarrefours-de-l-education-2004-1-page-2.htm. Consulté le 5 février 2013.
Messner Michael A. et Sabo Donald F. (1990), « Toward a critical feminist Reappraisal of Sport, Men and the gender order », in Messner Michael A. et Sabo Donald F. (Eds.), Sport, Men and the Gender Order : Critical Feminist Perspectives, Champaign (Illinois), Human Kinetics Books, p. 1-16.
10.3406/debaj.1999.1053 :Mosconi Nicole (1999), « Les recherches sur la socialisation différentielle des sexes à l’école », in Lemel Yannick et Roudet Bernard (coord.), Filles et garçons jusqu’à l’adolescence. Socialisations différentielles, Paris, L’Harmattan, p. 85-111.
10.3406/rfsp.1984.394109 :Passeron Jean-Claude et Singly François de (1984), « Différences dans la différence : socialisation de classe et socialisation sexuelle », Revue française de Science Politique, vol. 34, no 1, p. 48-78.
10.4000/questionsvives.765 :Patinet-Bienaimé Catherine et Cogérino Geneviève (2011), « La vigilance des enseignant-e-s d’éducation physique et sportive relative à l’égalité des filles et des garçons », Questions Vives [En ligne], vol. 8, no 15. Mis en ligne le 10 octobre 2011. Disponible sur : http://questionsvives.revues.org/765. Consulté le 8 février 2013.
——— (2012), « Expériences subjectives de mixité en EPS : explicitation des pratiques et dévoilement d’enjeux identitaires », Staps, vol. 2, no 96-97, p. 49-65.
10.4000/rfp.146 :Vigneron Cécile (2006), « Les inégalités de réussite en EPS entre filles et garçons : déterminisme biologique ou fabrication scolaire ? », Revue française de pédagogie, no 154, p. 111-124.
10.4000/rfp.1862 :Welzer-Lang Daniel (2010), « La mixité non ségrégative confrontée aux constructions sociales du masculin », Revue française de pédagogie, no 171, p. 15-29.
Notes de bas de page
1 Le concept de rapports sociaux de sexe permet de penser les relations antagonistes entre les catégories de sexe socialement construites et hiérarchisées, leur historicité et leur transversalité à l’ensemble du champ social (Kergoat, 2005).
2 Dans les perspectives de recherches de Louis Chauvel (2004) ou de Robert Castel (2003), cette recherche mobilise la notion de classe en considérant que même s’il existe une forme de « brouillage » des classes sociales, des déterminations collectives conduisent à un durcissement relatif des stratifications sociales. En ce sens, la période actuelle se caractérise par un renforcement des inégalités objectives et un affaiblissement de la conscience de classe (Chauvel, 2004).
3 La première enquête se déroule dans un collège du sud de la France et dure six mois. La deuxième renvoie à l’observation de quatre collèges du nord de la France durant deux ans. Les observations de ce second terrain s’inscrivent dans une ANR dirigée par Christine Mennesson et Gérard Neyrand, intitulée « Prescription des normes et socialisation corporelle des enfants ». Je remercie notament Fabien Beyria qui a largement contribué au recueil de ces données.
4 D’après les projets d’établissement, les collèges enquêtés accueillent des élèves issus à plus de 80 % des catégories socioprofessionnelles défavorisées.
5 Selon la formule d’Erving Goffman (2002).
6 Goffman (1991) définit les cadres de l’expérience comme un système de schèmes interprétatifs incorporé et mobilisé par les agents en interaction pour donner du sens aux évènements.
7 Il peut s’agir d’hommes ou de femmes possédant une licence ou une maîtrise, capepsiens ou agrégés, issus des classes moyennes et souvent mariés avec des enseignants d’autres disciplines, pour la majorité fils d’enseignants.
Auteur
Maîtresse de conférences en sociologie à l’IUT B « Carrière sociale », Université Lille 3. Laboratoire « Centre de Recherche Individus, Épreuves, Sociétés » (CeRIES)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Pour en finir avec la fabrique des garçons. Volume 1
À l’école
Sylvie Ayral et Yves Raibaud (dir.)
2014
Pour en finir avec la fabrique des garçons. Volume 2
Loisirs, Sport, Culture
Sylvie Ayral et Yves Raibaud (dir.)
2014