Mixité, genre et sports : les allégories de la « supériorité » masculine
p. 27-33
Texte intégral
1Le sport sous des formes très diverses est devenu un idiome mondial, un universel surmédiatisé qui impose l’image des champions amplifiant la conception biologique et naturaliste présentant l’homme comme l’être le plus fort. En instituant la séparation des sexes dans presque toutes les activités codifiées, il conforte cette suprématie par des allégories, c’est-à-dire la représentation d’idées par des images qui se répètent en boucle sur la scène médiatique. Bien sûr, le sport ne peut être réduit à cet objectif, il est un formidable moyen d’invention de soi, un processus emblématique d’identification communautaire, une des figures organisatrices des spatialités contemporaines et un accélérateur de la mondialisation (Augustin, 2007), mais comment ne pas souligner que les pratiques sexuées fonctionnent comme une caisse de résonance et un amplificateur d’une conception biologique de la nature humaine ?
2Les analyses du fait sportif relevant des sciences sociales se multiplient depuis une vingtaine d’années et certaines disciplines comme l’économie, l’ethnologie, l’histoire, la géographie et la sociologie disposent aujourd’hui de travaux qui témoignent à la fois de l’accroissement du volume des connaissances et des enjeux d’ordre méthodologique, théorique et disciplinaire rencontrés (Terret, 2005). Parmi les multiples interprétations du développement sportif, quatre d’entre elles, qui s’opposent et se complètent à la fois, méritent d’être rappelées car elles donnent du sens au sport mais oublient en partie, dans un relatif impensé, la question des rapports hommes-femmes.
Les interprétations du développement sportif : un relatif impensé du rapport homme/femme
3La première interprétation est celle de la démocratisation qui, au moins autant que dans le champ scolaire, est un thème obligé. Ses adeptes revendiquent le sport pour tous et proposent les moyens de sa propagation. Le sport est présenté comme une avancée vers l’égalité sociale et l’accession du plus grand nombre aux pratiques perçues comme un enjeu du développement. Dans ce mouvement, il n’est plus l’apanage d’un pays ou d’une caste, il est démocratique, international et tend à l’universalité, mais la division sexuée des pratiques est largement occultée.
4Par rapport à ce courant qui participe au discours de célébration, celui de la « sportivation » dans le processus de civilisation proposé par Norbert Elias a le mérite de prendre du recul : son intérêt principal est de présenter une réflexion sur une longue durée dans laquelle les pratiques sportives sont au centre du modèle de compréhension. L’auteur souligne que le sport entraîne un contrôle progressif de la violence en limitant les affrontements et en interdisant la mise en jeu de la vie. Sa démonstration est fondée sur le dévoilement d’une double fonction du sport permettant, d’une part, la libération des pulsions et des tensions dans des lieux scénographiques et, d’autre part, la régulation des pratiques par des codes, des règles, amenant à rejeter la violence la plus extrême. D’où l’idée « d’excitement » pour les pratiquants (Elias et Dunning, 1994), comme pour les spectateurs, qui s’affrontent dans des compétitions contrôlées. Pour l’auteur, le sport est un élément essentiel dans l’histoire des codifications de la violence sur une longue durée ; il participe aux transformations des mentalités comme aux modes d’exercice du pouvoir, mais là encore le rôle des femmes n’est qu’en filigrane dans l’analyse et l’auteur traite presque exclusivement d’expériences masculines.
5Les deux autres interprétations accordent une place plus importante aux rapports hommes-femmes. Celle abordant le thème du sport capitaliste occupe en France une place non négligeable en raison des travaux d’un groupe de militants chercheurs (Brohm, 1977). Pour ce courant, la genèse du sport contemporain et son développement sont déterminés par le dynamisme du capitalisme. Le sport est un appareil idéologique d’État qui fonctionne dans tous les systèmes politiques, qu’ils soient libéraux ou bureaucratiques, développés ou sous-développés ; l’association structurelle entre l’appareil d’État et les appareils sportifs prend des formes variées : dans les pays totalitaires, le sport est directement intégré dans les rouages de l’État alors que dans les pays d’économie libérale, sa mercantilisation, illustrée par la progression de la sponsorisation, correspond à la stratégie de développement des entreprises et à la logique du profit qui reste le principal moteur de l’évolution du sport. Pour les tenants de cette perspective radicale, le sport est un opium du peuple qui propose une vision mythologique du monde en soulignant la domination des hommes sur les femmes.
6Enfin, l’approche en termes de sport-distinction est fortement influencée par les travaux de Pierre Bourdieu qui, utilisant un appareillage conceptuel original, considère le sport comme un champ d’analyse où la situation des acteurs dans l’espace des positions sociales est déterminante (Bourdieu, 1978). Partant du rapport entre l’offre et la demande sociales, il pose la question des motivations à la pratique sportive et insiste sur le fait que le sport participe aux compétitions entre les fractions de classe ; l’imposition de nouvelles valeurs et de nouvelles pratiques permet en particulier la valorisation des fractions de la classe dominante. Chaque acteur social s’inscrit dans le champ des pratiques organisées en fonction d’un rapport au corps qui est déterminé par la position sociale, mais aussi par les rapports sexuels de classe (Louveau, 2004).
7À côté de ces interprétations cardinales, d’autres analyses, qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement en opposition avec celles énoncées, proposent une approche du sport en termes de conjoncture. Elles prennent des formes diverses que l’on peut schématiser autour de deux pôles. Dans le premier, les auteurs cherchent à montrer la dépendance de l’organisation et des pratiques avec les stades d’évolution de la société et plus particulièrement de la société industrielle et postindustrielle. Dans le second, l’accent est mis sur un mouvement dialectique où le développement des activités physiques et sportives évolue, selon des conjonctures liées aux accidents historiques ou aux crises économiques, entre la dépendance et l’autonomie. Là encore, comme dans d’autres travaux rappelant le culte de la performance (Ehrenberg, 1991) ou le classement des activités sportives (Parlebas, 1999), les questions de genre et de mixité sont largement éludées.
Les institutions normatives du sport : la mixité impossible ?
8Dans la polysémie du mot sport, il convient de distinguer les pratiques proposées par les institutions normatives et celles des sports de loisirs. Les premières s’organisent au xixe siècle (Guttmann, 1978) à partir de différences sociales, religieuses, raciales et sexuelles. Très progressivement ces institutions, et en particulier l’olympisme, ont, en partie, gommé les bases identitaires des pratiques en proposant une ouverture au-delà des classes sociales, des appartenances religieuses, des races, mais les différences sexuées sont restées une constante du sport (Attali et Saint-Martin, 2010). Cette non-mixité est toujours justifiée par le rappel des différences biologiques qui maintiennent une partition sexuelle. Longtemps interdites de pratique aux Jeux olympiques (JO), les femmes ont progressivement acquis leur place dans des institutions parallèles. Ainsi, il faut attendre les JO d’Amsterdam en 1928 pour que les femmes puissent concourir, à côté des hommes, et non contre les hommes, aux épreuves d’athlétisme, mais nombre de fédérations nationales et internationales ont encore longtemps refusé une place aux femmes, l’histoire du football et surtout du rugby en témoignent. Cette histoire du sport féminin (Arnaud et Terret, 1996) montre bien que le sport est initialement une affaire d’hommes et que les femmes doivent difficilement imposer leur place dans le champ sportif pour accéder de plein droit à des pratiques codifiées qui ne concernaient pas la « nature féminine ». Cette évolution qui dans les JO tend à une parité, parmi les athlètes, du nombre d’hommes et de femmes au début du xxie siècle, propose toujours des rencontres dé-mixées, même dans des catégories où la « force » n’est pas de mise. Le sport se développe donc de façon parallèle entre hommes et femmes en jugeant les pratiques féminines au prisme de celles des hommes (Baillette et Liotard, 2003). Les pages tournent lentement, les images des sportives gagnent un peu de place dans les médias et aucun sport ne paraît inaccessible aux femmes mais, malgré ces évolutions, on comprend comment le sport compétitif peut être présenté comme un des bastions de la fabrique des garçons.
9À côté du modèle sportif pur, dominé par l’organisation des clubs et la compétition, se précise cependant un autre modèle centré sur les sports de loisirs qui montre sa vitalité à l’écart des structures d’encadrement traditionnelles laissant plus d’espace aux pratiques féminines et à la mixité. Alors que les institutions sportives doivent garantir les gestes (la règle du jeu), les lieux (équipements et espaces sportifs) et organiser les rôles (les pratiquants, les champions, les dirigeants), le modèle du loisir fait souvent l’économie des lieux et des rôles. Il s’instaure, à côté des espaces de compétition ou des clubs, dans d’autres lieux urbains ou de nature qui se trouvent investis par des pratiques ludo-sportives plus libres.
10La multiplication de ces activités correspondant aux besoins d’expression et de singularisation des individus, et des femmes en particulier, s’explique par une logique d’ouverture qui cherche à renouveler les pratiques et à s’adapter aux évolutions sociétales. Des stratégies multiples ont renforcé le rôle et la place du sport loisir qui s’affirme dans sa diversité et sa mixité comme un mode majeur de loisir et de culture, mais ces évolutions ne sauraient cacher les liens faibles mais persistants, notamment au niveau de l’imaginaire, entre les sports de compétition et les cultures de consommation ludo-sportives (Mennesson, 2006, 2010) ; ces dernières, si elles atténuent fortement l’emprise des institutions normatives, favorisent encore la domination masculine.
Des ouvertures à poursuivre…
11Face à cette situation, les analyses et expérimentations se multiplient et les quatre textes proposés dans cet ouvrage sont originaux et témoignent des enjeux en cours. Le texte de Corinne Guérandel questionne les rapports sociaux de sexe et propose une typologie opérationnelle de la mixité selon les enseignants. Celui de Josette Costes dévoile comment le genre est à l’œuvre dans les pratiques du football mais montre que les expérimentations prenant en compte cette question peuvent enrichir un projet éducatif sportif. Pour Betty Mercier-Lefèvre, la fabrique du masculin dans les formations STAPS favorise trop l’expression de la virilité, une posture réflexive et une distance critique s’imposent pour ne pas perpétuer les inégalités de sexe.
12Tous ces textes, bien documentés et référencés, s’inscrivent dans une praxéologie utile contre les effets générés par l’organisation globale de la société vis-à-vis du sport, de la mixité et du genre. Ils soulignent avec force certains enjeux de la domination féminine et en démontent les rouages. Les expérimentations et les analyses proposées méritent attention parce qu’elles sont à contresens des idées dominantes, car si le sport est devenu un « genre commun », il reste un opérateur hiérarchique du genre.
Bibliographie
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Références bibliographiques
Arnaud Pierre et Terret Thierry (dir.) (1996), Histoire du sport féminin, Paris, L’Harmattan, deux tomes.
Attali Michaël et Saint-Martin Jean (dir.) (2010), « Mixités », Dictionnaire culturel du sport, Paris, Armand Colin, p. 346-348.
Augustin Jean-Pierre (2007), Géographie du sport. Spatialités contemporaines et mondialisation, Paris, Armand Colin, collection U.
Baillette François et Liotard Philippe, septembre 2002-février 2003, Chroniques féministes (« Autour des sportives »), no 82-83.
Bourdieu Pierre (1978), « Pratiques sportives et pratiques sociales », Conférence inaugurale au Congrès international de l’HISPA, Paris, INSEP, p. 17-37.
Brohm Jean-Marie (1977), Sociologie politique du sport, Paris, Delarge.
Ehrenberg Alain (1991), Le Culte de la performance, Paris, Calmann-Levy.
Elias Norbert et Dunning Eric (1994 [1986]), Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Paris, Fayard.
Guttmann Allen (1978), From Ritual to Record. The Nature of Modern Sports, New York, Columbia University Press.
10.7202/009296ar :Louveau Catherine (2004), « Pratiquer une activité physique ou sportive : persistance des inégalités parmi les femmes », Recherches féministes, vol. 17, no 1, 2004, p. 39-76.
Mennesson Christine (2010), « Féminisme », in Attali Michaël et Saint-Martin Jean (dir.), Dictionnaire culturel du sport, Paris, Armand Colin, p. 302-304.
——— (2006), « Sociologie du genre et du sport, un dialogue possible », in Ohl Fabien (dir.), Sociologie du sport. Perspectives internationales et mondialisation, Paris, PUF, p. 131-136.
Parlebas Pierre (1999), Jeux, sports et sociétés. Lexique de praxéologie motrice, Paris, INSEP.
Terret Thierry et alii (dir.) (2005), Sport et genre, Paris, L’Harmattan, 4 volumes.
Auteur
Université Bordeaux-Montaigne ADESS, UMR 5185 du CNRS
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