Chapitre 3. Espace public et bien commun dans l’environnement urbain
p. 39-48
Texte intégral
1En partant de l’idée que la question environnementale est quelque chose qui se joue à la fois dans le champ matériel très concret de la gestion des « choses »1, et en même temps dans le monde des idées et de la représentation du monde, cet essai tente de montrer que l’espace public, dans ses deux acceptions, est à la fois un élément constitutif de la problématique environnementale et un espace spécifique de l’environnement urbain. L’objectif de ce texte est d’exposer les relations théoriques et pratiques entre la problématique environnementale et la notion d’espace public, dans leurs deux acceptions, matérielle et symbolique. La notion de bien commun permet d’articuler doublement l’espace public et la question environnementale. En effet, d’une part l’espace public délibératif (au sens de J. Habermas) contribue à l’élaboration de la notion de bien commun. C’est ce que nous verrons dans la première partie. D’autre part, la problématique de l’environnement urbain proposée ici est une manière de rendre intelligible la spécificité environnementale des espaces publics urbains. La deuxième partie présentera donc la problématique générale qui permet d’analyser l’environnement urbain comme le résultat des modalités de produire et de consommer des biens communs, et son application à la question du sol urbain. Cette démarche nous permettra ensuite d’interpréter la spécificité des espaces publics comme modalité particulière de consommation du sol et dans la dernière partie comme support matériel de la production ou de la consommation d’autres biens communs.
L’ESPACE PUBLIC, LIEU D’ÉLABORATION DE LA NOTION DE BIEN COMMUN
2Depuis le milieu des années soixante, la naissance des « préoccupations environnementales » a progressivement transformé le regard porté sur des « choses » : ce sont des choses dont on s’inquiète pour des raisons de pollution, dégradation, etc. Mais pourquoi s’en inquiète-t-on finalement, alors que les processus de « dégradation » sont bien antérieurs à l’apparition des préoccupations environnementales ? L’hypothèse posée est la suivante : c’est parce qu’il se passe quelque chose dans les mentalités, dans les représentations sociales, et plus généralement dans la représentation du monde à propos de ces choses2… Ce sont des « choses » sur lesquelles s’appliquent des processus sociaux, politiques, techniques, juridiques, symboliques, économiques, etc. qui transforment le regard porté sur elles, en mettant en évidence leur matérialité, leur indivisibilité, la nécessité d’une « gestion commune », pour assurer le droit universel dans le temps et dans l’espace à pouvoir profiter de ces « choses », et leur transmission aux générations futures. Ce sont des choses pour lesquelles, parallèlement, on revendique le « droit à », l’accès à tous, et qui, de ce fait, véhiculent un modèle de justice. Ce sont ces choses qu’on fait entrer, peu à peu, dans l’idée de « bien commun », qui, à mon sens, donne les contours de la problématique environnementale.
3Ce qu’on entend par la notion de « bien commun » est perceptible dans l’apparition de nouvelles catégories du Droit, notamment du droit international, pour ce qui concerne des espaces extra-territoriaux. Ces nouvelles catégories du droit international montrent qu’il existe une transformation de la perception de la valeur et des usages des choses, la reconnaissance d’un nouveau statut attribué à certaines choses en rapport à ce qu’on pourrait appeler un « intérêt commun de l’Humanité ». C’est ainsi que l’on peut interpréter la Convention sur le Droit de la Mer3 ou le statut spécifique de l’Antarctique. C’est dans le même esprit que l’on peut lire la création du « Patrimoine Mondial de l’Humanité » de l’Unesco en 1972. La problématique environnementale fait surgir une nouvelle catégorie du monde, qui s’inscrit quelque part entre le res communes et res nullius4 du droit romain. La désignation récente, de plus en plus fréquente, de « biens publics mondiaux » en est un autre témoignage, plus proche de la notion de bien commun dans la mesure où ce terme de « biens publics mondiaux » essaie de regrouper l’ensemble des « éléments de l’environnement » dans un concept central, qui renvoie au niveau de généralité osé dans la notion de « bien commun »5.
4Mon point de vue est que c’est ce processus de transformation fondamentale de la perception traditionnelle des rapports juridiques et symboliques entre les humains et les choses qui délimite la question environnementale. Il se traduit concrètement par l’émergence de quelque chose qui ressemble au bien commun, perceptible notamment dans les catégories juridiques qui régissent les rapports entre les hommes et les choses.
5Les biens communs sont en train de conquérir une reconnaissance, encore ponctuelle et très largement limitée à certains espaces (la haute mer, l’Antarctique, l’espace interstellaire), mais dont on voit bien qu’ils se construisent dans un espace public auquel participent de plus en plus largement le monde scientifique et associatif. C’est ainsi que les questions environnementales produites par l’évolution de la représentation du monde, donc dans l’espace public de délibération, le font en même temps évoluer. Cette perspective est confirmée par le fait que le Droit de l’Environnement a ceci de particulier qu’il reconnaît et intègre la revendication à une meilleure participation du public, à une nouvelle forme de démocratie participative6. De la même façon, les « bonnes pratiques » des Agendas 21 ou du développement durable mettent clairement la question de la « participation des citoyens » au centre des préoccupations. De cette façon, la question environnementale et la notion de bien commun contribuent à élargir l’espace public.
6On peut donc avancer une première articulation entre espace public et problématique environnementale : l’espace public délibératif est le lieu d’émergence des questions environnementales, la sphère d’élaboration de la notion de bien commun, et de la désignation des biens communs. En même temps, les questions environnementales travaillent l’espace public, en remodèlent les acteurs et les contenus des débats qui l’animent et contribuent à l’émergence d’une forme d’espace public mondial.
7Le concept de bien commun essaie d’expliquer et de mettre en cohérence les transformations et évolutions des discours, des représentations, des réglementations, des actions et des politiques sur un certain nombre de « choses » qui sont au cœur de la question environnementale. Les biens communs permettent de délimiter l’environnement urbain et de le définir comme le produit matériel et physique mais aussi social, historique et territorial des modes de produire et de consommer les biens communs. Cette conceptualisation présente l’intérêt de guider concrètement la recherche que l’on peut effectuer sur l’environnement urbain d’une ville.
8L’intuition fondamentale de la proposition théorique repose sur les idées suivantes : (1) Ce qui fonde la question environnementale, c’est l’émergence d’une nouvelle catégorie de représentation du monde que j’ai appelée « bien commun ». (2) C’est l’évolution de la représentation, construite dans l’espace public, de « choses » vers la notion de « bien commun » qui permet de délimiter la problématique environnementale. (3) L’environnement urbain est le résultat de l’articulation concrète sur le territoire urbain de la manière de produire et de consommer ces biens communs.
9Il faut comprendre la notion de bien commun comme une construction théorique qui essaie de formuler, de mettre en évidence, une catégorie de représentation du monde en voie de constitution, en rapport avec des choses matérielles qui agitent le monde (l’espace public mondial) à propos des « préoccupations environnementales ». Les biens communs n’existent pas en tant que tels, ne sont pas « donnés par la réalité », mais sont doublement construits d’une part dans le champ des représentations, par la transformation du regard que la société porte sur certaines choses (donc dans le champ de l’espace public), et d’autre part par la recherche d’une cohérence problématique entre tous les « éléments de l’environnement » (dans le champ scientifique).
10Dans le champ de l’espace public, ceci se traduit par des évolutions fondamentales dans le droit national et surtout international (qui est la concrétisation de rapports de forces sociaux capable de produire des catégories de représentation du monde légitime doté d’une efficacité juridique). Dans le champ scientifique, cela se traduit par des tentatives de construction théorique, de désignation et d’élaboration de concepts ; car l’expérience montre que quels que soient les systèmes de pensée, les concepts fondamentaux ont besoin d’être explicités pour être mis en œuvre7.
ENVIRONNEMENT URBAIN ET BIENS COMMUNS
11Pour comprendre pourquoi et comment l’espace public peut être analysé comme un type d’environnement urbain particulier, il est nécessaire d’exposer rapidement la démarche d’analyse induite par la proposition conceptuelle de l’environnement urbain. Concrètement, les « choses » qui, par la problématique environnementale, entrent dans la catégorie de biens communs sont doublement produits. D’une part dans le sens où ils subissent des processus (physiques, chimiques, juridiques, économiques, sociaux, politiques) qui les rendent consommables (à partir de ressources naturelles mais aussi techniques, sociales, économiques, juridiques, culturelles). D’autre part, parce qu’ils subissent des processus qui les font entrer dans l’idée de « bien commun » (auquel tous les citoyens ont droit, qu’il faut restaurer, préserver, transmettre aux générations futures, gérer en commun). Ils sont consommés, au sens de utilisés, transformés voire dégradés ou détruits. Ils font intervenir différents acteurs et stratégies. On voit que ces « choses » devenues bien commun dépassent largement les limites des choses matérielles et entrent de plain-pied dans la définition des « objets échevelés » de B. Latour8 inclassables dans les formes de pensée actuelle.
12Par mode de produire et de consommer des « biens communs », on entend la production et la consommation au sens large, sans se restreindre à l’acceptation économique des termes. Les modes de production sont entendus de façon générale comme tous les processus qui rendent consommable une « chose ». Les modes de consommation sont toutes les manières d’utiliser, d’occuper, de transformer une « chose ». C’est la façon dont la production et le fonctionnement de la ville vont produire, consommer, utiliser, dégrader les « biens communs » qui va caractériser l’environnement urbain. Ces modes de produire et de consommer évoluent dans le temps et dans l’espace, ils sont fonction de la disponibilité et des caractéristiques physiques des « choses », des types de gestion et de pratiques dont il sont l’objet, de leur statut juridique, de leur valeur économique ou culturelle…
13L’intérêt de se pencher sur les « modes de production » de « biens communs » est de permettre une analyse systématique de l’environnement urbain qui ne limite pas le champ d’investigation aux phénomènes de pollution, comme c’est souvent le cas9. L’analyse des modes de production et de consommation des biens communs permet de donner une cohérence à l’ensemble des éléments analysés dans l’environnement urbain et de mettre à jour les articulations entre les modalités de production et de consommation des différents biens communs. Elle offre en même temps la possibilité de déconstruire les « problèmes environnementaux », de les « dénaturaliser », pour dégager les modalités concrètes de la production/consommation des biens communs, sans pour autant dénier l’importance des dimensions physiques qui sont en cause. Dans ce cadre, les conflits environnementaux peuvent être interprétés non pas comme une remise en cause des rapports de l’homme à la nature mais comme une crise de régulation des modes de produire et de consommer les biens communs.
14Concrètement, la problématique pose d’abord la question suivante : quels sont les biens communs impliqués dans la production et le fonctionnement de la ville ? On peut, dans un premier temps, se limiter à ceux qui sont les plus évidents et qui apparaissent systématiquement : le sol, l’eau, l’air. D’autres biens communs sont plus ou moins perceptibles par les revendications et conflits qu’ils suscitent : la mobilité, la propreté, le patrimoine architectural, la sécurité… Pour chacun des biens communs, on doit s’interroger : comment, pourquoi, par qui et pour qui sont-ils produits (matériellement, réglementairement, techniquement, etc.) ? Comment, pourquoi et par qui sont-ils consommés ? De ces deux interrogations fondamentales découle une série de question pour construire la réponse : comment sont définis et qualifiés les biens communs ? De quelles catégories juridiques relèvent ces biens, et pourquoi ? Comment se fait la mobilisation de ces biens, par qui, de quelles façons, pour quels usages, pour quels habitants ? Comment ces biens sont-ils répartis sur le territoire, quelles valeurs leur donne-t-on et comment ? Comment ces biens sont-ils produits, transformés, utilisés, dégradés, par quels facteurs et quelles techniques, et par quels acteurs et quelles stratégies ? Par qui et comment sont-ils gérés, organisés, distribués ? Quels sont les processus d’appropriation de ces biens, par quels groupes sociaux ? Quels sont les conflits liés à ces biens communs ? Décrypter l’histoire et la réalité concrète des modalités de production et de consommation des biens communs, c’est définir et expliquer l’environnement urbain comme le résultat matériel de l’articulation concrète sur le territoire des modes de produire et de consommer les biens communs10.
L’ESPACE PUBLIC, MODE DE PRODUCTION ET CONSOMMATION DU SOL URBAIN
15Dans cette conception de l’environnement urbain, le sol est un bien commun fondamental. Étant donné le rôle essentiel de l’appropriation foncière dans la question urbaine, il peut paraître inadéquat d’en parler en tant que bien commun. Mais si la notion de bien commun est bien comprise comme une construction théorique - l’interprétation d’une catégorie du monde en voie d’élaboration qui construit et explique la question environnementale qui agite le monde - on comprendra que c’est justement l’interprétation raisonnée du sol dans la catégorie de bien commun qui permet la relecture environnementale de la ville. Autrement dit, le sol n’est pas un bien commun sui generis, il est construit comme un bien commun par la problématique environnementale. C’est précisément la réponse aux corpus de questions posées ci-dessus, c’est-à-dire l’identification des modalités de production et de consommation du sol urbain qui permet de mettre en évidence l’immense portée du sol dans la problématique environnementale.
16Il est étonnant de constater que si on rencontre peu d’obstacles à concevoir l’eau et l’air dans la catégorie de bien commun, les objections concernant le sol sont beaucoup plus virulentes. Les explications que l’on peut donner sont d’une part que l’eau et l’air sont matériellement plus difficile à fractionner, ce qui n’est pas le cas du sol. De fait, l’eau et l’air sont souvent issus de la catégorie juridique res communes qui d’une certaine façon s’est maintenue dans nombre de sociétés modernes. C’est peut-être aussi que ce passage, cette transmutation de la représentation du monde est beaucoup moins élaborée en ce qui concerne le sol, parce que beaucoup moins acceptable dans l’espace public de délibération, étant donné, justement, l’importance de la propriété foncière dans la construction des sociétés modernes, notamment urbaines. C’est aussi peut-être parce que la question environnementale s’élabore essentiellement à partir du « problème de la pollution », et la pollution des sols est encore un domaine relativement peu investi tant par l’espace public que par la recherche.
17Pourtant, un certain nombre de considérations permettent de faire entrer le sol dans la notion de bien commun, au même titre que l’air ou l’eau. Dans la problématique environnementale urbaine, le sol urbain est incontestablement matériel ; d’une certaine façon, il est indivisible, au sens où la production et la consommation d’un morceau de terre dans la ville affecte et participe à l’ensemble urbain. D’ailleurs, les règles d’urbanisme montrent bien que la propriété foncière urbaine, aussi emblématique soit-elle, n’est finalement qu’un ensemble de droits d’usages (et de transmission de ces droits) circonscrits par la réglementation. C’est finalement une façon claire de reconnaître la nécessité d’une « gestion commune » du sol urbain. Quant au « droit à », la revendication de « l’accès à tous » caractéristique de la catégorie des « biens communs », il peut être associé à une forme de Droit au Logement qui figure d’ailleurs dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (de façon indirecte, art. 25). On dit facilement que tout homme a besoin d’eau et d’air, mais il faut bien qu’il soit quelque part, sur le sol… La notion de bien commun appliquée à l’eau ou à l’air est bien reçue parce qu’elle renvoie au sens commun. Pour ce qui concerne le sol, elle se heurte de front au principe de la propriété. C’est peut-être justement l’existence d’espaces publics qui permet à toute personne d’être quelque part en dehors de toute appropriation. C’est seulement dans la mesure où on parvient à dissocier appropriation et représentation des choses du monde qu’on peut entrevoir tout ce que le « sol bien commun » apporte à la problématique environnementale. Pourtant, ce que porte l’idée de bien commun s’applique très précisément dans les parties du sol urbain qu’on appelle espaces publics.
18La problématique environnementale permet de lire les espaces publics comme une modalité particulière de produire et de consommer le sol urbain, donc un morceau d’environnement urbain particulier. La production du sol urbain est l’opération qui aboutit à produire du sol urbain, ou plus généralement de la ville, de l’urbanisation. On peut caractériser les modalités de production du sol urbain par les acteurs de cette production du sol. Pour donner un contour plus clair à mon explication, l’opération qui consiste à délimiter une zone « à urbaniser » dans un POS11 est une modalité réglementaire de production du sol urbain généralisée en France depuis la création des POS en 1967. On peut caractériser plus avant ce type de production en analysant les acteurs, les débats et les raisons qui ont conduit à chaque production particulière (acteurs publics, du foncier, stratégie des producteurs immobiliers, etc.). On peut aussi s’attacher à analyser cette production du sol comme la régularisation d’une production illégale de sol urbain quand le POS modifie la réglementation sur une zone pour prendre en compte de nouveaux secteurs urbanisés (concrètement par exemple, la construction d’un quartier pavillonnaire en dehors de la zone urbanisable). En partant de différents critères associant des acteurs, des stratégies, des statuts juridiques, et des relations de pouvoir agissant sur le sol, il est possible de construire une typologie localisée des modalités de production du sol urbain. Derrière ce type d’analyse il y a l’idée que ses conclusions constituent un élément fondamental qui permet de comprendre et de caractériser l’environnement urbain.
19La consommation du sol urbain, c’est la façon dont on utilise, dont on occupe le sol urbain produit. Il s’agit dans ce cadre d’analyser tant les modalités physiques de l’occupation (par exemple le pourcentage d’emprise au sol du bâti, d’espaces végétalisés, des densités…) que les aspects fonctionnels, c’est-à-dire ce à quoi sert le sol urbain, comment il est utilisé, par qui (usage commercial, industriel, résidentiel, mixte, équipements collectifs, espaces verts, voirie, etc.). De la même façon que pour la production du sol, on peut analyser les acteurs qui sont à l’origine des modalités de consommation du sol et le résultat matériel concret, en termes de densités (de population, d’emplois, de bâti, etc.). La distinction entre production et consommation du sol permet souvent d’éclairer la complexité des situations légales du sol urbain. On peut en effet avoir des sols urbains produits légalement (la zone urbaine légale) mais consommés illégalement (qui ne respectent pas les hauteurs ou les usages prescrits, par exemple). Elle permet également de resituer des situations urbaines particulières : les espaces vacants en milieu urbain sont des sols urbains produits mais non consommés, les « urbanisations illégales » courantes en Amérique latine ont la particularité d’être produites et consommées illégalement, en même temps. De cette façon, on peut également différencier clairement les deux rôles de la réglementation urbaine, qui va d’un côté produire le sol urbain légal, et de l’autre réglementer les modalités de consommation du sol. Parallèlement, la prise en compte des modalités d’occupation, d’appropriation, de transformation du sol par des groupes sociaux et des pratiques sociales est un autre élément qui permet de caractériser les modes de consommation du sol12. La combinaison des différents critères d’analyses des modes de consommation du sol permet de construire une typologie, qui, articulée sur les modalités de production aboutit à la construction d’une typologie des modalités de production et de consommation du sol très clairement constitutive de l’environnement urbain.
20Dans le cas des espaces publics, il s’agit le plus souvent (mais pas exclusivement13) d’un acteur public (une commune) qui construit des places, des parcs, des squares, la voirie, etc. On peut a priori considérer que l’espace public n’est pas spécifique en tant que production du sol urbain, dans le sens où il s’inscrit dans la typologie générale des modalités de production du sol urbain qu’on peut établir sur une ville. Par contre, il est une modalité particulière de consommation du sol urbain, et il peut très clairement être produit dans l’objectif de ce type de consommation du sol. Ceci dit, l’époque de production des espaces publics va renvoyer à des formes et des dimensions particulières, c’est pourquoi il est important de prendre en compte la dimension historique de la production du sol. Car les différents modes de production et de consommation du sol urbain correspondent souvent à des époques historiques différentes. On peut par exemple analyser les espaces publics à Paris et la politique haussmannienne comme une modalité particulière de consommer le sol urbain qui s’est appuyée sur un contexte juridique, social, économique, technique et politique qui a créé un environnement urbain particulier.
21La modalité particulière de consommation du sol urbain représentée par les espaces publics a ceci de particulier qu’elle est quelque part l’idéal type du bien commun. En effet, les espaces publics sont matériels, ils sont accessibles à tous, ils sont indivisibles, ils font l’objet d’une gestion commune (publique), etc. (ce qui ne veut pas dire qu’ils ne soient pas susceptibles d’appropriation bien entendu). Ceci dit, l’interdiction d’accès des espaces publics à certaines catégories de personnes remet en cause ce principe. Il s’agit alors d’une modification des modalités légales de consommation du sol de ces espaces, qui correspond directement, dans notre problématique, à une modification de l’environnement urbain. Les espaces publics permettent des consommations différenciées et simultanées du sol urbain, au même endroit, par des groupes sociaux différents. Si certains pensent qu’ils sont aujourd’hui des résidus dans l’espace urbain, c’est peut-être justement l’analyse de la transformation dans les modalités de production et de consommation des espaces publics qui peut rendre compte de ce qu’on nomme « la dégradation des espaces publics en ville » qui renvoie d’ailleurs directement à la « dégradation de l’environnement » en milieu urbain, y compris dans le sens commun. Plutôt que le terme « dégradation », on parlera dans notre analyse d’une transformation des modalités de consommation du sol qui font les espaces publics, qu’on interprétera comme une modification de l’environnement urbain14.
L’ESPACE PUBLIC SUPPORT MATÉRIEL DE BIENS COMMUNS
22L’autre particularité des espaces publics urbains, modalité particulière de consommation du sol, c’est qu’ils sont le support matériel d’autres biens communs, et principalement (mais pas seulement) du bien commun « mobilité », car ils sont aussi des espaces de circulation. Par exemple, les places traditionnelles de villages, espaces de circulation, étaient également un espace public sur lequel on produisait et on consommait le bien commun eau (la fontaine publique), ce qui est encore aujourd’hui le cas dans nombre de quartiers populaires des grandes villes du Sud. À ce titre, elles étaient en même temps un espace public urbain tout en contribuant à l’espace public de délibération, étant donné le rôle social de ces points d’eau. Du point de vue de la problématique environnementale, on peut considérer la voirie - en toute généralité - comme une modalité particulière de consommation du sol urbain qui a deux caractéristiques : il s’agit d’un espace public, et il s’agit d’un espace réservé à la circulation. La voirie, espace public, est en même temps le support principal du bien commun mobilité.
23Or, les modalités de production de la mobilité ont pris, depuis une cinquantaine d’années, une forme particulière qui s’est généralisée et qui se traduit par un mode de consommation du sol particulier : la voirie réservée à l’usage de l’automobile privée. Ceci a plusieurs conséquences : l’essentiel de « l’espace public » produit à l’occasion de la production de sol urbain nouveau est quasiment limité à la production de voirie pour l’automobile et ses accessoires (stationnement). Deuxièmement, l’espace public en théorie « accessible à tous » est finalement accessible prioritairement à l’automobiliste, les autres usagers devant se partager des espaces limités (les trottoirs qui d’ailleurs apparaissent à Paris à la fin du XVIIIe siècle15). L’espace public ouvert à tous devient si ce n’est résiduel, tout au moins compartimenté, subissant par là même une forme de spécialisation (théorisée par la Charte d’Athènes) qui affecte l’ensemble du sol urbain.
24Depuis le début des années 1980, on assiste à plusieurs transformations des espaces publics, par exemple la multiplication des voies piétonnes. À cette occasion, on peut voir la multiplicité des acteurs et des conflits qui entrent dans la réalisation des rues piétonnes, qui sont à la fois une modalité particulière de consommation du sol et une modalité particulière de production de la mobilité, basée elle aussi sur la ségrégation puisqu’elle est réservée aux piétons (modalité particulière de production de la mobilité) et largement destinée à l’activité commerciale (modalité de consommation du sol). Une autre forme d’évolution récente des espaces publics urbains est le développement des transports collectifs « en site propre », dont la principale caractéristique, du point de vue de la problématique environnementale, est de correspondre à une nouvelle modalité de consommation du sol : une voirie - une portion de l’espace public urbain - exclusivement réservée à la mobilité par transport collectif, qui correspond donc à une modalité particulière de la production de la mobilité. Ces quelques exemples nous permettent de mettre le doigt sur les articulations entre les modalités de produire et de consommer les différents biens communs. Il s’agit à la fois de modifications des modalités de consommation du sol, et de modification des modalités de produire la mobilité, donc une transformation des espaces publics, et plus généralement de l’environnement urbain.
CONCLUSION : ESPACES PUBLICS ET ENVIRONNEMENT URBAIN
25Dans la problématique environnementale, le rôle de l’espace public est significatif à deux niveaux : d’abord dans l’élaboration de la notion de bien commun, et donc de l’environnement ; ensuite comme mode spécifique de consommation du sol et support de production et consommation des biens communs. La réflexion ainsi engagée permet de mettre le doigt sur le fait que l’analyse et le diagnostic que l’on peut faire sur les espaces publics urbains à travers la problématique environnementale peut être un moyen rapide d’approcher certaines modalités de production et de consommation du sol et de la mobilité dans une ville, mais aussi d’autres biens communs tels que la propreté ou la sécurité. Cette lecture permet de percevoir le rôle d’indicateur de l’environnement que pourraient jouer les espaces publics en milieu urbain.
26L’analyse des transformations subies par les espaces publics urbains pourrait aussi montrer le décalage qui existe entre, d’une part, les actions menées sur les espaces publics, de plus en plus souvent justifiées par des discours de type environnementaliste, et, d’autre part, le résultat concret pour l’environnement urbain. La spécialisation des espaces, qu’il s’agisse ou non d’espaces publics, va à l’encontre de ce qu’on peut appeler rapidement l’amélioration de l’environnement urbain. C’est d’ailleurs un fait reconnu implicitement par le Livre Blanc de l’environnement urbain publié par la Communauté Européenne au début des années quatre-vingt-dix lorsqu’il prône la mixité des usages. La question de l’accessibilité des espaces publics est un autre aspect intéressant à creuser dans le cadre de notre problématique, afin d’articuler les questions concrètes des conditions de la mobilité et de l’accès à tous des espaces publics dans la référence globale du droit à la ville.
27Le droit à l’environnement, en voie de constitution, est en discussion dans un espace public mondial lui-même en voie de constitution. Il serait un « droit reconnu aux individus ayant pour objet les biens de l’environnement c’est-à-dire les choses communes »16. Si, comme le dit P. Bourdieu17, l’enjeu des luttes symboliques est la représentation du monde, les controverses environnementales qui agitent l’espace public depuis le local jusqu’au mondial, sont d’abord des luttes symboliques qui tentent d’imposer une autre manière légitime de voir le monde. La notion de bien commun construite d’abord par la revendication à des droits à tous sur des choses du monde perçues autrement, propage un modèle de justice intrinsèque à cette nouvelle représentation du monde. C’est la reconnaissance du droit à l’environnement et du droit à la ville qui se joue dans l’espace public de délibération, et se matérialise dans les espaces publics urbains.
Notes de bas de page
1 Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999, p. 88-89.
2 Certains attribuent la montée des préoccupations environnementales à la vision de la terre à partir des images produites par les missions spatiales, qui ont apporté une prise de conscience de la dimension finie de la planète. C’est bien là aussi de la représentation du monde qu’il s’agit.
3 Adoptée à Montego Bay (Jamaïque), le 10 décembre 1982. Cf. A. Kiss, L’écologie et la loi, Paris, L’Harmattan, 1989.
4 A. Kiss, ibid.
5 L’appellation « biens communs » produit des confusions dans la mesure où le terme a été consacré par G. Hardin dans la fameuse « tragédie des communs » (G. Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, 162, 1968, p. 1243-1248). Je ne m’inscris pas dans la notion de bien commun de Hardin qui appelle bien commun une ressource limitée dans l’espace - il prend l’exemple des sols communaux - qu’il faut gérer en commun pour son exploitation optimum dans un contexte de gestion communautaire. Il ne s’agit pas non plus des biens communs de L. Boltanski et L. Thévenot (De la justification, Paris, NRF Gallimard, 1991) qui sont les principes supérieurs mobilisés dans la légitimation et spécifiques à chaque « monde » ; le terme même de bien est contestable étant donné les sens qu’il a en droit et en économie.
6 P. Guillot, Droit de l’environnement, Paris, Ellipses, 1998.
7 A. Kiss, ibid.
8 Les objets échevelés, chevelus ou objets risqués de B. Latour sont des objets du monde révélés par la science qui n’ont pas de bords nets, et qu’on ne peut analyser dans une séparation tranchée entre le monde social et la nature objective et qui provoquent de l’incertitude (cf. B. Latour, op. cit., p. 38 sq.).
9 Par exemple, le problème environnemental posé par l’eau ne se résume pas à la pollution, qui est une le résultat des modalités de consommation (dégradation) du bien commun eau, mais y entrent également les modalités de production de l’eau.
10 C’est la tentative qui a été faite à Quito, sur cinq biens communs : le sol, l’eau, l’air, la propreté et la mobilité. Cf. P. Metzger et N. Bermudez, El medio ambiente urbano en Quito, Quito, Orstom-MDMQ, 1996 et P. Metzger, Perfiles ambientales de Quito, Quito, IRD-MDMQ, 2001.
11 POS : plan d’occupation des sols ; depuis la loi SRU de décembre 2000, les PLU, Plans locaux d’Urbanisme, remplacent les POS.
12 Par exemple, les opérations de qualification ou d’appropriation des espaces par les groupes sociaux qui les investissent.
13 « L’espace public » privé existe par exemple dans des villes minières où l’essentiel des logements et des espaces publics les desservant appartenaient à des grands patrons d’industries.
14 On trouvera quelques éléments de réflexion sur la notion de dégradation, qui permet l’articulation entre environnement urbain et risques, dans P. Metzger, « Medio ambiente y riesgos », dans M. A. Fernandez (dir.), Ciudades en riesgo, Lima, LA RED-ITDG, p. 61-77 et « Urban Environment and Risks, Elements for Discussions », dans M. A. Fernandez (dir.), Cities at Risk, USAID-LA RED, Quito, 1999, p. 59-76.
15 B. Landau, « La fabrication des rues de Paris au XIXe siècle », Annales de la recherche urbaine, 57-58, 1992, p. 23-45.
16 Cf. M. Prieur, Droit de l’environnement, Paris, Dalloz, 2001, p. 59.
17 P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Éd. Minuit, 1987.
Auteur
IRD, La Réunion
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