Dire l’Urbs et l’Empire en grec
La Ville, l’Empire et l’écoumène dans le discours En l’honneur de Rome d’Aelius Aristide
p. 283-290
Texte intégral
1Le discours Εἰς Ῥώμην, En l’honneur de Rome (Or. XXVI, éd. Keil) a été prononcé dans la capitale de l’Empire par son auteur, Publius Aelius Aristide. Il est né en 117 ap. J.‑C. en Mysie, région historique d’Asie Mineure, et il possédait la citoyenneté romaine en même temps que celle de Smyrne. On connaît sa vie par Philostrate, qui lui consacra un chapitre de sa Vie des Sophistes, et par ses propres œuvres, notamment grâce aux Discours Sacrés, une sorte de mémoire sur la maladie qui le tourmenta durant toute sa vie et qui se manifesta pour la première fois lors de son voyage à Rome.
2Après avoir bénéficié d’une éducation soignée, Aristide décida de se rendre à Rome pour commencer une carrière d’orateur. C’est dans ce contexte qu’il écrivit et prononça le discours Εἰς Ῥώμην, en 144 ap. J.‑C.1. Sa maladie débuta en même temps que sa carrière, mais cela n’empêcha pas Aristide d’être considéré comme l’une des plus importantes figures de la Seconde Sophistique. Avec Dion de Pruse, il est l’un des rhéteurs qui ont le plus marqué le siècle des Antonins. L’œuvre d’Aristide est très diversifiée. Il a célébré plusieurs villes anciennes avec beaucoup d’admiration, surtout Athènes et Rome, dans deux grands panégyriques de villes qui sont d’après André Boulanger « à coup sûr les moins pauvres d’idées »2. Il s’agit du Panathénaïque (Or. I, éd. Lenz-Behr), qui présente l’histoire d’Athènes et fait son éloge, et du discours En l’honneur de Rome. Avec une même admiration, il célèbre principalement les deux villes pour leur rôle historique : Athènes en relation avec le passé, Rome avec le présent3.
3Le discours se présente d’abord comme un ἔπαινος πόλεως, une louange de la ville, dont le dessein est de chanter la cité. En réalité, le discours expose le point de vue des élites grecques sur la domination romaine. Il a été considéré comme l’un des plus grands témoignages d’intégration des élites grecques dans l’Empire romain, mais aujourd’hui cette interprétation est discutée et il est considéré comme un texte polémique de résistance au pouvoir impérial4.
4Le thème principal du discours est l’Empire, les bénéfices que l’extension du pouvoir de Rome a apportés au monde, sa forme de gouvernement et les motifs pour lesquels il est supérieur à tous ceux qui l’ont précédé. Il est cependant significatif que le discours d’Aristide n’ait pas été un panégyrique de l’Empereur, mais bien de la ville de Rome5. Nous examinerons la façon dont la cité de Rome y est conçue, décrite et en quels termes.
5Depuis longtemps, on devait être particulièrement blasé à Rome devant les innombrables témoignages d’admiration et d’adulation qui affluaient en permanence des provinces. Dans notre texte, toutefois, on peut lire une reconnaissance des bienfaits et des avantages du régime impérial, exposée de manière sophistique, mais qui semble authentique tant l’orateur a de talent.
6Selon la coutume sophistique, l’auteur commence son discours en soulignant précisément l’insuffisance de son propre talent, d’où découlerait l’impossibilité de fournir une ἔκφρασις complète de Rome, et même de la contempler dans son ensemble.
7Il affirme d’abord avoir fait un vœu aux dieux pour le succès de son voyage, de l’Asie Mineure à Rome, et d’après ce vœu, il doit tenir un discours public à la cité. Il poursuit en ces termes6 :
Κατὰ ἰσομετρήτου μὲν οὖν εὔξασθαι τῇ πόλει λόγου οὐκ ἐνῆν, ἀλλ᾽ ὡς ἀληθῶς εὐχῆς αὖ προσεδεῖτο ἑτέρας· ἴσως μὲν οὖν καὶ μείζονος δυνηθῆναι τοιοῦτον ἆραι λόγον, ὅστις παρισώσεται τοσῷδε ὄγκῳ πόλεως· προσερεῖν γε μὴν ὑπεσχόμεθα, ὅπως ἂν δυνώμεθα […] 4 τὴν δὲ πόλιν ᾄδουσι μὲν πάντες καὶ ᾄσονται, τοσούτῳ δὲ ἐλάττω ποιοῦσιν ἢ σιωπῶντες, ὅσῳ παρὰ μὲν τὴν σιωπὴν οὔτε μείζονα οὔτ᾽ ἐλάττονα ἔστι ποιῆσαι τῆς οὔσης, ἀλλ᾽ ἀκέραιος τῇ γνώσει μένει, οἱ δὲ λόγοι τοὐναντίον οὗ βούλονται ποιοῦσιν· ἐπαινοῦντες γὰρ οὐ δεικνύουσιν ἀκριβῶς ὃ θαυμάζουσιν.
Promettre un discours à la mesure de celle-ci [c’est-à-dire la cité], ce n’était pas possible, ou, en vérité, cela nécessitait de surcroît une seconde prière. Peut-être même appartient-il à plus fort que nous de pouvoir se charger d’un discours qui égale une cité si grandiose. Ce que nous avons promis, c’est de prononcer l’adresse comme nous le pourrons […]. La cité, tous la chantent et la chanteront, mais ce faisant ils la rabaissent plus que s’ils restaient silencieux, dans la mesure où, lorsqu’on garde le silence, il n’est possible de la rendre ni plus grande ni plus petite qu’elle n’est et elle reste intacte pour la connaissance, tandis que les discours produisent l’effet inverse de celui qu’ils recherchent : ils louent, mais ils ne montrent pas exactement l’objet qu’ils admirent7.
8En raison de cette insuffisance supposée, il hésite donc à décrire Rome, ou plus précisément, il évite de donner une description précise de la cité et de ses monuments, qu’il a pourtant certainement vus, visités et admirés pendant son séjour. Une comparaison établit un parallèle entre le processus de représentation en peinture et celui de la représentation verbale. Quand l’objet à représenter est d’une telle splendeur, argumente-t-il, mieux vaut éviter sa transcription en peinture plutôt que d’en produire une image inadéquate. L’analogie avec les mots est employée pour souligner et nous rappeler l’impossibilité de décrire la cité, qui est à rattacher aux stratégies rhétoriques et aux précautions oratoires de la sophistique, mais dans le cas particulier de l’Éloge de Rome, c’est quelque chose de plus qu’un lieu commun. En effet, notre orateur insiste sur ce point :
Ἡ γὰρ δὴ πρώτη λόγου δύναμιν ἐξελέγξασα οὐκ ἐπὶ πᾶν ἀφικνουμένην ἥδε ἐστί· περὶ ἧς μὴ ὅτι εἰπεῖν κατὰ τὴν ἀξίαν ἔστιν, ἀλλ᾽ οὐδ᾽ ἰδεῖν ἀξίως αὐτὴν. […] Τίς γὰρ ἂν τοσάσδε ὀρῶν κορυφὰς κατειλημμένας ἢ πεδίων νομοὺς ἐκπεπολισμένους ἢ γῆν τοσήνδε εἰς μιᾶς πόλεως ὄνομα συνηγμένην, εἶτα ἀκριβῶς κατεθεάσατο ; Ἀπὸ ποίας τοιαύτης σκοπιᾶς ; Ὅπερ γὰρ ἐπὶ τῆς χιόνος Ὅμηρος ἔφη (M 282‑284), χυθεῖσαν αὐτὴν « Ὑψηλῶν ὀρέων κορυφὰς καὶ πρώονας ἄκρους » καλύπτειν « καὶ πεδία λωτεῦντα καὶ ἀνδρῶν πίονα ἔργα, καί τ’ ἐφ’ ἁλὸς πολιῆς », φησὶ, « κέχυται λιμέσιν τε καὶ ἀκταῖς », τοῦτο ἄρα καὶ ἥδ᾽ ἡ πόλις· καλύπτει μὲν ἄκρους πρώονας, καλύπτει δὲ τὴν ἐν μέσῳ γῆν, καταβαίνει δὲ καὶ μέχρι θαλάττης, οὗ τὸ κοινὸν ἀνθρώπων ἐμπόριον καὶ ἡ κοινὴ τῶν ἐν γῇ φυομένων διοίκησις· ὅπου δέ τις αὐτῆς γίγνοιτο, οὐδέν ἐστι τὸ κωλῦον ὁμοίως εἶναι ἐν μέσῳ.
Car cette cité est la première à avoir prouvé que la puissance du discours a des limites. Et non seulement il est possible de parler d’elle conformément à son mérite, mais on ne peut même pas le voir comme elle le mérite […]. Qui en effet, voyant tant de cimes occupées, tant de pâturages urbanisés dans les plaines et un si vaste territoire réuni sous le nom d’une seule cité, pourrait en avoir fait une contemplation exacte ? Depuis quel observatoire approprié ? Ce qu’Homère a dit de la neige qu’en tombant elle recouvre « les cimes des monts élevés, les hauts promontoires, les plaines herbues, les guérets fertiles des hommes » et que « elle est épandue sur la mer grise, sur les havres et sur les falaises », cela est vrai aussi de cette cité. Elle recouvre les hauts promontoires, elle recouvre le territoire qui les sépare et elle descend jusqu’à la mer, là où se trouvent le centre commun du commerce mondial et la gestion commune de tous les produits de la terre ; en quelque endroit qu’on soit de la cité, on est toujours – rien ne l’empêche – au centre de celle-ci8.
9L’inadéquation entre la réalité et la description, concernant une ville, est évidemment un topos ; qu’un rhéteur y ait recours ne nous surprend pas. Toutefois, Aristide fait bien voir qu’en ce qui concerne la cité de Rome, on se trouve devant quelque chose de plus grand. Un auteur latin comme Pline l’Ancien, qui a vécu environ un siècle avant Aristide, et dont les écrits apparaissent bien éloignés des sophismes rhétoriques de la Seconde Sophistique, faisait déjà la même déclaration d’incapacité supposée.
10Dans son Histoire Naturelle, Pline consacre un certain nombre de chapitres (36, 101‑125) aux miracula, les merveilles de la cité de Rome, en se concentrant sur certains monuments. Il est en revanche étonnamment bref lorsqu’il traite de la description générale de la cité. En utilisant le jeu des mots traditionnel urbs/orbs, il affirme aussi dans le troisième livre que Rome n’est comparable à aucune ville pour son étendue :
Eiusdem [scil. Romae] spatium mensura currente a miliario in capite Romani fori statuto ad singulas portas, […] efficit passuum per directum XX M DCCLXV. Ad extrema vero tectorum cum castris praetoriis ab eodem miliario per vicos omnium viarum mensura colligit paulo amplius LX p. quod si quis altitudinem tectorum addat, dignam profecto aestimationem concipiat fateaturque nullius urbis magnitudinem in toto orbe potuisse ei comparari.
Si l’on fait courir la mesure [de Rome] à partir du milliaire érigé à l’extrémité du Forum romain jusqu’à chacune des portes, […] les dimensions de la Ville font en ligne droite un total de 20 milles 765 pas [= 30,732 km]. Mais jusqu’aux derniers immeubles, y compris le camp des prétoriens, en partant du même milliaire et en traversant les quartiers de la Ville, la longueur de toutes les rues atteint un peu plus de 60 milles [= 89 km]. Pour peu que l’on y ajoute la hauteur des immeubles, on concevra à coup sûr une estimation valable et on avouera qu’aucune ville dans le monde entier n’est de taille à pouvoir lui être comparée9.
Aristide partage le même étonnement pour la hauteur de bâtiments comparés à des promontoires.
Καὶ μὲν δὴ οὐδ᾽ ἐπιπολῆς γε κέχυται, ἀλλ᾽ ἀτεχνῶς πολὺ ὑπὲρ τὸ παράδειγμα ἐπὶ πλεῖστον ἄνω ἥκει τοῦ ἀέρος, ὡς εἶναι μὴ χιόνος καταλήψει τὸ ὕψος προσεικάσαι, ἀλλὰ μᾶλλον αὐτοῖς τοῖς πρώοσι.
Encore n’est-elle pas épandue en surface, mais, dépassant largement l’exemple homérique, elle s’élève dans l’air à une très grande altitude, en sorte que sa hauteur peut être comparée, non à l’emprise de la neige, mais plutôt aux promontoires eux-mêmes10.
11Il va même plus loin en introduisant d’une façon alambiquée le traditionnel jeu de mots entre Ῥώμη (« Rome ») et ῥώμη (« force ») (Ὣς ἄρα ἐπώνυμον αὐτῇ τοὔνομα καὶ οὐδὲν ἀλλ᾽ ἢ ῥώμη τὰ τῇδε « Ainsi elle mérite bien son nom : tout ici n’est que force »11), pour dire qu’elle rassemble en elle-même plusieurs cités (un aspect que l’on trouve également chez Pline : l’extension des immeubles a ajouté plusieurs villes à la Ville).
12Ce qui intéresse le plus Aristide, ce sont l’identification et la correspondance de la ville avec l’écoumène. L’idée est introduite pour la première fois au paragraphe 9, où l’on peut lire :
τοῦτο ἄν τις φαίη καὶ περὶ τῆσδε τῆς πάντα μεγάλης, ὡς ἄρα οὐκ ἀκόλουθον τὴν δύναμιν τῷ τοσούτῳ μεγέθει κατεσκευάσατο· ἀλλ᾽ ἔστιν εἰς μὲν τὴν ὅλην ἀρχὴν βλέψαντα μηκέτι τὴν πόλιν θαυμάζειν, πολλοστὸν μέρος τῆς ἁπάσης ἄρχειν νομίσαντα γῆς, εἰς δ᾽ αὐτὴν τὴν πόλιν καὶ τοὺς τῆς πόλεως ὅρους ἰδόντα μηκέτι θαυμάζειν, εἰ ὑπὸ τοσαύτης ἄρχεται πᾶσα ἡ οἰκουμένη.
on ne saurait prétendre que cette cité, qui est grande à tous égards, ne s’est pas ménagé une puissance en accord avec sa taille. Quand on regarde l’ensemble de l’Empire, on peut éprouver de l’étonnement devant la cité, en jugeant qu’une minime partie gouverne la terre entière ; mais quand on voit la cité elle-même et ses frontières, on ne peut plus s’étonner que la totalité du monde habité [c’est-à-dire l’écoumène] soit gouvernée par une cité aussi grande12.
13Rome est comme une synthèse du monde habité, une ἐπιτομὴ τῆς οἰκουμένης. La formule est employée à ce propos par le διδάσκαλος d’Aristide, Polémon de Smyrne13, et citée par Galien14 ; on la trouve aussi dans Les Deipnosophistes d’Athénée15.
14La correspondance de la Ville avec l’écoumène n’est évidemment pas une idée originale d’Aristide. Le poète romain Ovide l’avait déjà lui aussi exprimée, en utilisant le même jeu de mots entre urbs et orbs :
Gentibus est alias tellus data limite certo
Romanae spatium est Urbis et orbis idem.
Les autres peuples ont reçu une terre aux frontières définies. Pour Rome, Ville et univers ont la même étendue16.
15Partant de ce principe, Aristide fait coïncider l’écoumène avec l’Empire et l’Empire avec la cité, de sorte que l’Empire devient une grande cité :
Nῦν δὲ ὅροι μὲν δήπουθεν οὐ μεμπτοὶ τῆς ἀρχῆς ἐκτέτανται, οὐδ᾽ ὥστε εἶναι μέτρῳ λαβεῖν τὸ ἐντὸς αὐτῶν. […] Ἐρυθρά τε θάλαττα καὶ Νείλου καταρράκται καὶ λίμνη Μαιῶτις, ἃ τοῖς πρότερον ἐν πέρασι γῆς ἠκούετο, ἴσα καὶ αὐλῆς ἑρκία17 τῇδε τῇ πόλει.
Aujourd’hui, au contraire, les limites de l’Empire se déploient sans reproche aucun et il est impossible de mesurer l’espace qu’elles renferment. […] La mer Rouge, les chutes du Nil, le lac Maïôtis, qui avaient la réputation de se trouver aux extrémités de la terre pour les hommes de jadis, sont l’équivalent des « clôtures de la cour » pour cette cité18.
16L’Empire est administré comme s’il était une seule ville. Rome a établi un nouveau système politique, comme Empire universel et cité-État en même temps :
ὥσπερ οἱ ἐν ταῖς κατὰ μίαν πόλεσιν, οὕτω καὶ ὑμεῖς ὥσπερ ἐν μιᾷ πόλει πάσῃ τῇ οἰκουμένῃ πολιτευόμενοι τοὺς ἄρχοντας καθίστατε ἐπ᾽ αὐτοῖς οἷον ἐξ ἀρχαιρεσιῶν, ἐπὶ προστασίᾳ καὶ προνοίᾳ τῶν ἀρχομένων, οὐκ ἐπὶ τῷ δεσπότας εἶναι.
Vous faites comme dans les cités indépendantes et menez la même politique dans la totalité du monde habité que s’il s’agissait d’une unique cité, en instituant les gouverneurs presque par élection et en chargeant de protéger les sujets et de veiller sur eux, non d’être leurs maîtres19.
Et de manière plus claire encore :
Ὅπερ δὲ πόλις τοῖς αὑτῆς ὁρίοις καὶ χώραις ἐστὶ, τοῦθ᾽ ἥδε ἡ πόλις τῆς πάσης οἰκουμένης, ὥσπερ αὖ τῆς χώρας ἄστυ κοινὸν ἀποδεδειγμένη· φαίης ἂν περιοίκους ἅπαντας ἢ κατὰ δῆμον οἰκοῦντας ⟨ἄλλους⟩ ἄλλον χῶρον εἰς μίαν ταύτην ἀκρόπολιν συνέρχεσθαι.
Ce qu’est une cité pour ses propres frontières et pour ses territoires, celle-ci l’est pour la totalité du monde habité, comme si elle en avait été proclamée le commun centre urbain : on dirait que tous les périèques ou les habitants dispersés des dèmes convergent vers cette seule ville comme vers une acropole20.
17Rome est par conséquent devenue l’acropole de l’univers. On peut la comparer à la terre qui porte tous les hommes sans en sentir le poids, ou à la mer qui reçoit tous les fleuves sans en paraître accrue.
18Nous sommes à présent arrivés au point qui nous intéresse le plus : l’Empire n’est pas simplement un agrandissement de la cité, il est la cité lui-même, et toutes les caractéristiques de la cité, comme l’acropole, le forum, les périèques et les demoi, constituent l’Empire lui-même. Bien que l’acropole soit le centre de la ville, Rome, au-delà de l’urbs/polis, est l’acropole de cette ville ininterrompue qu’est l’Empire. Il apparaît ainsi avec évidence que la civilisation et l’urbanisation sont devenues la même chose. Et le système du gouvernement romain, d’après Aristide, est conforme à cette condition d’ensemble.
διὰ γὰρ τὸ κοινὴν εἶναι τὴν πολιτείαν καὶ οἷον πόλεως μιᾶς, εἰκότως οὐχ ὡς ἀλλοτρίων, ἀλλ᾽ ὡς οἰκείων ⟨οἱ⟩ ἄρχοντες ἄρχουσιν.
le régime étant commun et semblable à celui d’une unique cité, les gouvernants – et c’est normal – ne traitent pas les gouvernés comme des étrangers, mais comme des parents21.
19Avec Rome, conçue encore comme une cité-État, on a le premier exemple d’un essai de l’extension à un Empire universel d’une idée politique formulée à l’échelle de la polis grecque – en bref, une sorte d’empire municipal.
À l’instar d’une ville, l’Empire lui-même est ceint de murailles :
Τειχῶν γε μὴν οὐκ ἠμελήσατε, ταῦτα δὲ τῇ ἀρχῇ περιεβάλετε, οὐ τῇ πόλει· καὶ ἐστήσατε ὡς πορρωτάτω λαμπρά τε καὶ ὑμῶν ἄξια.
Vous n’avez pas négligé les remparts, mais vous les avez placés autour de l’Empire, non autour de la cité. Vous les avez édifiés le plus loin possible, éclatants et dignes de vous22.
20Au lieu d’envelopper la Ville de murailles, on a reporté le plus loin possible, jusqu’aux frontières de l’Empire, l’enceinte fortifiée de Rome : ce sont les légions qui constituent comme un rempart constitué d’hommes en armes.
21Comme nous l’avons vu, Aristide ne nous fournit pas une description de l’apparence urbaine de Rome, et cela semble s’accorder avec la répugnance typique des auteurs romains à représenter leur propre cité dans les images, les discours et les textes littéraires de façon précise, en dehors du rappel de son histoire et de ses symboles23. La Rome que décrit Aristide est un lieu plus semblable à un monde entier qu’à une ville, et dans son œuvre, elle vient à coïncider avec la conception abstraite de la force politique romaine. Dans le discours d’Aristide, Rome devient presque une ville fictive, une idée plutôt qu’une ville concrète.
22Mais voyons comment la cité de Rome est désignée dans le discours en son honneur et quels sont les mots utilisés pour en évoquer la puissance.
23Dans la description de la ville, Aristide évite les termes trop institutionnels. Il préfère des vocables plus génériques, certes traditionnels, mais notamment plus élégants. Rome est appelée πόλις, elle est même la Ville par antonomase. On l’a vu, c’est une seule ἀκρόπολις, « μίαν ἀκρόπολιν » (§ 61), et même l’ἄστυ κοινόν. À propos de cette dernière expression, il a été remarqué par Sherwin-White que « the City itself is less the material Rome then an idea »24.
24Le choix des termes est bien sûr contraint dans certains cas, mais c’est aussi le signe très concret de l’atticisme poursuivi par Aristide, qui devient parfois aussi, dans une certaine mesure, idéologique, lorsqu’il rappelle les institutions politiques.
25Au paragraphe 90, où il esquisse la théorie de la constitution mixte selon le modèle de Polybe, le Sénat est appelé γερουσία. On se trouve en présence de la traduction littérale de senatus, en tant qu’assemblée des senes ou vieillards, alors que Polybe (6, 11, 12) l’avait appelée ἡ σύγκλητος (scil. βουλή), ce qui est devenu l’appellation la plus commune, mais Plutarque aussi utilise γερουσία pour expliquer σύγκλητος (ἡ δὲ Ῥωμαίων σύγκλητος ἄχρι νῦν γερουσία καλεῖται, An seni respublica gerenda sit 789e). Francesca Fontanella, à qui on doit la dernière traduction en italien de l’Éloge, a souligné que l’identification de l’aristocratie avec le Sénat est un anachronisme rhétorique25.
26L’Empereur est désigné comme l’ἔφορος, le πρύτανις, le δικαστής ou le κοσμητής et plus souvent comme l’ἡγεμών et l’ἄρχων26, et jamais comme le δεσπότης ou le βασιλεύς. L’appellation de βασιλεύς est en effet réservée, presque comme l’aurait fait Hérodote, à l’empereur des Perses27 et par la suite à Alexandre le Grand et à ses Diadoques28.
27Il a été noté par Chiara Carsana que ces choix sont « riflessi dell’atteggiamento classicistico dell’autore, […] che tende a dare una veste attica alla terminologia politica del discorso »29, et nous ne pouvons qu’être d’accord avec cette assertion. On peut rappeler ici qu’Aristide a été défini par André Boulanger comme « le plus zélé des néoclassiques […], [qui] a la prétention d’écrire le pur attique »30. Dans une étude encore valide bien que datée, Der Atticismus in seinem Hauptvertretern, Schmid l’a bien montré : Aristide est le plus puriste de tous les sophistes contemporains et les mots postclassiques sont employés chez lui en moindre proportion que chez les autres atticistes31.
28Si on ne savait pas grâce à d’autres sources comment le voyage d’Aristide à Rome s’est déroulé, on pourrait douter de sa présence réelle à Rome à partir de la seule lecture de l’Éloge, tant la description de la ville est liée à des topoi. On pourrait également être conduit à ces conclusions sur la base de certaines observations, comme au paragraphe 64 :
πολλοὶ μὲν ἐν ἑκάστῃ πόλει πολῖται ὑμέτεροι οὐχ ἧττον ἢ τῶν ὁμοφύλων, οὐδ᾽ ἰδόντες πώ τινες αὐτῶν τὴν πόλιν.
il y a dans chaque cité beaucoup d’hommes qui sont vos concitoyens tout autant que ceux de leurs compatriotes, bien que certains d’entre eux n’aient même pas encore vu Rome.
29L’orateur est arrivé à Rome après un long voyage, déjà malade, et sûrement cette condition a rendu plus difficile la visite de la ville. Toutefois, il est avéré qu’il a composé et tenu son discours à Rome. En outre, les conditions matérielles de la rédaction de ce texte sont, pour nous, inconnues.
30Il faut être très attentif à ne pas se tromper en ne retenant que le fait qu’Aristide ait lu Ovide, ou même Pline. On peut difficilement trouver deux auteurs plus éloignés l’un de l’autre, malgré les analogies frappantes. Pourtant, tous deux évoquent le même émerveillement : le premier, Pline, d’une façon sans doute sincère, le deuxième, Aristide, sans doute avec sincérité aussi, mais au moyen d’une élaboration rhétorique du discours certainement plus raffinée. À la base de ces deux exemples, on trouve l’incontestable étendue de la ville de Rome entre le ier et le iie s. ap. J.‑C. Le leitmotiv du discours est la nouveauté d’une polis singulière, qui n’a plus la physionomie d’une ville, mais s’identifie avec le monde entier. Pour évoquer ce phénomène, les mots, mais aussi les idées, lui feraient même défaut32.
31En raison de la vision idéologique de la Ville, sous laquelle se cache l’expérience réelle, et en raison de la transposition de ses caractéristiques sous des apparences atticistes et archaïsantes, mais surtout littéraires, nous ne sommes pas en mesure de dire quelles ont été les impressions réelles d’Aristide lors de sa découverte de Rome.
Bibliographie
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Études
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Notes de bas de page
1 Sur la date (pour laquelle Oliver 1953 a proposé l’année 143 et Behr 1968 l’année 155), voir Pernot 1997, Appendix I, p. 163‑170. D’après Oliver 1953, p. 887 (suivi par Schiavone 2002, p. 5) le discours aurait été prononcé dans l’Athenaeum d’Hadrien à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de Rome, mais cette hypothèse, quoique pas impossible, est à écarter à cause de l’absence d’éléments sur le lieu où le discours aurait été effectivement prononcé (voir Pernot 1997, p. 19‑21).
2 Boulanger 1923, p. 347.
3 Oudot 2002, p. 180 : « parce qu’elles sont les deux pôles de références principaux pour les intellectuels grecs du second siècle, qui répartissent les domaines d’influence : à Rome le pouvoir politique, juridique et administratif, à Athènes le prestige du passé, le rayonnement de la langue et de la culture ». Significatifs sont les titres que J.H. Oliver a donnés aux deux traductions commentées des deux discours : The Ruling Power pour le discours En l’honneur de Rome, The Civilizing Power pour le Panathénaïque.
4 Voir Desideri 2007.
5 Carsana 1990, p. 65.
6 Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de Pernot 1997.
7 Aristide, En l’honneur de Rome 2 et 4.
8 Aristide, En l’honneur de Rome 6‑7.
9 Pline l’Ancien, Histoire Naturelle 3, 66‑67 (trad. Zehnacker 2004).
10 Aristide, En l’honneur de Rome 8. Sur le skyline de Rome, voir Favro 2006, et notamment p. 33‑34.
11 Aristide, En l’honneur de Rome 8.
12 Aristide, En l’honneur de Rome 9.
13 Voir Souda Α 3902 (Ἀριστείδης, Ἀδριανεὺς, σοφιστής […], Πολέμωνος τοῦ Σμυρναίου ῥήτορος μαθητὴς, κτλ. « Aristide, de la ville d’Adrianoi, sophiste […], disciple du rhéteur Polémon de Smyrne ») et Π 1889 (Πολέμων, Λαοδικεύς, ἤγουν ἐκ Λαοδικείας τῆς πρὸς τῷ Λύκῳ ποταμῷ, ῥήτωρ καὶ σοφιστής, σοφιστεύσας ἐν Σμύρνῃ, διδάσκαλος Ἀριστείδου τοῦ ῥήτορος « Polémon, Laodicéen, c’est-à-dire de Laodicée sur le fleuve Lycos, rhéteur et sophiste, enseigna à Smyrne, maître d’Aristide le rhéteur »).
14 Galien, Commentaire aux articulations I, 22 : μετὰ τὸ τριακοστὸν ἔτος ἐν Ῥώμῃ διέτριψα, πόλει τοσοῦτον ἀνθρώπων πλῆθος ἐχούσῃ, ὡς ἐπαινεῖσθαι Πολέμωνα τὸν ῥήτορα τῆς οἰκουμένης ἐπιτομὴν αὐτὴν εἰπόντα « Après ma trentième année, je vécus à Rome, ville qui a un si grand nombre d’habitants, que le rhéteur Polémon la loue en disant qu’elle est un abrégé du monde ».
15 Athénée, Deiphnosophistes I, 20b : τὴν Ῥώμην πόλιν ἐπιτομὴν τῆς οἰκουμένης· ἐν ᾗ συνιδεῖν ἔστιν οὕτως πάσας τὰς πόλεις ἱδρυμένας « la ville de Rome est un abrégé du monde, car on y peut d’un coup voir réellement installées toutes les cités » (trad. Desrousseaux 2002).
16 Ovide, Fasti II, 683‑684 (trad. Schilling 2011).
17 Tous les manuscrits lisent αὐτῆς ἑρκία, qui a été bien corrigé par Willem Canter en αὐλῆς ἑρκία, à partir de Hom., Il. IX, 476 (ἑρκίον αὐλῆς).
18 Aristide, En l’honneur de Rome 28.
19 Aristide, En l’honneur de Rome 36.
20 Aristide, En l’honneur de Rome 61.
21 Aristide, En l’honneur de Rome 65.
22 Aristide, En l’honneur de Rome 80.
23 Sur cette répugnance, voir Edwards 1998.
24 Sherwin-White 1973, p. 259.
25 Fontanella 2007, p. 142.
26 Ἔφορος § 84 (mais le passage est corrompu : Bartoletti 1935, p. 214, Behr 1981, p. 453, Klein 1983, p. 50 et Fontanella 2007, p. 62 et 138 accueillent la conjecture ἐφόριος, proposée déjà par Keil 1898 dans son apparat critique), § 90 ; πρύτανις § 90 (πρυτανεύων § 31) ; δικαστής § 38, § 39 ; κοσμητής § 60 ; ἡγεμών § 29, § 39 ; ἄρχων § 31, § 60, § 107 (ἄρχων μέγας), § 109 (ἄρχοντά τε τὸν μέγαν).
27 Voir § 15‑18, § 23 (ἦν ἴσον βασιλεὺς καὶ δεσπότης).
28 Voir § 27.
29 Carsana 1990, p. 76.
30 Boulanger 1923, p. 395.
31 Schmid 1887, p. 244‑246 (dans une étude non achevée comme il le souligne lui-même) a recensé 1 561 mots utilisés par Aristide. Parmi ceux-ci, seulement 143 appartiennent à la prose postclassique, mais de plus il a remarqué que 399 mots se retrouvent dans le Nouveau Testament (résultat confirmé par Boulanger 1923, p. 396), ce qui suffirait à montrer combien la langue adoptée par Aristide est archaïsante. A. Boulanger a souligné que « les mots postclassiques et les néologismes sont, d’une façon générale, particulièrement nombreux dans les discours qui contiennent le plus de termes poétiques » et la Monodie sur Smyrne est le discours qui contient le plus grand nombre de termes poétiques ; viennent ensuite les deux panégyriques des villes d’Athènes et de Rome, mais dans une bien moindre mesure en comparaison avec les Discours Sacrés, par exemple.
32 Capogrossi Colognesi 2012, p. 193 : « a esprimere quanto di nuovo e d’inedito vi fosse nella costruzione romana, mancavano non solo i concetti, ma le parole. Più che in altri autori, dunque, l’encomio di Elio Aristide, attraverso l’evidente tensione in esso derivante dall’esigenza di rappresentare la specificità e la singolarità delle nuove forme con un linguaggio vecchio, costituisce la preziosa testimonianza dei mutamenti intervenuti nell’impalcatura concettuale degli antichi ad opera della sperimentazione romana ».
Auteur
Università degli Studi di Palermo, Dip. Culture e Società ; université de Strasbourg, CARRA (EA 3094)

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